Expression du déplacement dans les langues signées : comment parler d'espace dans une langue spatiale ? - Brill
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Expression du déplacement dans les langues signées : comment parler d’espace dans une langue spatiale ? Annie Risler* La question de l’expression des relations spatiales dans les langues signées (désormais LS) se pose de manière originale mais non triviale en ces termes : comment décrire l’expression des relations spatiales dans l’espace ? La modalité visuo-gestuelle qui caractérise toutes les langues des signes a comme conséquence que la parole signée, produite par les mouvements du corps, s’exprime dans un espace quadridimentionnel (espace + temps). L’utilisation linguistique de l’espace a été mise en avant dès les premiers travaux sur les langues signées (Valade, 1854). Les différentes langues des signes ont en commun un usage dit topographique de l’espace, qui restitue les relations spatiales (déplacement et localisation), et un usage dit syntaxique, plus abstrait, qui associe sujet et objet à des emplacements respectifs mis en lien par le mouvement du verbe. Cette caractéristique commune fait qu’une étude sur la LSF (Langue des Signes Française) peut prendre appui sur des travaux portant sur l’ASL (American Sign Language), la BSL (British Sign Language) ou toute autre LS. De très nombreuses recherches ont porté sur l’expression du déplacement et de la localisation dans diverses LS (depuis Supalla 1982 et Padden 1990) en mettant en avant cet usage topologique de l’espace. Le déplacement serait reproduit dans l’espace situé devant le signeur, de manière anamorphosée, par un déplacement d’une forme manuelle qui reprend des caractéristiques formelles du déplacé et qui se dirige vers ou vient d’un emplacement associé à la source ou au but. Cependant l’expression linguistique d’un déplacement ne peut se limiter à sa reproduction par des moyens gestuels. La parole signée comporte forcément des marqueurs de discours qui inscrivent l’énoncé dans un cadre référentiel énonciatif. Le signeur (le locuteur d’une LS) est toujours là, visible, au centre de la construction spatiale. L’espace de la langue signée apparaît dès lors comme un espace abstrait dans lequel s’expriment des repérages et des changements de repérages, dont l’origine est déterminée par la posture du signeur. Dans l’étude qui suit, nous partirons d’exemples choisis d’énoncés en LSF pour montrer que dans les constructions spatiales opérées par les verbes de * UMR 8163 Savoirs, Textes, Langage, CNRS-Université Lille 3 & Lille 1 ; courriel : annie.risler@univ-lille3.fr Downloaded from Brill.com02/01/2022 07:02:31PM via free access
218 Annie Risler déplacement on ne retrouve pas la reproduction de l’événement spatial mais la trace d’une trajectoire orientée et son inscription dans un espace discursif. Nous nous appuierons sur une distinction posée par le groupe Trajectoire1 entre l’événement spatial que constitue un déplacement et la trajectoire entendue comme un schéma mental abstrait construit à partir de changements de repérages. Pour ce faire, nous reviendrons tout d’abord sur la notion de langue spatiale et sur la nécessité de distinguer entre le geste et le signe, entre l'espace réel et l’espace abstrait de la langue et entre l’expression gestuelle et la construction linguistique. Nous passerons ensuite en revue différents travaux sur les LS qui se sont servi des outils développés par les linguistiques cognitives, en termes de schémas et opérations, afin de dégager un cadre adéquat pour rendre compte de ces constructions. 1. LE POUVOIR DE REPRODUCTION DE LA GESTUALITÉ AU SERVICE D'UNE EXPRESSION LINGUISTIQUE 1.1. Les moyens gestuels : mouvement des mains et mouvement du corps De manière générale, à travers la pantomime la modalité gestuelle donne l’opportunité de reproduire des événements de nature spatiale : avec tout le corps, comme substitut du corps d’un autre on peut reproduire les mouvements d’une personne. Ces potentialités offertes par le geste et le jeu corporel sont largement exploitées dans le jeu d’acteur. Par exemple, dans la mise en scène de son autobiographie en solo sans décor, Philippe Caubère2 peut à lui tout seul convoquer sur la scène toute la troupe du Théâtre du Soleil en pleine répétition. Il joue pour cela sur les prises de rôles par le corps et la voix et des changements de perspectives dans les relations spatiales entre les personnes, pour faire entendre mais aussi voir et reconnaître tous les protagonistes en interaction. Un mime peut donner à voir un objet à partir d’une forme de la main envisagée comme sa reproduction anamorphosée, reproduire son déplacement ou les relations spatiales qu’il entretient avec un autre. Par exemple, l’index dressé peut reproduire la forme d’un homme debout, ou les mains ouvertes doigts serrés la forme et le mouvement d’une voiture qui double une autre voiture. Ces modes de reprise formelle d’un objet par la main se retrouvent également dans la gestualité qui accompagne le discours (McNeill 1992 ; Cosnier 2008). Les langues signées font grand usage de ces moyens gestuels. Pourtant, dans les années 1970-80, les premiers travaux sur les LS écartaient les formes de la langue trop démonstratives qui se rapprochent de l’expression gestuelle. Les études ont donc dans un premier temps exclu du domaine linguistique toutes les 1 «Typologie de la Trajectoire – Complexité et changements des systèmes typologiques», projet financé par la Fédération «Typologie des Universaux Linguistiques», 2006-2008 puis 2010-2011 : étude du mode d’expression du déplacement dans 34 langues du monde. 2 Philippe Caubère a fait partie du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, de 1971 à 1977. Il retrace l’aventure de ces années dans ses spectacles «Roman d’un acteur» (Caubère 1997). Downloaded from Brill.com02/01/2022 07:02:31PM via free access
Expression du déplacement dans les langues signées 219 structures qui s’appuient sur ces moyens gestuels de reproduire une action, une forme ou des relations spatiales, les considérant comme de la pantomime. L’iconicité à l’œuvre dans les LS était alors vue comme un mythe qui s’écroulerait sous l’effet des recherches scientifiques (cf. Brennan 2005). Elle est aujourd’hui largement prise en compte. Tous les auteurs s’accordent maintenant pour attribuer à ces structures – au minimum – la possibilité d’exprimer nombre de manières de mouvement et d’actions à partir d’un mouvement du corps dans son entier, et d’autre part des déplacements et localisations à partir de relations spatiales entre formes manuelles, ou formes manuelle et corporelle. Cuxac (pour la LSF dès 1985) appelle ces structures «transfert». Liddell (2003 pour l’ASL) parle de «depictive verbs» (traduits désormais par «verbes figuratifs»), terme auquel Johnston & Schembri (2007 pour la langue des signes australienne) préféreront celui de «constructions figuratives». Ces structures prédicatives sont décrites comme ayant un fonctionnement différent des autres structures des LS, dans lesquelles les composantes de reproduction de l’événement n’entreraient pas en jeu. Liddell affirme que ces constructions figuratives sont au croisement entre gestualité et langue. Perniss & Ozyurek (2008) parlent de structures «visuellement motivées» et Cuxac (2000) de «grande iconicité». Un premier exemple en LSF va nous permettre d'illustrer concrètement ces structures qui exploitent le pouvoir de reproduction de formes et de mouvements dans l’espace. (1) «Un petit garçon descend le long d’une pente rocheuse» ROCHER tracé de surface UN GARÇON de cette taille il y a un rocher en pente / il y a un petit garçon trajectoire d’une forme manuelle le long du tracé de la pente. il descend le long Dans cet exemple, on trouve trois signes lexicaux qui construisent des références lexicales : ROCHER, UN, GARÇON ; et trois structures qui peuvent être qualifiées de «constructions figuratives» : un tracé de surface (correspondant au sens de «en pente»), une délimitation de taille (correspondant à «petit») et un déplacement («il descend le long de la pente»). Supalla (1982) a appelé «verbes de déplacement et de localisation» ces structures qui reproduisent le déplacement ou la situation d'une entité dans l'espace situé devant le signeur, leur attribuant du même coup un statut de prédicat verbal. Verbes de déplacement et verbes de localisation sont regroupés Downloaded from Brill.com02/01/2022 07:02:31PM via free access
220 Annie Risler dans une classe de «verbes spatiaux» parce qu’ils encodent des informations sur l’espace, mais également parce qu’ils restituent ces informations à travers une organisation spatiale entre des composants linguistiques. Supalla a utilisé le terme de «classificateurs» pour catégoriser les formes manuelles motivées qui caractérisent ces prédicats3. Le terme a été beaucoup discuté, mais quel que soit le nom qu’on leur attribue («classificateurs» : Supalla 1982, Zwitserlood 2008 ; «forme manuelle figurative» : Schembri 2003 ; «proformes» : Engberg-Pedersen 1993), il existe bien une catégorie de formes manuelles que l’on trouve toujours associées à un prédicat verbal et qui sont liées à une caractéristique saillante du référent. L’emplacement vers lequel, depuis lequel ou sur lequel se déplace le classificateur manuel est associé référentiellement avec la localisation du référent4. Le verbe de déplacement est alors considéré comme un verbe multimorphémique (Liddell 2003), polymorphémique (Engberg-Pedersen 1993, Schembri 2003...) ou polycomponentiel (Slobin 2003) : il associe à une racine lexicale des indices du déplacé et des lieux à travers les formes manuelles et les emplacements. L’attention se focalise sur les particularités de la forme et du mouvement des mains. Les débats les plus vifs tournent alors autour de la question de savoir quelle est cette racine verbale. Existe-t-il un seul verbe de déplacement ou plusieurs en fonction de l’orientation ? A-t-on toujours une forme manuelle qui dépend du déplacé ou bien assiste-t-on à des processus de lexicalisation ? 1.2. Une langue incarnée : rôle du regard et de la posture Cette analyse des composantes du verbe signé repose exclusivement sur une décomposition du geste manuel : configuration, emplacement, direction du mouvement, orientation. Chaque paramètre se voit potentiellement affecté d’une valeur sémantique. Or les énoncés en LS résultent d’une mise en espace orchestrée par le corps dans son entier. L’interprétation linguistique du geste dépend grandement de la posture et la direction du regard du signeur (Risler 2002, 2011) alors que ces deux facteurs n’ont été pris en compte que récemment (Thompson, Emmorey et Kluender 2006 par exemple) et seulement dans certains travaux. Cuxac (1993) a le premier relevé l’importance de la direction du regard dans le marquage des signes. Il a en particulier noté la rupture du regard partagé qui 3 Cette catégorie regroupe des formes manuelles utilisées naturellement dans la gestualité co-verbale pour reproduire des formes du monde, mais conventionalisées, parmi lesquelles : des «spécificateurs de forme et de taille», qu’on retrouve dans l’exemple (1) à travers le tracé d’une surface et dans la délimitation de la taille, ou des «classificateurs d’entités» comme la forme manuelle en V inversé du verbe de déplacement, reprise formelle des deux jambes d'un marcheur. 4 Dans l’exemple (1), le verbe de déplacement reprend l’emplacement précédemment construit par le tracé de surface, ainsi que la forme des jambes, pour signifier le déplacement d’une personne le long de cette pente. Downloaded from Brill.com02/01/2022 07:02:31PM via free access
Expression du déplacement dans les langues signées 221 accompagne les structures de grande iconicité5. Meurant (2008) a mis en évidence le rôle fondamental joué par le regard en LS à plusieurs niveaux : le partage du regard avec l’interlocuteur sert à instaurer un espace de références partagées (Meurant parle de «regard adressé») ; dans la rupture d’adresse du regard, il constitue un opérateur de repérage spatial et associe une valeur grammaticale à des formes et des emplacements ; et enfin, le regard est le siège du point de vue sur l'espace relationnel. Les yeux du signeur marquent donc l’emplacement du point de visée. Les LS font grand usage des prises de rôle, qui impliquent le buste du signeur pour référer à un autre que lui-même. Ceci aura pour conséquence de multiplier les points de vue possibles sur un événement. Dans l’exemple (1), les photos font clairement apparaître une différence entre les références lexicales (ROCHER, UN, GARÇON) réalisées avec un regard adressé, et les signes prédicatifs (en pente, de cette taille, descend le long) pour lesquels le regard est porté sur la main. La photo de l’enfant, qui correspond à l’événement dont parle le signeur et qui a été placée à côté de la transcription de l’énoncé, indique que le signeur a reconstitué l’orientation du déplacement tel qu'il l'a vu. La prise en compte du marquage de l’espace relationnel apporté par la direction du regard et l’implication du buste sera donc cruciale dans notre étude. Avant de présenter notre manière d’analyser l’expression du déplacement en LSF, nous allons passer en revue les différents cadres d’analyse invoqués par les travaux antérieurs. Cela nous donnera l’occasion de préciser lequel nous semble le plus opportun. 2. CADRES D’ANALYSE DE L’ESPACE EN LS 2.1. Typologie de Talmy De très nombreux chercheurs ont repris la classification des constructions employées pour exprimer des événements de type spatial établie par Talmy (1985) pour décrire la construction spatiale en LS à partir de sa ressemblance avec l’événement. Perniss & Ozyurek (2008) pour la LS turque et la LS allemande, parmi bien d’autres, décrivent l'expression de la trajectoire comme une construction académique Fond – Figure – Prédicat à classificateur : le fond serait exprimé d’abord, étant associé à un emplacement. La figure serait présentée ensuite, puis reprise par un classificateur. Le verbe correspondrait à une construction avec un classificateur (reprise de la figure) relativement à un emplacement ou une construction avec deux classificateurs (de la figure et du fond associé à l’emplacement). Le prédicat verbal rassemblerait à lui seul les marques de toutes les relations spatiales. L’événement spatial serait exprimé par un verbe unique ou une série de verbes. Supalla (1990 pour l’ASL) parle de «serial verbs of motion» pour qualifier l’association d'un verbe de déplacement et d'un verbe de manière de mouvement. 5 Le signeur regarde son interlocuteur dans les yeux s’il réalise des signes lexicaux (appelés «signes standards» par Cuxac). Il rompt ce regard partagé lors de la réalisation des structures de grande iconicité. Downloaded from Brill.com02/01/2022 07:02:31PM via free access
222 Annie Risler Cette association peut se réaliser en LS par simultanéité ou par séquentialité. Dans la simultanéité, la forme manuelle se verrait appliquer un double mouvement : trajectoire manuelle (déplacement) et mouvement des doigts (manière). Dans la construction séquentielle, un verbe de locomotion ou de manière de mouvement serait suivi par un verbe de déplacement. Tang & Yang (2007) ont établi que le verbe de manière de mouvement précédait toujours le verbe de déplacement dans ces séries verbales en LS de Hong Kong, de la même manière que dans d’autres LS. 2.2. La perspective et le point de visée Tversky (1996) a décrit deux stratégies cognitives de représentation de l’espace à l’œuvre dans des langues vocales, en fonction du cadrage qui détermine le point de visée, ou point à partir duquel les relations spatiales exprimées sont envisagées : «survey description» qui correspond à une description du trajet vu de haut, selon une perspective exo-centrée et «route description» qui correspond à une représentation du trajet dans une perspective trajecto-centrée (trajet repéré par rapport à la position du trajecteur). Divers travaux sur les LS ont cherché à mettre en relation le type de perspective appliqué au mode de représentation de l’événement avec le type de verbe utilisé. Emmorey et al. (2001) en particulier ont mis en évidence l’emploi par les signeurs des deux stratégies cognitives décrites par Tversky et ont établi que les signeurs montrent une prédominance pour la perspective exo-centrée dans une tâche de description de localisations. Perniss (2007) parle pour sa part de point de vue externe (événement vu par un observateur) associé au verbe de déplacement et de localisation puisque le trajecteur est repris par une forme manuelle ; et de point de vue interne (vu par le protagoniste) associé à un verbe de manière de mouvement car le trajecteur est associé à une prise de rôle. Perniss a cependant montré que les deux points de vue pouvaient se combiner dans des constructions à double perspective, dans lesquelles simultanément la main et le corps réfèrent au trajecteur. 2.3. Les espaces mentaux de Fauconnier Liddell (2003) a développé un modèle de description de l’ASL à partir de la théorie des espaces mentaux de Fauconnier (Fauconnier 1985). Ce modèle lui permet de rendre compte de l’utilisation des ressources gestuelles pour représenter un événement. La construction linguistique y apparaît comme une construction mentale résultant de la synthèse entre la représentation cognitive de l’événement et la gestualité. Liddell distingue 4 types d’espaces : l’espace physique dans lequel on voit le corps du signeur ou la forme des mains (real space), les représentations sémantiques (semantic space), la représentation de l’événement (event space) et l’espace intégratif du signe en LS (blended space). Downloaded from Brill.com02/01/2022 07:02:31PM via free access
Expression du déplacement dans les langues signées 223 Figure 1 : Illustration de l’intégration de l’espace réel dans un verbe de localisation : A et A’ = objets de forme plate, plus longue que large ; relation entre A et A’ = proches l’un de l’autre, côte à côte (extrait de Erlenkamp 2009, p.11) Ce modèle met en évidence les inter-relations entre tous ces espaces en langue signée pour les constructions figuratives : il souligne les liens entre forme de la main, classificateur et figure, ou encore entre mouvement du buste, prise de rôle et point de vue. Ce faisant, il illustre la position développée par Wilcox (Wilcox 2004) selon lequel la ressemblance entre la forme linguistique et l’événement n’est pas intentionnelle, mais intrinsèquement liée à la modalité gestuelle des LS. A travers l’opposition des différents espaces, Liddell a cherché à isoler ce qui relève du geste et ce qui relève du signe. Il conclut que geste et signe se superposent dans les structures spatiales. Le point commun de tous les travaux présentés ci-dessus est de poser que l’iconicité à l’œuvre dans ces structures concerne la reproduction de l’événement par la gestuelle. De manière implicite, ils assimilent les signes aux gestes qui les produisent. Or à partir du schéma proposé par Liddell, on peut développer une autre opposition entre geste et signe. Le geste n’est signifiant qu’à partir du moment où celui qui le perçoit peut l’intégrer dans un système de représentation qui va lui associer un contenu sémantique. De la perception visuelle globale d’un corps en mouvement émerge un tracé qui implique une partie ou l'autre du corps. Le signe linguistique est une construction abstraite. Le signifiant visuel – la matière du signe donnée à interpréter à l’écoutant visuel – n’est que l’effet du geste, il n’est pas le geste lui-même6. Notre analyse portera donc sur ces constructions abstraites, qui reproduisent dans l’espace de signation les repérages décrits comme étant à la base de toute construction cognitive puis langagière. En outre, la question de la perspective ne nous semble pas avoir été considérée dans son implication sur l'énonciation, ce que le modèle suivant va permettre de prendre en compte. 6 D’un geste de pointage, par exemple, qui désigne un emplacement, on ne retient pas la forme du doigt mais l’emplacement. Downloaded from Brill.com02/01/2022 07:02:31PM via free access
224 Annie Risler 2.4. Théorie de l’énonciation de Culioli Signer (s’exprimer au moyen d’une langue signée) ne consiste pas à reproduire un événement spatial avec toutes ses composantes, par des moyens gestuels, mais à énoncer un point de vue sur l’événement. La Théorie des Opérations Enonciatives (Culioli 1986) et la Grammaire Applicative et Cognitive (Desclés 1990, 2000) nous ont permis d’envisager plus complètement la question des repérages spatiaux à l’œuvre en langue signée (Risler & Lejeune 2004, Risler 2011). Selon Culioli (1973 : 88) : «Enoncer, c'est construire un espace, orienter, déterminer, établir un réseau de valeurs référentielles, bref un système de repérages». L’énoncé est considéré dans ce cadre comme la résultante de plusieurs opérations spatiales : orientation de la relation prédicative, et positionnement de cette relation orientée dans un référentiel ayant un point d'origine déterminé. Cette manière de voir peut s’appliquer littéralement à la construction spatiale opérée dans les énoncés en LSF puisqu’elle comporte à la fois des repérages, qui associent des références à des emplacements, l’orientation d’une relation prédicative entre ces différents emplacements et l’insertion de cette relation orientée dans un cadre dont le corps du signeur va constituer le point origine. Nous allons dans ce qui suit présenter une analyse des moyens d’expression du déplacement en LSF. Nous étudierons les marquages de l’espace apportés par le regard, la mimique et la posture, contribuant à la construction spatiale de représentation langagière. Nous essaierons de montrer comment et avec quels outils on peut analyser l’expression des relations spatiales en LSF. Pour ce faire, nous recourrons à une analyse comparée de séquences discursives utilisant des repérages et des points de vue différents pour parler d’un même événement. 3. UNE ÉTUDE DE L’EXPRESSION DU DÉPLACEMENT EN LSF 3.1. De quelle trajectoire est-il question ? Cette étude a été menée dans le cadre du programme de recherche intitulé «Typologie de la Trajectoire – Complexité et changements des systèmes typologiques» (2006-2008 puis 2010-2011)7, qui a étudié l’expression du déplacement dans 34 langues. La trajectoire est entendue dans ce groupe comme «le schéma mental d’une relation orientée imposée à des entités dans l’espace» (Fortis et al. 2011). Cette définition établit une différence terminologique entre le déplacement et la trajectoire. Le terme de déplacement qualifie un événement spatial qui réfère au cheminement d’une entité qui se déplace, alors que le terme de trajectoire qualifie la représentation mentale des changements de repérage entre la figure et le fond envisagés depuis un point de visée. La comparaison des modes d’expression linguistique d’un déplacement (intra- et inter-langue(s)) a porté plus particulièrement sur la recherche des marqueurs sémantiques des 7 Projet dirigé par Colette Grinevald, Jean-Michel Fortis et Alice Vittrant, financé par la Fédération «Typologie des Universaux Linguistiques» Downloaded from Brill.com02/01/2022 07:02:31PM via free access
Expression du déplacement dans les langues signées 225 différentes composantes de la trajectoire et leur statut morphologique. Le terme de «verbe de déplacement» caractérise la classe des prédicats verbaux qui encodent la trajectoire. En LS, ces verbes de déplacement sont produits par un geste de translation de la main dans l’espace réel, qui a pour effet de tracer un schéma spatial. Nous avons choisi d’appeler ce tracé abstrait «trajectoire manuelle» car il est produit par la main. Le qualificatif permet de le dissocier du concept mental de trajectoire tout en marquant le lien iconique qu’il conserve avec ce niveau de représentation. La trajectoire (représentation mentale) et le tracé du verbe de déplacement comportent les mêmes composantes spatiales. Ces précisions terminologiques peuvent être synthétisées dans le schéma suivant à partir de 5 niveaux de description des constructions spatiales : Evénement déplacement spatial Schéma mental trajectoire – figure – fond – point de visée – perspective Sémantique verbe de déplacement – déplacé – lieu spatiale initial/final/médian Morphologie trajectoire – proformes – locus – prise de rôle spatiale Espace réel geste de translation d'une forme de main – orientation des yeux – mouvement du buste – emplacements occupés par le corps, les mains, ou désignés par le regard Le verbe de déplacement décrit comme un geste (ce contre quoi nous voulons nous opposer) poserait effectivement que le déplacement dans l’espace d’une forme manuelle reproduit l’événement spatial. Le verbe de déplacement envisagé comme une construction abstraite, en revanche, pourra être décrit comme une trajectoire, en lien avec les composantes de la représentation mentale. 3.2. Locus et proforme, composantes morphologiques du prédicat verbal. Dans le tableau ci-dessus, les termes de Locus, Proformes et Prises de rôle sont présentés comme des composantes morphologiques. Il est nécessaire à ce point de revenir sur la définition que nous donnons à ces trois termes, souvent rencontrés dans la littérature sur les LS avec des acceptions radicalement différentes. Klima et Bellugi (1979) ont donné le nom de «locus», au pluriel «loci» aux emplacements attribués à des référents discursifs. La localisation des référents dans l’espace linguistique ne relève pas de la sémantique spatiale. L’emploi du terme «locus» dans les recherches sur les LS est associé uniquement à l’usage syntaxique de l’espace. Par extension, les emplacements associés aux localisations dans l’espace dit topologique seront appelés «loci spatiaux» (Liddell 1990). Le locus est alors présenté comme un substitut dans l’espace pour les référents non présents. Engberg-Pederson (1993) définit le locus comme une direction à partir du signeur, ou un point de l’espace de signation par lequel est Downloaded from Brill.com02/01/2022 07:02:31PM via free access
226 Annie Risler représenté un référent. Elle lui attribue une valeur morphologique abstraite. Meurant (2008) qui a repris et adapté ce point de vue pose que «le locus se marque dans le signifiant dans la mesure où il influence la position, l’orientation des mains, et/ou la direction du mouvement lors de la production du signe»8. Selon ce raisonnement, le locus n’apparaît pas tant comme un substitut du référent que comme une composante morphologique du signe verbal. Meurant considère les locus comme une catégorie de «fragments de mots», un verbe pouvant s’adjoindre une ou deux valeurs de locus. Nous avons adopté cette définition du locus comme composante morphologique de verbe, car elle présente l’avantage de mettre l’accent sur son fonctionnement. Le locus (au pluriel locus) sera donc constitutif des prédicats verbaux et encodé par un emplacement regardé. Dans la même démarche d’analyse morphologique des signes, Engberg- Pedersen (1993) a introduit le terme de «proforme», pour qualifier les classificateurs ayant une fonction anaphorique. Cette dénomination permet de ne pas confondre la forme manuelle figurative (ou classificateur) et sa valeur de reprise anaphorique. Nous parlerons donc dans ce qui suit de proformes, en tant que formes anaphoriques, associées à un type de représentation formelle d’un référent, dans un signe prédicatif. Les proformes manuelles résultent de l’encodage d’une forme par la main ; les proformes corporelles de l’encodage d’une forme par le buste9. Ainsi, dans l’exemple (1), le verbe de déplacement «il descend le long» se compose-t-il, au plan morphologique, d’une trajectoire associant une proforme manuelle qui réfère au petit garçon et un locus qui réfère à la pente rocheuse. Locus et proformes seront considérés comme des composants morphologiques du verbe. Ils constituent des indices des arguments impliqués dans une construction verbale donnée. Quant à la prise de rôle, elle intervient à un autre niveau. La prise de rôle est marquée par une position investie du buste. Meurant la définit comme le fait que le signeur «prête son corps» pour référer à un autre que lui-même (Meurant). Cela a comme effet que le point de visée, point d’origine de tous les repérages se trouve associé à un autre que le locuteur ici et maintenant. La prise de rôle modifie donc le point d’origine des repérages discursifs – temporels, personnels et spatiaux (Risler à paraître). L’emploi de deux termes distincts entre proformes corporelle (marqueur argumental) et prise de rôle (marqueur énonciatif) sera maintenu dans la suite de cet article. 3.3. Collecte des données Les données présentées proviennent de deux corpus distincts. D'une part, un corpus de vidéos recueillies dans le cadre du groupe Trajectoire (Fédération de 8 Meurant 2008, p. 23. 9 Le verbe de déplacement de l’exemple (1) comporte une proforme dite manuelle, car la référence au garçon est encodée par la forme en «V inversé» de l’index et du majeur tendus vers le bas. Le verbe de manière de mouvement dans l’exemple (2) dans les pages suivantes comporte une proforme dite corporelle, car la référence à la personne qui marche est encodée par le corps du signeur. Downloaded from Brill.com02/01/2022 07:02:31PM via free access
Expression du déplacement dans les langues signées 227 Typologie Linguistique) à partir du matériel vidéo d’élicitation conçu pour cette recherche (Ishibashi et al. 2007) auprès de 4 locuteurs de LSF. D’autre part, les vidéos du corpus LS-Colin, réalisées en 2002 dans le cadre de l'ACI Cognitique (Cuxac et al. 2002). Il s’agit de récits autobiographiques sur le thème du 11 septembre 2001 produits par 8 locuteurs. Ces deux corpus se révèlent complémentaires : les données de Trajectoire permettent d’étudier en détail les mécanismes d’expression des relations spatiales en LSF à partir de situations relativement contrôlées. Le matériel d’élicitation propose 76 situations différentes, qui présentent toutes le déplacement à pied d’une ou plusieurs personnes, mais selon des angles différents (latéral, frontal, de dos), en marchant ou en courant, et dans des environnements choisis (route, champ, arbre, bosquet, grotte, lac, rochers…). Cependant, le discours produit sur élicitation est artificiel, car il est trop descriptif. Les données LS-Colin sont beaucoup plus proches de discours spontanés. Ces récits personnels autour d’un même thème d’actualité ont le grand intérêt de comporter un nombre élevé d'occurrences de l’expression du même événement spatial – les deux avions qui se précipitent sur les tours jumelles – dans des contextes énonciatifs et avec des marquages variés. 3.4. Système de transcription adopté La reprise du premier exemple va nous fournir l’occasion de présenter notre système de transcription. (1) bis : «Un petit garçon descend le long d’une pente rocheuse» ROCHER tracé.surf-loc1 UN GARÇON petite.taille-loc2 il y a un rocher en pente / il y a un petit garçon pmV -traj.vers.le.bas -sur.loc1 il descend le long La présentation adoptée cherche à faire apparaître la différence entre l’espace réel de ce qui est visible (la photo), les signifiants (les tracés), et les gloses linguistiques qu’on peut y associer. Les signes lexicaux sont notés en petite majuscule. ROCHER correspond à un signe lexical, création d’une référence lexicale partagée indiquée par le regard adressé. Downloaded from Brill.com02/01/2022 07:02:31PM via free access
228 Annie Risler Les trois prédicats sont notés en minuscules. Nous avons délibérément choisi de ne pas leur attribuer de sens lexical puisque la question de leur racine lexicale reste à discuter. Nous avons donc préféré caractériser le type de tracé auquel correspondent ces signes spatiaux : délimitation (tracé.surface ou petite.taille), trajectoire (trajectoire vers le bas). Ils comportent chacun locus et proformes. Bien qu’ils soient produits simultanément, nous avons noté de manière linéaire les différents composants morphologiques du verbe de déplacement : à gauche du type de tracé, les éléments relatifs à la figure, et à droite du tracé les éléments relatifs au fond. Ainsi : pmV-traj-sur.loc1 correspond à un verbe de déplacement qui exprime une trajectoire sur un lieu médian, par la trajectoire d’une proforme manuelle (notée pmV : pour «proforme manuelle réalisée par index et majeur tendus vers le bas») sur un locus préalablement établi (reprise de la notation loc1). La figure est reprise par la proforme manuelle V, le lieu médian par le locus loc1. 4. CONSTRUCTION SPATIALE DE L’EXPRESSION DU DÉPLACEMENT 4.1. Une trajectoire triplement orientée Dans ce qui suit, nous nous attacherons à mettre en évidence l’effet de la perspective adoptée et du point de visée sur l’orientation de la trajectoire. Repartons de l’exemple (1). On y retrouve la construction académique décrite par les différents auteurs : le fond est nommé et localisé (ROCHER + tracé.surf-sur loc1) ; la figure est nommée et caractérisée (UN GARÇON + petite taille-loc2) ; le verbe de déplacement comporte des indices de la figure et du fond (pmV- traj.vers.bas-sur.loc1). Quant à la trajectoire qui exprime un mouvement de descente, elle est orientée de manière absolue vers le bas. Le point de vue adopté correspond à ce que le locuteur a vu. Les yeux du signeur déterminent le point de visée. La construction restitue une perspective extrinsèque, du fait de la reprise du déplacé par une proforme manuelle. Perspective extrinsèque et point de visée distinct du déplacé semblent aller de pair. Nous verrons dans ce qui suit que les possibilités de constructions et d’orientation de la trajectoire offertes par les LS sont beaucoup plus nombreuses. Un premier cas est fourni par l’exemple (2), produit par un autre locuteur à partir du même clip vidéo. Il présente des ressemblances avec l’exemple (1), mais aussi des différences notables. (2) «Un petit garçon descend précautionneusement une pente rocheuse.» ROCHER tracé.surface-sur.loc1 GARÇON petite.taille-loc QUOI ? Il y a un rocher en pente / un petit garçon / quoi ? Downloaded from Brill.com02/01/2022 07:02:31PM via free access
Expression du déplacement dans les langues signées 229 PmV-traj.vers-pmFr.sur.loc1 pc-marche pmV-traj.depuis-pmFr.sur.loc1 Il descend vers le pied de la pente / il marche précautionneusement / il descend vers le pied de la pente La structure reste identique à celle du premier exemple : le fond est nommé et localisé (ROCHER + tracé.surface-sur.loc1), la figure est nommée et caractérisée (GARÇON + petite.taille-sur.loc2), puis la relation entre figure et fond est spécifiée par le verbe de déplacement. Cependant, l’expression du déplacement fait apparaître des différences notables au niveau de la gestuelle qui correspondent à des constructions linguistiques distinctes. En (2), le signeur a utilisé une suite de trois prédicats verbaux (deuxième ligne de photos) qui expriment dans la successivité : la trajectoire (descend), la manière de mouvement (marche précautionneusement), puis de nouveau la trajectoire (descend). L’examen des composantes de ces verbes fait également apparaître des contrastes avec l’exemple (1). Dans les verbes de déplacement de l’exemple (2), les deux mains participent à la construction spatiale avec des valeurs anaphoriques : la main droite mobile inscrit la proforme qui réfère au déplacé (notée pmV), tandis que la main gauche statique marque un repère sur locus. Elle est notée pmFr (proforme manuelle frontière), car elle marque un rapport topologique à la frontière d’un lieu10. Les verbes de déplacement sont composés d’une trajectoire de proforme manuelle sur locus, orientée vers une proforme repère (notée pmFr.sur.loc1) qui établit un repère sur le locus. La composition de ces prédicats encode un déplacement par rapport à la frontière d’un lieu, alors que dans l’exemple (1) il s’agissait d’un déplacement sur un lieu médian. La manière de mouvement (marche précautionneuse) est exprimée par un verbe à ancrage corporel11. Ce verbe (noté pc-marche) implique une mise en action du corps, qui s’inscrit dans le tracé spatial avec une valeur anaphorique renvoyant au déplacé. En tant que composant du prédicat verbal, il correspond à une proforme, appelée proforme corporelle (notée pc). Dans l’espace linguistique, le corps du signeur réfère non plus à lui en tant que locuteur mais à l'un des protagonistes. Nous parlons de prise de rôle quand il se 10 La proforme qui renvoie à la figure porte des informations sur la forme, l’orientation, la taille du référent. Elle est notée pmV ou pmI en fonction de la forme mise en saillance. En revanche, la proforme frontière, notée Pm Fr, est produite par une forme manuelle neutre (ici main plate). Elle ne restitue pas une saillance formelle d'une entité, mais délimite la frontière de l'étendue de cette entité envisagée comme un lieu (cf. Risler 2002 sur les différentes classes de proformes). 11 De très nombreux signes impliquent un rapport au corps : forme associée à une partie du corps, ou partie du corps en mouvement. Ils sont dits «à ancrage corporel» (Risler sous presse). Downloaded from Brill.com02/01/2022 07:02:31PM via free access
230 Annie Risler produit un changement de valeur référentielle du point de visée12. Il correspond toujours à la position physique du signeur, mais celui-ci réfère à la figure et plus à lui-même. L’orientation du buste et du visage ainsi que la rupture du regard qui caractérisent une prise de rôle s’étendent à la série des trois prédicats comme on peut le voir sur les photos. Chacun des prédicats peut être décrit en fonction de ses composantes morphologiques : trajectoire, proformes (manuelle ou corporelle), locus. Mais la série des trois prédicats est insérée dans un même espace discursif, déterminé par la poursuite de la prise de rôle. L’orientation de la trajectoire a également varié entre les deux exemples : le tracé était latéral dans l’exemple (1), il est frontal pour l’exemple (2). Cependant, cela ne signifie pas qu'une perspective interne induise une trajectoire orientée frontalement, et une perspective externe une trajectoire orientée latéralement. En effet, comme illustré par l’exemple (3), dans une série deux prédicats exprimant successivement la manière de mouvement puis la trajectoire, si l’orientation du verbe de déplacement est latérale le signeur va se tourner sur le côté pour produire le verbe de manière de mouvement. (3) «Il remonte en courant.» pc-court –vers.loc1 pmV –traj.vers –loc1 il court en direction du haut de l’escalier / il monte vers le haut de l’escalier Dans les exemples (2) et (3), il y a co-référence entre la valeur de la proforme manuelle dans le verbe de déplacement et celle de la proforme corporelle dans le verbe de manière de mouvement. Le regard converge vers le point d’arrivée de la trajectoire manuelle du verbe de déplacement. La prise de rôle étendue à toute la série de verbes impose que le point de visée reste identique alors même que la perspective change : le point de visée correspond toujours aux yeux de la personne qui se déplace, mais la relation figure / fond est exprimée selon deux perspectives différentes. Le verbe de déplacement est exprimé avec une perspective externe : la relation figure / fond est construite entre un locus et une proforme manuelle. Le verbe de manière de mouvement s’accompagne d’une perspective interne : la relation figure / fond est construite entre une proforme corporelle et un locus. Le fait que malgré le changement de perspective le point de visée garde la même valeur nous incite à parler d’une construction de verbes en série13. 12 Les termes proforme corporelle et prise de rôle ne sont pas équivalents, mais renvoient à deux niveaux d’analyse différents : le premier à un composant morphologique d’un prédicat verbal indice anaphorique du sujet grammatical, le second à une position énonciative. 13 Nous empruntons ce terme à Vittrant (2006) qui parle de construction de verbes en série quand la séquence de verbes renvoie à un événement unique, que l’intonation est celle d’une proposition unique, que les verbes ne sont ni coordonnés ni subordonnés, Downloaded from Brill.com02/01/2022 07:02:31PM via free access
Expression du déplacement dans les langues signées 231 Un quatrième exemple va montrer que le point de visée peut aussi changer à l’intérieur d’une séquence de prédicats verbaux. (4) «Il sort du bosquet (venant vers moi).» pmI-traj-depuis.loc pc-déblaye pmI-traj-vers.Signeur il vient depuis les arbres / il pousse quelque chose / il vient vers moi En (4), l’événement spatial est exprimé par une suite de trois prédicats verbaux, mais qui ne constituent pas une série verbale : un verbe de déplacement, un verbe de manière de mouvement et un verbe de déplacement. La trajectoire du verbe de déplacement est doublement orientée : depuis un locus, et vers le signeur. Le point de visée correspond au signeur. Il s’agit d’une construction déictique qui inclut le signeur lui-même. Mais comme le verbe de manière de mouvement a un ancrage corporel, il s’accompagne d’une prise de rôle qui impose un changement de point de visée. En découle un changement de perspective sur la relation figure / fond. Les prédicats ne sont alors plus construits en série, mais séquentiellement. Ces différents exemples mettent en évidence le rôle central joué par le buste et le regard du signeur et la grande variété de constructions spatiales qu’ils permettent. Les prises de rôle ont comme effet de changer la valeur référentielle du point de visée et la perspective peut être interne ou externe, ce qui engage le corps de manière différente par rapport aux locus. Les quatre exemples présentés permettent déjà de remettre en question un certain nombre de postulats des travaux précédents : ainsi nous pouvons affirmer que le verbe de déplacement ne correspond pas à la reproduction d’un événement dans l’espace par des moyens gestuels. Il trace un schéma spatial déterminé par la construction sémantique qu’opère le locuteur et dans laquelle il se trouve impliqué. Un verbe de déplacement comporte une trajectoire14 triplement orientée : - orientation absolue (montante – descendante) - orientation par rapport à un ou des locus (vers, depuis, le long…) - orientation par rapport au point de visée. En tenant compte du marquage énonciatif apporté par les prises de rôle, il apparaît que les combinaisons séquentielles entre verbes de déplacement et de manière de mouvement ne sont pas toujours des constructions en série et n’apparaissent pas dans un ordre immuable. Nous n’évoquerons une construction qu’ils partagent les informations de temps, d’aspect, de modalité et de polarité, et qu’ils n’ont qu’un seul sujet. 14 Le terme de trajectoire employé ici ne renvoie pas au geste de déplacer la main que produit le signeur, mais bien à la composante dynamique associée à la proforme manuelle dans la schématisation. Downloaded from Brill.com02/01/2022 07:02:31PM via free access
232 Annie Risler de verbes en série (CVS) que dans les constructions où le point de visée reste identique (comme dans l’exemple (3)). Si le point de visée varie, nous parlerons de suites de verbes (comme dans l’exemple (4)). En outre, le verbe de déplacement est déictique chaque fois que la perspective est une perspective externe et que le point de visée ne correspond pas au point de vue du déplacé. L’orientation de la trajectoire tient alors compte du signeur : vers le signeur, depuis le signeur ou relativement au signeur. 4.2. Les composantes de la construction spatiale Les différentes composantes de la trajectoire sont, comme on l’a vu, incluses dans le verbe de déplacement. C’est pourquoi nous parlons d’une construction verbale au sens de compositionalité du prédicat verbal. Celui-ci est constitué par une trajectoire manuelle orientée dont les composantes morphologiques peuvent prendre des valeurs distinctives au plan spatial et formel : - au plan spatial, l’orientation de la trajectoire est marquée de manière absolue (montante ou descendante), par rapport au point de visée, et par rapport à un ou des locus. - au plan formel, il convient d’envisager le marquage apporté par la forme de la main en mouvement, et celle de la main fixe quand celle-ci participe à la construction. Ces formes anaphoriques ont valeur de proformes. Les différentes compositions verbales apparaissent comme autant de constructions sémantiques. Leur étude va donc s’appuyer sur les valeurs des constituants impliqués. Le déplacement physique de la main a un début et une fin. Cependant, les indices portés par le regard du signeur montrent que ce n’est pas parce qu’on a une translation manuelle qu’on a deux locus marqués dans la trajectoire manuelle et qui correspondraient au lieu initial et au lieu final. Si on prend en compte le marquage apporté par le regard (Meurant 2008), c’est-à-dire les portions d’espace regardées au moment de produire la trajectoire manuelle, il apparaît une différence significative entre deux trajectoires, selon que le regard accompagne le mouvement de la main ou qu’il se porte sur le point d’arrivée. (5) Regard sur le point final (6) Regard sur la main et jamais sur les emplacements associés aux locus En (5), le point final du déplacement de la main est regardé de manière anticipée avant que la main n'y arrive, alors qu’en (6), le regard reste associé à la Downloaded from Brill.com02/01/2022 07:02:31PM via free access
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