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Faire sécession
Collection D’autre part

Mes plus sincères remerciements à Thierry Horguelin, présent
aux moments décisifs de ce texte.
                                                      J. B.

  Publié avec le soutien du Fonds national de la littérature.

© Jan Baetens, Frédéric Coché & L’herbe qui tremble, 2017.
                  Tous droits réservés.
                   ISBN 2 91822 060 2
Jan Baetens

 Faire sécession
   Daguerréographies

Gravures de Frédéric Coché

            L’herbe
               qui
            tremble
Pour Karl May,
                    et pour tous ceux
    qui n’y sont jamais allés non plus
(et surtout pour Jean-Benoît Puech)
HISTOIRE DE LA BATAILLE
   Splendide victoire ! Sombre défaite des rebelles au bout
de deux jours de combat corps à corps. Hier soir, profi-
tant du brouillard montant, les dernières compagnies
d’insurgés ont dû fuir les balles de nos troupes. Comme
eut encore la force de l’exprimer T. L. Horace, blessé à
la tête le premier soir des événements, ce ne furent pas
deux armées qui s’affrontèrent, ni deux généraux, mais
deux nations qui descendirent dans l’arène pour guet-
ter dans le métal étincelant d’en face le reflet dégradé
de leur propre cause ! Avant de s’éteindre l’âme en paix,
ce même héros a terminé sa déclaration à notre envoyé
spécial par les paroles suivantes que nous nous hâtons de
transcrire : « Revenez, ô morts, du royaume des ténèbres,
à la surface de ces ombres que nous savons voiler une vie
point tout à fait éteinte ! Retournez des ombres, ô ombres
éphémères ! » Pleurez, lecteurs, ce glorieux soldat mort au
champ d’honneur. Soutenez vos régiments ! Et engagez-
vous nombreux !

HISTOIRE DU REPORTER
   Je connaissais bien, pour avoir lu les descriptions des
romanciers, cette route qui s’étire à perte de vue, le long
d’une interminable théorie de poteaux télégraphiques (le
premier chemin, le plus ancien). Ils soutiennent une paire
de fils noir et gris sans la moindre solution de continuité,
agressés seulement, depuis la disparition des ultimes
Indiens et l’adoption par les gangsters de méthodes de
sabotage plus contemporaines, par les vents et la chaleur.
   Chaque poteau est séparé du suivant par une distance

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qui ne paraît jamais identique à celle parcourue depuis le
précédent. Il doit pourtant exister quelque chose comme
l’exact milieu entre deux points, auxquels je ne demande
même pas d’être équidistants par rapport à l’endroit où
de temps à autre j’arrête ma voiture, avançant ou recu-
lant de quelques centimètres dans l’espoir de trouver
intuitivement la position la plus satisfaisante. Mais tan-
tôt je suis gêné par quelques traînées de poussière bar-
rant, allongeant, épaississant les pointillés de la bande
médiane (le jaune citron des marques encore fraîches où
s’agglomèrent grains de sable et brins de chardon paraît
de la même couleur qu’utilisaient, vers le début des années
quatre-vingt, les sous-titres des films américains tournés
en noir et blanc). Et tantôt m’irrite l’obstination des bois
des poteaux et du fer des fils entrecroisés à retarder, par
leurs scintillements, le choix d’un poste d’observation
adéquat. Fâché, je repars avant même d’avoir vérifié
l’écart entre ces jalons qui ont l’air de m’enjamber dans
leur course immobile.
   Je continue mon chemin jusqu’au premier motel venu.
Le poste de télévision dans la chambre offre un choix de pro-
grammes si réduit que je suis bien obligé de reparcourir les
photocopies des lettres qui m’amènent dans ce pays. L’ac-
quisition des lettres originales est prévue pour le surlen-
demain. Le secret absolu réclamé par le vendeur, le carac-
tère confidentiel de cette documentation ignorée jusque
dans les publications les plus savantes sur la vie d’O’Sul-
livan, le témoin essentiel de la grande confrontation,
tout laisse supposer qu’il s’agit ou bien d’un faux, ou
bien d’une correspondance privée récemment exhumée

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(volée ?). Le contenu des missives est insignifiant, à moins
de supposer qu’à force de passer sous silence son passage
à Gettysburg, l’auteur avoue autre chose que son engage-
ment sans réserve aux côtés de la propagande. À sa fian-
cée, il écrit quelques mots de la séparation. À son patron,
il parle rétribution, délais, compétence technique des
assistants. À ses parents agriculteurs, il décrit les travaux
des champs dans la contrée. Au représentant du gouverne-
ment, il adresse requête sur requête sans évoquer jamais
la moindre question politique. À aucun moment, en tout
cas, il ne semble se rendre compte de la révolution qu’il
est en train d’accomplir et que le livre de Gardner est sur
le point de faire éclater. Mais d’autres lettres ont été pro-
mises. Les pages divulguées ne sont qu’un grossier appât.
Il a le temps. À chaque anniversaire, il mâche les œillets
que lui envoie sa mère. Il a l’éternité devant lui. Il tourne
les pages jusqu’à trouver la fin du chapitre.
   À l’aéroport, mon appareil-photo a bizarrement dis-
paru.

HISTOIRE DE LA BATAILLE
   Pour le dixième anniversaire de la bataille qui porte
son nom et lui a donné célébrité et prospérité, les 8 731
habitants de la ville de Gettysburg ont l’honneur de vous
inviter à un programme de fêtes tout à fait exceptionnel.
   Afin de donner plus d’éclat à cette célébration, la
municipalité a décidé d’offrir au public les plus grandes
attractions du siècle proposées par des établissements
sans pareil, présentant les dernières nouveautés du monde
entier.

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Anciens combattants, veuves et orphelins de guerre,
patriotes, participez aux tableaux vivants exécutés sur
les chars de la grande parade. La municipalité offre une
récompense de dix dollars à la reconstitution la plus
héroïque.
   Faites-vous photographier sur le champ de bataille.
Les décors plus vrais que nature des frères Gardens vous
plongeront dans l’atmosphère des trois jours de juillet qui
ont changé la face de notre pays. Louez un costume et
les services de nos concitoyens jouant le rôle des ennemis
transpercés de vraies baïonnettes ! Exercez-vous dans la
baraque de tir. Très beaux prix pour les tireurs les plus
habiles et les plus rapides.
   Vendez et achetez vos souvenirs favoris : insignes, pavil-
lons, oreilles, écouvillons, boulets, mitrailles, couteaux
de combat, baïonnettes incorporées, bagues, cartouches,
culots, douilles, etc.
   Une surtaxe de 10 % sur le prix d’entrée de chaque
divertissement sera perçue au profit des œuvres de cha-
rité.

HISTOIRE DE L’ÉCRIVAIN
   D’aussi loin que je me souvienne, ma vocation est née
d’un goût pour le chewing-gum. Comme tous les petits gar-
çons de mon âge, je collectionnais les vignettes cartonnées
qui se découvraient, avec la mince lamelle de gomme rose
convoitée, à l’intérieur d’un emballage très fin, presque
translucide, rendu opaque par les encres appliquées sur
lui, gras au toucher parce qu’enduit d’une légère couche
de vernis ou plutôt de cire.

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Bientôt, je me retrouvai en possession d’une série
d’images fort différentes des illustrations que me valait,
à d’autres moments de la journée, la consommation for-
cenée du chocolat Jacques et du fromage fondu Milkana.
Les unes (les images Jacques) étaient dissimulées dans
les barres du premier, entre une pellicule d’aluminium
et leur papier d’emballage portant en relief, comme une
carte de vœu ou un livre de poche américain tape-à-l’œil,
le nom de la marque flanqué de son inséparable chevalier
médiéval (qui était peut-être un cow-boy). Les collec-
tions de stars (Les Vedettes du grand écran) ou d’astro-
nautes (À l’assaut des étoiles) étaient dûment légendées
dans les deux langues nationales (celle que je parlais et
celle qui me sert aujourd’hui à écrire ces lignes), dans
un raccourci parfait des rapports de force entre les deux
communautés, avec un texte tantôt plus court et tantôt
plus long dans la langue minoritaire et un scrupuleux
respect de l’identité de corps, de justification, d’empla-
cement de part et d’autre de la ligne idéale séparant le
bloc imprimé.
   Les autres (les images Milkana) étaient des bouts de
papier à valeur d’échange d’autant plus variable que leur
valeur d’usage était systématiquement nulle. Ces images
se trouvaient glissées dans un sachet en plastique qui les
protégeait plus efficacement que l’aliment qu’elles avaient
pour tâche de faire vendre. Après avoir longtemps hésité
entre la faune et la flore nationales, le fabricant avait opté
pour d’exotiques timbres-poste, affranchis de manière à
laisser entredeviner les premières ou dernières lettres de
quelque bureau colonial brusquement éloigné de nous par

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ce qu’autour de moi on nommait la course à l’indépen-
dance.
   C’est sur cette double collection que tranchaient,
abruptement, les cartons désemmaillotés. J’avais compris
tout de suite que je ne verrais plus jamais la mort comme
ça.

HISTOIRE DU REPORTER
   Quand je me réveille le lendemain, les photocopies ont
disparu de la table de chevet, et de tout autre coin ou recoin
de la chambre que je soumets sans tarder à une inspection
rapprochée. Comme je m’étais endormi devant la télévi-
sion, les coups de feu et de sifflet, les cris et les applau-
dissements des programmes nocturnes auront couvert
le bruit fait par le voleur. Pour mieux donner le change,
celui-ci a non seulement emporté le maigre contenu de
mon portefeuille, mais visité aussi mes voisins de gauche
et deux bungalows situés en contrebas de la grille.
   Mon histoire ne surprend ni n’alerte donc plus personne.
L’on m’assure même qu’une voiture suspecte a été signa-
lée à l’aube et que la chasse a déjà été donnée. De la part
du collectionneur informé je ne sais comment de la tran-
saction que je prépare, tant d’amateurisme me surprend.
Ma seconde réaction est de croire quand même à un banal
cambriolage de rôdeurs dénué de toute signification.
   Maintenant que les policiers ont dévissé la lampe de
chevet pour faire le relevé d’éventuelles empreintes, la
chambre n’est plus éclairée que par une petite ampoule
au plafond que décore un abat-jour rouge, et c’est donc
dans une obscurité quasi totale que je me suis penché sur

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le miroir où mon image affleure petit à petit, comme si elle
ne se formait que lentement au contact d’une eau ni cris-
talline ni trouble. Dès que je me suis adapté à la lumière
ambiante, l’image émergeant du liquide n’obtempère plus
à aucun de mes mouvements. La pose qui était la mienne
lorsque je tentais de scruter le noir reste maintenant
comme éternellement figée.
   Soudainement, un terrible éclair ouvre la fenêtre, arra-
chant la jalousie de sorte que tout l’espace, d’un seul
coup, baigne dans une clarté crue et que le miroir se fait
blanc comme lait. Prendre mes maux en patience. Que
faire ? Écrire à mon éditeur ? Mais pour quoi faire ? Lui
demander qu’il m’envoie de l’argent ? Une avance ? Mais
sur quelles hypothétiques recettes ? Lui téléphoner ? Mais
reconnaîtrait-il seulement ma voix ? Mon appel serait à
coup sûr filtré par une secrétaire, puis placé en attente
comme la déposition de ce matin.
   L’éditeur ne m’a jamais vu. Et, que je sache, il n’est
que très peu au courant de mon projet de publication des
lettres. Je peux garder la chambre jusqu’à la nuit tom-
bante, me signifie-t-on en peu de mots, un rien froissé tou-
tefois de ne pas me voir prolonger mon séjour. Pour tuer
un peu le temps, je m’installe à la fenêtre, d’où je regarde
le défilé de poteaux et de lignes. Par terre, l’ombre portée
des fils est ponctuée par des boules d’herbes folles.

HISTOIRE DU PHOTOGRAPHE
   Mon cher ami,
   Tu ne devineras jamais ce qu’il nous a fallu faire avant
d’installer nos appareils sur le champ de bataille ! Comme

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le nombre des soldats tombés de notre côté n’était pas
inférieur à celui des autres, du moins pas dans notre sec-
teur, le capitaine a ordonné d’enlever d’abord les corps
des nôtres. Il nous a obligés également à chercher les plus
hideux, les plus défigurés et, s’ils étaient à nous, de les
revêtir de l’uniforme de l’ennemi, pour être sûr de ne pas
manquer l’effet. Cornelius s’est évanoui en défaisant la
ceinture d’un laid barbu à demi décapité. À peine avait-il
touché le métal qu’un rat gigantesque lui a mordu les
doigts, si fins et si habiles à caler les plaques dans notre
nouvel appareil. Il nous a fallu trois heures pour dégager
les arpents les moins accidentés de tous les corps inutiles.
Le résultat satisfaisait grandement le capitaine, qui nous
félicitait à grandes rasades de whiskey. Pour nous aider à
la tâche, il brandissait aussi quelques planches qu’il avait
lui-même dessinées et dont nous avions tout intérêt, répé-
tait-il, à nous inspirer dans nos compositions.
   La lenteur des opérations faisait qu’une épaisse odeur
de putréfaction imprégnait nos habits. Nous étions plu-
sieurs à nous pencher régulièrement sur les bidons d’es-
sence pour pouvoir tenir jusqu’au soir. Revenir le lende-
main était impossible, parce qu’on sentait l’orage tout
proche.
   Quand je suis revenu deux jours plus tard, on brûlait
déjà la prairie et les cadavres. Le commandement avait
interdit de tirer sur les chacals, après que de vilains acci-
dents avaient éclaté entre les compagnies et que les sol-
dats s’étaient mis à se tirer dessus d’un secteur à l’autre.
De même avait-on interdit les mutilations, à la grande
colère de notre capitaine qui faisait raconter aux Noirs

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de sa compagnie les sévices auxquels sont exposés les
esclaves des plantations. Mais j’avais déjà lu ces horreurs,
et j’étais très fatigué, comme tu t’en doutes. Je t’écrirai
plus longuement demain.

HISTOIRE DU LIVRE
   L’ouvrage très attendu de M. Gardner aidera les jeunes
de cette nation à se rappeler toujours le sort tragique
qui attend les semeurs de discorde. Grâce au patriotisme
de MM. Philip et Salomons, ses courageux et bénévoles
éditeurs, la leçon de M. Gardner peut atteindre main-
tenant tous les foyers de la nation et servir de terrible
exemple des malheurs qu’apportent la soif et la maladie
de la désunion. Comment ne pas être effrayé à la vue de
ce champ jonché de cadavres insurgés contre l’esprit de
nos lois ? Comment ne pas frissonner en voyant la mort
vers laquelle précipitent l’injuste cause et la cruelle obs-
tination ? Il faut rendre grâce aux photographies de M.
Gardner qui peignent si bien la désolation de la félonie
qu’elles retiendront les futures générations de commettre
les mêmes errements. Aujourd’hui que l’heure de la récon-
ciliation est venue et que la nation au travail doit trouver
dans la cicatrisation de ses blessures l’énergie de sa nou-
velle prospérité, il faut que le public puisse continuer à
revivre l’enchaînement fatal des événements ayant abouti
à la mort de tant d’hommes, maris, pères et fils. Il faut
qu’il puisse s’instruire de ces images vraies comme la
nature quand on nous y montre l’œuvre de la mort dans
les yeux grands ouverts mais inanimés des soldats tombés
à Gettysburg.

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