FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
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N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » de Caroline Deyns > décembre 2020 FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste Sommaire Dossier : Niki de Saint Phalle « Trencadis » de Caroline Deyns 02. Édito 03. Entretien avec Caroline Deyns 10. Extraits choisis - « Trencadis » 11. Portrait : Niki de Saint Phalle 13. « La France pleure de Gaulle. Photo et conception graphique N. Jungerman Lettres de condoléances envoyées à la mort du Général » 15. Dernières parutions 17. Agenda
Édito Niki de Saint Phalle « Trencadis » de Caroline Deyns Nathalie Jungerman Sur la couverture du livre de Caroline Deyns, le titre, Trencadis, s’inscrit en lettres jaunes sur un portrait en noir et blanc de Niki de Saint Phalle qui pose, en 1949, pour le photographe Arnold Newman. À cette époque, Niki de Saint Phalle (1930-2002), « dont le rire a toujours allégé la peine », n’a pas commencé à peindre ni à sculpter. Elle est mannequin et mariée au poète américain Harry Mathews. Elle découvrira quelques années plus tard, à Barcelone, le parc Güell et sera fascinée par les mosaïques catalanes d’Antoni Gaudí dont la technique, le trencadis, utilise des mor- ceaux cassés et dépareillés de faïence ou de verre de couleur qui suivent les courbes des surfaces. Après Perdu, le jour où nous n’avons pas dansé (Philippe Rey, 2015), un roman consacré à la danseuse Isadora Duncan, Caroline Deyns s’intéresse à la figure de la plasticienne qui a accédé à une notoriété internationale dans les années 1960 avec sa série des Nanas, statues de femmes opulentes, aux couleurs vives et à la « gaieté féroce ». L’une d’elles, une « femme-cathédrale », monumentale, dans laquelle les visiteurs entrent pour trouver dans ses entrailles des méca- nismes de Jean Tinguely et des assemblages de Per Olof Ultvedt, est in- titulée Hon (« elle » en suédois) et exposée en 1966 au Moderna Museet de Stockholm. Elle connaît un immense succès et fait partie des instal- lations réalisées en collaboration avec Jean Tinguely, comme la Fontaine Stravinsky à Paris ou le Jardin des Tarots en Toscane. Le livre de Caroline Deyns, publié chez Quidam éditeur, est captivant. Son intérêt tient non seulement à l’évocation de l’œuvre de Niki de Saint Phalle et des événements marquants de sa vie mais aussi à l’écriture elle-même, à la multiplicité des voix, à la composition du texte morcelé qui suggère à la fois la technique du trencadis et les différentes facettes de la personnalité de l’artiste. 02
N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020 Entretien avec Caroline Deyns Propos recueillis par Nathalie Jungerman Vous avez consacré un texte à roman, et il n’en fallait pas moins Niki de Saint Phalle (1930-2002), pour que démarre la petite turbine de intitulé Trencadis, paru récem- l’imagination. D’autant plus que les ment chez Quidam. Qu’est-ce qui événements qui l’ont marquée m’of- a motivé le choix de cette artiste fraient une perspective féministe et et déclenché l’écriture de ce ro- un prétexte à explorer différemment man ? les thèmes qui motivent mon écriture depuis ses débuts : l’enfance doulou- Caroline Deyns Cela peut paraître reuse, le désamour maternel, l’avor- surprenant mais, de Niki de Saint tement, la création empêchée et/ou Phalle, je ne connaissais au départ salvatrice... Bien sûr, le roman se que ses Nanas, que je proposais, à construit autour de l’être et l’artiste l’époque, comme support d’activi- que fut Niki de Saint Phalle, mais il la tés graphiques à mes élèves. C’est déborde aussi volontairement en in- Caroline Deyns d’ailleurs en partie pour cette raison terrogeant la place et le combat des © Quidam éditeur que Trencadis s’ouvre sur une conver- femmes en général dans l’art comme Originaire de Valenciennes, Caroline sation d’enfants dans une classe de dans la société. D’où les échappées Deyns vit et enseigne à Besançon. Elle maternelle. Cette scène liminaire du texte qui, tout en respectant la est l’auteure aux éditions Philippe Rey peut apparaître déroutante pour qui trame chronologique et la véracité de Tour de plume (2011) et de Perdu, le jour où nous n’avons pas dansé (2015). s’attend à rencontrer Niki dès les des faits biographiques, donnent Elle a publié récemment Trencadis chez premières lignes, mais elle était né- également voix à d’autres femmes, Quidam. cessaire au départ de l’écriture en souvent contemporaines, parfois tant qu’elle constituait mon premier anonymes, dont l’histoire poursuit pas vers l’artiste. celle de Niki ou lui font écho. L’im- La véritable rencontre, elle, a eu lieu portant ici était de chercher à faire au MAMAC de Nice et tient du surgis- résonner le singulier d’un destin en sement. Un portrait tout d’abord, noir chacun et chacune d’entre nous, et et blanc, très grand, pris au moment d’élargir ses rébellions aux nôtres. des « Tableaux-tirs » : elle, d’une beauté saisissante, fixant l’objectif Votre précédent roman, Le jour où par-dessous avec ce regard un peu nous n’avons pas dansé (Philippe fou, sauvage, désespéré. Ce portrait Rey, 2015), portait sur Isadora m’a tout d’abord subjuguée parce Duncan, cette femme libre et dé- que je ne parvenais pas à faire le terminée qui, au début du siècle lien entre ce visage dur d’anarchiste dernier, a bouleversé les codes qui s’apprête à tout faire sauter et de la danse. l’allégresse insouciante des Nanas. Ces deux textes questionnent J’ai mieux compris en découvrant au l’expérience de la féminité, le cours de ma visite les éléments bio- corps de la femme en action, graphiques et ses premières œuvres dans l’espace, et montrent le lien exposées. Mais l’envie, très forte, entre art et vie... avait surgi : envie d’en connaître da- vantage sur la face noire, dissonante, C.D. Lorsque j’y réfléchis a poste- de cette femme, et de glaner pour riori, les liens existant entre Isadora cela tout ce que je pouvais trouver. Duncan et Niki de Saint Phalle sont À mesure de mes recherches, j’ai multiples. Le première chose qui me Caroline Deyns ainsi découvert que la vie de Niki de vient à l’esprit est leur extrême gé- Trencadis Saint Phalle était en elle-même un nérosité (car c’est une qualité que Quidam éditeur, août 2020 03
N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020 j’admire beaucoup) l’une subvenant aux besoins sa fragmentation à suggérer les morcellements Entretien avec Caroline Deyns de sa famille comme de ses élèves en Russie So- répétés du corps de Niki : à onze ans elle est viétique, l’autre n’exigeant des collectivités et des violée par son propre père, un traumatisme qui riches particuliers, lors des commandes, que le restera oblitéré jusqu’à ce qu’elle soit hospitali- remboursement des matériaux pour faire don du sée pour tentative de suicide – première explo- reste (à l’intention des femmes en prison et leurs sion dont les secousses ne cesseront jamais de enfants par exemple). La seconde serait leur dé- l’agiter. Devenue mère, elle déserte le domicile votion à l’art, leur sacerdoce au sens littéral du conjugal et abandonne ses enfants pour se dédier terme et les sacrifices qu’il exige. La troisième se- à son art – seconde explosion dont on peut pré- rait leur rage de vivre et leur avidité à l’exprimer. sumer la douleur, à laquelle s’ajoute un sentiment J’y ajouterais leur statut d’autodidactes qui en a de culpabilité qui la taraudera tout sa vie durant. fait des artistes singulières, sauvées de l’acadé- Néanmoins de cet éparpillement intérieur, elle misme et de la filiation, libres d’expérimenter. tire sa force et son élan créateur. Car tout semble Et puis, vous avez raison, il y a cette confiance n’être dans ses œuvres qu’affaire de reconstruc- avec laquelle elles habitaient leur corps. Leur fémi- tions. À l’art devenu thérapeutique, cathartique, nité était voyante, assumée, affranchie, et jouait à la sculpture, elle confie le soin de la ramifier, sur l’extravagance vestimentaire pour s’affirmer, quand bien même ce qui sort de ses mains porte qu’il en aille des boas et des robes fendues de trace de la brisure indélébile : corps patchwork femme fatale de Niki, ou de la des Nanas, agglomérats sa- nudité visible d’Isadora sous turés d’objets, mosaïques du ses voiles. Mais ces atours Jardin des Tarots... J’ai donc n’étaient cependant pas une cherché à retrouver ce corps simple coquetterie d’originale : brisé puis réassemblé, dans en les arborant dans leur vie la composition formelle, mais quotidienne (Isadora arpen- pas seulement. Il m’a plu tait les capitales européennes aussi par exemple d’épou- en tunique grecque), elles les ser son souffle raccourci par intégraient en quelque sorte l’exaltation des projets artis- directement à leur pratique tiques, l’excitation amoureu- artistique. C’est-à-dire que Niki de Saint Phalle se, la maladie ou la dépres- débarrassée du corset et de l’en- Les trois Grâces sion, à travers un phrasé resserré, trave des longues jupes, Isadora © Niki Charitable Art Foundation raccourci en propositions brèves, continuait à jouir de son corps en mouvement, hachées. Jouer sur le rythme syntaxique pour de son corps en liberté, à danser en marchant suggérer la fluctuation des émotions était aussi comme si la rue était un prolongement de son une de mes envies. Le corps éprouvé et éprou- atelier. De même, Niki aimait à dire qu’elle se ser- vant de Niki a été ainsi au cœur de mes recher- vait de son corps comme elle se servait d’un fond ches textuelles. Mais en y réfléchissant, je dirais de grillage pour faire de la sculpture, faisant ainsi que le corps tout court m’est source d’inspiration, de sa propre chair une matière à modeler, et des au-delà de celui, singulier, de mon personnage. étoffes qui la recouvraient des essais d’ornement. J’écris sur, j’écris avec. Sur le corps qui grandit, Toutes deux ont donc fait de leur corps, comme désire, souffre, jouit, vieillit ; et avec ma pro- vous le soulignez justement, le terreau premier pre corporéité, puisqu’elle est ma seule légitimité où vie et création viennent germer, se nourrir, finalement pour prétendre comprendre l’intime pousser et s’entrelacer. Et cela est d’autant plus de mon personnage, en sa qualité d’unique filtre vrai qu’elles avaient chacune à leur façon une sensible qui me relie aux autres et au monde. pratique instinctive de leur art, ancrée dans l’im- médiateté et la sensation, dansant ou sculptant Comment avez-vous envisagé l’écriture de non pas à partir d’idées ou d’intentions abstrai- Trencadis au regard de la méthode concrète tes, mais bien à partir de leurs nerfs, de leurs du trencadis, technique de mosaïque à par- fièvres, de leurs émotions. tir d’éclats de céramique ? Dans votre roman Trencadis, le corps du C.D. La forme kaléidoscopique était induite dès texte – structure sémiotique et scénogra- le premier chapitre, puisque c’est, comme je l’ai phique – semble suggérer, évoquer l’impor- évoqué précédemment, une conversation d’en- tance du corps dans l’œuvre (et la vie) de fants en classe qui a servi de point de départ, Niki de Saint Phalle... d’impulsion à l’écriture. Elle procède également de l’importance que je C.D. Le corps du texte a, en effet, vocation dans prête à la structure d’un texte, et au plaisir que 04
N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020 je prends à y réfléchir avant même envie de cette matière-là aussi et de Entretien avec Caroline Deyns d’écrire. Concernant Trencadis, il me la transformer plastiquement à mon semblait nécessaire d’échapper à la tour avec mes petits moyens d’écri- linéarité ennuyeuse d’une seule voix vaine : en travaillant sur la forme du narrative déroulant l’histoire d’une texte tout autant que sur les sono- vie. Bousculer la chronologie, propo- rités (la suite des termes a été tra- ser des éclats de vie dans le désor- vaillée pour son rythme et sa musi- dre aurait pu être une solution, mais que). Et puis les calligrammes m’ont j’avais déjà utilisé ce moyen dans donné envie de prolonger le jeu avec mon précédent roman. Multiplier les des expérimentations poétiques et voix narratives en était une autre. typographiques, légitimés par mon Très vite m’est venue l’idée des in- sujet même : une plasticienne ! terviews de personnages ayant de Toutefois, la forme mosaïque ne vaut près ou de loin gravité autour d’elle. pas que pour elle-même : elle est Ce que je voulais avec ces chapitres, bien sûr étroitement liée au fond, c’est faire miroiter les différentes fa- c’est-à-dire, comme nous l’avons cettes de Niki, admirable pour cer- évoqué juste avant, au morcellement tains, condamnable pour d’autres, intérieur d’une femme qui n’a cessé, Niki de Saint Phalle à Deià, 1955 amener des angles différents, des toute sa vie et son œuvre durant, Photographie en couleur © Niki Charitable Art Foundation, Santee, perceptions décalées, un regard dif- mue par une volonté spectaculaire, États-Unis fracté. Mais c’était aussi saisir l’op- de se rassembler et de se recréer. portunité de créer des ruptures de Pour anecdote, j’ai un temps (très tons. La vie de Niki de Saint Phalle court) mis en balance Trencadis et est assez creusée d’épisodes noirs Be my Frankenstein (titre d’une de pour que l’on puisse courir le risque ses œuvres) parce que m’intéressait de s’enfoncer dans cette obscurité et cette idée de segments de corps an- dans le pathos. Ce à quoi je me re- ciens à ravauder, recoudre entre eux, fusais : par respect pour Niki et son pour faire advenir la résurrection, la envie de vivre et de rire, pour con- renaissance. Mais le rapiéçage sug- server le mouvement de ses oscilla- géré me semblait trop empreint de tions entre dépression et exaltation, morbidité. Il y manquait les couleurs, pour ménager enfin quelques espa- le scintillement, la lumière, qui ca- ces de respiration, pour le lecteur et ractérisent l’art étonnamment vivant moi-même. Mais ces chapitres sont de Niki. D’où le choix final de Tren- aussi des aveux d’humilité. Car, qu’il cadis qui me semblait mieux suggé- en aille du personnage en littérature rer le rôle primordial de l’art dans sa ou de la personne que vous aimez, il constante réinvention d’elle-même. Niki de Saint Phalle faudra accepter de n’en avoir jamais Mon secret La Différence (1994), 2017 qu’une vision parcellaire. Était-ce un projet de bouleverser Ensuite, à côté de ces entretiens, il y les codes du roman biographi- a tous ces autres éclats, ces autres que ou est-ce venu dans la phase tesselles, dont la forme m’est venue d’écriture ? rapidement. Les citations, par exem- ple, ont été choisies comme maillon C.D. À vrai dire, je n’aime pas trop narratif : raconter l’histoire de Niki l’appellation de « roman biographi- de manière détournée, esquisser que », par méfiance des étiquettes ce qui semble être des pas-de-côté en général, même si je conçois bien mais qui n’en sont pas en vérité, tout qu’elles facilitent les catégorisations en rendant hommage à des auteurs en bibliothèque ou en librairie. Donc, et des autrices que j’admire. Les dia- non, vraiment : pas de volonté de logues, eux, ont été imaginés dans bouleverser ces codes dans lesquels la même intention de continuité nar- je ne désirais pas m’inscrire. Mon in- rative, mais aussi pour faire écho au tention était bien d’écrire un roman, premier chapitre et donner cette ré- car je considère ce genre assez po- sonnance contemporaine qui m’im- reux pour absorber tous les autres portait beaucoup. Quant aux calli- genres, assez malléable pour ac- grammes, ils m’ont été inspiré pour cueillir toutes les expérimentations Niki de Saint Phalle Une autobiographie en deux volumes certains par les inventaires de tous artisanales et ludiques de l’écrit. Au Traces 1930-1949 ces objets hétéroclites qui saturent XIXe siècle, dans la préface de Pierre Harry et moi 1950-1960 La Différence (1999), 2014 bon nombre d’œuvres de Niki. J’avais et Jean, Maupassant affirmait déjà la 05
N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020 difficulté de définir cet étrange objet littéraire au projets concernant justement l’épisode des Tirs. Entretien avec Caroline Deyns regard de sa diversité. En ce début de siècle, je Au calligramme imitant l’impact des balles devait pense que toute définition est devenue impossi- s’ajouter sur la page précédente une page trouée ble tant la liberté est devenue grande. Et quel où pouvait se lire le texte. Malheureusement, cela bonheur ! Car, lorsque l’on écrit – du moins c’est n’a pas été possible au niveau de l’imprimeur. mon avis – il faut profiter de cet espace comme J’ai beaucoup aimé travailler sur cette période car une aire de jeux s’offrant à nous et s’y amuser, il me semble que les « Tableaux-tirs » sont un des quand bien même la gravité du sujet, exacte- points de bascule dans l’œuvre et la vie de Niki. ment comme Niki et Jean désirant un art qui ne L’art comme exutoire des souffrances et colères se prenne pas au sérieux. Oui, un espace ludique rentrées prend ici pleinement son sens : faire sai- pour le romancier et ses lecteurs. Si les œuvres gner la peinture ou se faire sauter le caisson, telle de Niki peuvent se toucher, se caresser, se traver- était l’alternative, et la frénésie avec laquelle la ser, s’habiter même, mon désir – contaminé par jeune femme a tiré montre à quel point elle la le sien ? – a fini en effet par être identique : pro- minait. C’est aussi sa première véritable collabo- duire un texte, où le lecteur soit inclus, immergé, ration avec Jean Tinguely qui l’a aidée à com- invité à participer en assurant ici la jointure entre plexifier le système de sachets figurant derrière les différents éclats textuels. la toile. Enfin, les « Tableaux-tirs » qui exigeait le concours du public donnent à entrevoir la concep- Avez-vous conçu toutes les compositions ty- tion de l’art qui sera celle de Niki de Saint Phalle pographiques qui ponctuent le récit ? toute sa vie : un art collectif, un événement par- ticipatif. Chacun était en effet invité à tirer sur C.D. Oui, la totalité. Le défi qui se posait à moi, la toile comme chacun sera invité à pénétrer la la gageure que je voulais relever ici était la sui- Hon. Cependant, si cette série de happenings vante : comment rendre hommage à une œuvre contribuent à lui apporter une certaine notoriété, monumentale quand on est restreint à l’étroi- il n’en reste pas moins qu’elle a dérangé par sa tesse de la page ? Comment décrire une œuvre violence extrême et trop masculine pour une si sculpturale quand on est réduit à sa platitude ? jolie femme. Comment dire les couleurs et les matières quand on a juste le noir & blanc à notre disposition ? En La figure de l’artiste en criminelle (les Tirs) y réfléchissant, je n’ai trouvé d’autre moyen que est aussi suggérée dans le passage sur Gilles celui de jouer avec la plasticité de la page et du de Rais, ancêtre de Niki de Saint Phalle... texte. L’important était ici de faire relief : ce que Cette dernière le considère avec admiration, j’ai essayé de faire avec tous les jeux typogra- une admiration provocatrice qui exprime phiques qui essaiment le roman. Au fur et à me- peut-être son acharnement, sa détermina- sure du manuscrit, j’avais des idées très précises tion à combattre les préjugés... sur le rendu final mais pas toujours les qualités requises pour y parvenir. À cet endroit, mon fils C.D. Oui, certainement, et aussi une volonté de aîné, étudiant aux Beaux-Arts de Paris, plus com- choquer et de salir un peu plus le nom de ses pétent que moi, m’a aidée. Puis le maquettiste a parents, patronyme qu’elle avait volontairement finalisé tout cela, avec l’accord de Pascal Arnaud, conservé en tant que plasticienne dans l’idée mon éditeur, que je remercie ici encore d’avoir qu’elle contribuerait par ses extravagances artis- parié sur ce texte à la forme si singulière ! tiques et bohèmes à le déshonorer. Parmi les nombreux aïeux célèbres de la famille À la lecture de votre texte, on perçoit un de Saint Phalle figurait aussi Mme de Montes- lien avec le travail de Niki de Saint Phalle à pan. J’ai hésité à intégrer ce personnage dans la travers vos calligrammes, notamment la ci- narration, mais la figure de Gilles de Rais m’est ble à la fin du livre qui rappelle qu’elle avait apparue plus incisive. Sa réputation de violeur commencé par tirer sur ses toiles avec des d’enfants, son assimilation à Barbe-Bleue, la fas- pistolets à peinture... cination qu’il exerçait sur Niki qui déclarait crâ- nement sa fierté de l’avoir pour ancêtre : autant C.D. Si vous évoquez les cibles figurant sur la d’éléments qui resserraient le nid de serpents 2e et la 3e de couverture, elles sont une sur- de l’inceste et me semblaient suggérer la confu- prise concoctée par Pascal avec la complicité du sion de la victime vis-à-vis de son bourreau. Cela graphiste et je les ai découvertes à la réception étant, ce chapitre-là, avec celui du viol de cette de mes exemplaires. Elles ont été pensées pour petite fille de onze ans, a été particulièrement dif- faire du livre un bel objet, mais aussi à titre de ficile à écrire, et j’ai dû lutter à plusieurs reprises consolation en quelque sorte. J’ai été, en effet, contre la nausée suscitée par les images que je un peu déçue que n’ait pu se réaliser un de mes devais décrire. 06
N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020 Quels sont les documents que ment fictifs. Je crois Entretien avec Caroline Deyns vous avez lus ou vus ? Certains que l’idée vient du exergues aux chapitres qui sont temps où j’écrivais des phrases de Niki de Saint Phal- sur Isadora Duncan. le prononcées lors d’interviews J’ai lu à cette époque filmées attisent la curiosité du La petite communiste lecteur et le conduisent à regar- qui ne souriait jamais der ces séquences filmées... de Lola Lafon et je me souviens m’être dit, C.D. À dire vrai, je n’ai utilisé pour lors des passages re- écrire Trencadis que des documents latant les entretiens accessibles à tous et à toutes : les avec Nadia Comaneci, biographies, les catalogues d’expo- combien l’auteure sition, les archives vidéos et audios, avait de la chance de pouvoir affiner Niki de Saint Phalle Galerie David Pluskwa les photos accessibles à chacun et son récit en recueillant au téléphone chacune sur Internet ou dans les les confidences de son personnage, bibliothèques. Et ici, je revendique regretté de ne pouvoir en faire de mon statut de quidam s’intéressant même, et d’avoir ri de ma propre à la femme et à l’artiste que fut Niki naïveté en découvrant à la fin du li- de Saint Phalle (on ne peut pas mieux vre qu’ils étaient totalement imagi- coller au nom de sa maison d’édition !) naires. Cette confusion orchestrée Je n’ai pas prétention à l’exhaustivi- entre fiction et vérité, et le jeu qu’el- té et à l’objectivité des biographes. le suscite avec la crédulité du lecteur, Mon texte ne relève pas de ce genre. a, je pense, ressurgi au moment de D’autres l’ont fait, et bien fait, avant Trencadis et inspiré mes propres té- moi, avec un accès autorisé aux do- moignages. Néanmoins, les person- cuments confidentiels que je n’ai ja- nages à qui je donne la parole ont mais cherché à obtenir. Mon texte à tous une réalité. Eva Aeppli, le Doc- moi est différent : il s’origine dans teur Cossa, par exemple, sont des la rêverie suscitée par la documenta- personnes qui ont véritablement cô- tion amassée, l’imagination des pos- toyé Niki. En revanche, certains per- sibles autour des anecdotes, des pro- sonnages sont juste inspirés d’anec- pos et des images. Mais l’appellation dotes relatées : le forain qui a prêté Catalogue raisonné, 1949-2000. générique de « rêverie » n’existant sa carabine pour le première session Volume I, Peintures, tirs, assemblages, reliefs, 1949-2000, Lausanne, Acatos, pas encore, il faut donc que je me des « Tableaux-tirs », Madame Léa la 2001. satisfasse de celle de roman comme femme de ménage de Soisy. Et puis nous l’avons évoqué précédemment. d’autres émergent de suppositions, Cela étant, si le texte, quel que soit de suggestions, comme la faiseuse le nom qu’on ait envie de lui donner, d’ange. suscite la curiosité du lecteur/de la Enfin, pour répondre à votre seconde lectrice, c’est tant mieux, car cette question, j’ai lu un certain nombre curiosité duplique en quelque sorte de documents avant de commen- l’élan premier qui m’a portée moi- cer l’écriture, assez pour pouvoir en même vers Niki. nourrir les débuts. Cependant, j’ai continué tout au long du manuscrit, Vous mêlez le biographique, découvert certaines choses, relu la fiction, le documentaire, les d’autres, et j’ai aimé cela. J’avais témoignages (sont-ils authen- cette sensation d’entrer dans les cer- tiques ?)... Avez-vous écrit le cles concentriques et toujours rap- texte à partir de notes, d’un prochés d’une amitié ou d’un amour travail préparatoire, ou au con- commençant, prise moi-même de traire, l’avez-vous écrit en te- cette curiosité insatiable qui nous nant à distance les documents, porte vers des êtres immédiatement les intégrant au récit en sollici- aimés dont on aimerait tout savoir. Et tant votre mémoire ? qui nous autorise, pas à pas, à péné- trer leur intimité : ce qui explique le Niki de Saint Phalle C.D. Pour répondre à votre première « je » tardif, l’autorisation que je me Affiche de l’exposition qui a eu lieu au question, non, les témoignages ne suis donnée à l’utiliser, seulement en Grand Palais, Galeries nationales (17 septembre 2014 - 2 février 2015) sont pas authentiques mais pure- fin de texte. 07
N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020 Un chapitre entier peut être consacré à un C.D. Je pense que cette partie a été la plus difficile Entretien avec Caroline Deyns instant de la vie de Niki de Saint Phalle, à façonner : beaucoup de tâtonnements, d’expé- comme si une caméra se focalisait sur ce rimentations, de recommencements. Et cela pour moment particulier et que le temps s’ar- plusieurs raisons. D’abord, parce que je voulais rêtait. En revanche, à la fin du livre, plu- que ce chapitre constitue une sorte de mise en sieurs années passent en peu de pages où abyme du texte, un concentré de mosaïques, sont évoquées maladie, trahison et solitu- un précipité d’éclats. Parce que la technique du de. Pourquoi ce parti pris ? trencadis n’a jamais été mieux utilisée que dans le Jardin des Tarots, parce que cette œuvre dé- C.D. Ce qui m’importait pour la fin de sa vie, mentielle se veut réplique au Parc Güell qui avait c’était de résumer ses vingt années du Jardin littéralement enchanté Niki dans sa jeunesse, des Tarots en un nombre limité de pages pour ne cette structure fragmentée me semblait néces- pas perdre le lecteur ou la lectrice. C’était aus- saire. La seconde difficulté tenait, comme vous si d’imaginer les derniers temps le remarquez très justement, à la d’une relation passionnée avec contrainte de condenser vingt ans Jean Tinguely, la souffrance que d’une vie en une poignée de pages peut susciter un corps que l’on (et j’en ai éliminé un certain nombre croit enlaidi par le vieillissement pour éviter les longueurs !). et se heurtant au désir amoindri J’ai donc choisi de mettre bout à de l’autre, alors même qu’on a été bout des bribes de son quotidien, belle. Et la déchirure indicible que allant pour cela, chercher dans peut provoquer la mort inattendue ses lettres ce qu’elle confiait de de ce même être qui nous a com- ses routines, de ses exaltations et plété, secondé, assouvi pendant Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely. de ses accablements, de l’avan- Photo : © Jill Krementz plusieurs décennies. L’existence cée et des blocages des travaux, de Niki de Saint Phalle à cette afin d’en extraire une matière époque a probablement été plus riche, mais cette première à transformer. Elle disait par exemple histoire-là, cette histoire d’amour et de compa- passer beaucoup de temps au téléphone, ce qui gnonnage artistique sur sa fin, sollicitait mon m’a donné l’idée d’imaginer des extraits de conver- imagination, tout comme le corps malade de Niki sation téléphonique et a permis de faire glisser la à qui le souffle manquait tous les jours un peu voix narrative vers le « je » et d’exciter toutes les plus. Sa mort a été aussi source d’interrogations. émotions qui l’animaient alors. Mais pour jouer Lorsque j’ai écrit Perdu, le jour où nous n’avons sur l’aspect mélangé, il fallait aussi dire l’ordi- pas dansé, mon éditeur d’alors m’a repris sur le naire différemment : d’où les inserts de posolo- chapitre de l’accident : tout le monde, disait-il, gie de médicaments (sa santé s’étant gravement m’attendait à ce tournant, Isadora Duncan étant détériorée à cette époque), de blagues (pour se moins connue pour avoir révolutionné la danse soigner, elle avait tenté une thérapie par le rire que pour avoir péri étranglée par une écharpe et demandait à ses amis de lui téléphoner pour prise dans des roues d’une voiture. Pour Niki, l’amuser ou même de lui envoyer des cassettes c’était autrement moins spectaculaire : une mort où ils enregistraient leur propre hilarité), d’ex- à l’hôpital, un lit et une agonie autour desquels traits d’émission télévisée en italien (elle avait les proches se sont réunis pour former une ronde fait installer la télévision dans l’Impératrice et solidaire. La forme-même du cercle et l’émotion pour pouvoir progresser dans la langue). du geste m’émouvaient beaucoup. Pourtant j’ai À cela s’ajoutait la nécessité d’inscrire ce projet préféré, dans l’idée d’une autre circularité, ter- fou dans une gestation longue comme une vie, miner par une conversation d’enfants en écho au dans une continuité de parcours dont il serait premier chapitre. Tout comme j’ai voulu travailler quasiment l’aboutissement : c’est ce rôle que j’ai sur la pensée (rassurante) de Niki qui voyait la attribué aux citations. mort comme un passage derrière le rideau. Non Enfin, il me fallait parler des sculptures gigantales seulement j’en appréciais la connotation théâ- elles-mêmes. Mon intention, dès le départ, était trale, mais j’aimais aussi son caractère suggestif, de faire vivre le Jardin des Tarots de l’intérieur qui laisse au lecteur et à la lectrice la liberté de de la création pour la raconter elle, Niki, qui a concevoir l’ultime scène avec ses propres ima- si longuement habité ses œuvres au sens propre ges. comme au figuré. Contrairement aux chapitres consacrés à ses autres œuvres, je n’avais pas en- Le chapitre des Tarots résume vingt ans vie de descriptif. J’ai donc opté pour la significa- d’une vie. Comment avez-vous travaillé tion et la valeur prêtées aux différents arcanes du cette partie ? Tarot de Marseille en choisissant ceux qui me per- mettaient de construire un chaînon narratif. Ne 08
N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020 pas perdre de vue le récit, le continuer autrement une formidable Entretien avec Caroline Deyns mais le continuer : mon intention ici, à nouveau. complémen- Le travail passionnant a été ensuite de chercher tarité, si peu à donner à chacun ces bris de texte une couleur, commune aux un grain différent. Pour les différencier et leur couples d’artis- conférer leur singularité, j’ai choisi de jouer sur tes, quand bien les blancs et les polices d’écriture. De nombreux même leurs essais ont été nécessaires, et pas mal de discus- différences de sions avec mon éditeur aussi, avant d’obtenir la choix artisti- version définitive. C’est d’ailleurs lui qui a trouvé ques (Niki di- l’idée du format carte à jouer pour les Lames. sant qu’elle Puis, en dernier lieu, restait à harmoniser la jux- était la couleur taposition de mes petits éclats textuels, à les et le figuratif placer et les déplacer, pour trouver, à la manière tandis que Jean Vue d’une des fontaines du Jardin des Tarots d’un mosaïste, un rythme dans les motifs. Bref, était le mouve- un chapitre éminemment artisanal ! ment). Sans compter toutes les autres œuvres dont Tinguely était le soubassement, pensant en Pour conclure, parlez-nous de la rela- ingénieur les assises solides des sculptures monu- tion entre Niki de Saint de Phalle et Jean mentales de sa compagne. Cette complicité peu Tinguely, de leur entente artistique, leur ordinaire par sa longévité, malgré les différends, émulation... Ils étaient sur un pied d’éga- les infidélités et les séparations rognant l’intime, lité, Tinguely a même assisté Niki de Saint m’a beaucoup inspirée à vrai dire. J’ai aimé ima- Phalle, fait rare pour un couple d’artistes giner la cristallisation du désir, leurs disputes et où l’un sacrifie souvent son travail pour leurs élans recommencés, le lien amoureux indé- l’autre... fectible qui les liait l’un à l’autre, la confiance mu- tuelle qui les a menés jusqu’à ce mariage d’autant C.D. Le couple qu’elle a pu former avec Jean Tin- plus inattendu que Niki avait fini par vomir cette guely m’a subjuguée dès le départ, car, vous avez convention sociale si contraignante à l’époque. raison, rares sont les couples d’artistes où chacun Comme j’ai aimé, malgré l’immense tristesse que crée dans la même lumière que l’autre, sans être je n’ai pu m’empêcher de ressentir tout en écri- renvoyé à son obscurité, et ici je serais tentée de vant (au personnage de Jean, je m’étais attachée mettre un -e puisqu’il s’agit souvent des femmes. aussi, profondément et durablement) imaginer ce On pourrait parler à leur sujet de couple mythi- qu’avaient pu être les derniers instants de l’hom- que, sachant qu’eux-mêmes ont contribué à cons- me aimé dans les bras de cette femme sidérée truire ce mythe avec ce don inné qu’ils semblaient par la déchirure, dont le manque et la soudaine posséder pour théâtraliser leurs apparitions. En solitude pouvaient être envisagés à l’égal de leur public, ils aimaient à jouer sur leur dualité, en- amour, puisqu’égalité il y aura toujours eu dans dossant pour elle le rôle de la mondaine élégante leur duo. et docile, pour lui celui du prolétaire rude et auto- ritaire, débarquant pour des vernissages l’une en robe de soirée, l’autre en bleu de travail. Le jeu, le rire, la joie féroce de vivre cimentaient pour beaucoup leur couple. Et peut-être que cette co- médie appuyée sur la dichotomie masculin/fémi- nin pouvait se permettre toutes les extravagan- ces parce que, justement, elle n’existait pas dans leur compagnonnage artistique, dans le sens où il n’était nulle part question de domination ou de frustration. On pourrait parler au contraire d’ému- lation constante – Niki parlait même de rivalité – chacun renchérissant sur l’autre dans la din- gueries des projets, se surpassant pour le simple L’Impératrice, Jardin des Tarots, Toscane. plaisir de la prouesse (à titre d’exemple le Jardin des Tarots se veut réponse au Cyclop). Et quand ils ne créaient pas chacun de leur côté pour se défier et s’épater, ils œuvraient ensemble avec 09
N°199 - Nathalie Léger et Bertrand Schefer > déc. 2018 N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020 Extraits choisis un cheminement bref de la dislocation vers la reconstruction. Extraits choisis - Trencadis Concasser l’unique pour épanouir le composite, broyer le figé pour enfanter le mouvement, briser le quotidien pour inventer le féérique, c’est cela ? Elle rit : ce devrait être presque un art de vie, non ? « Trencadis » de Caroline Deyns Page 111 © Quidam éditeur – Alors voilà, mon nom est Andréas Vlieghe, je suis forain. Un très vieux forain. Assez vieux pour être né dans une roulotte. [...] Ce qui vous intéresse de toute façon ce n’est pas le début du siècle, hein, c’est les années soixante ? L’odeur de barbe à papa, Page 59 les micros saturés, les nouveaux manèges à sensations, le Scenic Railways, le Skiliff, le Rotor, le Tagada, tout ça ? D’accord. Moi — Harry, chéri, et si on s’installait ici définitivement ? là-dedans je tenais le stand de tirs boulevard Pasteur, comme — Tu veux dire quitter Majorque pour emménager à Barcelone ? mon père, comme mon fils, parce que de père en fils bien sûr. Et — Non ici même, dans une des trois maisons en contrebas, pour ce qui est des deux personnes dont vous me parlez, je m’en celle de Gaudí peut-être ? souviens effectivement très bien. — Habiter le parc Güell ? ? — Tu imagines ? Moi oui ! Je crois que je pourrais y être – Ce que j’ai pensé en les voyant débarquer ? Eh bien, c’est lui éternellement heureuse. On interdirait l’accès du palais aux qui m’a demandé s’ils pouvaient faire une partie. Quand je l’ai chiants et aux cons, seuls les copains pourraient entrer. Je vue, elle, avec son visage de poupée à côté de sa gueule d’hom- serais la Princesse et toi le Monstre qui me garde. me, je l’ai prise pour une de ces petites gonzesses que j’aimais à — Je me voyais plutôt comme Prince Charmant à vrai dire. voir défiler devant mon stand, vous savez, celles qui restent pen- — Mais le Prince Charmant, c’est le cabot qui gronde sur le dues au bras de leur copain, avec leurs joues toutes rosies par la paillasson pour qu’on lui ouvre la porte, et moi je te veux à frousse et l’admiration, et ces cris de tourterelle qu’elles poussent l’intérieur, toujours. Ta peau se couvrirait d’écailles multicolo- à la moindre secousse ? Le genre de mignonnes qui supplient res, tu serais beau, piquant et chevauchable, je t’aimerais plus après un ours en peluche et se bouchent les oreilles de carrousel que tout... pour voir leurs cheveux flotter. Elle portait un bonnet à pompon — Je ne te ficherais pas la trouille ? et un blouson d’homme trop grand pour elle. Lui, il avait un bras — Si, une trouille dingue, et c’est ça qui m’exciterait ! Vois-tu, autour de ses épaules [...] la Princesse est une gosse perverse qui finit toujours par cou- Toujours est-il que c’est à lui que j’ai spontanément tendu la cher avec son dragon, c’est ce que les contes ne disent pas et carabine après qu’ils aient vidé le contenu de leur porte-monnaie ils ont tort. Il faut que je réécrive les contes. et qu’ils m’aient tendu un tas de piécettes pour payer leur partie. — Tu voulais déjà annexer le Palais Idéal du Facteur Cheval il Le type m’a alors rigolé au nez, et puis en repoussant la crosse, y a deux mois. il m’a dit Ah non, c’est pas pour moi, c’est pour elle. Peut-être — Mais ces lieux ont été bâtis pour moi tu comprends ? Ou que j’ai fait une grimace à ce moment-là. Moi je n’aime pas trop plutôt non, par moi. Oui, c’est ça, on a infiltré ma cervelle, donner mes carabines à des filles, elles ne sont pas faites pour ça aspiré mes rêves pour les offrir à Gaudí qui n’avait plus qu’à les filles. [...] en devenir l’architecte. Quoi de plus normal que j’habite ce que j’ai imaginé ? – Oui, vous avez raison, elle m’a bluffé. L’épate totale ! Parce que — Cet endroit étant propriété de la ville et une des destina- la petite, elle tirait comme une professionnelle. Quatre cartons en tions touristiques barcelonaises les plus courues, je crains, cinq tirs, comme ça ! C’était drôle de la voir épauler la carabine hélas, que cet argument ne soit pas recevable. comme si elle était aussi légère qu’un plumeau ou un chiffon à — Je savais bien que tu viendrais ruiner mon projet avec ta épousseter, enfoncer son œil dans le viseur en plissant son joli petite logique raisonneuse. Tant pis. Je construirai mon propre museau. En vrai, je l’ai vue se métamorphoser. Elle avait à cet endroit magique. instant-là un air dur, froid, presque masculin je dirais. Les ballons — Les Français disent bâtir un château en Espagne. ont éclaté avec un pop tout sec, on aurait dit qu’eux-mêmes — C’est ce que je ferai ! avaient été pris par surprise. — Ils disent cela pour se moquer de l’inconstructible. — Les Français fantasment et les Américains entreprennent. Page 214 Je suis franco-américaine, mon château, je l’imaginerai et le construirai avec des courbes comme des bras qui vous entou- – Mais je vois que vous connaissez déjà l’histoire. Je vous la ra- rent, et de la couleur, de la couleur à rendre ivre. Tu m’aide- conte quand même ? Oui ? Alors voilà, Judith et moi, nous avons ras, dis Harry ? donc demandé un entretien à l’artiste qui se trouvait à New York pour une expo de Nanas à la galerie Alexander Iolas. C’était au Page 61 printemps 66 si je ne me trompe pas. En tout cas au printemps, c’est sûr. Je me souviens des cerisiers en fleur sur lesquels je me Elle hait l’arête, la ligne droite, la symétrie. Le fait est qu’elle suis extasiée, et de Judith qui se foutait de moi en disant que possède un corps à géométrie variable, extraordinairement j’avais des goûts terriblement genrés. Bref, on est arrivés à la réactif au milieu qui l’entoure, des tripes modulables et rétrac- porte de l’appartement de Niki de Saint Phalle, on a sonné, elle tiles qu’un espace charpenté au cordeau parvient à compacter a ouvert. Et puis là... Je ne sais pas pourquoi ça m’a fait un choc au format cube à angle aigus. À l’inverse, l’ondulation, la pareil. Peut-être parce que j’avais en tête l’image d’une artiste courbe, le rond ont le pouvoir de déliter la moindre de ses ten- plus jolie que la moyenne, flottant dans des vestes ou des chemi- sions. Délayer les amertumes, délier les pliures : un langage ses d’homme salopées de peinture, avec des cheveux taillés à la architectural qui parlerait la langue des berceuses. Aussi vit- serpe qu’elle fourrait quelque fois sous un bonnet ou un foulard, elle sa visite au parc Güell comme une véritable épiphanie. et un visage pointu de chat égyptien par-dessus. Rien à voir avec Tout ici la transporte, des vagues pierrées à leur miroitement ce sosie de Greta Garbo qui se tenait devant nous, cette vamp singulier. Dès le soir, elle se renseigne. Trencadis est le mot au sourire peint et aux yeux bichés, lacés d’un long boa blanc (catalan) qu’elle retient. Une mosaïque d’éclats de céramique duveteux. J’ai cru que nous nous étions trompées d’appartement, et de verre, lui explique-t-on. De la vieille vaisselle cassée re- d’immeuble peut-être. Mais elle s’est aussitôt présentée en nous cyclée pour faire simple. Si je comprends bien, le trencadis est tendant une main gracieuse qu’on aurait pu baiser avec passion si nous avions été des hommes. Manque de pot, nous étions des 10
N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020 femmes pour qui féminine et féministe demeuraient des termes Niki de Saint Phalle Portrait - Niki de Saint Phalle rigoureusement antithétiques. J’ai grimacé à l’adresse de Judith tandis que l’artiste nous conduisait jusqu’au salon grimpée sur Portrait ses talons aiguilles – vous savez ce genre de godasses qui portent le concept du soulier au comble de l’absurdité en vous étirant la cheville comme on file du verre, votre cheville que chaque pas promet à la brisure, trop fine et vacillante, si joliment cassable, puisque c’est de cela dont il s’agit : contraindre votre fragilité en Par Corinne Amar vous parlant d’élégance ! Bref, j’étais stupéfaite. Comment cette femme dont j’avais réussi à admettre la rébellion après l’avoir vue brandir une carabine pour éclater ce qui m’avait semblé être des symboles de ces soumissions humiliantes auxquelles nous sommes vouées, comment pouvait-elle se laisser sexualiser, objectiver de la sorte ? Comment, bon dieu, pouvait-elle se pro- Ses figures féminines acidulées, énormes, solai- mener le plus naturellement du monde dans ce salon en débitant res, décomplexées, les Nanas, l’auront fait con- des mondanités alors que tout son être, de ses orteils compres- naître dans le monde entier. En 1964, Niki de sés à ses cheveux impeccablement lissés, portait la marque de Saint Phalle (1930-2002) qui a trente-quatre ans, l’emprise machiste ? [...] annonce à son confident, l’historien d’art suédois (premier directeur du Centre Georges-Pompidou à Paris de 1977 à 1981), Pontus Hulten, qu’el- le vient de faire une énorme statue, une fem- me très bizarre, quinze fois plus grosse et plus grande qu’elle, debout sur des talons, avec de très belles couleurs. Ainsi naissent les Nanas de Sites Internet Niki de Saint Phalle, créatures sans yeux, exu- Quidam éditeur bérantes, fantasques, opulentes et légères, qui https://www.quidamediteur.com se déclinent dans des postures inattendues, tou- jours en équilibre, soulevées du sol, défiant les Beaux-Arts Magazine - Niki de Saint Phalle https://www.beauxarts.com/grand-format/niki-de-saint- lois de l’anatomie comme de la pesanteur. La plus phalle-en-3-minutes/ phénoménale d’entre elles sera sans doute celle qu’on retrouve en 1966, à Stockholm, dans le Niki de Saint Phalle, l’atelier de l’artiste (archive sous- hall du Moderna Museet, à la demande de Pontus titrée) https://www.youtube.com/watch?v=jDxpIKqks6o Hulten, son directeur : une gigantesque femme- France Culture - Niki de Saint Phalle cathédrale couchée sur le dos, cuisses écartées, https://www.franceculture.fr/emissions/une-vie-une-oeuvre/ sexe ouvert par lequel les visiteurs peuvent en- niki-de-saint-phalle-jai-decide-tres-tot-detre-une-heroine- limportant-etait-que-ce-fut-difficile trer pour découvrir dans les entrailles toutes sor- tes d’activités ludiques. MAMAC, Nice – Collection Niki de Saint Phalle Elle naît, Catherine Marie-Agnès Fal de Saint https://www.mamac-nice.org/fr/collection/niki-de-saint- Phalle, à Neuilly-sur-Seine, dans une famille phalle/ franco-américaine bourgeoise : son père est un Interview de Niki de Saint Phalle banquier français installé à New York, puis ruiné https://www.youtube.com/watch?v=-Eh2gbwEL7g par le krach boursier de 1929 ; sa mère est amé- Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely évoquent leur ricaine, issue d’une famille fortunée de planteurs travail commun du Sud. Elle passe les quatre premières années https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000001533/ de sa vie au domicile de ses grands-parents dans niki-de-saint-phalle-et-jean-tinguely-evoquent-leur-travail- la Nièvre, avant de rejoindre ses parents, réins- commun.html tallés aux États-Unis, à Greenwich. Niki de Saint Phalle & Jean Tinguely - Les Bonnie & « Enfant, je ne pouvais pas m’identifier à ma Clyde de l’Art 55’ in ARTS CULTURE mère, à ma grand-mère, à mes tantes ou aux https://www.youtube.com/watch?v=3y-I- KpxiG8&feature=emb_logo amies de ma mère. Un petit groupe plutôt mal- heureux. Je ne voulais pas devenir, comme elles, les gardiennes du foyer. (...) Je compris très tôt que les hommes avaient le pouvoir et ce pouvoir, je le voulais. Je n’accepterais pas les limites que ma mère tentait d’imposer à ma vie parce que j’étais une femme. (...) Quand devient-on rebelle ? Dans le ventre de sa mère ? À cinq ans, à dix ans ? » écrivait-elle à propos de son enfance, dans une de ses lettres à Pontus Hulten, datée de 11
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