FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste

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N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » de Caroline Deyns > décembre 2020

                                                   FloriLettres
                                              Revue littéraire de la Fondation La Poste

                                                                    Sommaire
                                                                                    Dossier :

                                                                                Niki de Saint Phalle
                                                                          « Trencadis » de Caroline Deyns

                                                                    02.   Édito
                                                                    03.   Entretien avec Caroline Deyns
                                                                    10.   Extraits choisis - « Trencadis »
                                                                    11.   Portrait : Niki de Saint Phalle

                                                                    13. « La France pleure de Gaulle.
 Photo et conception graphique N. Jungerman

                                                                        Lettres de condoléances envoyées
                                                                        à la mort du Général »
                                                                    15. Dernières parutions
                                                                    17. Agenda
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Édito
Niki de Saint Phalle
« Trencadis » de Caroline Deyns
Nathalie Jungerman

Sur la couverture du livre de Caroline Deyns, le titre, Trencadis, s’inscrit
en lettres jaunes sur un portrait en noir et blanc de Niki de Saint Phalle qui
pose, en 1949, pour le photographe Arnold Newman. À cette époque, Niki
de Saint Phalle (1930-2002), « dont le rire a toujours allégé la peine »,
n’a pas commencé à peindre ni à sculpter. Elle est mannequin et mariée
au poète américain Harry Mathews. Elle découvrira quelques années
plus tard, à Barcelone, le parc Güell et sera fascinée par les mosaïques
catalanes d’Antoni Gaudí dont la technique, le trencadis, utilise des mor-
ceaux cassés et dépareillés de faïence ou de verre de couleur qui suivent
les courbes des surfaces. Après Perdu, le jour où nous n’avons pas dansé
(Philippe Rey, 2015), un roman consacré à la danseuse Isadora Duncan,
Caroline Deyns s’intéresse à la figure de la plasticienne qui a accédé à
une notoriété internationale dans les années 1960 avec sa série des
Nanas, statues de femmes opulentes, aux couleurs vives et à la « gaieté
féroce ». L’une d’elles, une « femme-cathédrale », monumentale, dans
laquelle les visiteurs entrent pour trouver dans ses entrailles des méca-
nismes de Jean Tinguely et des assemblages de Per Olof Ultvedt, est in-
titulée Hon (« elle » en suédois) et exposée en 1966 au Moderna Museet
de Stockholm. Elle connaît un immense succès et fait partie des instal-
lations réalisées en collaboration avec Jean Tinguely, comme la Fontaine
Stravinsky à Paris ou le Jardin des Tarots en Toscane.
Le livre de Caroline Deyns, publié chez Quidam éditeur, est captivant.
Son intérêt tient non seulement à l’évocation de l’œuvre de Niki de Saint
Phalle et des événements marquants de sa vie mais aussi à l’écriture
elle-même, à la multiplicité des voix, à la composition du texte morcelé
qui suggère à la fois la technique du trencadis et les différentes facettes
de la personnalité de l’artiste.

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N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020

Entretien avec
Caroline Deyns
Propos recueillis par Nathalie Jungerman

Vous avez consacré un texte à              roman, et il n’en fallait pas moins
Niki de Saint Phalle (1930-2002),          pour que démarre la petite turbine de
intitulé Trencadis, paru récem-            l’imagination. D’autant plus que les
ment chez Quidam. Qu’est-ce qui            événements qui l’ont marquée m’of-
a motivé le choix de cette artiste         fraient une perspective féministe et
et déclenché l’écriture de ce ro-          un prétexte à explorer différemment
man ?                                      les thèmes qui motivent mon écriture
                                           depuis ses débuts : l’enfance doulou-
Caroline Deyns Cela peut paraître          reuse, le désamour maternel, l’avor-
surprenant mais, de Niki de Saint          tement, la création empêchée et/ou
Phalle, je ne connaissais au départ        salvatrice... Bien sûr, le roman se
que ses Nanas, que je proposais, à         construit autour de l’être et l’artiste
l’époque, comme support d’activi-          que fut Niki de Saint Phalle, mais il la
tés graphiques à mes élèves. C’est         déborde aussi volontairement en in-        Caroline Deyns
d’ailleurs en partie pour cette raison     terrogeant la place et le combat des       © Quidam éditeur
que Trencadis s’ouvre sur une conver-      femmes en général dans l’art comme
                                                                                      Originaire de Valenciennes, Caroline
sation d’enfants dans une classe de        dans la société. D’où les échappées        Deyns vit et enseigne à Besançon. Elle
maternelle. Cette scène liminaire          du texte qui, tout en respectant la        est l’auteure aux éditions Philippe Rey
peut apparaître déroutante pour qui        trame chronologique et la véracité         de Tour de plume (2011) et de Perdu, le
                                                                                      jour où nous n’avons pas dansé (2015).
s’attend à rencontrer Niki dès les         des faits biographiques, donnent           Elle a publié récemment Trencadis chez
premières lignes, mais elle était né-      également voix à d’autres femmes,          Quidam.
cessaire au départ de l’écriture en        souvent contemporaines, parfois
tant qu’elle constituait mon premier       anonymes, dont l’histoire poursuit
pas vers l’artiste.                        celle de Niki ou lui font écho. L’im-
 La véritable rencontre, elle, a eu lieu   portant ici était de chercher à faire
au MAMAC de Nice et tient du surgis-       résonner le singulier d’un destin en
sement. Un portrait tout d’abord, noir     chacun et chacune d’entre nous, et
et blanc, très grand, pris au moment       d’élargir ses rébellions aux nôtres.
des « Tableaux-tirs » : elle, d’une
beauté saisissante, fixant l’objectif       Votre précédent roman, Le jour où
par-dessous avec ce regard un peu          nous n’avons pas dansé (Philippe
fou, sauvage, désespéré. Ce portrait       Rey, 2015), portait sur Isadora
m’a tout d’abord subjuguée parce           Duncan, cette femme libre et dé-
que je ne parvenais pas à faire le         terminée qui, au début du siècle
lien entre ce visage dur d’anarchiste      dernier, a bouleversé les codes
qui s’apprête à tout faire sauter et       de la danse.
l’allégresse insouciante des Nanas.        Ces deux textes questionnent
J’ai mieux compris en découvrant au        l’expérience de la féminité, le
cours de ma visite les éléments bio-       corps de la femme en action,
graphiques et ses premières œuvres         dans l’espace, et montrent le lien
exposées. Mais l’envie, très forte,        entre art et vie...
avait surgi : envie d’en connaître da-
vantage sur la face noire, dissonante,     C.D. Lorsque j’y réfléchis a poste-
de cette femme, et de glaner pour          riori, les liens existant entre Isadora
cela tout ce que je pouvais trouver.       Duncan et Niki de Saint Phalle sont
À mesure de mes recherches, j’ai           multiples. Le première chose qui me        Caroline Deyns
ainsi découvert que la vie de Niki de      vient à l’esprit est leur extrême gé-      Trencadis
Saint Phalle était en elle-même un         nérosité (car c’est une qualité que        Quidam éditeur, août 2020

                                                                                                                            03
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N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020

                                j’admire beaucoup) l’une subvenant aux besoins sa fragmentation à suggérer les morcellements
Entretien avec Caroline Deyns

                                de sa famille comme de ses élèves en Russie So- répétés du corps de Niki : à onze ans elle est
                                viétique, l’autre n’exigeant des collectivités et des violée par son propre père, un traumatisme qui
                                riches particuliers, lors des commandes, que le restera oblitéré jusqu’à ce qu’elle soit hospitali-
                                remboursement des matériaux pour faire don du sée pour tentative de suicide – première explo-
                                reste (à l’intention des femmes en prison et leurs sion dont les secousses ne cesseront jamais de
                                enfants par exemple). La seconde serait leur dé- l’agiter. Devenue mère, elle déserte le domicile
                                votion à l’art, leur sacerdoce au sens littéral du conjugal et abandonne ses enfants pour se dédier
                                terme et les sacrifices qu’il exige. La troisième se- à son art – seconde explosion dont on peut pré-
                                rait leur rage de vivre et leur avidité à l’exprimer. sumer la douleur, à laquelle s’ajoute un sentiment
                                J’y ajouterais leur statut d’autodidactes qui en a de culpabilité qui la taraudera tout sa vie durant.
                                fait des artistes singulières, sauvées de l’acadé- Néanmoins de cet éparpillement intérieur, elle
                                misme et de la filiation, libres d’expérimenter.               tire sa force et son élan créateur. Car tout semble
                                Et puis, vous avez raison, il y a cette confiance n’être dans ses œuvres qu’affaire de reconstruc-
                                avec laquelle elles habitaient leur corps. Leur fémi- tions. À l’art devenu thérapeutique, cathartique,
                                nité était voyante, assumée, affranchie, et jouait à la sculpture, elle confie le soin de la ramifier,
                                sur l’extravagance vestimentaire pour s’affirmer, quand bien même ce qui sort de ses mains porte
                                qu’il en aille des boas et des robes fendues de trace de la brisure indélébile : corps patchwork
                                femme fatale de Niki, ou de la                                                      des Nanas, agglomérats sa-
                                nudité visible d’Isadora sous                                                       turés d’objets, mosaïques du
                                ses voiles. Mais ces atours                                                         Jardin des Tarots... J’ai donc
                                n’étaient cependant pas une                                                         cherché à retrouver ce corps
                                simple coquetterie d’originale :                                                    brisé puis réassemblé, dans
                                en les arborant dans leur vie                                                       la composition formelle, mais
                                quotidienne (Isadora arpen-                                                         pas seulement. Il m’a plu
                                tait les capitales européennes                                                      aussi par exemple d’épou-
                                en tunique grecque), elles les                                                      ser son souffle raccourci par
                                intégraient en quelque sorte                                                        l’exaltation des projets artis-
                                directement à leur pratique                                                         tiques, l’excitation amoureu-
                                artistique. C’est-à-dire que                     Niki de Saint Phalle               se, la maladie ou la dépres-
                                débarrassée du corset et de l’en-                  Les trois Grâces          sion, à travers un phrasé resserré,
                                trave des longues jupes, Isadora           © Niki Charitable Art Foundation  raccourci en propositions brèves,
                                continuait à jouir de son corps en mouvement, hachées. Jouer sur le rythme syntaxique pour
                                de son corps en liberté, à danser en marchant suggérer la fluctuation des émotions était aussi
                                comme si la rue était un prolongement de son une de mes envies. Le corps éprouvé et éprou-
                                atelier. De même, Niki aimait à dire qu’elle se ser- vant de Niki a été ainsi au cœur de mes recher-
                                vait de son corps comme elle se servait d’un fond ches textuelles. Mais en y réfléchissant, je dirais
                                de grillage pour faire de la sculpture, faisant ainsi que le corps tout court m’est source d’inspiration,
                                de sa propre chair une matière à modeler, et des au-delà de celui, singulier, de mon personnage.
                                étoffes qui la recouvraient des essais d’ornement. J’écris sur, j’écris avec. Sur le corps qui grandit,
                                Toutes deux ont donc fait de leur corps, comme désire, souffre, jouit, vieillit ; et avec ma pro-
                                vous le soulignez justement, le terreau premier pre corporéité, puisqu’elle est ma seule légitimité
                                où vie et création viennent germer, se nourrir, finalement pour prétendre comprendre l’intime
                                pousser et s’entrelacer. Et cela est d’autant plus de mon personnage, en sa qualité d’unique filtre
                                vrai qu’elles avaient chacune à leur façon une sensible qui me relie aux autres et au monde.
                                pratique instinctive de leur art, ancrée dans l’im-
                                médiateté et la sensation, dansant ou sculptant Comment avez-vous envisagé l’écriture de
                                non pas à partir d’idées ou d’intentions abstrai- Trencadis au regard de la méthode concrète
                                tes, mais bien à partir de leurs nerfs, de leurs du trencadis, technique de mosaïque à par-
                                fièvres, de leurs émotions.                                    tir d’éclats de céramique ?

                                Dans votre roman Trencadis, le corps du                      C.D. La forme kaléidoscopique était induite dès
                                texte – structure sémiotique et scénogra-                    le premier chapitre, puisque c’est, comme je l’ai
                                phique – semble suggérer, évoquer l’impor-                   évoqué précédemment, une conversation d’en-
                                tance du corps dans l’œuvre (et la vie) de                   fants en classe qui a servi de point de départ,
                                Niki de Saint Phalle...                                      d’impulsion à l’écriture.
                                                                                             Elle procède également de l’importance que je
                                C.D. Le corps du texte a, en effet, vocation dans            prête à la structure d’un texte, et au plaisir que

                                                                                                                                                      04
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N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020

                                je prends à y réfléchir avant même            envie de cette matière-là aussi et de
Entretien avec Caroline Deyns

                                d’écrire. Concernant Trencadis, il me        la transformer plastiquement à mon
                                semblait nécessaire d’échapper à la          tour avec mes petits moyens d’écri-
                                linéarité ennuyeuse d’une seule voix         vaine : en travaillant sur la forme du
                                narrative déroulant l’histoire d’une         texte tout autant que sur les sono-
                                vie. Bousculer la chronologie, propo-        rités (la suite des termes a été tra-
                                ser des éclats de vie dans le désor-         vaillée pour son rythme et sa musi-
                                dre aurait pu être une solution, mais        que). Et puis les calligrammes m’ont
                                j’avais déjà utilisé ce moyen dans           donné envie de prolonger le jeu avec
                                mon précédent roman. Multiplier les          des expérimentations poétiques et
                                voix narratives en était une autre.          typographiques, légitimés par mon
                                Très vite m’est venue l’idée des in-         sujet même : une plasticienne !
                                terviews de personnages ayant de             Toutefois, la forme mosaïque ne vaut
                                près ou de loin gravité autour d’elle.       pas que pour elle-même : elle est
                                Ce que je voulais avec ces chapitres,        bien sûr étroitement liée au fond,
                                c’est faire miroiter les différentes fa-     c’est-à-dire, comme nous l’avons
                                cettes de Niki, admirable pour cer-          évoqué juste avant, au morcellement
                                tains, condamnable pour d’autres,            intérieur d’une femme qui n’a cessé,      Niki de Saint Phalle à Deià, 1955
                                amener des angles différents, des            toute sa vie et son œuvre durant,         Photographie en couleur
                                                                                                                       © Niki Charitable Art Foundation, Santee,
                                perceptions décalées, un regard dif-         mue par une volonté spectaculaire,        États-Unis
                                fracté. Mais c’était aussi saisir l’op-      de se rassembler et de se recréer.
                                portunité de créer des ruptures de           Pour anecdote, j’ai un temps (très
                                tons. La vie de Niki de Saint Phalle         court) mis en balance Trencadis et
                                est assez creusée d’épisodes noirs           Be my Frankenstein (titre d’une de
                                pour que l’on puisse courir le risque        ses œuvres) parce que m’intéressait
                                de s’enfoncer dans cette obscurité et        cette idée de segments de corps an-
                                dans le pathos. Ce à quoi je me re-          ciens à ravauder, recoudre entre eux,
                                fusais : par respect pour Niki et son        pour faire advenir la résurrection, la
                                envie de vivre et de rire, pour con-         renaissance. Mais le rapiéçage sug-
                                server le mouvement de ses oscilla-          géré me semblait trop empreint de
                                tions entre dépression et exaltation,        morbidité. Il y manquait les couleurs,
                                pour ménager enfin quelques espa-             le scintillement, la lumière, qui ca-
                                ces de respiration, pour le lecteur et       ractérisent l’art étonnamment vivant
                                moi-même. Mais ces chapitres sont            de Niki. D’où le choix final de Tren-
                                aussi des aveux d’humilité. Car, qu’il       cadis qui me semblait mieux suggé-
                                en aille du personnage en littérature        rer le rôle primordial de l’art dans sa
                                ou de la personne que vous aimez, il         constante réinvention d’elle-même.        Niki de Saint Phalle
                                faudra accepter de n’en avoir jamais                                                   Mon secret
                                                                                                                       La Différence (1994), 2017
                                qu’une vision parcellaire.                   Était-ce un projet de bouleverser
                                Ensuite, à côté de ces entretiens, il y      les codes du roman biographi-
                                a tous ces autres éclats, ces autres         que ou est-ce venu dans la phase
                                tesselles, dont la forme m’est venue         d’écriture ?
                                rapidement. Les citations, par exem-
                                ple, ont été choisies comme maillon          C.D. À vrai dire, je n’aime pas trop
                                narratif : raconter l’histoire de Niki       l’appellation de « roman biographi-
                                de manière détournée, esquisser              que », par méfiance des étiquettes
                                ce qui semble être des pas-de-côté           en général, même si je conçois bien
                                mais qui n’en sont pas en vérité, tout       qu’elles facilitent les catégorisations
                                en rendant hommage à des auteurs             en bibliothèque ou en librairie. Donc,
                                et des autrices que j’admire. Les dia-       non, vraiment : pas de volonté de
                                logues, eux, ont été imaginés dans           bouleverser ces codes dans lesquels
                                la même intention de continuité nar-         je ne désirais pas m’inscrire. Mon in-
                                rative, mais aussi pour faire écho au        tention était bien d’écrire un roman,
                                premier chapitre et donner cette ré-         car je considère ce genre assez po-
                                sonnance contemporaine qui m’im-             reux pour absorber tous les autres
                                portait beaucoup. Quant aux calli-           genres, assez malléable pour ac-
                                grammes, ils m’ont été inspiré pour          cueillir toutes les expérimentations      Niki de Saint Phalle
                                                                                                                       Une autobiographie en deux volumes
                                certains par les inventaires de tous         artisanales et ludiques de l’écrit. Au    Traces 1930-1949
                                ces objets hétéroclites qui saturent         XIXe siècle, dans la préface de Pierre    Harry et moi 1950-1960
                                                                                                                       La Différence (1999), 2014
                                bon nombre d’œuvres de Niki. J’avais         et Jean, Maupassant affirmait déjà la

                                                                                                                                                              05
FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020

                                difficulté de définir cet étrange objet littéraire au         projets concernant justement l’épisode des Tirs.
Entretien avec Caroline Deyns

                                regard de sa diversité. En ce début de siècle, je           Au calligramme imitant l’impact des balles devait
                                pense que toute définition est devenue impossi-              s’ajouter sur la page précédente une page trouée
                                ble tant la liberté est devenue grande. Et quel             où pouvait se lire le texte. Malheureusement, cela
                                bonheur ! Car, lorsque l’on écrit – du moins c’est          n’a pas été possible au niveau de l’imprimeur.
                                mon avis – il faut profiter de cet espace comme              J’ai beaucoup aimé travailler sur cette période car
                                une aire de jeux s’offrant à nous et s’y amuser,            il me semble que les « Tableaux-tirs » sont un des
                                quand bien même la gravité du sujet, exacte-                points de bascule dans l’œuvre et la vie de Niki.
                                ment comme Niki et Jean désirant un art qui ne              L’art comme exutoire des souffrances et colères
                                se prenne pas au sérieux. Oui, un espace ludique            rentrées prend ici pleinement son sens : faire sai-
                                pour le romancier et ses lecteurs. Si les œuvres            gner la peinture ou se faire sauter le caisson, telle
                                de Niki peuvent se toucher, se caresser, se traver-         était l’alternative, et la frénésie avec laquelle la
                                ser, s’habiter même, mon désir – contaminé par              jeune femme a tiré montre à quel point elle la
                                le sien ? – a fini en effet par être identique : pro-        minait. C’est aussi sa première véritable collabo-
                                duire un texte, où le lecteur soit inclus, immergé,         ration avec Jean Tinguely qui l’a aidée à com-
                                invité à participer en assurant ici la jointure entre       plexifier le système de sachets figurant derrière
                                les différents éclats textuels.                             la toile. Enfin, les « Tableaux-tirs » qui exigeait le
                                                                                            concours du public donnent à entrevoir la concep-
                                Avez-vous conçu toutes les compositions ty-                 tion de l’art qui sera celle de Niki de Saint Phalle
                                pographiques qui ponctuent le récit ?                       toute sa vie : un art collectif, un événement par-
                                                                                            ticipatif. Chacun était en effet invité à tirer sur
                                C.D. Oui, la totalité. Le défi qui se posait à moi,          la toile comme chacun sera invité à pénétrer la
                                la gageure que je voulais relever ici était la sui-         Hon. Cependant, si cette série de happenings
                                vante : comment rendre hommage à une œuvre                  contribuent à lui apporter une certaine notoriété,
                                monumentale quand on est restreint à l’étroi-               il n’en reste pas moins qu’elle a dérangé par sa
                                tesse de la page ? Comment décrire une œuvre                violence extrême et trop masculine pour une si
                                sculpturale quand on est réduit à sa platitude ?            jolie femme.
                                Comment dire les couleurs et les matières quand
                                on a juste le noir & blanc à notre disposition ? En         La figure de l’artiste en criminelle (les Tirs)
                                y réfléchissant, je n’ai trouvé d’autre moyen que            est aussi suggérée dans le passage sur Gilles
                                celui de jouer avec la plasticité de la page et du          de Rais, ancêtre de Niki de Saint Phalle...
                                texte. L’important était ici de faire relief : ce que       Cette dernière le considère avec admiration,
                                j’ai essayé de faire avec tous les jeux typogra-            une admiration provocatrice qui exprime
                                phiques qui essaiment le roman. Au fur et à me-             peut-être son acharnement, sa détermina-
                                sure du manuscrit, j’avais des idées très précises          tion à combattre les préjugés...
                                sur le rendu final mais pas toujours les qualités
                                requises pour y parvenir. À cet endroit, mon fils            C.D. Oui, certainement, et aussi une volonté de
                                aîné, étudiant aux Beaux-Arts de Paris, plus com-           choquer et de salir un peu plus le nom de ses
                                pétent que moi, m’a aidée. Puis le maquettiste a            parents, patronyme qu’elle avait volontairement
                                finalisé tout cela, avec l’accord de Pascal Arnaud,          conservé en tant que plasticienne dans l’idée
                                mon éditeur, que je remercie ici encore d’avoir             qu’elle contribuerait par ses extravagances artis-
                                parié sur ce texte à la forme si singulière !               tiques et bohèmes à le déshonorer.
                                                                                            Parmi les nombreux aïeux célèbres de la famille
                                À la lecture de votre texte, on perçoit un                  de Saint Phalle figurait aussi Mme de Montes-
                                lien avec le travail de Niki de Saint Phalle à              pan. J’ai hésité à intégrer ce personnage dans la
                                travers vos calligrammes, notamment la ci-                  narration, mais la figure de Gilles de Rais m’est
                                ble à la fin du livre qui rappelle qu’elle avait             apparue plus incisive. Sa réputation de violeur
                                commencé par tirer sur ses toiles avec des                  d’enfants, son assimilation à Barbe-Bleue, la fas-
                                pistolets à peinture...                                     cination qu’il exerçait sur Niki qui déclarait crâ-
                                                                                            nement sa fierté de l’avoir pour ancêtre : autant
                                C.D. Si vous évoquez les cibles figurant sur la              d’éléments qui resserraient le nid de serpents
                                2e et la 3e de couverture, elles sont une sur-              de l’inceste et me semblaient suggérer la confu-
                                prise concoctée par Pascal avec la complicité du            sion de la victime vis-à-vis de son bourreau. Cela
                                graphiste et je les ai découvertes à la réception           étant, ce chapitre-là, avec celui du viol de cette
                                de mes exemplaires. Elles ont été pensées pour              petite fille de onze ans, a été particulièrement dif-
                                faire du livre un bel objet, mais aussi à titre de          ficile à écrire, et j’ai dû lutter à plusieurs reprises
                                consolation en quelque sorte. J’ai été, en effet,           contre la nausée suscitée par les images que je
                                un peu déçue que n’ait pu se réaliser un de mes             devais décrire.

                                                                                                                                                     06
FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020

                                Quels sont les documents que                 ment fictifs. Je crois
Entretien avec Caroline Deyns

                                vous avez lus ou vus ? Certains              que l’idée vient du
                                exergues aux chapitres qui sont              temps où j’écrivais
                                des phrases de Niki de Saint Phal-           sur Isadora Duncan.
                                le prononcées lors d’interviews              J’ai lu à cette époque
                                filmées attisent la curiosité du              La petite communiste
                                lecteur et le conduisent à regar-            qui ne souriait jamais
                                der ces séquences filmées...                  de Lola Lafon et je me
                                                                             souviens m’être dit,
                                C.D. À dire vrai, je n’ai utilisé pour       lors des passages re-
                                écrire Trencadis que des documents           latant les entretiens
                                accessibles à tous et à toutes : les         avec Nadia Comaneci,
                                biographies, les catalogues d’expo-          combien         l’auteure
                                sition, les archives vidéos et audios,       avait de la chance de pouvoir affiner       Niki de Saint Phalle
                                                                                                                        Galerie David Pluskwa
                                les photos accessibles à chacun et           son récit en recueillant au téléphone
                                chacune sur Internet ou dans les             les confidences de son personnage,
                                bibliothèques. Et ici, je revendique         regretté de ne pouvoir en faire de
                                mon statut de quidam s’intéressant           même, et d’avoir ri de ma propre
                                à la femme et à l’artiste que fut Niki       naïveté en découvrant à la fin du li-
                                de Saint Phalle (on ne peut pas mieux        vre qu’ils étaient totalement imagi-
                                coller au nom de sa maison d’édition !)      naires. Cette confusion orchestrée
                                Je n’ai pas prétention à l’exhaustivi-       entre fiction et vérité, et le jeu qu’el-
                                té et à l’objectivité des biographes.        le suscite avec la crédulité du lecteur,
                                Mon texte ne relève pas de ce genre.         a, je pense, ressurgi au moment de
                                D’autres l’ont fait, et bien fait, avant     Trencadis et inspiré mes propres té-
                                moi, avec un accès autorisé aux do-          moignages. Néanmoins, les person-
                                cuments confidentiels que je n’ai ja-         nages à qui je donne la parole ont
                                mais cherché à obtenir. Mon texte à          tous une réalité. Eva Aeppli, le Doc-
                                moi est différent : il s’origine dans        teur Cossa, par exemple, sont des
                                la rêverie suscitée par la documenta-        personnes qui ont véritablement cô-
                                tion amassée, l’imagination des pos-         toyé Niki. En revanche, certains per-
                                sibles autour des anecdotes, des pro-        sonnages sont juste inspirés d’anec-
                                pos et des images. Mais l’appellation        dotes relatées : le forain qui a prêté     Catalogue raisonné, 1949-2000.
                                générique de « rêverie » n’existant          sa carabine pour le première session       Volume I, Peintures, tirs, assemblages,
                                                                                                                        reliefs, 1949-2000, Lausanne, Acatos,
                                pas encore, il faut donc que je me           des « Tableaux-tirs », Madame Léa la       2001.
                                satisfasse de celle de roman comme           femme de ménage de Soisy. Et puis
                                nous l’avons évoqué précédemment.            d’autres émergent de suppositions,
                                Cela étant, si le texte, quel que soit       de suggestions, comme la faiseuse
                                le nom qu’on ait envie de lui donner,        d’ange.
                                suscite la curiosité du lecteur/de la        Enfin, pour répondre à votre seconde
                                lectrice, c’est tant mieux, car cette        question, j’ai lu un certain nombre
                                curiosité duplique en quelque sorte          de documents avant de commen-
                                l’élan premier qui m’a portée moi-           cer l’écriture, assez pour pouvoir en
                                même vers Niki.                              nourrir les débuts. Cependant, j’ai
                                                                             continué tout au long du manuscrit,
                                Vous mêlez le biographique,                  découvert certaines choses, relu
                                la fiction, le documentaire, les              d’autres, et j’ai aimé cela. J’avais
                                témoignages (sont-ils authen-                cette sensation d’entrer dans les cer-
                                tiques ?)... Avez-vous écrit le              cles concentriques et toujours rap-
                                texte à partir de notes, d’un                prochés d’une amitié ou d’un amour
                                travail préparatoire, ou au con-             commençant, prise moi-même de
                                traire, l’avez-vous écrit en te-             cette curiosité insatiable qui nous
                                nant à distance les documents,               porte vers des êtres immédiatement
                                les intégrant au récit en sollici-           aimés dont on aimerait tout savoir. Et
                                tant votre mémoire ?                         qui nous autorise, pas à pas, à péné-
                                                                             trer leur intimité : ce qui explique le
                                                                                                                        Niki de Saint Phalle
                                C.D. Pour répondre à votre première          « je » tardif, l’autorisation que je me    Affiche de l’exposition qui a eu lieu au
                                question, non, les témoignages ne            suis donnée à l’utiliser, seulement en     Grand Palais, Galeries nationales
                                                                                                                        (17 septembre 2014 - 2 février 2015)
                                sont pas authentiques mais pure-             fin de texte.

                                                                                                                                                                  07
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N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020

                                Un chapitre entier peut être consacré à un                     C.D. Je pense que cette partie a été la plus difficile
Entretien avec Caroline Deyns

                                instant de la vie de Niki de Saint Phalle,                     à façonner : beaucoup de tâtonnements, d’expé-
                                comme si une caméra se focalisait sur ce                       rimentations, de recommencements. Et cela pour
                                moment particulier et que le temps s’ar-                       plusieurs raisons. D’abord, parce que je voulais
                                rêtait. En revanche, à la fin du livre, plu-                    que ce chapitre constitue une sorte de mise en
                                sieurs années passent en peu de pages où                       abyme du texte, un concentré de mosaïques,
                                sont évoquées maladie, trahison et solitu-                     un précipité d’éclats. Parce que la technique du
                                de. Pourquoi ce parti pris ?                                   trencadis n’a jamais été mieux utilisée que dans
                                                                                               le Jardin des Tarots, parce que cette œuvre dé-
                                C.D. Ce qui m’importait pour la fin de sa vie, mentielle se veut réplique au Parc Güell qui avait
                                c’était de résumer ses vingt années du Jardin littéralement enchanté Niki dans sa jeunesse,
                                des Tarots en un nombre limité de pages pour ne cette structure fragmentée me semblait néces-
                                pas perdre le lecteur ou la lectrice. C’était aus- saire. La seconde difficulté tenait, comme vous
                                si d’imaginer les derniers temps                                                le remarquez très justement, à la
                                d’une relation passionnée avec                                                  contrainte de condenser vingt ans
                                Jean Tinguely, la souffrance que                                                d’une vie en une poignée de pages
                                peut susciter un corps que l’on                                                 (et j’en ai éliminé un certain nombre
                                croit enlaidi par le vieillissement                                             pour éviter les longueurs !).
                                et se heurtant au désir amoindri                                                 J’ai donc choisi de mettre bout à
                                de l’autre, alors même qu’on a été                                              bout des bribes de son quotidien,
                                belle. Et la déchirure indicible que                                            allant pour cela, chercher dans
                                peut provoquer la mort inattendue                                               ses lettres ce qu’elle confiait de
                                de ce même être qui nous a com-                                                 ses routines, de ses exaltations et
                                plété, secondé, assouvi pendant          Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely. de ses accablements, de l’avan-
                                                                                Photo : © Jill Krementz
                                plusieurs décennies. L’existence                                                cée et des blocages des travaux,
                                de Niki de Saint Phalle à cette                                                 afin d’en extraire une matière
                                époque a probablement été plus riche, mais cette première à transformer. Elle disait par exemple
                                histoire-là, cette histoire d’amour et de compa- passer beaucoup de temps au téléphone, ce qui
                                gnonnage artistique sur sa fin, sollicitait mon m’a donné l’idée d’imaginer des extraits de conver-
                                imagination, tout comme le corps malade de Niki sation téléphonique et a permis de faire glisser la
                                à qui le souffle manquait tous les jours un peu voix narrative vers le « je » et d’exciter toutes les
                                plus. Sa mort a été aussi source d’interrogations. émotions qui l’animaient alors. Mais pour jouer
                                Lorsque j’ai écrit Perdu, le jour où nous n’avons sur l’aspect mélangé, il fallait aussi dire l’ordi-
                                pas dansé, mon éditeur d’alors m’a repris sur le naire différemment : d’où les inserts de posolo-
                                chapitre de l’accident : tout le monde, disait-il, gie de médicaments (sa santé s’étant gravement
                                m’attendait à ce tournant, Isadora Duncan étant détériorée à cette époque), de blagues (pour se
                                moins connue pour avoir révolutionné la danse soigner, elle avait tenté une thérapie par le rire
                                que pour avoir péri étranglée par une écharpe et demandait à ses amis de lui téléphoner pour
                                prise dans des roues d’une voiture. Pour Niki, l’amuser ou même de lui envoyer des cassettes
                                c’était autrement moins spectaculaire : une mort où ils enregistraient leur propre hilarité), d’ex-
                                à l’hôpital, un lit et une agonie autour desquels traits d’émission télévisée en italien (elle avait
                                les proches se sont réunis pour former une ronde fait installer la télévision dans l’Impératrice et
                                solidaire. La forme-même du cercle et l’émotion pour pouvoir progresser dans la langue).
                                du geste m’émouvaient beaucoup. Pourtant j’ai À cela s’ajoutait la nécessité d’inscrire ce projet
                                préféré, dans l’idée d’une autre circularité, ter- fou dans une gestation longue comme une vie,
                                miner par une conversation d’enfants en écho au dans une continuité de parcours dont il serait
                                premier chapitre. Tout comme j’ai voulu travailler quasiment l’aboutissement : c’est ce rôle que j’ai
                                sur la pensée (rassurante) de Niki qui voyait la attribué aux citations.
                                mort comme un passage derrière le rideau. Non Enfin, il me fallait parler des sculptures gigantales
                                seulement j’en appréciais la connotation théâ- elles-mêmes. Mon intention, dès le départ, était
                                trale, mais j’aimais aussi son caractère suggestif, de faire vivre le Jardin des Tarots de l’intérieur
                                qui laisse au lecteur et à la lectrice la liberté de de la création pour la raconter elle, Niki, qui a
                                concevoir l’ultime scène avec ses propres ima- si longuement habité ses œuvres au sens propre
                                ges.                                                           comme au figuré. Contrairement aux chapitres
                                                                                               consacrés à ses autres œuvres, je n’avais pas en-
                                Le chapitre des Tarots résume vingt ans vie de descriptif. J’ai donc opté pour la significa-
                                d’une vie. Comment avez-vous travaillé tion et la valeur prêtées aux différents arcanes du
                                cette partie ?                                                 Tarot de Marseille en choisissant ceux qui me per-
                                                                                               mettaient de construire un chaînon narratif. Ne

                                                                                                                                                        08
FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020

                                pas perdre de vue le récit, le continuer autrement          une formidable
Entretien avec Caroline Deyns

                                mais le continuer : mon intention ici, à nouveau.           complémen-
                                Le travail passionnant a été ensuite de chercher            tarité, si peu
                                à donner à chacun ces bris de texte une couleur,            commune aux
                                un grain différent. Pour les différencier et leur           couples d’artis-
                                conférer leur singularité, j’ai choisi de jouer sur         tes, quand bien
                                les blancs et les polices d’écriture. De nombreux           même        leurs
                                essais ont été nécessaires, et pas mal de discus-           différences de
                                sions avec mon éditeur aussi, avant d’obtenir la            choix     artisti-
                                version définitive. C’est d’ailleurs lui qui a trouvé        ques (Niki di-
                                l’idée du format carte à jouer pour les Lames.              sant      qu’elle
                                Puis, en dernier lieu, restait à harmoniser la jux-         était la couleur
                                taposition de mes petits éclats textuels, à les             et le figuratif
                                placer et les déplacer, pour trouver, à la manière          tandis que Jean Vue d’une des fontaines du Jardin des Tarots
                                d’un mosaïste, un rythme dans les motifs. Bref,             était le mouve-
                                un chapitre éminemment artisanal !                          ment). Sans compter toutes les autres œuvres
                                                                                            dont Tinguely était le soubassement, pensant en
                                Pour conclure, parlez-nous de la rela-                      ingénieur les assises solides des sculptures monu-
                                tion entre Niki de Saint de Phalle et Jean                  mentales de sa compagne. Cette complicité peu
                                Tinguely, de leur entente artistique, leur                  ordinaire par sa longévité, malgré les différends,
                                émulation... Ils étaient sur un pied d’éga-                 les infidélités et les séparations rognant l’intime,
                                lité, Tinguely a même assisté Niki de Saint                 m’a beaucoup inspirée à vrai dire. J’ai aimé ima-
                                Phalle, fait rare pour un couple d’artistes                 giner la cristallisation du désir, leurs disputes et
                                où l’un sacrifie souvent son travail pour                    leurs élans recommencés, le lien amoureux indé-
                                l’autre...                                                  fectible qui les liait l’un à l’autre, la confiance mu-
                                                                                            tuelle qui les a menés jusqu’à ce mariage d’autant
                                C.D. Le couple qu’elle a pu former avec Jean Tin-           plus inattendu que Niki avait fini par vomir cette
                                guely m’a subjuguée dès le départ, car, vous avez           convention sociale si contraignante à l’époque.
                                raison, rares sont les couples d’artistes où chacun         Comme j’ai aimé, malgré l’immense tristesse que
                                crée dans la même lumière que l’autre, sans être            je n’ai pu m’empêcher de ressentir tout en écri-
                                renvoyé à son obscurité, et ici je serais tentée de         vant (au personnage de Jean, je m’étais attachée
                                mettre un -e puisqu’il s’agit souvent des femmes.           aussi, profondément et durablement) imaginer ce
                                On pourrait parler à leur sujet de couple mythi-            qu’avaient pu être les derniers instants de l’hom-
                                que, sachant qu’eux-mêmes ont contribué à cons-             me aimé dans les bras de cette femme sidérée
                                truire ce mythe avec ce don inné qu’ils semblaient          par la déchirure, dont le manque et la soudaine
                                posséder pour théâtraliser leurs apparitions. En            solitude pouvaient être envisagés à l’égal de leur
                                public, ils aimaient à jouer sur leur dualité, en-          amour, puisqu’égalité il y aura toujours eu dans
                                dossant pour elle le rôle de la mondaine élégante           leur duo.
                                et docile, pour lui celui du prolétaire rude et auto-
                                ritaire, débarquant pour des vernissages l’une en
                                robe de soirée, l’autre en bleu de travail. Le jeu,
                                le rire, la joie féroce de vivre cimentaient pour
                                beaucoup leur couple. Et peut-être que cette co-
                                médie appuyée sur la dichotomie masculin/fémi-
                                nin pouvait se permettre toutes les extravagan-
                                ces parce que, justement, elle n’existait pas dans
                                leur compagnonnage artistique, dans le sens où
                                il n’était nulle part question de domination ou de
                                frustration. On pourrait parler au contraire d’ému-
                                lation constante – Niki parlait même de rivalité
                                – chacun renchérissant sur l’autre dans la din-
                                gueries des projets, se surpassant pour le simple           L’Impératrice, Jardin des Tarots, Toscane.

                                plaisir de la prouesse (à titre d’exemple le Jardin
                                des Tarots se veut réponse au Cyclop). Et quand
                                ils ne créaient pas chacun de leur côté pour se
                                défier et s’épater, ils œuvraient ensemble avec

                                                                                                                                                           09
FloriLettres Revue littéraire de la Fondation La Poste
N°199 - Nathalie Léger et Bertrand Schefer > déc. 2018

                                 N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020

                               Extraits choisis
                                                                                                      un cheminement bref de la dislocation vers la reconstruction.
Extraits choisis - Trencadis

                                                                                                      Concasser l’unique pour épanouir le composite, broyer le figé
                                                                                                      pour enfanter le mouvement, briser le quotidien pour inventer
                                                                                                      le féérique, c’est cela ? Elle rit : ce devrait être presque un art
                                                                                                      de vie, non ?
                               « Trencadis » de Caroline Deyns
                                                                                                      Page 111
                               © Quidam éditeur
                                                                                                      – Alors voilà, mon nom est Andréas Vlieghe, je suis forain. Un
                                                                                                      très vieux forain. Assez vieux pour être né dans une roulotte. [...]
                                                                                                      Ce qui vous intéresse de toute façon ce n’est pas le début du
                                                                                                      siècle, hein, c’est les années soixante ? L’odeur de barbe à papa,
                               Page 59                                                                les micros saturés, les nouveaux manèges à sensations, le Scenic
                                                                                                      Railways, le Skiliff, le Rotor, le Tagada, tout ça ? D’accord. Moi
                               — Harry, chéri, et si on s’installait ici définitivement ?              là-dedans je tenais le stand de tirs boulevard Pasteur, comme
                               — Tu veux dire quitter Majorque pour emménager à Barcelone ?           mon père, comme mon fils, parce que de père en fils bien sûr. Et
                               — Non ici même, dans une des trois maisons en contrebas,               pour ce qui est des deux personnes dont vous me parlez, je m’en
                               celle de Gaudí peut-être ?                                             souviens effectivement très bien.
                               — Habiter le parc Güell ? ?
                               — Tu imagines ? Moi oui ! Je crois que je pourrais y être              – Ce que j’ai pensé en les voyant débarquer ? Eh bien, c’est lui
                               éternellement heureuse. On interdirait l’accès du palais aux           qui m’a demandé s’ils pouvaient faire une partie. Quand je l’ai
                               chiants et aux cons, seuls les copains pourraient entrer. Je           vue, elle, avec son visage de poupée à côté de sa gueule d’hom-
                               serais la Princesse et toi le Monstre qui me garde.                    me, je l’ai prise pour une de ces petites gonzesses que j’aimais à
                               — Je me voyais plutôt comme Prince Charmant à vrai dire.               voir défiler devant mon stand, vous savez, celles qui restent pen-
                               — Mais le Prince Charmant, c’est le cabot qui gronde sur le            dues au bras de leur copain, avec leurs joues toutes rosies par la
                               paillasson pour qu’on lui ouvre la porte, et moi je te veux à          frousse et l’admiration, et ces cris de tourterelle qu’elles poussent
                               l’intérieur, toujours. Ta peau se couvrirait d’écailles multicolo-     à la moindre secousse ? Le genre de mignonnes qui supplient
                               res, tu serais beau, piquant et chevauchable, je t’aimerais plus       après un ours en peluche et se bouchent les oreilles de carrousel
                               que tout...                                                            pour voir leurs cheveux flotter. Elle portait un bonnet à pompon
                               — Je ne te ficherais pas la trouille ?                                  et un blouson d’homme trop grand pour elle. Lui, il avait un bras
                               — Si, une trouille dingue, et c’est ça qui m’exciterait ! Vois-tu,     autour de ses épaules [...]
                               la Princesse est une gosse perverse qui finit toujours par cou-         Toujours est-il que c’est à lui que j’ai spontanément tendu la
                               cher avec son dragon, c’est ce que les contes ne disent pas et         carabine après qu’ils aient vidé le contenu de leur porte-monnaie
                               ils ont tort. Il faut que je réécrive les contes.                      et qu’ils m’aient tendu un tas de piécettes pour payer leur partie.
                               — Tu voulais déjà annexer le Palais Idéal du Facteur Cheval il         Le type m’a alors rigolé au nez, et puis en repoussant la crosse,
                               y a deux mois.                                                         il m’a dit Ah non, c’est pas pour moi, c’est pour elle. Peut-être
                               — Mais ces lieux ont été bâtis pour moi tu comprends ? Ou              que j’ai fait une grimace à ce moment-là. Moi je n’aime pas trop
                               plutôt non, par moi. Oui, c’est ça, on a infiltré ma cervelle,          donner mes carabines à des filles, elles ne sont pas faites pour ça
                               aspiré mes rêves pour les offrir à Gaudí qui n’avait plus qu’à         les filles. [...]
                               en devenir l’architecte. Quoi de plus normal que j’habite ce
                               que j’ai imaginé ?                                                     – Oui, vous avez raison, elle m’a bluffé. L’épate totale ! Parce que
                               — Cet endroit étant propriété de la ville et une des destina-          la petite, elle tirait comme une professionnelle. Quatre cartons en
                               tions touristiques barcelonaises les plus courues, je crains,          cinq tirs, comme ça ! C’était drôle de la voir épauler la carabine
                               hélas, que cet argument ne soit pas recevable.                         comme si elle était aussi légère qu’un plumeau ou un chiffon à
                               — Je savais bien que tu viendrais ruiner mon projet avec ta            épousseter, enfoncer son œil dans le viseur en plissant son joli
                               petite logique raisonneuse. Tant pis. Je construirai mon propre        museau. En vrai, je l’ai vue se métamorphoser. Elle avait à cet
                               endroit magique.                                                       instant-là un air dur, froid, presque masculin je dirais. Les ballons
                               — Les Français disent bâtir un château en Espagne.                     ont éclaté avec un pop tout sec, on aurait dit qu’eux-mêmes
                               — C’est ce que je ferai !                                              avaient été pris par surprise.
                               — Ils disent cela pour se moquer de l’inconstructible.
                               — Les Français fantasment et les Américains entreprennent.             Page 214
                               Je suis franco-américaine, mon château, je l’imaginerai et le
                               construirai avec des courbes comme des bras qui vous entou-            – Mais je vois que vous connaissez déjà l’histoire. Je vous la ra-
                               rent, et de la couleur, de la couleur à rendre ivre. Tu m’aide-        conte quand même ? Oui ? Alors voilà, Judith et moi, nous avons
                               ras, dis Harry ?                                                       donc demandé un entretien à l’artiste qui se trouvait à New York
                                                                                                      pour une expo de Nanas à la galerie Alexander Iolas. C’était au
                               Page 61                                                                printemps 66 si je ne me trompe pas. En tout cas au printemps,
                                                                                                      c’est sûr. Je me souviens des cerisiers en fleur sur lesquels je me
                               Elle hait l’arête, la ligne droite, la symétrie. Le fait est qu’elle   suis extasiée, et de Judith qui se foutait de moi en disant que
                               possède un corps à géométrie variable, extraordinairement              j’avais des goûts terriblement genrés. Bref, on est arrivés à la
                               réactif au milieu qui l’entoure, des tripes modulables et rétrac-      porte de l’appartement de Niki de Saint Phalle, on a sonné, elle
                               tiles qu’un espace charpenté au cordeau parvient à compacter           a ouvert. Et puis là... Je ne sais pas pourquoi ça m’a fait un choc
                               au format cube à angle aigus. À l’inverse, l’ondulation, la            pareil. Peut-être parce que j’avais en tête l’image d’une artiste
                               courbe, le rond ont le pouvoir de déliter la moindre de ses ten-       plus jolie que la moyenne, flottant dans des vestes ou des chemi-
                               sions. Délayer les amertumes, délier les pliures : un langage          ses d’homme salopées de peinture, avec des cheveux taillés à la
                               architectural qui parlerait la langue des berceuses. Aussi vit-        serpe qu’elle fourrait quelque fois sous un bonnet ou un foulard,
                               elle sa visite au parc Güell comme une véritable épiphanie.            et un visage pointu de chat égyptien par-dessus. Rien à voir avec
                               Tout ici la transporte, des vagues pierrées à leur miroitement         ce sosie de Greta Garbo qui se tenait devant nous, cette vamp
                               singulier. Dès le soir, elle se renseigne. Trencadis est le mot        au sourire peint et aux yeux bichés, lacés d’un long boa blanc
                               (catalan) qu’elle retient. Une mosaïque d’éclats de céramique          duveteux. J’ai cru que nous nous étions trompées d’appartement,
                               et de verre, lui explique-t-on. De la vieille vaisselle cassée re-     d’immeuble peut-être. Mais elle s’est aussitôt présentée en nous
                               cyclée pour faire simple. Si je comprends bien, le trencadis est       tendant une main gracieuse qu’on aurait pu baiser avec passion
                                                                                                      si nous avions été des hommes. Manque de pot, nous étions des

                                                                                                                                                                              10
N°215 - Niki de Saint Phalle • « Trencadis » > déc. 2020

                                  femmes pour qui féminine et féministe demeuraient des termes
                                                                                                          Niki de Saint Phalle
Portrait - Niki de Saint Phalle

                                  rigoureusement antithétiques. J’ai grimacé à l’adresse de Judith
                                  tandis que l’artiste nous conduisait jusqu’au salon grimpée sur

                                                                                                          Portrait
                                  ses talons aiguilles – vous savez ce genre de godasses qui portent
                                  le concept du soulier au comble de l’absurdité en vous étirant la
                                  cheville comme on file du verre, votre cheville que chaque pas
                                  promet à la brisure, trop fine et vacillante, si joliment cassable,
                                  puisque c’est de cela dont il s’agit : contraindre votre fragilité en   Par Corinne Amar
                                  vous parlant d’élégance ! Bref, j’étais stupéfaite. Comment cette
                                  femme dont j’avais réussi à admettre la rébellion après l’avoir
                                  vue brandir une carabine pour éclater ce qui m’avait semblé être
                                  des symboles de ces soumissions humiliantes auxquelles nous
                                  sommes vouées, comment pouvait-elle se laisser sexualiser,
                                  objectiver de la sorte ? Comment, bon dieu, pouvait-elle se pro-
                                                                                                          Ses figures féminines acidulées, énormes, solai-
                                  mener le plus naturellement du monde dans ce salon en débitant          res, décomplexées, les Nanas, l’auront fait con-
                                  des mondanités alors que tout son être, de ses orteils compres-         naître dans le monde entier. En 1964, Niki de
                                  sés à ses cheveux impeccablement lissés, portait la marque de           Saint Phalle (1930-2002) qui a trente-quatre ans,
                                  l’emprise machiste ? [...]
                                                                                                          annonce à son confident, l’historien d’art suédois
                                                                                                          (premier directeur du Centre Georges-Pompidou
                                                                                                          à Paris de 1977 à 1981), Pontus Hulten, qu’el-
                                                                                                          le vient de faire une énorme statue, une fem-
                                                                                                          me très bizarre, quinze fois plus grosse et plus
                                                                                                          grande qu’elle, debout sur des talons, avec de
                                                                                                          très belles couleurs. Ainsi naissent les Nanas de
                                  Sites Internet
                                                                                                          Niki de Saint Phalle, créatures sans yeux, exu-
                                  Quidam éditeur                                                          bérantes, fantasques, opulentes et légères, qui
                                  https://www.quidamediteur.com                                           se déclinent dans des postures inattendues, tou-
                                                                                                          jours en équilibre, soulevées du sol, défiant les
                                  Beaux-Arts Magazine - Niki de Saint Phalle
                                  https://www.beauxarts.com/grand-format/niki-de-saint-
                                                                                                          lois de l’anatomie comme de la pesanteur. La plus
                                  phalle-en-3-minutes/                                                    phénoménale d’entre elles sera sans doute celle
                                                                                                          qu’on retrouve en 1966, à Stockholm, dans le
                                  Niki de Saint Phalle, l’atelier de l’artiste (archive sous-             hall du Moderna Museet, à la demande de Pontus
                                  titrée) https://www.youtube.com/watch?v=jDxpIKqks6o
                                                                                                          Hulten, son directeur : une gigantesque femme-
                                  France Culture - Niki de Saint Phalle                                   cathédrale couchée sur le dos, cuisses écartées,
                                  https://www.franceculture.fr/emissions/une-vie-une-oeuvre/              sexe ouvert par lequel les visiteurs peuvent en-
                                  niki-de-saint-phalle-jai-decide-tres-tot-detre-une-heroine-
                                  limportant-etait-que-ce-fut-difficile
                                                                                                          trer pour découvrir dans les entrailles toutes sor-
                                                                                                          tes d’activités ludiques.
                                  MAMAC, Nice – Collection Niki de Saint Phalle                           Elle naît, Catherine Marie-Agnès Fal de Saint
                                  https://www.mamac-nice.org/fr/collection/niki-de-saint-                 Phalle, à Neuilly-sur-Seine, dans une famille
                                  phalle/
                                                                                                          franco-américaine bourgeoise : son père est un
                                  Interview de Niki de Saint Phalle                                       banquier français installé à New York, puis ruiné
                                  https://www.youtube.com/watch?v=-Eh2gbwEL7g                             par le krach boursier de 1929 ; sa mère est amé-
                                  Niki de Saint Phalle et Jean Tinguely évoquent leur
                                                                                                          ricaine, issue d’une famille fortunée de planteurs
                                  travail commun                                                          du Sud. Elle passe les quatre premières années
                                  https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000001533/                    de sa vie au domicile de ses grands-parents dans
                                  niki-de-saint-phalle-et-jean-tinguely-evoquent-leur-travail-            la Nièvre, avant de rejoindre ses parents, réins-
                                  commun.html
                                                                                                          tallés aux États-Unis, à Greenwich.
                                  Niki de Saint Phalle & Jean Tinguely - Les Bonnie &                     « Enfant, je ne pouvais pas m’identifier à ma
                                  Clyde de l’Art 55’ in ARTS CULTURE                                      mère, à ma grand-mère, à mes tantes ou aux
                                  https://www.youtube.com/watch?v=3y-I-
                                  KpxiG8&feature=emb_logo
                                                                                                          amies de ma mère. Un petit groupe plutôt mal-
                                                                                                          heureux. Je ne voulais pas devenir, comme elles,
                                                                                                          les gardiennes du foyer. (...) Je compris très tôt
                                                                                                          que les hommes avaient le pouvoir et ce pouvoir,
                                                                                                          je le voulais. Je n’accepterais pas les limites que
                                                                                                          ma mère tentait d’imposer à ma vie parce que
                                                                                                          j’étais une femme. (...) Quand devient-on rebelle ?
                                                                                                          Dans le ventre de sa mère ? À cinq ans, à dix
                                                                                                          ans ? » écrivait-elle à propos de son enfance,
                                                                                                          dans une de ses lettres à Pontus Hulten, datée de

                                                                                                                                                                11
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