Foudre, laser et filament

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Foudre, laser et filament
La foudre, décharge électrique entre un nuage et le sol, fascine l’homme depuis toujours par son caractère
imprévisible et son pouvoir de destruction. Ces propriétés motivent son étude, mais la rendent très difficile
à caractériser. Afin de produire des éclairs « sur demande », nous nous intéressons à la possibilité de
déclencher la foudre à l’aide de filaments ionisés créés par laser. À l’échelle du laboratoire, les filaments
réduisent la tension de claquage de 30 %, y compris sous une pluie artificielle. La transposition de ces
résultats à l’échelle atmosphérique nécessite néanmoins un meilleur contrôle de la durée de vie du plasma
généré par le laser.

L
       a foudre, phénomène imprévisible et effrayant, a été          rées lors des collisions entre particules de glace et/ou d’eau.
       associée jusqu’au Moyen-Âge à des colères divines. La         Les charges de signes opposés sont portées par des particu-
       recherche d’explications naturelles à la foudre débute        les différentes. Elles sont donc séparées par les courants ver-
au XVIIe siècle avec Descartes, qui l’attribue à des collisions      ticaux qui structurent les nuages, avec des vitesses pouvant
entre nuages. Mais c’est au XVIIIe siècle, dans un contexte          dépasser 20 m/s. Ainsi, le haut du nuage est constitué de
de développement des connaissances sur l’électricité sta-            particules de glace généralement chargées positivement,
tique, que l’étude de la foudre prend réellement son essor.          tandis que la partie basse a une charge négative. On observe
Plusieurs savants de l’époque constatent des similitudes             donc un champ électrique pouvant atteindre 10 voire
importantes entre la foudre et les décharges d’électricité sta-      15 kV/m au sol, et jusqu’à 50 kV/m à quelques centaines
tique. En 1752, à Marly-la-Ville, Dalibard observe des étin-         de mètres d’altitude.
celles entre une tige isolée du sol et pointée vers un nuage            La déformation des gouttes d’eau dans le nuage, sous
d’orage, d’une part, et une pointe reliée à la terre, d’autre        forme d’ellipsoïdes qui exaltent le champ électrique à leur
part. Cette expérience, dont l’idée est due à Benjamin               extrémité, initie un effet couronne à leur pointe. Ces cou-
Franklin (1706-1790), confirme que la foudre est un phé-             ronnes se connectent et forment un traceur, canal ionisé,
nomène électrique. L’année suivante, en reliant à la terre la        qui progresse par bonds de quelques dizaines de mètres,
même tige verticale, Franklin inventait le paratonnerre.             avec des temps d’arrêt de 50 à 100 µs (figure 1). Au cours
C’est ensuite au XXe siècle, avec le développement de la             de sa progression, le traceur se ramifie. Lorsqu’une ramifi-
photographie, puis de l’oscilloscope à tube cathodique,              cation arrive à proximité du sol, un traceur ascendant est
qu’il est devenu possible d’étudier précisément la foudre.           généré à partir d’un « point haut » : arbre, bâtiment, arête
Ces techniques ont en effet permis d’observer la trajectoire         montagneuse... La rencontre des deux traceurs génère un
des éclairs et de mesurer la tension et l’intensité du courant       court-circuit entre le nuage et le sol, permettant l’écoule-
en jeu. Les moyens d’étude sont aujourd’hui bien plus                ment d’un courant de quelques milliers à plusieurs centai-
développés, qu’il s’agisse des appareils de mesure ou de leurs       nes de milliers d’ampères, du sol vers le nuage : l’arc en
vecteurs : ballons-sondes, avions, voire mesures satellitaires.      retour. Ce courant, qui constitue le coup de foudre, dure
Ces mesures de terrain, ainsi que les expériences en labora-         entre une fraction de seconde et quelques secondes, et peut
toire, permettent aujourd’hui d’apprécier plus précisément           se répéter : on parle alors de ré-illuminations.
les processus mis en jeu dans la physique de l’éclair.
                                                                     Étudier la foudre
Le mécanisme de la foudre
                                                                        Comprendre le mécanisme de propagation de la
   La phase préalable à une décharge de foudre est la charge         décharge de foudre, et en particulier des traceurs, nécessite
des nuages. Les charges elles-mêmes pourraient être géné-            des expériences en conditions contrôlées. On a donc

Article proposé par :
Jérôme Kasparian, jerome.kasparian@lasim.univ-lyon1.fr
André Mysyrowicz, andre.mysyrowicz@ensta.fr
 Jean-Pierre Wolf, wolf@lasim.univ-lyon1.fr
Laboratoire de Spectrométrie Ionique et Moléculaire, UMR 5579, CNRS/Université Lyon 1, Villeurbanne
Laboratoire d’Optique Appliquée, ENSTA/École Polytechnique, Palaiseau

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Foudre, laser et filament

                 -            Traceur par bonds       -
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                                                        - -                   --
                 -            -                       -     -
                                                                -                   -
                 -                                    -       -                -
                                                      - - -                  - -
                                                      + Traceur ascendant   Arc en retour
             +          Effet couronne            +
                       Point haut

 Figure 1 – Mécanisme d’initiation de l’éclair : formation d’un traceur
 par bonds ; formation d’un traceur ascendant ; saut final.

 recours à des simulations en laboratoire, dans lesquelles on
 étudie des décharges électriques sur quelques mètres.                                      Figure 2 – Installation d’étude des décharges de haute tension. À gau-
     Ces décharges sont générées par des générateurs de choc                                che, le laser Téramobile ; à droite, le générateur de chocs. Photo ©
 (figure 2) qui produisent des impulsions de plusieurs MV                                   Kay Rethmeier, TU Berlin.
 pendant quelques microsecondes, en déchargeant brusque-
 ment un banc de condensateurs. L’impulsion de haute ten-
 sion est alors envoyée sur une électrode jouant le rôle d’un
                                                                                            trique, mesures de courant direct ou induit, localisation des
 nuage, face à une électrode de terre reliée à la masse. Ce
                                                                                            décharges grâce à des réseaux d’antennes détectant les
 type d’installation permet aussi bien des études industriel-
                                                                                            impulsions électromagnétiques émises par les décharges de
 les, telles que la validation de dispositifs ou d’appareils des-
                                                                                            foudre, mesures aéroportées ou sur un ballon-sonde... Mais
 tinés à l’industrie électrique, que des recherches sur la phy-
                                                                                            l’ensemble de ces études souffre du caractère aléatoire de la
 sique des décharges. Grâce à des caméras à balayage de
                                                                                            foudre, qui limite le nombre d’événements détectables, et
 fente, qui permettent d’étudier des phénomènes lumineux
                                                                                            empêche toute synchronisation de l’instrumentation avec
 ultrarapides en transformant une variation temporelle en
                                                                                            l’éclair.
 une répartition spatiale enregistrée par une caméra CCD,
 on a pu mettre en évidence le mécanisme de progression du                                      On a donc très tôt cherché à déclencher la foudre sur
 traceur. Ce mécanisme implique une cascade d’ionisation à                                  demande au moyen d’une fusée, qui déroule derrière elle un
 sa tête, qui cause une exaltation locale du champ électrique                               filin métallique. L’ensemble constitué de la fusée et du fil
 et soutient la poursuite de la décharge.                                                   constitue un paratonnerre, qui attire l’éclair à la fusée puis
                                                                                            le guide vers le sol (figure 3).
    Cependant, ce mécanisme de propagation illustre les
 limites des expériences en laboratoire, que les dimensions                                    Si un fil continu permet de prévoir exactement le point
 des installations comme les tensions disponibles limitent à                                d’impact de la foudre au sol, les décharges qu’il déclenche
 une dizaine de mètres. Or, les avalanches d’électrons qui                                  ne reproduisent pas exactement le mécanisme d’un éclair
 forment la tête du traceur ont besoin de plusieurs mètres                                  naturel, puisqu’il ne donne pas lieu à un traceur ascendant.
 pour se développer. Des mesures complémentaires de ter-                                    Des variantes, où le fil associe une section métallique en
 rain, sur la foudre réelle, sont donc également nécessaires.                               altitude à un fil isolant au voisinage du sol, permettent la
 Elles utilisent divers moyens : détecteurs de champ élec-                                  formation d’un traceur par bonds et d’un traceur ascen-

     Encadré 1                              Les dégats dûs à la foudre

         Chaque année, un à deux millions d’éclairs tombent sur la                              Ces dégâts, certes considérables, sont largement minorés par
     France. Ils tuent entre 20 et 40 personnes, sans compter 20 000                        l’efficacité des protections mises en œuvre, à commencer par les
     têtes de bétail, détruisent 50 000 compteurs électriques et causent                    paratonnerres, mais aussi par la prise en compte du risque de fou-
     de multiples incendies, pour des dommages cumulés de près d’un                         dre lors de la mise au point de systèmes sensibles. Ainsi, un avion
     milliard d’euros. En Amérique du Nord, on estime que la moitié                         de ligne est foudroyé en vol en moyenne chaque année, sans que ces
     des feux de forêts sont dus à la foudre.                                               événements n’aient de conséquence dramatique. Ce résultat est dû
                                                                                            à la conception des avions, qui, même construits en matériaux
        Par ailleurs, il est impossible de chiffrer les innombrables dom-
                                                                                            composites, sont protégés par une série de bandelettes métalliques
     mages aux appareils électroniques, tels que les ordinateurs, les cen-
                                                                                            noyées dans la structure et qui forment une cage de Faraday.
     traux téléphoniques ou les automatismes domotiques en tout
     genre, allant de la télécommande de porte de garage à l’alarme
     domestique.

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Foudre, laser et filament

                                                                     La filamentation laser
                                                                         La filamentation est caractéristique de la propagation
                                                                     d’une impulsion femtoseconde très intense dans l’air.
                                                                     Comme la puissance instantanée du faisceau est très élevée
                                                                     (plusieurs térawatts, soit l’équivalent de 1000 centrales
                                                                     électriques), l’air ne peut plus être considéré comme un
                                                                     milieu linéaire passif. Cette non-linéarité se traduit en par-
                                                                     ticulier par la formation de « filaments » autoguidés. Le
                                                                     point de départ de ce processus est l’auto-focalisation par
                                                                     effet Kerr. À haute puissance, l’indice de réfraction de l’air
                                                                     dépend de l’intensité laser : n(I ) = n 0 + n 2 I, où
                                                                     n 2 ≈ 3 × 10−19 cm2/W est l’indice de réfraction non-
Figure 3 – Éclair guidé par un dispositif fusée-fil au Laboratoire   linéaire de l’air, lié à sa polarisabilité non-linéaire. Le profil
Langmuir (Nouveau-Mexique) – Photo © P. Hubert, CEA/CENG.            d’intensité dans le faisceau étant généralement gaussien,
                                                                     l’effet Kerr génère un profil d’indice qui se comporte
                                                                     comme une série de lentilles convergentes. Lorsque la puis-
dant : les éclairs ainsi déclenchés sont aussi proches que           sance du faisceau atteint ou dépasse une puissance dite puis-
possible des éclairs naturels. Un fil conducteur long de             sance critique (soit quelques GW dans l’air), la lentille de
quelques dizaines de mètres suffit pour cela.                        Kerr compense la diffraction et l’énergie du faisceau se
   Cependant, le nombre de fusées disponibles durant un              concentre sur son axe. L’intensité locale augmente au point,
orage est forcément limité. Une station typique est équipée          comme nous l’avons vu plus haut, d’ioniser l’air. La densité
de 5 à 10 fusées, et ne peut pas être rechargée avant la fin         d’électrons libres atteint 1015 à 1017 cm–3 et contribue
de l’orage. De plus, le choix de l’instant de tir est délicat. Il    négativement à l’indice de réfraction, formant l’équivalent
est donc souhaitable de disposer d’un système de déclen-             d’une lentille divergente qui compense la lentille conver-
chement en continu. Le laser a rapidement été identifié              gente de Kerr. Un équilibre dynamique en résulte, qui
comme un candidat pour cela, et des tests en ce sens ont été         guide la lumière sur des distances pouvant dépasser la cen-
pratiqués très rapidement après l’apparition des premiers            taine de mètres tout en ionisant l’atmosphère.
lasers de puissance, dans les années 1960.                               Ces filaments de lumière (figure 4), ionisés donc conduc-
                                                                     teurs électriques, peuvent être initiés jusqu’à quelques kilo-
Le déclenchement de décharges                                        mètres de distance en choisissant de manière adéquate les
                                                                     paramètres du laser. Ils peuvent également être positionnés
de haute tension par laser                                           à l’emplacement voulu en balayant le faisceau laser à l’aide
                                                                     d’un miroir mobile.
   Ces premières expériences, utilisant des impulsions laser
de « longue » durée (quelques nanosecondes ou plus), n’ont
pas abouti. En effet, l’avant de l’impulsion ionise l’air et
accélère les électrons ainsi libérés. Ceci provoque une ava-
lanche d’électrons secondaires par ionisation d’impact, et
donc une forte augmentation de la densité du plasma, qui
devient opaque pour l’arrière de l’impulsion. Une grande
partie de l’énergie du faisceau laser est ainsi perdue, et la
colonne de plasma produite est limitée à une longueur de
quelques mètres.
   La situation est très différente avec une impulsion ultra-
courte, de l’ordre de 100 fs (1 fs = 10–15 s). Cette durée est
trop brève pour initier des avalanches d’électrons. La den-
sité d’électrons reste donc plus faible qu’avec des impulsions
« longues » et le plasma reste transparent à l’impulsion laser.
Des expériences en laboratoire ont montré que les plasmas
générés par les lasers ultra-brefs peuvent déclencher et gui-
der une décharge électrique de plusieurs mégavolts. Or, on
sait maintenant produire des colonnes de plasma de grande            Figure 4 – Image – en vraies couleurs – du faisceau projeté sur un
longueur, ou « filaments ».                                          écran après filamentation : le filament correspond à la tache blanche
                                                                     au centre. Les anneaux colorés sont dus à des fuites latérales dont l’an-
                                                                     gle dépend de la longueur d’onde.

                                                                                                                                            63
Foudre, laser et filament

 Déclenchement de décharges
 de haute tension par des filaments
 laser

     Ces longs filaments conducteurs sont rapidement appa-
 rus comme une voie prometteuse pour étendre à de grandes
 distances la capacité des lasers ultra-brefs à déclencher des
 décharges de haute tension. C’est ce que nous avons vérifié
 à l’aide du laser Téramobile (encadré 2). En focalisant légè-
 rement le faisceau, nous avons « connecté » deux électrodes
 distantes de plusieurs mètres grâce aux filaments de plasma.
 Dans ces conditions, les décharges électriques sont déclen-
 chées, puisqu’elles se produisent à une tension de claquage                   Figure 5 – Décharge électrique de haute tension libre (en haut), et
 de 30 % inférieure à la tension de claquage sans laser. Elles                 guidée par des filaments générés par laser (en bas). L’électrode de
 sont également guidées (figure 5) le long du faisceau laser,                  haute tension (sphérique à gauche) figure un nuage, le sol étant repré-
 au lieu de suivre un chemin aléatoire caractéristique d’une                   senté par l’électrode plane à droite, reliée à la terre. Photo © Téramo-
 décharge électrique.                                                          bile et CEAT-Toulouse.

     Encadré 2                Le Téramobile

         Développer des applications dans l’atmosphère nécessite un            lement avant d’être envoyées dans les milieux amplificateurs, afin
     laser femtoseconde-térawatt apte à des expériences de terrain. Or,        d’éviter d’endommager ces derniers. Le Téramobile se distingue par
     ce type de laser requiert des conditions de propreté et de stabilité      une conception particulièrement compacte (3,5 × 2,2 m) qui a
     mécanique, thermique et hygrométrique réservées au laboratoire.           permis son intégration dans un conteneur maritime standard de
     Par ailleurs, leur encombrement est généralement incompatible             20 pieds, offrant une surface intérieure utile de 10 m2 environ pour
     avec un transport par quelque moyen que ce soit. Dans le cadre            un encombrement extérieur de 6 m × 2,4 m × 2,6 m. Il fournit
     d’un projet franco-allemand réunissant quatre laboratoires                des impulsions de 350 mJ en 70 fs, soit une puissance crête de 5
     (LASIM, LOA, Freie Universität Berlin, Université de Jena), initié        TW, à une longueur d’onde de 800 nm avec un taux de répétition
     par le CNRS et la DFG allemande, nous avons donc développé le             de 10 Hz. De plus, le compresseur a été amélioré pour permettre
     premier laser femtoseconde-terawatt mobile, Téramobile                    de précompenser la dispersion de la vitesse de groupe dans l’air. La
                                                                               combinaison de cette possibilité avec la focale variable du télescope
     (figure E1). Le projet, aujourd’hui soutenu par l’ANR, a été récem-
                                                                               d’émission permet de contrôler la distance à laquelle les filaments
     ment rejoint par l’Université de Genève.
                                                                               sont formés, ainsi que leur longueur. Outre le laser et sa suspension
         Le laser Téramobile est basé sur la technique CPA (pour Ampli-        mécanique, le conteneur contient un laboratoire d’optique com-
     fication à dérive de fréquence, ou Chirped Pulse Amplification).          plet, y compris le conditionnement d’air, les alimentations élec-
     Dans cette technologie, les impulsions laser sont étirées temporel-       triques et un système de télédétection Lidar.

     Figure E1 – Schéma du laser femtoseconde-Terawatt mobile « Téramobile ». L1 à L7 : éléments du laser ; S : télescope d’émission à focale
     variable, C : Alimentations électriques et contrôle de température, D : système de détection Lidar. D’après Eur. Phys. J. AP 20, 183 (2002).

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Foudre, laser et filament

Vers le déclenchement de la foudre                               demande pour l’étudier, mais aussi de protéger une instal-
                                                                 lation telle qu’un aéroport ou une centrale électrique, en
                                                                 attirant la foudre au loin avec le laser, lui-même protégé par
   Outre le fait qu’il est difficile de reproduire en labora-    une cage de Faraday ou un miroir métallique relié à la terre.
toire le mécanisme exact de formation d’un éclair, l’extra-
polation à l’échelle atmosphérique des résultats obtenus en
laboratoire de haute tension est soumise à deux conditions.      La commutation électrique assistée
    En premier lieu, elle nécessite de propager les impulsions   par laser
laser à travers un milieu turbulent, voire sous la pluie. Or,
la filamentation est un processus particulièrement robuste.         On peut également chercher à exploiter le plasma créé
Les filaments ne portent pas la totalité de l’énergie du fais-   par la filamentation pour le captage de forts courants en
ceau laser : ils sont entourés par un « bain de photons » à      vue de l’alimentation des trains à grande vitesse. À l’heure
partir duquel ils peuvent se régénérer après avoir été blo-      actuelle, ce captage se fait à l’aide d’un pantographe en
qués par un obstacle tel qu’une goutte d’eau. C’est ainsi que    appui sur une caténaire. Mais la résistance de frottement
la filamentation peut être transmise à travers un nuage          augmente avec la vitesse, entraînant un freinage et une
dense. De même, la turbulence atmosphérique ne bloque            usure importants. De plus, au cours de son déplacement, le
pas la filamentation, car les gradients d’indice de réfraction   pantographe génère dans la caténaire une onde de vibra-
liés aux inhomogénéités de l’atmosphère sont trop faibles        tion. Si le train rattrape cette onde, le contact caténaire-
pour bloquer l’équilibre dynamique entre l’effet Kerr et la      pantographe peut devenir intermittent et la caténaire risque
défocalisation par le plasma. En outre, les filaments trans-     de se rompre. On doit donc tendre davantage les câbles
mis à travers la turbulence conservent leurs propriétés. En      pour les trains à grande vitesse, ce qui, en contrepartie,
particulier, nous avons montré qu’ils restent capables de        diminue notablement leur durée de vie.
déclencher et de guider des décharges de haute tension sous
                                                                    Le déclenchement d’arcs électriques de forte intensité
une pluie artificielle.
                                                                 par les filaments laser pourrait résoudre ces problèmes,
   La seconde condition concerne l’augmentation de la            comme nous l’avons récemment montré en collaboration
durée de vie du plasma généré par le laser, qui est actuelle-    avec le Centre d’essais de la SNCF à Vitry-sur-Seine. En
ment de l’ordre de la microseconde. Avec une vitesse de          court-circuitant deux électrodes de cuivre distantes de 3 à
l’ordre de 1 m/µs, la décharge ne se propage donc que sur        60 mm (figure 6), nous avons déclenché des décharges de
quelques mètres le long du filament avant que le plasma ne
se dissipe : cette distance de propagation définit la longueur
utile du filament. Un second laser peut l’augmenter en
entretenant le plasma. Ainsi, nous avons significativement
amélioré le taux de décharges au voisinage du seuil, en fai-
sant suivre l’impulsion femtoseconde par celle d’un laser
YAG nanoseconde d’énergie relativement modérée
(400 mJ). Ces résultats encourageants semblent dus à un
couplage entre l’allongement de la durée de vie des
électrons et l’augmentation de l’effet Joule au sein du fila-
ment soumis au champ électrique. Un important travail de
modélisation est en cours pour mieux comprendre les
mécanismes impliqués et optimiser le processus.
   Forts de ces constats, nous avons réalisé une campagne
de terrain au cours de l’été 2004, au Laboratoire Langmuir
du New Mexico Tech, situé à 3200 m d’altitude dans les
Montagnes Rocheuses (États-Unis). Cette station perma-
nente d’étude de la foudre est équipée d’un réseau d’anten-
nes pour localiser l’activité électrique des nuages. Ce réseau
a détecté des micro-décharges synchronisées avec les tirs du
laser Téramobile. Ainsi, les filaments conducteurs générés
par le laser et pointés vers les nuages d’orage, se sont com-
portés comme des pointes métalliques dirigées vers une
électrode chargée : ils ont initié des décharges couronnes à
                                                                 Figure 6 – Déclenchement de décharges de forte puissance. En haut :
leur extrémité. Ce résultat donne matière à optimiser pour       le laser Téramobile en position. La ligne rouge symbolise le faisceau
de futures campagnes de terrain et constitue donc un pas         laser. En bas : état des électrodes de cuivre après la décharge. Les tra-
vers le contrôle de la foudre par laser. Une telle technique     ces de fusion du métal attestent des puissances électriques transportées
permettrait non seulement de déclencher la foudre sur            dans les décharges. Photos © Téramobile et SNCF.

                                                                                                                                        65
Foudre, laser et filament

 forte puissance, aussi bien en courant continu (4 kV) qu’al-
 ternatif (20 kV crête à crête, 50 Hz).                                                POUR EN SAVOIR PLUS

    Dans les deux cas, la puissance transmise était limitée par     J. Kasparian, J.-P. Wolf, « Physics and applications of atmosphe-
 le courant maximal délivré par le générateur. L’efficacité du          ric nonlinear optics and filamentation », Optics Express 16,
 plasma pour transporter l’énergie électrique est particulière-         466 (2008).
 ment impressionnante en courant continu : le filament a
 ainsi transporté jusqu’à 1 MW pour une perte ohmique limi-         J. Kasparian et al., « Electric Events Synchronized with Laser
 tée à 8 kW. La résistivité linéique correspondante, soit              Filaments in Thunderclouds », Optics Express (2008).
 0,1 Ω/cm, est très inférieure à celle qu’aurait un arc spontané.   A. Houard et al., « High Current Permanent Discharges in Air
 De plus, ce régime de faible dissipation peut se maintenir            Induced by Femtosecond Laser Filamentation », Applied
 pendant plusieurs secondes après le tir du laser qui l’a initié.      Physics Letters 90, 171501 (2007).
                                                                    A. Couairon, A. Mysyrowicz, « Femtosecond filamentation in
 Conclusions et perspectives                                           transparent media », Physics Reports 441, 47 (2007).
                                                                    J. Kasparian, « Des filaments de lumière », Dossier Pour la
    Bien que le contrôle de la foudre en vraie grandeur reste          Science no 53 – « La lumière dans tous ses états », page 102
 aujourd’hui encore du domaine de la science-fiction, les              (2006).
 spectaculaires résultats obtenus en laboratoire par l’équipe       Claude Gary, « La foudre. Nature, histoire, risques et protec-
 du Téramobile ont considérablement rapproché ce rêve de la            tion », 3e édition, Dunod, Paris, 2004.
 réalité. De plus, les résultats obtenus constituent un pas
 important vers le captage sans contact de courants de puis-        J. Kasparian et al., « White-Light Filaments for Atmospheric
 sance. Les récents progrès de la technologie des lasers à             Analysis », Science. 301, 61 (2003).
 impulsions ultra-brèves pourraient en outre faciliter large-
 ment la mise en œuvre de ces résultats à l’échelle industrielle.

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