Freud sociologue, par Stéphane HABER
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Freud sociologue, par Stéphane HABER CR de lecture par J.Boulanger Leïla s'est suicidée l'année de ses 18 ans. Elle aurait pu s'appeler Aïcha, ou Bouchra. Elle naquit dans un village de l'Atlas et fut vendue par ses parents, l'été de ses 14 ans, à un immigré toulousain. Après quelques mois d'une vie d'esclave sexuelle recluse, elle avait fui, rencontré une assistante sociale, puis un réseau de femmes qui l'avait prise en charge, organisé une thérapie qui avait pu fonctionner trois années. Un faux self, provisoire mais secourable, emprunté et appuyé à la culture occidentale, avait pu s'installer grâce à l'intelligence de cette jeune femme, et permettre à une économie masochique, que la cure cultivait, d'assurer la survie psychique. Mais la pesée traumatique agissait en sourdine et un nouvel épisode, une agression sexuelle dans le cadre du travail, avait eu raison de ce fragile équilibre. La survenue de la puberté inaugure souvent un conflit dramatique, voire tragique, entre moi juvénile d'une part, idéal du moi parental d'autre part, entre individu et culture. Freud avait perçu très tôt cette opposition et, de l'Esquisse à L'Homme Moïse, ne perdra pas de vue ce "point de vue social". Comment le surmoi forge le moi Stéphane Haber, professeur de philosophie l'Université Paris-Ouest-Nanterre, rend compte de cette préoccupation freudienne dans son dernier livre, "Freud sociologue"1 où il nous invite à suivre cette piste "sociologique" de l'œuvre freudienne. Son objectif est clair : "mettre en valeur sans détours la pertinence des thèmes freudiens en fonction de l'élément sociologique lui-même"2. Haber s'insurge d'abord contre une vision "réductionniste" de la sociologie freudienne telle celle, par exemple, de Roger Bastide3 pour qui elle se résume à un "dressage précoce" de l'enfant par l'autorité de l'adulte. Il voit beaucoup plus large en s'appuyant de textes freudiens choisis tels que : "Dans la vie psychique de l'individu pris isolément, l'autre intervient régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire, et, de ce fait, la psychologie individuelle est aussi, d'emblée et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi mais parfaitement justifié".4 Ce sens élargi aboutira à formuler un questionnement qui devient : "Comment le surmoi, en tant que représentant de la société, en vient-il à forger la personnalité ou du moins à l'influencer durablement et profondément ?"5 Le paradigme de la répression généralisée Le premier chapitre de l'ouvrage d'Haber reprend cette "tentation réductionniste" en évoquant cette "théorie de la répression généralisée" telle qu'on peut l'entendre dans les premiers écrits de l'œuvre de Freud. Le parcours d'Haber commence par l'Esquisse où il est déjà question d'un facteur environnemental, source d'excitations 1 HABER S., Freud sociologue, Ed. Le bord de l'eau, 2012, 157 p. 16 €. Stéphane HABER a déjà publié Critique de l'antinaturalisme (PUF, 2006), L'Aliénation (PUF, 2007), L'Homme dépossédé (CNRS, 2009), Freud et la théorie sociale (La dispute, 2012). 2 HABER S., Op. cit. p. 9. 3 BASTIDE R., Sociologie et psychanalyse, PUF, 1995. 4 FREUD, S, Psychologie des masses et analyse du moi, Payot, 1985, p. 123. 5 HABER S., Op. cit. p. 15.
en excès qui affaiblit le moi. L'auteur fait le lien avec G.M.Beard6 qui aurait influencé Freud par ce thème de la neurasthénie vue comme épuisement du moi face à l'exigence sociale, surtout dans un texte moins connu de 1908, La morale sexuelle "civilisée" et la maladie nerveuse des temps modernes7, écrit dans lequel la neurasthénie est définitivement rangée dans le groupe des psychonévroses. Cette opposition freudienne entre nature et répression pulsionnelle, entre individu et société, fut d'abord mal comprise et l'on en fit abusivement le fondement des pédagogies anti-autoritaires des années 60/70.8 La névrose apparaît en 1908, pour Freud, comme : "Une répression manquée qui se manifeste par un échec se produisant dans la réponse individuelle apportée aux injonctions morales"9. Injonctions patriarcales pour Freud, ce qui l'éloignera, on le sait, des théories féministes, mais le rapprochera des vues marxistes : "C'est une des injustices flagrantes de la société que la culture exige de tout le monde la même conduite sexuelle, les uns y parvenant sans effort grâce à leur organisation, tandis que les autres se voient imposer par cela les plus lourds sacrifices psychiques : c'est là une injustice à laquelle on se soustrait le plus souvent en ne suivant pas les préceptes moraux"10 Et Freud de prendre l'exemple de l'homosexualité, "la plus significative des perversions". A cette époque, pour Freud, le social est ce qui use de l'individu, vise à le contraindre. Le Léonard de 1910, exemple de "recyclage culturel du naturel", montre cette tension de tous les instants de la vie entre l'individuel et le collectif. Ce paradigme de la répression généralisée s'étendra à tous les aspects de la vie psychique avec L'Interprétation des rêves, le Witz, Psychopathologie de la vie quotidienne. Pour Haber, cette conception freudienne des années 1908-1912, abord social de la pathologie, qui affirme que "les conditions sociales concrètes de vie peuvent être comptées comme des "causes" possibles de maladie psychique"11, va ensuite devenir silencieuse, souterraine, et ne fera résurgence qu'en 1930 avec Malaise dans la civilisation. Souterraine mais agissante, et c'est l'hypothèse d'Haber : "Une contradiction non résorbable entre psychisme et société (qui) constitue le noyau intuitif de l'ensemble de la "sociologie" ou de la "psychosociologie" freudienne ..." Psychicité du social et sociabilité du psychique Les chapitres suivants vont développer ce thème principal d'Haber, celui de la "psychicité du social et celui, symétrique, de la sociabilité du psychique". Le chapitre 2 traitera de la genèse et de la structure psychiques du social en s'appuyant sur deux textes, Totem et tabou et Psychologie des masses et analyse du moi. Le chapitre 3 évoquera la structure et la genèse sociale du psychisme en s'appuyant sur la Correspondance avec Fliess, les Trois Essais, Le petit Hans, Pour introduire le narcissisme et Au-delà du principe de plaisir. Le dernier chapitre développera une Sociopathologie par l'analyse de L'Avenir d'une illusion et Malaise dans la civilisation. 6 BEARD, G.M., 1881, American nervousness, with its causes ans conséquences, New York, Putnam's sons, 7 FREUD, S., 1908, Die "kulturelle" Sexualmoral und die moderne Nervosität, GW, VII, p.143-170, tr.fr. La vie sexuelle, PUF, 2009, p.28-46. 8 MILLOT, C., 1979, Freud antipédagogue, Ed. Navarrin. 9 HABER, S., Op. cit. p. 29. 10 FREUD, S., 1908, Op. Cit. p.155. 11 HABER, S., Op. cit. p. 38.
Institutions et représentations Avec Totem et tabou, Freud aurait délaissé temporairement la sociogenèse des troubles psychiques et aurait élargi ses recherches à la dimension darwinienne, et surtout lamarckienne (transmission héréditaire des caractères acquis). Il s'agit d'une élaboration spéculative, d'une théorie des institutions et de la culture, des "cadres premiers de l'expérience humaine"12 par l'hypothèse du meurtre du père. Haber a la rigueur de faire justice à ce texte souvent mal compris "dont l'enjeu ... est d'éclairer ou même d'expliquer psychologiquement le social", ainsi que Freud l'affirme : "De même que le traitement des névroses nous permet d'accéder aux données et aux conflits de l'enfance, de même le savoir anthropologique, équivalent structural des connaissances gagnées grâce à la clinique psychanalytique, aurait vocation à nous faire entrevoir nos dépendances inconscientes par rapport à un socle de primitivité que nous ne voulons pas voir".13 L'inceste, le secret (tabou), l'animisme (totem), sont autant de concepts d'abord cliniquement étayés. Ce thème du meurtre du despote primitif est ce qui relie le texte de 1912 et celui de 1921, et, plus précisément, une problématique, découverte avec Totem et Tabou, et qui a de l'avenir : celle de la violence collective, que Freud a d'abord cru extraordinaire avant de la constater ordinaire. Freud se rend compte avec inquiétude à quel point on peut observer la dimension sociale en l'individu en inspectant les transformations psychiques induites en lui par le groupe, savoir une régression aux toutes premières tendances. Le social, pour le meilleur et pour le pire, n'est pas différent du psychique. "Selon Freud, la vie sociale et les rapports avec autrui se développent et se perpétuent dans une dimension qui est celle de l'affectivité. C'est la raison pour laquelle, au delà d'une analyse des "institutions psychologiques", le système freudien suppose une théorie de l'affect social" 14 Pour l'amour du chef Haber, philosophe, fait ici le lien avec la troisième partie de l'Éthique de Spinoza. L'illusion de l'amour du chef est cet affect social qui rend homogène le groupe mais ouvre à la haine et la régression, répétition du développement infantile. "Chaque fois que deux familles s'allient du fait d'un mariage, chacune se considère, aux dépens de l'autre, comme la meilleure et la plus distinguée"15 Les familles analytiques, comme tout rassemblement humain, exploitent ces projections girardiennes excluantes nécessaires à la cohésion du groupe. Car Haber fait aussi le lien avec René Girard16, mais pour faire remarquer "qu'une nouvelle fois, le projet d'une interprétation psychologique du social semble finalement vouloir se concentrer sur des modèles trop étroits, historiquement limités". C'est que Freud considère ces violences collectives comme exceptionnelles et pathologiques. Contemporain, alors, des fascismes européens montants, Freud était loin, a priori, d'imaginer ce que la bête immonde avait de quotidien et banal, ainsi que Brecht17 le mettra en scène. On sait, néanmoins, quel pessimisme gagnera Freud progressivement à propos de cette dissolution du psychique dans le social. 12 HABER S., Op. cit. p. 45. 13 FREUD, S., 1912, Totem et tabou, Payot, 2005, p. 88. 14 HABER S., Op. cit. p. 66 15 FREUD, S., Psychologie des masses et analyse du moi, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1951, p.162. 16 GIRARD, R., Le Bouc émissaire, Grasset, Paris,1982 17 "O Deutschland bleiche Mutter ! Wie haben deine Sohne dich zugerichtet daβ du unter den Völkern sitzest ein Gespött oder eine Furcht" ("O Allemagne, mère blafarde ! Comment tes fils t'ont-ils traitée pour que tu sois
Le social, "une image agrandie du psychique" ... La suite du travail d'Haber veut montrer combien pour Freud "le psychique lui-même est social", comment "s'entrelacent essentiellement l'être-soi et l'être-pour-autrui". La Correspondance avec Fliess, on le sait, fait état de l'abandon des neurotica qui permit, subséquemment, la découverte des fantasmes œdipiens, montrant que "l'enfance relationnelle, arrière-plan anthropologique de toute la vie sociale, apparaît bien ... comme le fil conducteur d'une pensée du rapport social en général".18 Le triangle œdipien va orienter l'hypothèse interpersonnaliste vers une voie nouvelle : "Chez moi aussi, j'ai trouvé le sentiment amoureux pour la mère et la jalousie envers le père, et je le considère maintenant comme un événement général de la prime enfance ... S'il en est ainsi, on comprend la force saisissante d'Œdipe Roi, malgré toutes les objections que la raison soulève contre ce qui est présupposé par l'idée de destin ... La légende grecque s'empare d'une contrainte que chacun reconnaît parce qu'il en a ressenti l'existence en lui-même. "19 Le petit Hans : la socialité de l'enfance Semblant laisser provisoirement de côté le "point de vue social", Freud renforce son examen du développement individuel avec les Trois Essais. Il s'agit d'explorer la sexualité infantile comme un univers solipsiste. La pulsion d'autoconservation, naturelle, puis, la coexcitation aidant, la pulsion sexuelle, plus culturelle (à la recherche de l'objet), visent à la décharge, au plaisir, colonisent progressivement différents organes d'interface, et deviennent progressivement indépendantes l'une de l'autre. "Il y a donc une auto-affirmation solitaire du corps, une volonté aveugle de traduire en dépenses physiques le tonus musculaire que l'enfant éprouve dans le sentiment de soi-même"20 S'il semble, dans les Trois Essais, que la pulsion règne en maîtresse absolue, l'histoire du Petit Hans va infléchir cette impression en renforçant le thème de la socialité de l'enfance. Il y a d'abord l'invention de la pensée symbolique qui permet un déplacement et une condensation de l'angoisse. Le symbole (cheval) déleste la charge pulsionnelle en la canalisant. Un déplacement que le petit Hans comprendra grâce aux explications de Freud : "C'est que, pour la première fois de façon si approfondie, Freud s'attache à l'enfance pour elle-même, et non pas à titre d'arrière-plan biographique des névroses d'adultes".21 Par ce texte, la psychanalyse deviendrait apte à rendre compte d'un développement enfantin où s'entrelacent le sexuel, l'affectif, le cognitif. "La curiosité sexuelle de notre Hans ne souffre certes aucun doute ; mais elle fait de lui un investigateur, elle le rend apte à de véritables connaissances abstraites".22 Le Petit Hans, selon Haber, contient en germe les Controverses Anna Freud-Mélanie Klein : faut-il injecter du pédagogique dans la cure des enfants nécessairement devenue, parmi les peuples, objet de mépris ou d'effroi"). Bertolt Brecht, 1933, Inscription au mémorial de Mauthausen 18 HABER S., Op. cit. p. 90. 19 FREUD, S., 1897, Lettre à Fliess, PUF, 2006, p. 334. 20 HABER S., Op. Cit. p. 96. 21 HABER S., Op. Cit. p. 98. 22 FREUD, S. 1909, Analyse d’une phobie d’un petit garçon de cinq ans : le petit Hans, Cinq psychanalyse, Paris, PUF, 1954, P. 246.
immatures (A. Freud), ou faut-il réviser notre conception de l'enfant qui s'avère un patient intelligent et coopératif au traitement (M. Klein) ? Le primat du pulsionnel des Trois Essais, la prédominance du temps organique, la "dictature des gênes" de Changeux23, ne sont plus suffisants ici : Freud, dès lors, se dirigerait vers "un interpersonnalisme élargi", à partir "d'un interpersonnalisme restreint". Haber nous rappelle qu'à cette époque des auteurs étaient déjà allés plus loin que l'œdipianisme freudien : Rank (Le traumatisme de la naissance, 1924), Ferenczi (Thalassa, 1924). Ils s'étaient intéressés à l'enfance plus précoce, en fait, montrant l'importance affective du rapport mère-enfant, ouvrant une problématique pulsionnelle et relationnelle dans le style du Petit Hans. Freud, dit Haber, reprendra cette problématique duelle dans le cas Schreber24. La psychose suppose en effet une régression pulsionnelle intense, mais aussi une déstructuration des liens objectaux. Un interpersonnalisme freudien en voie d'élargissement Pour Haber, pendant les années 1910-1920, "Une pression de plus en plus forte s'est exercée sur une théorie qui, articulant interpersonnalisme œdipien et modèle pulsionnel, présentait des limites sérieuses"25 Cet interpersonnalisme (nous dirions maintenant paradigme de la relation d'objet si l'on est un psychanalyste optimiste, intersubjectivisme si l'on est pessimiste), cette idée freudienne que "l'autoconservation ne se déploie qu'à côté ou même en fonction d'autres forces qui sont par elles-mêmes créatrices de liens que l'on peut qualifier d'intersubjectifs, de sociaux ou de communautaires", s'élargit avec l'Introduction du narcissisme (1914)26, et avec Au-delà du principe de plaisir (1920)27. Dans le premier texte, Freud développe l'idée que la fiabilité des assises narcissiques conditionne la possibilité d'aimer. Cet investissement foncier du moi par lui-même persiste et participe aux investissements d'objets. L'homosexualité, cet amour du représentant du même, cette identification aux objets d'amour maternels, à nouveau, joue son rôle dans l'argumentaire freudien. Mais le plus intéressant, pour Haber, ici, est la dernière partie de ce texte qui développe la problématique de l'idéal du moi. Haber nous rappelle que le terme allemand Selbstgefühl signifie "sentiment de soi", ce qui est d'une autre acception que "estime de soi" : il y a, dans le sentiment de soi, un ancrage primordial de l'affect dans le corps. L'estime de soi, plus qu'un affect, est déjà une élaboration secondaire. Ce qui permet à Haber de montrer combien cette notion d'idéal du moi, reprise narcissique post-œdipienne, est "sociale par sa structure et son origine, mais aussi par son contenu", et conditionne cette sociabilité de l'enfance. Historicité d'un certain fonctionnalisme freudien Ainsi se développe, dans la pensée freudienne, à partir de cet interpersonnalisme restreint d'obédience patriarcale, un interpersonnalisme élargi d'obédience matriarcale, en prolongation des précurseurs qu'auront été Rank et Ferenczi. Après le Petit Hans, une bascule s'opère et la dynamique de la relation d'objet est lancée. Freud, on le sait, sera mal à l'aise avec ce monde préœdipien. S'il tente de s'y aventurer, comme par exemple plus tard dans les Nouvelles Conférences où il relie 23 CHANGEUX, JP., 1983, L’Homme neuronal, Pluriel, Paris, 1983. 24 FREUD, S., 1911, Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa : le Président Schreber, in Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1954. 25 HABER S., Op. Cit. p. 105. 26 FREUD, 1914, Pour introduire le narcissisme, in La vie sexuelle, PUF, 1969. 27 FREUD, 1920, Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1951.
la supposée moindre agressivité féminine, caractéristiques sociales du rôle d'épouse et de mère, à l'attachement maternel tendre, c'est, selon Haber : "... au prix d'un fonctionnalisme genré bien peu défendable sur le fond et dont il sait d'ailleurs, acceptant d'endosser une position réactionnaire, qu'il contredit la dynamique féministe déjà à l'œuvre dans le monde historique qui est le sien". Haber conclut ce chapitre 3 par une réflexion sur Au-delà du principe de plaisir. Il comprend ce texte comme une façon "de donner des assises plus profondes, en l'occurrence biologiques, à un interpersonnalisme élargi de type post-œdipien".28 Avec la dualité pulsionnelle qu'introduit ce nouvel essai ontologique, la vie psychique devient cette fédération de forces, dont l'autre est partie, qui tirent leur unité d'une lutte contre la mort. Sociopathologie freudienne Haber va conclure par un chapitre 4 qui, à partir de l'Avenir d'une illusion et Malaise dans la civilisation. Il y développe l'idée d'une "sociopathologie freudienne". Le "pessimisme anhistorique" freudien se déploierait dans ces deux textes qui soulignent l'existence inévitable de la violence et de l'irrationalité en l'homme. Une violence collective parfois extrême, guerrière, au sens d'une guerre totale ; on sait que Freud avait déjà abordé cette réflexion au décours de la première guerre mondiale dans les Considérations actuelles sur la guerre et la mort (1915) : "Notre affliction et notre douloureuse désillusion provoquées par le comportement non civilisé de nos concitoyens du monde durant cette guerre étaient injustifiées. Elle reposait sur une illusion à laquelle nous nous étions laissés prendre. En réalité, ils ne sont pas tombés aussi bas que nous le redoutions, parce qu'ils ne s'étaient absolument pas élevés aussi haut que nous l'avions pensé"29 Dans l'Avenir d'une illusion, Freud reprendrait, pour Haber, des intonations marxistes en évoquant les illusions religieuses comme "des compensations fictives à des injustices sociales"30 : "Quant à une intériorisation des interdits culturels, on ne doit pas s'y attendre chez les opprimés. Bien au contraire, ces derniers ne sont pas prêts à reconnaître les interdits. Leurs efforts tendent à détruire la civilisation elle-même et éventuellement à détruire jusqu'à ses présuppositions. L'hostilité à la civilisation manifestée par ces classes est si patente qu'elle a empêché de voir l'hostilité plutôt latente des couches sociales mieux loties. Il va s'en dire qu'une civilisation qui laisse insatisfaits un si grand nombre de participants et les conduit à la révolte n'a aucune chance de se maintenir durablement et ne le mérite pas non plus."31 "Indignez-vous !" comme proclame Stéphane Hessel32. Il suffit de travailler dans le médicosocial pour sentir à quel point ce propos du "Freud sociologue", ici, reste d'actualité. Cette conduite culturellement suicidaire des "opprimés" ne viserait rien d'autre qu'une annulation fantasmatique de leur souffrance psychosociale. Que le recours à la religion soit ici utilisé comme à une formation secondaire suffit pour qu'Haber, à l'instar de Freud, fasse l'analogie de cette réactivité idéalisante avec une idée délirante : 28 HABER S., Op. Cit. p. 119. 29 FREUD, S., 1915, Considérations actuelles sur la guerre et la mort, in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1951, p. 21. 30 HABER S., Op. Cit. p. 131. 31 FREUD, S., 1915, L’avenir d’une illusion, Paris, PUF, 1971, p. 333. 32 HESSEL, S., 2010, Indignez-vous !, Montpellier : Indigène éditions, collection Ceux qui marchent contre le vent.
"Il reste caractéristique de l'illusion qu'elle dérive de désirs humains ; elle se rapproche à cet égard de l'idée délirante en psychiatrie, mais elle s'en distingue par ailleurs, indépendamment de la construction plus compliquée de l'idée délirante. Avec la notion d'idée délirante, nous soulignons la contradiction avec la réalité effective. L'illusion, elle, n'est pas nécessairement fausse ... ou en contradiction avec la réalité ... Nous appelons donc "illusion" une croyance lorsque, dans sa motivation, l'accomplissement d'un désir vient au premier plan, et nous faisons là abstraction de son rapport à la réalité"33 Ce "rationalisme positiviste" de Freud s'accentuerait encore dans Malaise dans la civilisation, "point d'orgue de la sociopathologie" freudienne. Comme l'a dit initialement Haber, le thème répressiviste y revient clairement. En 1930 comme en 1908, on retrouve la prévalence de la contradiction entre individu et société. Il résulte du malaise collectif angoisse et souffrance au quotidien pour l'individu : "La souffrance menace par trois côtés. Elle provient du corps propre qui, voué à la déchéance et à la dissolution, ne peut même pas se passer de la douleur et de l'angoisse en tant que signaux d'alarme ; elle provient ensuite du monde extérieur qui peut faire rage contre nous avec des forces surpuissantes, inexorables et destructrices ; elle provient finalement des relations avec les autres hommes. La souffrance issue de cette source, nous la ressentons peut-être plus douloureusement que les autres ; nous sommes enclins à voir en elle un élément en quelque sorte superflu, même si, en terme de destin, elle n'est peut-être pas moins inéluctable que les deux autres sortes de souffrance"34 L'échec de la civilisation Pour Freud, l'exigence civilisatrice est nécessairement un échec, tant la vie pulsionnelle a ses propres exigences, "les passions pulsionnelles étant plus fortes que les intérêts rationnels"35. Mais, contrairement à 1908, Freud reconnaît en 1930 que la répression sociale de la sexualité est un mal nécessaire, voire un cadre limitatif bénéfique du fait de ce no limit pulsionnel. Dura lex : c'est une confirmation de la nécessaire dureté du surmoi, instance de "répression au second degré, grâce auquel le moi, devenu actif, contribuera à se faire violence ... qui va assurer dans la durée le refoulement ... Au fond, il n'y a de choix qu'entre la violence externe et la violence interne"36. Dans l'Homme Moïse, enfin, selon Haber, Freud prendra comme autre exemple de cette nature essentiellement violente de l'humain, avec ses débouchés collectifs, par exemple la haine contre les juifs, "un peuple qui a placé au centre de ses intérêts la culture paternelle celle par laquelle nous accédons à l'intellectualité, c'est-à-dire à la sobre réflexivité"37. Cette analyse freudienne de l'antisémitisme semble essentielle comme "une forme systématisée de socialisation et d'instrumentalisation de l'agressivité et du sadisme, eux-mêmes compris comme des réactions à une rationalisation manquée". Mais elle date, énoncée en 1938, en reprenant un niveau genré obsolète d'une part (culture paternelle), et, surtout, d'autre part, en raisonnant "sur un antisémitisme essentiellement "idéologique" qui n'avait pas encore trouvé les moyens du passage à l'acte criminel à l'échelle du continent européen tout entier".38 33 FREUD, S., 1915, Op. Cit. p. 354. 34 FREUD, S., 1915, Op. Cit. p. 434. 35 FREUD, S., 1915, Op. Cit. p. 471. 36 HABER, S., Op. Cit. p. 139-140. 37 HABER, S., Op. Cit. p. 145. 38 HABER, S., Op. Cit. p. 146.
On connaît la conclusion dubitative de Malaise dans la civilisation : "Les hommes sont maintenant parvenus si loin dans la domination des forces de la nature qu'il leur est devenu facile de s'exterminer les uns les autres jusqu'au dernier. Ils le savent, et c'est de là que provient une bonne part de leur inquiétude présente, de leurs malheurs, de leur angoisse. Et maintenant, il faut s'attendre à ce que la seconde des deux "puissances célestes", à savoir l'Éros éternel, engage un effort pour s'affirmer dans le combat contre son adversaire tout aussi immortel. Mais qui pourrait prévoir l'issue de cette lutte ?"39 Ce qui fait dire à Haber que "l'anhistoricité de la démarche initiale de la Psychologie des masses se trouve nettement surmontée". La dure réalité historique du pouvoir de mort de Thanatos se révèle dans toute son ampleur, biologique, psychologique, sociale. Pour conclure Pour Haber, cette visite dirigée dans l'œuvre nous convainc qu'il existe une sociologie freudienne. Un modèle de théorie sociale y est développé, fondé sur la clinique : "Ce social avait besoin de personnes placées en face à face pour s'inventer". L'originalité de l'investigation freudienne fut "d'aller chercher plus loin que dans l'interaction (à savoir dans le psychisme)". Il y a fait, entre autres découvertes, celle "d'un collectif se retournant contre les individus". Niveau de complexité oblige dirait Edgar Morin. *** Leïla s'est suicidée. Pour Malraux, dans La condition humaine, le suicide est le seul acte de liberté que peut poser l'individu terrassé par le social destructeur. Dans une dynamique transgénérationnelle, G. Bayle nommait ces jeunes adultes suicidaires des "Terminator" (la mort de l'individu met un point d'arrêt à un héritage fantasmatique destructeur). Haber remarque que Freud semble s'être peu intéressé à la question du suicide qui est pourtant devenu un marqueur important en sociologie. Durkheim a publié son ouvrage sur le suicide, fondateur de la sociologie, en 1897. Sui-cider, tuer le soi, auto-homicide, retournement sur soi d'un acte destiné au social. En fait, l'analyse freudienne du suicide existe, mais est toujours avancée indirectement, à propos de la psychose et de la mélancolie. La question est évoquée dès les Minutes40 où le suicide est considéré d'une part comme un terrassement de l'autoconservation par la libido, d'autre part comme une défense contre la psychose. Il y est même question du suicide chez l'adolescent : "C'est la peur de l'inceste qui les mène au suicide". La question est plus développée dans Psychopathologie de la vie quotidienne (1901) et, surtout, dans Deuil et mélancolie (1917) sur le thème du retournement contre soi de la haine de l'objet : "L'analyse de la mélancolie nous enseigne que le moi ne peut se tuer que lorsqu'il peut, de par le retour de l'investissement d'objet, se traiter lui- même comme un objet, lorsqu'il lui est loisible de diriger contre soi l'hostilité qui concerne un objet"41. 39 FREUD, S., 1930, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971. p. 506. 40 Les premiers psychanalystes, Minutes (I) de la Société psychanalytique de Vienne, trad. N. SCWHAB- BAKMAN, Gallimard, 1976. 41 FREUD, S., 1917, Deuil et mélancolie, in Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1952, p. 271.
L'école argentine (Léon Grinberg42) reprendra ce thème, à propos du fait que l'acte suicidaire, déjà imaginé, voire anticipé depuis longtemps, dépend d'une rencontre qui va provoquer la bascule du moi du fantasme à la réalité. Ce fut, hélas, le cas de Leïla. *** 42 GRINBERG, L., 1992, Culpabilité et dépression, Belles Lettres
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