Google Books : quel futur pour l'accès aux livres ? Une bibliothèque universelle en devenir ou une future galerie commerciale ?
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Actualités/Actualiteiten Google Books : quel futur pour l’accès aux livres ? Une bibliothèque universelle en devenir ou une future galerie commerciale ? « Quand on proclama que la Bibliothèque comprenait tous les livres, la première réaction fut un bonheur extravagant » (1). Dans « La bibliothèque de la New York Public Library et la avec les bibliothèques partenaires, Babel », l’écrivain Jorge Luis Bodleian Library d’Oxford) afin Google emprunte les livres les- Borges évoque à sa façon le rêve de numériser (scanner) leurs riches quels sont « copiés » sous forme de d’une bibliothèque universelle fonds de livres. Depuis, le Google fichiers numériques par Google, rassemblant tout le savoir, un Library Program s’est étoffé et près qui ne sollicite pas l’autorisation rêve déjà caressé à l’époque des d’une trentaine de bibliothèques, préalable des auteurs ou éditeurs. Lumières. L’Internet lui a redonné y compris en Europe (Lyon, Gand, Les ayants droit se sont opposés vie : depuis le milieu des années Barcelone, Madrid, etc.), ont auto- à cette pratique et, en 2005, la 1990, de multiples projets de risé Google à numériser leurs col- Authors Guild, une association bibliothèques numériques ont vu lections. Plus de dix millions de regroupant plus de 8.000 auteurs le jour, dont l’Internet Archive titres, dont bien plus de la moitié américains, et l’Association of ou l’Internet Public Library (2). sont des livres publiés hors États- American Publishers (AAP) inten- Tous ces projets généreux sont Unis, auraient été numérisés (3). tèrent à l’encontre de Google une aujourd’hui éclipsés par ce que l’on pressent comme « la » future Aux États-Unis, les livres anté- action en justice (5) pour atteinte bibliothèque numérique de réfé- rieurs à 1923 sont aujourd’hui au droit d’auteur (6). La réponse rence mondiale : Google Books. considérés comme tombés dans de Google était que les copies le domaine public ; vu le nombre réalisées relevaient des « usages Le projet Google Books croissant de titres parus chaque loyaux » (fair use), une exception année, la grande partie des livres aux contours relativement flous Fin 2004, Google annonce provenant des bibliothèques parte- connue en droit américain du copy- un partenariat avec cinq grandes naires sont encore protégés par le right, et qu’aucune autorisation bibliothèques anglo-saxonnes droit d’auteur, même si les livres préalable n’était nécessaire, dès (les bibliothèques universitaires sont épuisés (out-of-print) ou orphe- lors qu’il était possible de marquer de Harvard, Michigan, Stanford, lins (orphan) (4). Par ses accords son opposition a posteriori (7). Cette (1) Jorge Luis Borges, « La biblio p. 28, considérant 10). Il s’agit donc (sur les règles de responsabilité indi- thèque de Babel », in Fictions, Gal- d’une notion relative. L’on peut ima- recte, voy. A. Dixon, « Liability of limard, Folio, 1979, p. 96. giner que beaucoup de livres vont users and third parties for copyright perdre leur statut d’orphelin, une infringement », in A. Strowel (éd.), (2) Voy. respectivement : www. fois que leur incorporation dans une Peer-to-Peer File Sharing and Secondary archive.org et www.ipl.org. bibliothèque numérique mondiale Liability in Copyright Law, Edward (3) Le chiffre de 10 millions est cité aura fait l’objet d’une publicité suffi- Elgar, 2009, pp. 15 et s.). Envisage- dans une carte blanche (op-ed) de sante, conduisant beaucoup d’ayants able en théorie, la décision d’assigner Sergey Brin, l’un des cofondateurs de droit à se faire connaître. les bibliothèques n’aurait, à notre Google, publiée le 8 octobre 2009 (5) Authors Guild Inc. v. Google Inc., sens, pas du tout servi la cause des dans le New York Times, sous le titre S.D.N.Y., No. 05 CV 8136 (DC). ayants droit et aurait même été tout à « A Library to Last Forever ». fait inopportune et contre-productive (6) Si l’on considère qu’une auto- (il se peut aussi que Google se soit (4) Les livres orphelins sont ceux risation préalable des ayants droit engagé à garantir les bibliothèques en pour lesquels il est difficile voire doit être obtenue pour copier (numé- cas d’action des ayants droit). impossible, de trouver le/les/un des riser) des livres, les bibliothèques titulaire(s) des droits pour lui/leur partenaires de Google auraient sans (7) Pour une interprétation très demander son/leur autorisation afin doute pu être également assignées en large des limites du fair use et de la d’en permettre l’utilisation (voy. la responsabilité indirecte (contributory règle de l’opt out/opt in, voy. H. Tra- recommandation 2006/585/CE du infringement) pour atteinte au droit vis, « Opting Out of the Internet in 24 août 2006 de la Commission d’auteur, car elles devaient savoir the United States and the European européenne sur la numérisation et que des violations du droit d’auteur Union », in A. Strowel et J.-P. Tri- Auteurs & Media 2010/1 l’accessibilité en ligne du matériel seraient commises (par Google) et aille (sous la dir. de), Google et les culturel et sur la conservation numé- que la remise matérielle des exem- nouveaux services en ligne, Larcier, rique, J.O. L 236 du 31 août 2006, plaires des livres allait y contribuer 2008, pp. 161-206. LARCIER 1
Actualités/Actualiteiten incertitude quant à la notion de contenu de l’accord conclu entre sation et à rentabiliser (on dirait fair use a incité les parties à négo- parties dès lors que leurs livres se « monétiser » en anglais) certains cier un accord de règlement dans trouvent dans les bibliothèques usages des livres (12) encore sous le plus grand secret. Le 28 octobre partenaires. Selon le département droit d’auteur, mais épuisés (ou 2008, une première version de américain de la Justice, qui a plus exactement « non dispo- l’accord de règlement (ou de la adressé ses observations au juge nibles commercialement ») aux transaction), communément dési- du district sud de New York, États-Unis. Ainsi, Google pourra gnée comme le Google Book Sett- jamais un accord survenu dans le notamment continuer à scanner lement (GBS), était communiquée cadre d’une action collective n’a ces ouvrages, vendre des « abon- et soumise pour approbation au eu une telle portée (10). nements institutionnels » permet- juge du district sud de New York L’accord revêt aussi une grande tant à des bibliothèques d’offrir devant qui le litige avait été intro- portée parce qu’il est tourné vers l’accès à l’ensemble de la collec- duit (8). Un projet d’accord qui a l’avenir, vers le développement de tion numérisée, vendre des livres suscité de nombreuses critiques (9). nouveaux modes d’exploitation numérisés à l’exemplaire, placer numérique des livres. On peut des publicités en marge des pages La portée mondiale de l’accord s’en réjouir car les usagers vont des livres, montrer des extraits de règlement (GBS version d’octobre sans doute en profiter ; ce qui est (snippets) des livres numérisés pour 2008) sûr, c’est que l’accord va affecter à chaque requête de recherche, ou long terme le marché de l’accès au encore montrer des parties d’ou- La complexité de ce projet livre. Selon les termes du départe- vrage pour encourager leur vente d’accord de règlement (plus de ment américain de la justice, l’ac- en ligne. Mais, comme l’ont noté 150 pages plus quelques cen- cord de règlement « concrétise un certains commentateurs, Google taines de pages annexées) est arrangement commercial tourné pourra a priori aussi accorder une grande et sa portée, véritablement vers le futur plutôt qu’il ne règle série de nouvelles licences sur les « globale ». En effet, l’accord de les conséquences d’une conduite livres épuisés, par exemple des transaction qui doit être approuvé passée » (11). Pour cette raison, il licences pour leur traduction ou en 2010 par le juge de New York va bien au-delà d’une transaction leur adaptation (au cinéma) (13). intervient dans le cadre d’une courante. Quels sont les nouveaux En contrepartie, Google va action en justice collective (class usages que Google est autorisé à payer aux détenteurs de droits la action) ; il a donc la faculté de faire ? somme de 45 millions de dollars régler le sort de tous ceux qui se US pour la numérisation déjà trouvent dans la même situation Les nouveaux modes d’exploita- réalisée (14). Pour les usages futurs que les parties au litige. De très tion autorisés par l’accord (tels que les ventes d’abonne- nombreux auteurs et éditeurs, aux ments ou d’espaces publicitaires), États-Unis et hors États-Unis, L’accord autorise tout d’abord 63 % des revenus perçus par sont donc a priori affectés par le Google à continuer la numéri- Google seront versés au Registre (8) En France, un litige similaire cet accord de règlement n’aura jamais documents personnels, sont exclus oppose les éditions du Seuil et le Syn- la portée du GBS en l’absence d’un du champ de l’accord. dicat national de l’édition (S.N.E.) à mécanisme similaire à la class-action (13) En ce sens : P. Samuelson, Google ; la Société des gens de lettres américaine. « The Google Book Settlement : (S.G.D.L.) s’est jointe à l’action si bien (9) Voy. par exemple les nombreuses Real Magic or a Trick ? », in The que les auteurs sont aussi représentés. objections pertinentes émises par Economists’ Voice, novembre 2009, La décision en première instance a été J. Grimmelmann, « How to Fix the p. 4 (répondant aux remarques de rendue le 18 décembre 2009 (T.G.I., Google Book Search Settlement », P. N. Courant, « What’s at Stake Paris, disponible sur juriscom.net). Journal of Internet Law, avril 2009, in the Google Book Search Set- Comme prévu, Google a été con- pp. 10 et s. tlement ? », in The Economists’ Voice, damné pour contrefaçon, la pratique (10) Selon le département de la jus- octobre 2009, pp. 1 et s.). de numérisation pouvant difficilement tice (DoJ), « the Proposed Settlement tomber dans le champ des exceptions (14) Comme d’autres l’ont souligné is one of the most far-reaching class au droit d’auteur en France. Google a (P. Samuelson, « The Google Book action settlements of which the Uni- été condamné à payer 300 000 EUR Settlement », op. cit., p. 2), la somme ted States is aware » (p. 1 du State- à titre de dommages-intérêts pour les de 45 millions compensant l’accès ment of Interest of the United States quelque 300 titres numérisés. L’accord aux livres reste très modique com- of America, 18 septembre 2009). de règlement conclu aux États-Unis parée au 1 milliard 65 millions de ne couvre pas le litige mené en France (11) Voy. le Statement of Interest dollars US payés par Google pour les (les parties étant de toute manière dif- of the United States of America, vidéos en ligne de YouTube… C’est Auteurs & Media 2010/1 férentes). Cela dit, on ne peut exclure 18 septembre 2009, p. 2. aussi une somme similaire que Goo- qu’une transaction soit négociée entre (12) Les articles de revue, ainsi que gle paie aux avocats représentant les les parties au litige né en France, mais les œuvres du domaine public et les ayants droit au litige. 2 LARCIER
Actualités/Actualiteiten (Google conserve donc plus d’un d’éditeurs sont plus favorables et l’enseignement en Europe et tiers des revenus). Google va à l’accord puisqu’ils peuvent en pourrait favoriser les institutions aussi contribuer, avec un apport tirer des revenus complémen- américaines par rapport au reste de 34,5 millions de dollars USD, taires, et qu’ils ne sont pas à même du monde. On peut espérer que la à l’établissement d’un Registre de proposer une solution com- Commission européenne s’efforce des droits du livre (Book Rights merciale alternative ; certaines de remédier à ce problème d’accès Registry) qui, à l’instar d’une sociétés européennes de gestion aux livres numérisés. société de gestion collective des des droits d’auteur entendent pro- Un autre problème subsiste droits d’auteur, représentera les fiter de l’accord et invitent leurs pour les bibliothèques américaines auteurs et éditeurs et veillera à les membres à leur donner un man- qui auront accès à l’ensemble du identifier et à les rémunérer. Ce dat de représentation auprès du fonds de Google Books : comment sont les ayants droit américains registre, etc. Le fait que jusqu’à être sûr que les prix demandés qui vont gérer le registre. présent, seuls les auteurs et édi- par Google et le registre pour les teurs américains soient présents « abonnements institutionnels » Les critiques des éditeurs et dans le Registre des droits du ne soient pas excessifs ? Aucune auteurs : atteinte au patrimoine cultu- livre est un autre sujet de mécon- garantie n’est prévue dans le projet rel et discrimination dans la réparti- tentement, car il pourrait aboutir d’accord, et la position monopolis- tion des revenus à l’adoption de règles de réparti- tique de Google Books en ce qui tion plus favorables aux ayants concerne à tout le moins les livres La portée « globale » de l’ac- droit directement représentés. épuisés pourrait déboucher sur une cord explique les réactions sus- Des tractations (par exemple avec politique de prix élevés, compa- citées. Les éditeurs et, dans une l’association des éditeurs austra- rable à ce qui a pu parfois se pro- moindre mesure, les auteurs, liens) sont toutefois en cours. duire dans le secteur de l’édition notamment en France, en Alle- scientifique. Le risque augmentera magne et en Chine, se sont oppo- Les critiques des bibliothèques : avec le temps, au fur et à mesure sés à ce que l’accord s‘applique à une discrimination dans l’accès aux que les bibliothèques abandon- eux et leur dictent des conditions livres numérisés et des risques en neront les achats de livres publiés nullement négociées. Ils ont invo- matière de prix sur papier et qu’augmentera leur qué la protection du patrimoine dépendance à la collection numé- culturel national (15), un argument Les bibliothèques ont à juste rique de Google Books. qui a convaincu les dirigeants titre mis en évidence que les livres politiques. La France et l’Alle- numérisés à partir des biblio- La nouvelle version de l’ac- magne ont, en septembre 2009, thèques partenaires seront seule- cord de transaction (GBS 2.0 du déposé des observations (amicus ment accessibles pour les biblio- 13 novembre 2009) briefs) devant le juge new-yorkais thèques et les usagers se trouvant (plus récemment, le 9 décembre aux États-Unis (article 17.7(a) de À la suite des critiques, 2009, le président Nicolas l’accord). Pas en Europe et dans notamment européennes, un Sarkozy a clairement manifesté sa le reste du monde. Cette discri- accord légèrement modifié a été volonté de contrer Google pour mination dans l’accès s’explique divulgué le 13 novembre 2009. préserver la culture française) (16). par la nature de l’accord, qui Toutes les parties intéressées peu- Cela dit, les réactions des auteurs entend mettre fin à une action vent encore déposer des observa- et éditeurs sont assez diverses en en justice collective intentée aux tions jusqu’au 28 janvier 2010. Europe : si les éditeurs en France États-Unis : son effet doit donc L’audience pour débattre de l’ac- et en Allemagne ont pris nette- être limité à ce territoire. La dif- cord remanié (le fairness hearing) ment position contre l’accord car férence de traitement des usagers est fixée au 18 février 2010, et la ils entendent rester maîtres de la hors États-Unis n’en est pas pour décision d’approbation ou de rejet mise en ligne de leurs catalogues, autant justifiée. Elle aura des de l’accord devrait être rendue d’autres associations nationales conséquences pour la recherche dans les mois qui suivent (17). Les (15) Comme on pouvait s’y atten- (16) Sans citer Google, Nicolas (accessible sur http ://ie6.actualitte. dre, un réflexe, parfois primaire, de Sarkozy y a fait clairement réfé- com/actualite/15554-google-numeri- protectionnisme et d’anti-améri- rence dans un discours prononcé le sation-bnf-mitterrand-Sarkozy.htm). canisme affleure dans les propos 9 décembre 2009 à Strasbourg : « Il (17) Pour consulter les docu- critiques (voy. par exemple J. Jul- n’est pas question de nous laisser ments déposés dans le cadre de liard qui parlait de « la plus gigan- déposséder de notre patrimoine au la procédure, voy. le site www. Auteurs & Media 2010/1 tesque rafle… sur les biens culturels bénéfice d’un grand opérateur aussi googlebooksettlement.com. du monde entier » dans Le Nouvel sympathique soit-il, aussi impor- Observateur (4 novembre 2009)). tant soit-il, aussi américain soit-il » LARCIER 3
Actualités/Actualiteiten parties intéressées auront encore forme finale que prendra l’ac- Mais l’on ne peut pas non la possibilité de s’opposer à l’ap- cord de règlement. Cet accord plus se satisfaire de ces effets plication de l’accord à leurs livres déterminera aussi la forme et les bénéfiques, et il faut rester vigi- (opt out) jusque fin mars 2011 (la conditions de l’accès aux livres, lant face aux bonnes intentions solution de l’opt out, plutôt que conjointement avec les termes des affichées. Des ombres existent, et de l’autorisation préalable, reste accords passés entre Google et les elles sont parfois entretenues par consacrée par le GBS 2.0). Cela bibliothèques partenaires (dans le grand secret qui entoure les dit, avec la nouvelle version de le cadre du Google Library Pro- accords conclus, ainsi en est-il de l’accord, la classe des ayants droit gram) et entre Google et les édi- la confidentialité imposée dans les couverts par l’accord a été sérieuse- teurs partenaires (dans le cadre du accords entre Google et les biblio- ment restreinte. Les objections de Google Partner Program). Certes, thèques. Ces contrats contien- certains ayants droit ont été par- l’on peut se réjouir de ce que ces nent (21) une clause qui interdit tiellement prises en compte, l’ac- accords visent dans l’ensemble aux bibliothèques partenaires de cord amendé ne s’appliquant plus à faciliter la numérisation des mettre à la disposition d’autres qu’aux livres enregistrés auprès livres et leur mise à la disposition bibliothèques numériques la du Copyright Office américain ou en ligne sous forme numérique copie digitale réalisée par Google, publiés dans certains pays anglo- – un « plus » assurément pour la même pour une simple indexa- phones (États-Unis, Royaume- circulation de l’information et le tion des livres dans le domaine Unie, Canada et Australie (18)) et développement de la « société de public. présents dans les fonds des biblio- l’information ». En principe, ce Plus généralement, on ne thèques partenaires. Néanmoins, passage au numérique sera tout peut laisser une question d’intérêt pas mal d’auteurs européens, spécialement bénéfique pour les public, celle de l’accès aux livres notamment tous les auteurs scien- pays les moins avancés qui ne et au savoir, au seul arbitrage tifiques qui publient en anglais (au disposent pas d’une riche infras- par la convergence des intérêts Royaume-Uni ou aux États-Unis), tructure de bibliothèques – à privés. C’est la question « poli- demeurent couverts par la nouvelle condition que l’accès aux livres tique » que pose le Google Book version de l’accord. En outre, les « épuisés » ne soit pas limité au Settlement (22), en tout cas pour autres objections de fond, notam- territoire américain (voy. point ci- ce qui concerne les livres épui- ment des bibliothèques en matière dessus). De plus, l’accord de sés (en complément, les contrats d’accès et d’établissement des prix règlement devrait avoir pour effet privés avec respectivement les pour les « abonnements institu- bibliothèques et les éditeurs ont de faire revivre de très nombreux tionnels », demeurent. Par contre, la faculté de déterminer les condi- titres qui parfois végètent sur côté positif, le GBS 2.0 permet tions d’accès numérique aux livres les rayonnages des bibliothèques plus clairement au registre d’oc- du domaine public et aux livres troyer aux bibliothèques (améri- – l’accord ayant le potentiel, comme l’a bien souligné le dépar- récemment publiés). caines) plus d’un terminal d’accès aux livres scannés. tement américain de la justice, En Europe, certaines autori- « to breathe life into millions of tés publiques, tout spécialement works that are now effectively off la Commission européenne et les L’accès aux livres et au savoir est limits for the public » (19). Tout autorités françaises, tentent, à une question d’intérêt public qui ne cela est positif, même si l’on juste titre, de reprendre la main peut être exclusivement réglée par des aurait préféré qu’une loi sur les face au secteur privé : ainsi, au contrats privés œuvres orphelines règle la ques- niveau européen, un « comité des tion, plutôt qu’une « licence non sages » a-t-il été mis sur pied en Le futur de Google Books volontaire négociée de manière décembre 2009 pour réfléchir au sera largement défini par la privée » (20). cadre des partenariats publics pri- (18) Pourquoi certains auteurs et « Legally Speaking : The Dead nisée par la Commission européenne éditeurs de livres anglophones ne Souls of the Google Booksearch le 7 septembre 2009. peuvent-ils bénéficier de l’accord, Settlement », in Communications (22) En ce sens aussi, voy. le State- par exemple les livres publiés par of the ACM, 2009, vol. 52, no 7, ment of Interest of the United States des ayants droit néo-zélandais, pp. 28-30. Voy. aussi : J. Grimmel- of America, 18 septembre 2009, sud-africains ou irlandais ? mann, « How to Fix the Google p. 2 : « the central difficulty that the (19) Voy. le Statement of Interest Book Search Settlement », Journal Proposed Settlement seeks to over- of the United States of America, of Internet Law, avril 2009, pp. 10 come – the inaccessibility of many 18 septembre 2009, p. 1. et s. works due to the lack of clarity about Auteurs & Media 2010/1 (20) Les termes de « privately (21) Ceci a été confirmé par le repré- copyright ownership and copyright negotiated compulsory license » sentant de Google lors de l’audition status – is a matter of public, not ont été utilisés par P. Samuelson, sur le Google Book settlement orga- merely private, concern ». 4 LARCIER
Actualités/Actualiteiten vés en matière de numérisation ; décomposer par l’effet du temps Une vision inspirée des Lumières en France, l’accès aux volumes ou de brûler. Quoique l’on ait par- que partagent peut-être les fon- de la Bibliothèque nationale de fois critiqué la façon dont le scan- dateurs de Google. Mais pas France (B.n.F.) que Google ambi- nage a été réalisé, Google Books nécessairement ses conséquences : tionne de numériser semble ser- contribue à sauver de précieux « la consultation sur place (…) vir de monnaie d’échange dans exemplaires en leur donnant une des collections doit être gratuite les discussions entamées entre le nouvelle vie, mais la vie numé- pour l’usager. Les autres services ministère de la Culture et Google. rique n’est pas éternelle. D’abord proposés par la bibliothèque peu- Il est trop tôt pour savoir si ces il existe des problèmes d’accès liés vent être tarifés au moindre prix » tentatives aboutiront et si l’inté- aux formats numériques, mais (article 6). Rien dans l’accord rêt public sera bien au centre du on peut sans doute les résoudre de règlement ne garantit la gra- nouveau paysage de l’accès numé- en utilisant des formats ouverts. tuité de la consultation de livres rique aux livres. De manière plus fondamentale : (en ligne) ou le « moindre prix » Google, en tant qu’entreprise pour y avoir accès. Comme toute Google Books : bibliothèque numé- commerciale, peut décider de entreprise commerciale, Google rique, librairie ou … galerie commer- mettre fin au projet Google Books devrait en principe maximiser ciale ? (ou de revendre son corpus au plus ses profits, et le Registre, au sein offrant), sans compter qu’une duquel siègent les auteurs et les Pour l’un des fondateurs de faillite n’est jamais à exclure dans éditeurs, ne devrait pas s’opposer Google, Sergey Brin, Google le domaine du commerce (26). Du longtemps aux propositions de Books est l’équivalent de l’an- jour au lendemain, plus d’accès tarifs élevés que Google pourrait tique bibliothèque d’Alexandrie aux livres numérisés. Ce risque demander, par exemple pour les en ce qu’elle vise à rassembler tout majeur montre bien la différence « abonnements institutionnels ». le savoir, tout en le préservant des entre le projet de Google et les Outre le prix de l’accès, les intempéries ou incendies (23). Selon bibliothèques publiques, aux- conditions de l’accès pourraient R. Darnton, historien du livre et quelles des exigences de conti- faire problème. L’accord de règle- directeur de la bibliothèque de nuité ou des garanties d’accès ment reste très vague sur la façon Harvard, « Google Book Search s’imposent. dont les contenus seront mis à la est sur le point d’inaugurer la De plus, en termes de dif- disposition du public. Comme plus grande bibliothèque et le fusion, la collection de Google le dit très bien Robert Darn- plus important magasin de livres Books n’est évidemment pas sou- ton, « Quand des entreprises de l’histoire » (24). Que Google mise aux obligations qui s’appli- comme Google considèrent une Books soit un magasin de livres quent aux bibliothèques dépen- bibliothèque, elles n’y voient pas n’échappe à personne quand on dant de collectivités publiques. nécessairement un temple du visite http ://books.google.com. Rien n’interdit toutefois de savoir. Mais plutôt un gisement Par contre, on hésitera à parler de mesurer l’accessibilité offerte par de « contenus » à exploiter à ciel bibliothèque (25). Certes, Google Google Books, qui exerce, de facto, ouvert » (27). L’avenir nous mon- Books offre « une collection de un service public, par rapport trera sans doute quelles formes livres », à l’aide d’une armoire aux missions des bibliothèques précises cette exploitation « à ciel dont les rayonnages sont des publiques. Selon la Charte fran- ouvert » prendra. On peut déjà pages web. Mais ce n’est pas une çaise des bibliothèques, « la s’attendre à voir fleurir les liens bibliothèque publique ou univer- bibliothèque est un service public et écrans publicitaires en marge sitaire, car elle n’est pas soumise nécessaire à l’exercice de la démo- des livres, une invasion couplée à aux mêmes obligations de préser- cratie. Elle doit assurer l’égalité une collecte massive des données vation et de diffusion du savoir. d’accès à la lecture et aux sources personnelles du lecteur butineur. Indubitablement, le scannage de documentaires pour permettre Le risque existe donc que l’ac- masse entrepris par Google garan- l’indépendance intellectuelle de cord de règlement « transforme tit une certaine pérennité des chaque individu et contribuer au des bibliothèques de recherche livres anciens qui risquent de se progrès de la société. » (article 3). en galeries commerciales (shopping (23) S. Brin, « A Library to Last diplomatique.fr/2009/03/DARN- (26) On en est loin avec les profits Forever », New York Times, 8 octobre TON/16871. pharaoniques de Google : 4,2 mil- 2009. (25) En ce sens, voy. Prof. liards USD pour 2008, soit en pleine (24) R. Darnton, « La biblio- P. Samuelson, « Google Book is récession ! Voy. les chiffres cités par thèque universelle, de Voltaire Not a Library », posté le 13 octo- K. Auletta, Googled. The End of the Auteurs & Media 2010/1 à Google », in Le Monde diplo- bre 2009 sur www.huffingtonpost. World As We Know It, Virgin Books, matique, mars 2009, accessible com. 2009, p. 15. en ligne : http ://www.monde- (27) R. Darnton, op. cit. LARCIER 5
Actualités/Actualiteiten malls) » (selon Pamela Samuel- excessifs augmentant avec le temps Book Search ou Recherche de livres son). L’expérience de la lecture et et la migration des usagers vers les – se trouve au cœur de l’entreprise le travail de recherche pourraient versions numériques des livres (29) ; Google. Comme le dit Google être fondamentalement altérés, (iv) risque d’atteinte à la vie pri- lui-même dans sa présentation du d’autant que des optimisateurs vée car les pratiques de lectures projet, « In the beginnings, there divers voudront bien nous mon- des usagers seront surveillées sans was Google Books », « Au com- trer les « bons » titres, ceux qui se que le GBS apporte des garanties mencement était Google Books ». déduiront tout naturellement de contre l’usage inadéquat des don- Cette formule biblique va de pair nos traces passées sur la Toile (et nées personnelles collectées (30) ; avec la tâche messianique que savamment conservées sur les ser- (v) monopole de facto sur les livres Google s’est assigné : « organi- veurs de Google). Peu de chance orphelins résultant de la licence ser toute l’information mondiale de faire des rencontres imprévues non volontaire négociée entre par- dans le but de la rendre accessible dans ces livres (28). ties privées et rendu possible par et utile à tous ». La force d’attrac- l’effet du mécanisme de la class tion qu’exerce déjà Google Books Les critiques non rencontrées par action ; (vi) abus de la procédure par rapport à d’autres dépôts en le GBS 2.0 de la class action (usage du méca- ligne (comme l’Internet Archive) nisme pour créer un système d’opt résulte de la puissance et du suc- On l’a vu : le Google Book out pour la commercialisation des cès de ses outils de recherche, Settlement 2.0 a répondu à cer- livres, pas de notification suffisante l’algorithme PageRank et ses taines des objections émises en des auteurs et éditeurs visés par le variables. Un secret jalousement limitant les livres visés à ceux GBS 2.0, etc.) ; (vii) risque de pol- gardé au cœur des installations publiés sur les plus importants lution dans l’accès aux livres suite de Google. Cet outil dominant de marchés anglophones. D’autres aux publicités ajoutées en marge recherche et classement permet objections ont été rencontrées : des pages, etc. L’un des problèmes de faire exister certaines sources ainsi, la « clause de la nation la majeurs résulte aussi de l’adosse- ou de les reléguer aux oubliettes plus favorisée », qui, dans la pre- ment de Google Books à l’outil de l’Internet. Fondé sur une règle mière version du GBS, permet- de recherche mondialement domi- de popularité par les hyperliens, tait à Google d’automatiquement nant. l’outil d’indexation demeure bénéficier des meilleures condi- en réalité une immense « boîte tions éventuellement octroyées Une librairie adossée à un moteur noire » qui pourrait engendrer par les ayants droit à des concur- de recherche dominant : des risques des biais dans la recherche, et son rents, a été abrogée, son effet anti- accrus usage, combiné à la plus grande concurrentiel étant assez évident. collection de contenus imprimés, Mais le GBS 2.0 n’a toutefois Google Books, c’est aussi un peut faire peur. C’est Google qui pas répondu aux autres objections fonds de livres en ligne auquel décidera (en fonction de quels cri- que l’on peut énumérer (certaines on accède par un seul clic à par- tères ?) quels livres apparaîtront. ayant déjà été citées ci-dessus) : tir de la porte d’entrée vers l’In- On imagine aussi l’importance (i) pas d’accès pour les biblio- ternet qu’une grande majorité des pressions commerciales afin thèques et particuliers en dehors d’internautes ont choisie comme de faire voir certains titres plutôt des États-Unis ; (ii) difficultés plus page par défaut : la page blanche que d’autres dans la vitrine mon- grandes pour les auteurs et édi- du moteur de recherche Google. diale de Google Books. La possi- teurs non américains d’être correc- Par ses liens avec la fonction bilité de biaiser la recherche et de tement représentés et rémunérés « recherche », Google Books – faire disparaître certains titres est par le Registre ; (iii) risque de prix d’ailleurs aussi appelé Google un risque majeur. Certains (31) ont (28) Indépendamment des prob- désarticuler les structures de com- de l’American Civil Liberties Union lèmes de pollution publicitaire et préhension auxquelles nous sommes of Northern California aisément d’exposition de la vie privée, le pas- accoutumés ?). Des questions qui identifiables en ligne, ainsi que sage du codex imprimé à l’écran va, vont bien au-delà du projet Google J. Grimmelmann, « How to Fix the comme l’a montré l’historien Roger Books. Google Book Search Settlement », Chartier (L’Ordre des livres, éd. Alinéa, Journal of Internet Law, avril 2009, (29) Voy. J. Grimmelmann, p. 16. 1992), fondamentalement modi- « The Google Settlement : Why It fier la lecture, donc les conditions (31) Voy. J. Grimmelmann, « How Matters », 23 novembre 2009, dis- de réception et de compréhension ponible sur www.publishersweekly. to Fix the Google Book Search Set- des livres (qui d’entre nous échappe tlement », Journal of Internet Law, Auteurs & Media 2010/1 com. aux sollicitations des hyperliens avril 2009, pp. 17-18 qui explique lorsqu’il lit en ligne ? Le butinage (30) Voy. à ce sujet, les critiques de plus en détails les aspects du pro- systématique en ligne ne va-t-il pas l’Electronic Frontier Foundation et blème. 6 LARCIER
Actualités/Actualiteiten parlé du manque de transparence céda, comme il est naturel, une être levées avant que l’on puisse et de responsabilité (accountabi- dépression excessive. La certitude pleinement se réjouir du projet lity) parce que Google peut retirer que quelque étagère (…) enfer- Google Books et du Google Book un livre « pour des raisons édito- mait des livres précieux, et que Settlement. riales » et le faire disparaître de la ces livres précieux étaient inac- bibliothèque. cessibles, sembla presque intolé- Comme l’écrivait Jorge Luis rable » (32). Borges : après le « bonheur extra- Cette « intolérable (in)cer- vagant » lié à l’annonce de la titude » et d’autres objections Alain Strowel (33) bibliothèque universelle « suc- relevées plus haut doivent encore (texte achevé fin décembre 2009) (32) Jorge Luis Borges, « La biblio représente l’un des principaux con- le devenir du livre (et, en particulier, thèque de Babel », op. cit., p. 97. currents de Google. Le présent texte en tant que responsable académique Auteurs & Media 2010/1 (33) Professeur aux Facultés univer- n’engage que le point de vue de d’une bibliothèque de droit). sitaires Saint-Louis et à l’Université l’auteur et reflète l’analyse de celui-ci de Liège, avocat. Alain Strowel en tant qu’universitaire intéressé par LARCIER 7
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