" ILS NE M'ONT JAMAIS CONSIDÉRÉE COMME UNE PERSONNE. ILS ME VOYAIENT COMME UNE COUVEUSE. " - QUAND L'ÉTAT ENCOURAGE LES VIOLENCES FAITES AUX ...

La page est créée Louis Chevallier
 
CONTINUER À LIRE
" ILS NE M'ONT JAMAIS CONSIDÉRÉE COMME UNE PERSONNE. ILS ME VOYAIENT COMME UNE COUVEUSE. " - QUAND L'ÉTAT ENCOURAGE LES VIOLENCES FAITES AUX ...
« ILS NE M’ONT JAMAIS CONSIDÉRÉE
     COMME UNE PERSONNE. ILS ME
VOYAIENT COMME UNE COUVEUSE. »
           QUAND L’ÉTAT ENCOURAGE LES VIOLENCES FAITES
          AUX FEMMES – SANTÉ SEXUELLE ET REPRODUCTIVE
                EN AMÉRIQUE LATINE ET DANS LES CARAÏBES
" ILS NE M'ONT JAMAIS CONSIDÉRÉE COMME UNE PERSONNE. ILS ME VOYAIENT COMME UNE COUVEUSE. " - QUAND L'ÉTAT ENCOURAGE LES VIOLENCES FAITES AUX ...
ROSAURA
                                                                                            Republique Dominicaine
                                                                                            Alors qu’elle était enceinte, une leucémie
                                                                                            a été diagnostiquée. Elle avait 16 ans.
                                                                                            Un traitement qui aurait pu la sauver
                                                                                            lui a été refusé parce qu’il aurait pu
              MICHELLE                                                                      provoquer une fausse couche.
               Mexique
Elle était enceinte, et elle a été stérilisée contre
son gré parce qu’elle était porteuse du VIH.
Elle a été victime de discrimination et de                                                 TEODORA
mauvais traitements.                                                                       Salvador
                                                                                           Elle a souffert d’une urgence obstétricale.
                                                                                           Elle a été accusée de l’avoir provoquée
                                                                                           et condamnée à 30 ans de prison,
                                                                                           sans preuves.
              ESPERANZA
              Pérou
Elle a été stérilisée contre son gré alors qu’elle
                                                                                             BELÉN
était enceinte. Elle a perdu l’enfant qu’elle portait                                        Argentine
et souffre actuellement de séquelles de l’intervention.                                      Elle a fait une fausse couche,
                                                                                             diagnostiquée comme telle. Elle a
                                                                                             été dénoncée par son médecin et
                                                                                             condamnée à huit ans d’emprisonnement
                                                                                             pour homicide, sans preuves. Cela fait
                                                                                             plus de deux ans qu’elle est en prison.
              MAINUMBY
              Paraguay                                                                TANIA
Mainumby est tombée enceinte à la suite d’un viol.                                    Chili
Elle avait à peine 10 ans. L’avortement lui a été refusé                              Elle s’est fait avorter clandestinement
alors même que sa vie et sa santé physique                                            parce qu’on lui refusait un traitement contre
et mentale étaient en danger.                                                         le cancer du fait de sa grossesse, alors que
                                                                                      sa vie était en danger.

  DROITS SEXUELS ET REPRODUCTIFS
 Les droits sexuels et reproductifs ne sont pas des droits nouveaux. Ils sont reconnus dans les instruments de
 protection des droits humains. Il s’agit notamment du droit au respect de la vie privée, à l’intégrité physique et
 mentale, et du droit de ne pas subir de discrimination, d’actes de torture ou d’autres mauvais traitements.
 Parmi les droits sexuels et reproductifs fondamentaux figurent les suivants : la liberté de décider si l’on souhaite ou
 non avoir une activité sexuelle ; d’avoir des relations sexuelles consenties quelle que soit son orientation sexuelle ;
 d’avoir des rapports sexuels en dehors de la procréation ; de choisir son partenaire ; de décider combien avoir
 d’enfants et quand ; de ne pas subir de violences et de pratiques nocives ; d’avoir accès à des informations, à la
 contraception et aux services de planning familial, ainsi qu’à une éducation sexuelle complète et détaillée, en
 particulier pour les enfants et les adolescents.
 Les droits sexuels et reproductifs font partie des droits humains définis dans les traités internationaux et régionaux
 en la matière. Ces textes ont été ratifiés dans la région par une majorité d’États, qui se sont engagés à les respecter.
 Il s’agit entre autres des traités suivants :
 ■■ Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants
 ■■ Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP)
 ■■ Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels
 ■■ Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes
 ■■ Convention relative aux droits de l’enfant
 ■■ Convention américaine relative aux droits de l’homme
 ■■ Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l’élimination de la violence contre la femme
 (Convention de Belém do Pará)
 Tous les États qui ont ratifié les traités relatifs aux droits humains ont l’obligation de respecter, protéger et mettre en
 œuvre les droits sexuels et reproductifs.
" ILS NE M'ONT JAMAIS CONSIDÉRÉE COMME UNE PERSONNE. ILS ME VOYAIENT COMME UNE COUVEUSE. " - QUAND L'ÉTAT ENCOURAGE LES VIOLENCES FAITES AUX ...
LES STÉRÉOTYPES DE GENRE ENTRAINENT DES
DISCRIMINATIONS ET ENFREIGNENT AINSI LE DROIT
À L'ÉGALITÉ DÉFINI DANS TOUS LES TRAITÉS            Couverture: Manifestation en faveur de la libération de Belén, condamnée à huit ans
                                                    d’emprisonnement à la suite d’une fausse couche. Tucuman, Argentine. @ Agencia de
RELATIFS AUX DROITS HUMAINS.                        Prensa Alternativa (APA)

« Toute femme veut être mère et devrait l'être. »

                                                    La propagation du virus Zika en Amérique latine et dans les
                                                    Caraïbes et son rapport avec la microcéphalie chez les nouveau-
                                                    nés ont conduit l’Organisation mondiale de la santé à décréter
                                                    un état d’urgence de santé publique en février 20161. Dans la
                                                    région, certains gouvernements ont recommandé aux femmes –
« Les femmes pauvres et les femmes autochtones
                                                    sans s’adresser aux hommes – d’éviter toute grossesse dans un
ne devraient pas être autorisées                    avenir proche. Cette étrange recommandation a mis au jour les
à avoir autant d'enfants. »                         défis considérables auxquels sont confrontées les femmes dans
                                                    la région en matière de droits sexuels et reproductifs.

                                                    Chacune des histoires présentées dans cette synthèse et
                                                    les milliers d’expériences similaires vécues par les femmes
                                                    et les filles dans toute la région mettent en évidence les
                                                    discriminations structurelles infligées aux femmes. Les
« Toute femme enceinte doit mener à terme           discriminations subies par les femmes parce qu’elles sont des
sa grossesse indépendamment de sa                   femmes sont en plein essor, car les stéréotypes de genre sont
situation personnelle et de son état de             profondément ancrés dans la société et atteignent leur degré
                                                    le plus pernicieux dans le domaine de la sexualité et de la
santé et même si sa vie est en danger. »            reproduction.

« Les adolescentes ne sont pas capables                                                                          Cette synthèse est tirée du
de prendre des décisions concernant                                                                              rapport d’Amnesty International
                                                                                                                 intitulé « The state as a catalyst
leur sexualité ou de décider si elles
                                                                                                                 for violence against women »,
veulent être mères. »                                                                                            publié en mars 2016 (index : AMR
                                                                                                                 01/3388/2016). Version originale :
                                                                                                                 Espagnol. Disponible sur https://
                                                                                                                 www.amnesty.org/en/documents/
                                                                                                                 amr01/3388/2016/en/. Un résumé
« Les femmes qui vivent avec le VIH                                                                              des normes pertinentes en matière
                                                    THE STATE AS A CATALYST FOR
                                                                                                                 de droits humains et une description
doivent être stérilisées pour endiguer              VIOLENCE AGAINST WOMEN
                                                        VIOLENCE AGAINST WOMEN
                                                        AND TORTURE OR OTHER ILL-TREATMENT                       plus détaillée des arguments et des
la propagation du virus. »                              IN THE CONTEXT OF SEXUAL
                                                        AND REPRODUCTIVE HEALTH
                                                        IN LATIN AMERICA AND THE CARIBBEAN                       questions abordés dans la présente
                                                                                                                 synthèse se trouvent dans le rapport
                                                                                                                 complet.

« Peu importe si elle a été violée,
une fille enceinte doit toujours
mener la grossesse à son terme. »

« Les femmes qui viennent à l'hôpital pour          1
                                                     Voir Organisation mondiale de la santé, « WHO announces a
des urgences obstétriques sont des                  Public Health Emergency of International Concern », communiqué
menteuses, notamment si elles sont                  disponible en anglais sur http://www.paho.org/hq/index.
pauvres ; elles se sont fait avorter. »             php?option=com_content&view=article&id=11640%3A2016-who-
                                                    statement-on-1st-meeting-ihr-2005-emergency-committee-on-zika-
                                                    virus&lang=en.

                                                                                             AMNESTY INTERNATIONAL MARS 2016 INDEX : AMR 01/4140/2016 3
" ILS NE M'ONT JAMAIS CONSIDÉRÉE COMME UNE PERSONNE. ILS ME VOYAIENT COMME UNE COUVEUSE. " - QUAND L'ÉTAT ENCOURAGE LES VIOLENCES FAITES AUX ...
En mai 2016, l’histoire de Belén2 a déclenché un tollé en                                 dans l’exercice de leur profession, et dans le cadre de la relation
Argentine et a fait les gros titres dans le monde entier.                                 médecin-patiente.

                                                                                          Belén n’est jamais retournée chez elle depuis qu’elle a pénétré
    « Je n’ai rien dit pendant deux ans. Je n’avais                                       dans l’hôpital. Après six jours d’hospitalisation, elle a été
                                                                                          transférée directement en prison. Cela fait plus de 26 mois
     pas envie de parler. J’avais peur. On m’a dit que                                    qu’elle est détention provisoire, accusée d’avoir provoqué un
     je serais condamnée à la prison à vie. Mais                                          avortement. Le procureur a postérieurement changé le chef
                                                                                          d’inculpation en homicide doublement aggravé par la ruse et la
     maintenant je suis sereine, je sais que justice                                      présomption de lien, infraction passible d’une peine pouvant aller
     sera rendue. Aujourd’hui je suis plus forte. Je                                      jusqu’à 25 ans d’emprisonnement.

     suis très heureuse de savoir que je ne suis pas                                      Le 19 avril, la IIIe chambre pénale du tribunal de Tucumán a
     seule. Je serai éternellement reconnaissante                                         condamné Belén à huit ans d’emprisonnement pour homicide.
                                                                                          Le 3 mai, la défense de Belén a fait appel et, mettant en cause
     envers toutes les personnes qui m’aident à faire                                     son maintien en détention provisoire, a demandé sa libération
     entendre ma voix. Nous nous battrons ensemble                                        immédiate afin qu’elle puisse attendre le jugement définitif hors
                                                                                          de la prison. Cependant, le 12 mai, le même tribunal qui l’avait
     pour être entendus, pour que les femmes ne                                           condamnée a rejeté sa demande de remise en liberté.
     soient plus emprisonnées pour avortement.
                                                                                          Bien qu’à chaque fois qu’elle en a eu l’occasion Belén a soutenu
     Désormais, leur combat est mon combat. »                                             devant la justice que le fœtus en question n’était pas le sien,
     Belén, juin 2016                                                                     elle n’a pas été entendue. Malheureusement, en Amérique latine
                                                                                          il arrive avec une fréquence inquiétante que les tribunaux ne
                                                                                          tiennent pas compte des déclarations et des témoignages des
Belén, 27 ans, est en prison depuis plus de deux ans dans la
                                                                                          femmes. D’après la Commission interaméricaine des droits de
province de Tucumán, dans le nord de l’Argentine, parce qu’elle a
                                                                                          l’homme, les modèles culturels discriminatoires qui prévalent
eu des complications obstétricales dans un hôpital public. Aussi
                                                                                          sur le continent influent de manière négative sur les enquêtes
bien des médecins que des policiers ont violé son droit au respect
                                                                                          judiciaires et sur l’évaluation des preuves, qui peut être marquée
de sa vie privée, l’accusant injustement d’avoir commis une
                                                                                          par des idées stéréotypées sur le comportement que doivent avoir
infraction pénale. En outre elle a subi des mauvais traitements.
                                                                                          les femmes dans leurs relations interpersonnelles.
Au petit matin du 21 mars 2014, Belén, souffrant d’intenses
douleurs abdominales, s’est rendue aux urgences de l’Hospital
de Clínicas (hôpital universitaire) Avenalleda, à San Miguel de                                « Ma condamnation est uniquement fondée sur
Tucumán. Elle a été transférée au service de gynécologie car elle                               les paroles d’autres personnes. J’ai été envoyée
perdait beaucoup de sang. Les médecins l’ont informée qu’elle
était en train de faire une fausse couche. Elle était enceinte
                                                                                                en prison parce que je suis pauvre, parce que
d’environ 22 semaines, ce qu’elle ignorait.                                                     je dois aller à l’hôpital, parce que je n’ai pas
Des employés de l’hôpital ont découvert un fœtus dans les toilettes                             d’argent pour aller dans une clinique privée ou
et, supposant qu’il s’agissait de l’« enfant » de Belén, ils l’ont                              pour payer un bon avocat. »
immédiatement dénoncée, sans aucune preuve et sans aucun
                                                                                               Belén, juin 2016
résultat d’analyse ADN qui aurait pu établir un lien éventuel entre
elle et le fœtus. Dans un rapport il était indiqué que le fœtus
trouvé dans les toilettes était âgé de 32 semaines. Malgré cela,                          L’avortement est légal en Argentine en cas de risque pour la vie ou
et malgré le fait que le médecin qui avait examiné Belén avait                            la santé de la femme ou si la grossesse est le résultat d’un viol.
constaté qu’elle avait fait « un avortement spontané incomplet                            Cependant, près de quatre ans après la confirmation par la Cour
sans complications » à environ 22 semaines de grossesse, comme                            suprême de la légalité de l’avortement dans ces circonstances
indiqué dans son dossier médical, elle a été considérée comme                             (ce qui est d’ailleurs le cas depuis 1921), il arrive toujours que
suspecte et traitée comme une délinquante.                                                des femmes n’aient pas accès aux soins de santé dont elles ont
                                                                                          besoin et auxquels elles ont droit aux termes de la loi. La loi ne
Belén a raconté qu’un infirmier lui a apporté le fœtus dans une                           protège pas les milliers de femmes qui souffrent chaque année
petite boîte et l’a insultée pour ce qu’elle avait fait, avançant                         de complications dues à des avortements pratiqués dans des
qu’il s’agissait de son « enfant ». Lorsqu’elle s’est réveillée                           conditions dangereuses, et qui constituent la première cause de
après le curetage, elle était entourée de policiers qui étaient                           mortalité maternelle dans 17 provinces argentines sur 24. Selon
en train d’examiner ses parties intimes. Tous ces faits peuvent                           des estimations, plus de 60 000 femmes, provenant pour la
être considérés comme des traitements cruels, inhumains et                                plupart de groupes à faible revenu, sont admises chaque année
dégradants.                                                                               dans des hôpitaux publics à la suite d’avortements pratiqués dans
                                                                                          des conditions dangereuses3.
Non seulement Belén a dû faire face aux préjugés des
fonctionnaires publics, mais en outre son droit au respect de la
vie privée et à l’intimité a été bafoué puisqu’elle a été dénoncée
par les médecins, ceux-là mêmes qui étaient tenus de protéger la
confidentialité des informations auxquelles ils avaient eu accès
                                                                                          3
                                                                                            Edith Pantelides (Conicet y Cenep-Centro de Estudios de Población)
                                                                                          et Silvia Mario (Instituto Gino Germani), Estimación de la magnitud
2
    Son prénom a été modifié.                                                             del aborto inducido en Argentina, ministère national de la Santé.
4 « ILS NE M’ONT JAMAIS CONSIDÉRÉE COMME UNE PERSONNE. ILS ME VOYAIENT COMME UNE COUVEUSE. »
" ILS NE M'ONT JAMAIS CONSIDÉRÉE COMME UNE PERSONNE. ILS ME VOYAIENT COMME UNE COUVEUSE. " - QUAND L'ÉTAT ENCOURAGE LES VIOLENCES FAITES AUX ...
Manifestation à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, à Asunción, au Paraguay, le 25 novembre 2015. © REUTERS

En 2014, selon les statistiques démographiques publiées par                                et des pratiques qui privent les femmes de leurs droits humains
le ministère de la Santé, 290 femmes sont mortes pour des                                  fondamentaux, l’État lui-même devient un agent catalyseur, ce
raisons liées à leur grossesse. Ce chiffre représente une hausse                           qui engendre d’autant plus de violences.
par rapport à 2013 (243 cas) et 212 (258 cas). Mais il ne s’agit
que d’un chiffre estimatif. L’État lui-même a reconnu que « la
mortalité maternelle est souvent sous-estimée du fait de lacunes                               « Les organes internationaux et régionaux
dans la partie du rapport statistique de décès dans laquelle un
médecin doit certifier la cause de la mort », et il en ressort que
                                                                                                des droits de l’homme ont commencé à
même les chiffres officiels ne donnent pas une image fiable du                                  prendre conscience du fait que les abus et
nombre total de femmes et de filles qui ont perdu la vie.                                       la maltraitance infligés à des femmes qui
                                                                                                recherchent des services de santé de la
LES VIOLENCES INSTITUTIONNELLES                                                                 procréation peuvent engendrer des souffrances
À L’ÉGARD DES FEMMES                                                                            physiques et émotionnelles considérables et
                                                                                                durables infligées en raison du sexe. »
Les femmes et les filles ont le droit de décider si elles veulent
ou non avoir une activité sexuelle et si elles veulent ou non avoir
des enfants, et elles doivent avoir accès aux informations et aux
services adaptés afin de pouvoir exercer ces droits de manière                                 Rapporteur spécial des Nations unies sur la torture et autres traitements ou
autonome et responsable. Toutefois, même si certains États de la                               peines cruels, inhumains ou dégradants, février 20134
région ont signé des traités internationaux garantissant ces droits,
dans la pratique ils ont érigé des barrières infranchissables qui
empêchent les femmes d’y accéder. Il en résulte une forme de
violence à l’égard des femmes et, dans de nombreuses situations,
                                                                                           LE SECRET MÉDICAL
une forme de torture ou d’autres mauvais traitements.
                                                                                           Tout le monde a le droit au respect de sa vie privée et les
Quand les institutions publiques sont organisées de manière à                              informations médicales sont un domaine où ce droit revêt une
restreindre les droits fondamentaux des femmes, l’État envoie                              importance toute particulière. Le secret médical doit être garanti,
un message très clair à ses représentants : l’État encourage, ou                           car si les gens craignent le non-respect de leur vie privée dans le
du moins tolère, l’inégalité entre les hommes et les femmes, la
discrimination liée au genre et les violences envers les femmes.

Les lois et les mesures prises par ceux qui agissent « au nom                              4
                                                                                             Conseil des droits de l’homme, Observation générale n° 28, 2000,
de l’État » (ce qui englobe les prestataires de soins de santé)
                                                                                           § 11 ; rapport du rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou
influencent la culture, la vie politique et la façon dont les
                                                                                           traitements cruels, inhumains ou dégradants, février 2013, doc. ONU
femmes sont vues au sein de la société. En maintenant des lois
                                                                                           A/HRC/22/53, § 46.

                                                                                                                      AMNESTY INTERNATIONAL MARS 2016 INDEX : AMR 01/4140/2016 5
" ILS NE M'ONT JAMAIS CONSIDÉRÉE COMME UNE PERSONNE. ILS ME VOYAIENT COMME UNE COUVEUSE. " - QUAND L'ÉTAT ENCOURAGE LES VIOLENCES FAITES AUX ...
contexte médical, ils risquent de ne pas faire appel aux services                              « Qu’est-ce que vous attendez ? Vous avez
de santé et de mettre ainsi leur vie en danger5.
                                                                                                le VIH et vous êtes sur le point de donner
Les professionnels de santé ont le devoir éthique de protéger
le secret médical, et cette obligation acquiert une importance
                                                                                                naissance à un enfant malade : pourquoi
cruciale quand les femmes s’adressent à des professionnels de                                   voudriez-vous de nouveau tomber enceinte ? »
santé dans un contexte où les questions de santé sexuelle et
reproductive sont réglementées par des lois restrictives, comme                           Le 27 septembre 2014, Michelle est arrivée à l’hôpital en plein
en Amérique latine et dans les Caraïbes.                                                  travail, mais la chirurgienne de garde n’a pas voulu réaliser de
                                                                                          césarienne. Michelle a dû attendre plusieurs heures l’arrivée d’un
La divulgation non consentie de données médicales personnelles
                                                                                          médecin qui veuille bien réaliser la césarienne sur une femme
est une violation du droit à la vie privée. Les États ont l’obligation
                                                                                          atteinte du VIH. Pendant qu’elle était hospitalisée, elle a subi des
de protéger ce droit. Toutefois, comme le montre le cas de
                                                                                          agressions verbales et un traitement discriminatoire. Un grand
Michelle, dans l’État de Veracruz (Mexique), la région contrevient
                                                                                          panneau portant les lettres « VIH » a été accroché au-dessus
malheureusement au secret médical de manière récurrente dans
                                                                                          de son lit. Quand elle a subi une hémorragie, des membres du
le contexte de la santé sexuelle et reproductive.
                                                                                          personnel lui ont ordonné de nettoyer elle-même le sang car ils
Michelle, âgée de 23 ans, est une mère de deux enfants qui vit                            ne voulaient pas être infectés. Michelle raconte qu’elle recevait
avec le VIH. En 2014, alors qu’elle était enceinte de quatre mois,                        toujours son repas en dernier, après que toutes les autres femmes
l’hôpital l’a informée qu’elle était séropositive au VIH. À partir de                     de l’unité eurent mangé.
ce moment et même après la naissance de son enfant, elle a été
                                                                                          Michelle a expliqué plusieurs fois qu’elle ne voulait pas être
soumise à de multiples formes de mauvais traitements de la part
                                                                                          stérilisée, mais l’opération a tout de même été réalisée sans son
de prestataires de soins de santé dans l’État de Veracruz.
                                                                                          consentement. Elle l’a appris au réveil, après sa césarienne.
Le gynécologue lui a dit qu’elle devait subir une opération pour
éviter d’avoir d’autres enfants. Michelle souhaitait choisir une autre                         « J’ai beaucoup souffert. C’est une cicatrice que
méthode de contraception, qui ne serait pas permanente, mais le                                je porterai à vie. Ce n’était pas ma décision. On
médecin a insisté. Michelle raconte : « Le docteur a même contacté
ma mère pour lui expliquer qu’en tant que mère, ‘elle devait                                   me l’a imposée de force. »
comprendre’. » Elle se souvient du discours du médecin :
                                                                                          Michelle travaille aujourd’hui pour une fondation qui aide les
                                                                                          femmes enceintes séropositives au VIH. Cette organisation l’a
                                                                                          aidée à surmonter le traumatisme et à partager son vécu avec
5
 Comité pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes,                      d’autres femmes comme elle, qui ont été stérilisées de force
Observation générale n° 24, 2009 ; Comité des droits de l’enfant,
Observation générale n° 3, 2003.

Des défenseures des droits des femmes manifestent devant la Cour suprême pour réclamer la dépénalisation de l’avortement. San Salvador, Salvador, 15 mai 2013.
© REUTERS/Ulises Rodriguez

6 « ILS NE M’ONT JAMAIS CONSIDÉRÉE COMME UNE PERSONNE. ILS ME VOYAIENT COMME UNE COUVEUSE. »
" ILS NE M'ONT JAMAIS CONSIDÉRÉE COMME UNE PERSONNE. ILS ME VOYAIENT COMME UNE COUVEUSE. " - QUAND L'ÉTAT ENCOURAGE LES VIOLENCES FAITES AUX ...
alors même que des interventions adaptées permettent de réduire                 m’a dit qu’elle avait transmis l’information et
à moins de 5 % le risque qu’une mère transmette le VIH à son
enfant6.                                                                        que de l’aide était en chemin. Mais personne
Le traitement qu’a subi Michelle montre comment les violations
                                                                                n’est arrivé... J’ai appelé au moins cinq fois. »
des droits humains se multiplient dans le contexte de la santé
sexuelle et reproductive. La discrimination est à l’origine des            Teodora a fait une fausse couche dans les toilettes et s’est
mauvais traitements qu’elle a reçus et c’est ce qui l’a empêchée           évanouie, perdant beaucoup de sang. Des policiers sont arrivés,
d’accéder aux services de santé reproductive auxquels toutes les           l’ont menottée et l’ont accusée d’homicide aggravé, car ils la
femmes ont droit au titre des normes internationales relatives aux         soupçonnaient d’avoir provoqué un « avortement ».
droits humains. En vertu de ces normes, la contraception doit être
                                                                           La famille de Teodora n’avait pas les moyens de payer un avocat
accessible et abordable, et les femmes doivent être en mesure de
                                                                           et, en 2008, elle a été condamnée à 30 ans de prison. Elle a déjà
choisir librement ou de rejeter les services de planning familial
                                                                           purgé huit ans de sa peine.
(dont la stérilisation)7.

CONSÉQUENCES POUR LES FAMILLES                                                 « Quand mon petit-fils y est allé [à la prison]
                                                                                pour la première fois... Il n’avait pas encore
Les violences institutionnelles à l’égard des femmes en matière de              quatre ans... Quand nous sommes repartis, ça
santé sexuelle et reproductive, et notamment la torture, peuvent
avoir des répercussions dévastatrices sur leurs familles.                       a été difficile. Il s’est agrippé à elle. Il disait :
                                                                                ‘Maman, je t’emmène avec moi.’ ‘Transforme-
Des mères qui tentent de protéger le bien-être, la santé et la
vie de leurs filles sont souvent jugées et pointées du doigt,                   toi en colombe pour sortir et viens avec nous.
notamment lorsqu’elles décident de se faire entendre pour                       Je ne veux pas te laisser ici.’ »
défendre les droits sexuels et reproductifs de celles-ci, comme en
témoigne le cas de la mère de Mainumby (voir plus loin).                        María, la mère de Teodora

Lorsqu’une femme est emprisonnée à la suite de complications               Teodora étudie pour obtenir son baccalauréat. Depuis sa cellule,
obstétriques, les différentes étapes de la procédure pénale                elle a déclaré à Amnesty International : « Chaque matin, je me
– depuis son arrestation jusqu’à sa condamnation et son                    lève avec une attitude positive. Je n’ai qu’une envie, apprendre de
emprisonnement – constituent un traumatisme qui peut marquer               nouvelles choses8 ».
à vie ses enfants.
                                                                           Au Salvador, la loi considère les femmes enceintes comme
Teodora del Carmen Vásquez a 31 ans et est la mère d’un garçon             des suspectes et des criminelles. Celles qui souffrent de
âgé aujourd’hui de 12 ans. La sœur de Teodora a expliqué à                 complications obstétriques sont presque invariablement
Amnesty International que, chaque année, Teodora « célébrait               soupçonnées de « crime » et risquent jusqu’à 40 ans de prison.
l’anniversaire de son fils avec des piñatas et de la musique. Elle
décorait sa chambre et ils allaient faire une promenade, rien que
tous les deux. »                                                               « On nous dit que si on ne signale pas ce type
En 2006, Teodora est tombée enceinte pour la deuxième fois.                     de situation, on est complice du crime et on
Mais elle ne pouvait pas se rendre à des consultations prénatales
parce qu’elle n’avait pas d’argent et parce qu’elle travaillait de 6
                                                                                risque de perdre notre travail. Nous ne pouvons
heures à 21 heures. En juillet 2007, alors enceinte de neuf mois,               plus être des médecins. On nous transforme
Teodora était à son lieu de travail lorsqu’elle a commencé à avoir              en policiers. Mes supérieurs ont abordé cette
des douleurs et à se sentir mal. Elle explique :
                                                                                question à plusieurs reprises. Je leur réponds
                                                                                que je ne peux pas enfreindre le secret médical
    « Quand la douleur est devenue insupportable,
                                                                                que je dois à mes patients. »
     j’ai pris mon téléphone et j’ai composé le
                                                                                Docteur « Lemus », au Salvador
     numéro des urgences, car c’est le seul qui
     m’est venu à l’esprit. La femme qui a répondu                         Certains estiment que les lois érigeant l’avortement en
                                                                           infraction dans tous les cas, sans exception ou presque, ont
                                                                           pour but d’empêcher les avortements. Pourtant, le fait est que
6
  ONUSIDA, Plan Mondial pour éliminer les nouvelles infections à VIH       la criminalisation ne réduit pas le nombre d’avortement. En
chez les enfants à l’horizon 2015 et maintenir leurs mères en vie,         revanche, elle augmente la mortalité et la morbidité maternelle
2011, p. 8 ; Organisation mondiale de la santé, voir http://www.who.
int/hiv/topics/mtct/fr/.
                                                                           8
                                                                            Pour en savoir plus sur l’histoire de Teodora et d’autres femmes
7
 « Eliminating forced, coercive and otherwise involuntary sterilization:   dans des situations similaires au Salvador, voir Amnesty International,
An interagency statement », 2014, disponible sur http://www.unaids.        Separated families, Broken Ties, novembre 2015 (index : AMR
org/sites/default/files/media_asset/201405_sterilization_en.pdf.           29/2873/2015).

                                                                                                            AMNESTY INTERNATIONAL MARS 2016 INDEX : AMR 01/4140/2016 7
" ILS NE M'ONT JAMAIS CONSIDÉRÉE COMME UNE PERSONNE. ILS ME VOYAIENT COMME UNE COUVEUSE. " - QUAND L'ÉTAT ENCOURAGE LES VIOLENCES FAITES AUX ...
car elle oblige des femmes et des filles à se tourner vers des
avortements clandestins, en mettant en péril leur santé et leur
vie9. On estime que le taux d’avortements pratiqués dans des
conditions dangereuses en Amérique latine et dans les Caraïbes
est le plus élevé au monde10.

LE DROIT DE QUI ? LA VIE DE QUI ?
La capacité du personnel médical, des représentants de l’État et
de certains groupes religieux à imposer leur opinion à des femmes
et des filles peut être observée à travers le vécu de femmes dans
toute la région. Cette capacité s’exprime souvent au détriment
du droit de ces femmes à la santé, à l’intégrité physique, à
l’autonomie, à la vie privée et à la vie.

Au cours des dernières années, on a observé dans la région une
tendance accrue à protéger les fœtus de manière absolue et à leur
donner priorité sur les droits humains des femmes et des filles.
Plusieurs pays de la région ont introduit le concept de protection
absolue dans leur code pénal, soit par une stricte interdiction de
l’avortement dans tous les cas (Salvador, République dominicaine
et Chili), soit par une interdiction partielle qui, dans la pratique,
se traduit souvent par une interdiction absolue (Argentine et
Paraguay). Ces lois entraînent pour les femmes et les filles de
grandes souffrances et constituent des violences leur égard.

Aucun organisme international de défense des droits humains n’a
jamais considéré que le fœtus était protégé par le droit à la vie ou
par d’autres dispositions de traités internationaux relatifs aux droits
humains, dont la Convention relative aux droits de l’enfant11.

La Convention américaine relative aux droits de l’homme est
le seul traité qui contient une clause précisant que le droit à
la vie doit être protégé « en général à partir de la conception »
(article 4.1). Cette clause fait l’objet d’interprétations, tant par
la Commission interaméricaine des droits de l’homme que par la
Cour interaméricaine des droits de l’homme, qui estiment que
cette protection n’est pas absolue. Pour l’interprétation de cette
clause, la Cour interaméricaine s’est basée sur la jurisprudence
internationale et nationale en la matière, qui indique clairement

9
  Département Santé et recherche génésiques, Organisation mondiale
de la santé, Unsafe abortion: global and regional estimates of the
incidence of unsafe abortion and associated mortality in 2008, 6e éd.,
Genève, OMS, 2011.

10
  Trends in Maternal Mortality: 1990 to 2013: Estimates by WHO,
UNICEF, UNFPA, The World Bank and the United Nations Population
Division, Genève, 2014, disponible sur : http://www.who.int/
reproductivehealth/publications/monitoring/maternal-mortality-2013/
en/.

11
  Voir R. Copeland et al, “Human Rights Being at Birth: International
Law and the Claim of Fetal Rights”, Reproductive Health Matters
(2005), vol. 13, n° 26, p. 120-129. L’histoire législative de la
Convention relative aux droits de l’enfant indique clairement que les
protections « avant la naissance » ne doivent pas affecter le choix des
femmes d’interrompre une grossesse non désirée.

                                                                                           María Sánchez, la mère de Teodora, se tient dans la chambre où dormait Teodora avant
                                                                                                                   d’être emprisonnée. Salvador, 2015. © Amnesty International

8 « ILS NE M’ONT JAMAIS CONSIDÉRÉE COMME UNE PERSONNE. ILS ME VOYAIENT COMME UNE COUVEUSE. »
" ILS NE M'ONT JAMAIS CONSIDÉRÉE COMME UNE PERSONNE. ILS ME VOYAIENT COMME UNE COUVEUSE. " - QUAND L'ÉTAT ENCOURAGE LES VIOLENCES FAITES AUX ...
que l’objet de la protection doit être fondamentalement la
femme enceinte, dans la mesure où la protection du fœtus passe
principalement par celle de la mère. La Cour interaméricaine
des droits de l’homme a également précisé par ailleurs que toute
protection du fœtus introduite par les États devait être graduelle,
se faire au cas par cas, selon le développement du fœtus, et ne
saurait être absolue12.

Des organes internationaux de défense des droits humains ont
néanmoins dénoncé les violences à l’égard des femmes, la torture
et les mauvais traitements, pourtant tous interdits par les traités
internationaux relatifs aux droits humains. Les mêmes États qui se
sont engagés à promouvoir ces droits semblent plus enclins à les
ignorer lorsqu’il s’agit des droits sexuels et reproductifs, comme le
démontre le cas de Mainumby13, une fillette du Paraguay.

Mainumby avait 10 ans et pesait seulement 34 kilos. Elle était
enceinte de 21 semaines à la suite d’un viol, dans un pays où la
loi autorise l’avortement uniquement quand la vie de la femme ou
de la fille est en danger. L’impact des préjugés systématiques et
les actions de l’État se sont ligués contre elle, lui faisant subir de
graves violations des droits humains.

     « Personne ne peut comprendre l’agonie que
      l’on ressent en voyant sa fille dans cet état.
      C’est une fillette qui devrait jouer, faire ses
      devoirs pour l’école et partager des moments
      avec ses amis. Personne ne peut se mettre à
      ma place. Quand le bébé se réveille, je dois
      aller réveiller ma fille pour qu’elle l’allaite. »
     La mère de Mainumby, au Paraguay

Mainumby vit avec sa mère dans un quartier défavorisé
d’Asunción, au Paraguay. En janvier 2014, la mère de Mainumby
a commencé à soupçonner que sa fille était victime de violences
sexuelles commises par son beau-père, qu’elle a dénoncé aux
autorités. Mais sa plainte a été rejetée et les autorités n’ont pris
aucune mesure pour éloigner l’agresseur de Mainumby. Si elles
étaient intervenues, la fillette n’aurait pas continué à être violée.

En janvier 2015, Mainumby a commencé à se plaindre de
douleurs abdominales. Elle ne se sentait pas bien. Sa mère l’a
emmenée dans deux dispensaires différents, où les médecins ont
diagnostiqué une infection due à un parasite. Mais l’état de santé
de Mainumby ne s’est pas amélioré et, à la mi-avril, sa mère l’a
emmenée dans un hôpital privé. L’hypothèse d’une tumeur a été
envisagée et une échographie a été prescrite. Le 21 avril 2015,
l’échographie a révélé que Mainumby était enceinte de 20 à
21 semaines.

L’hôpital lui a prodigué des soins complets et le directeur de
l’hôpital a déclaré publiquement que cette grossesse était à
haut risque, car la fillette était trop jeune et son utérus n’était
pas assez développé pour porter un enfant. Selon la presse, le
directeur aurait fait la déclaration suivante : « Si la vie ou la santé

12
   Voir, entre autres, Cour interaméricaine des droits de l’homme,
l’affaire Artavia Murillo y otros (Fecundación in vitro) Vs. Costa Rica.

13
     Son nom a été changé.

                            AMNESTY INTERNATIONAL MARS 2016 INDEX : AMR 01/4140/2016 9
de la fillette sont en danger, une interruption de grossesse sera                          Les expériences décrites dans cette synthèse sont un aperçu
envisagée. Nous y sommes légalement tenus14. » À partir de ce                              d’une situation extrêmement complexe et problématique.
moment, des organisations religieuses se sont mobilisées pour                              Plus de la moitié des grossesses en Amérique latine et dans
faire pression ensemble et empêcher que Mainumby reçoive le                                les Caraïbes sont non désirées ou non prévues. Ce taux est
traitement médical dont elle avait besoin et que la loi autorisait.                        le même depuis 198517 malgré une hausse du recours aux
                                                                                           contraceptifs modernes. De nombreuses raisons expliquent cette
Mainumby a été admise dans un hôpital, d’abord avec sa mère,                               situation, notamment les taux élevés de violences sexuelles et
puis toute seule lorsque cette dernière a été arrêtée et inculpée                          en particulier de violences conjugales18 ; les difficultés d’accès
pour avoir manqué à son devoir de mère et avoir été complice                               à la contraception19, y compris aux contraceptifs d’urgence ; et
des violences subies par la fillette. Les chefs d’accusation                               les coutumes profondément ancrées qui associent avant tout les
retenus contre la mère de Mainumby ont depuis été abandonnés,                              femmes à la maternité.
mais elle a perdu son emploi. Le violeur de Mainumby reste en
revanche en liberté. Mainumby a ensuite été internée dans un                               Ces discriminations ont un impact profond et durable sur la vie
foyer sur décision judiciaire, laquelle limitait strictement les                           des femmes et des filles : 97 % des femmes en âge de procréer
visites. Le 24 mai, jour du 11e anniversaire de Mainumby, sa                               en Amérique latine et dans les Caraïbes vivent dans des pays où
mère a été autorisée à la voir pour la première fois, et ce pendant                        l’avortement est strictement limité par la loi20 – aucune autre
15 minutes.                                                                                procédure destinée à sauver des vies n’est refusée par la loi à
                                                                                           d’autres segments de la population.
Mainumby a accouché par césarienne le 13 août 2015 et elle est
sortie de l’hôpital 10 jours plus tard. L’impact de ce traumatisme                         Le 2 juillet 2012, quand Rosaura Arisleida Almonte Hernández,
n’est pas encore clair. En revanche, il ne fait aucun doute qu’elle                        âgée de 16 ans, a ressenti une forte fièvre et d’intenses douleurs
a de très grandes difficultés à obtenir les médicaments dont elle                          abdominales, sa mère Rosa l’a immédiatement emmenée
a besoin pour reprendre des forces et à trouver le lait maternel                           au centre médical local de Saint-Domingue, en République
qui lui permettrait de se consacrer à des points essentiels de                             dominicaine. Rosaura a appris qu’elle souffrait d’une forme
son propre développement, notamment l’école, ce qui est quasi                              de leucémie qui la tuerait en quelques semaines si elle ne
impossible tant qu’elle doit allaiter le bébé.                                             bénéficiait pas d’un traitement en urgence. Rosaura était
                                                                                           enceinte de sept semaines et le médecin a recommandé un
Il est difficile de comprendre pleinement l’extrême cruauté qui                            avortement thérapeutique afin qu’elle puisse commencer sans
consiste à forcer une enfant à poursuivre une grossesse qui est                            délai le traitement contre la leucémie. La mère et la fille ont
un rappel quotidien de son viol – puis à accoucher et à allaiter le                        toutes deux affirmé clairement et à plusieurs reprises qu’elles
nouveau-né. Le traitement infligé à Mainumby relève de la torture,                         souhaitaient procéder à l’interruption de grossesse afin de pouvoir
car il s’agit de douleurs ou de souffrances aiguës, physiques ou                           entreprendre immédiatement le traitement. Toutefois, affirmant
mentales, infligées intentionnellement dans un but précis (ici la                          que l’avortement était « interdit par la Constitution », les autorités
discrimination) avec l’aval de représentants de l’État.                                    de l’hôpital ont empêché qu’il soit pratiqué.

L’histoire de Mainumby est extrêmement violente, mais son cas                              Finalement, le 26 juillet (soit 24 jours après la première
n’est pas isolé au Paraguay ou dans la région, qui enregistre le                           hospitalisation de Rosaura), les médecins ont commencé le
deuxième taux de grossesses le plus élevé au monde chez les                                traitement contre la leucémie. Le 16 août, Rosaura a fait une
adolescentes15. Le taux de grossesse chez les filles de moins de                           fausse couche. Elle est morte le lendemain matin à 8 heures.
14 ans demeure inconnu. Toutefois, des études préliminaires très
inquiétantes indiquent que le problème touche quasiment tous les
pays d’Amérique latine et des Caraïbes, et qu’il concerne surtout
les familles pauvres, celles qui vivent dans les zones rurales et qui
appartiennent aux populations autochtones16.

                                                                                           17
                                                                                             « Seguimiento de la CIPD en América Latina y el Caribe después
                                                                                           de 2014: documento técnico », p. 25, disponible en espagnol
                                                                                           uniquement sur : http://www.clacaidigital.info:8080/xmlui/
14
   « Si la vida de niña embarazada corre riesgo, interrumpirán                             handle/123456789/535.
gestación, dicen », ABC Color, citation de Ricardo Oviedo, directeur de
la maternité de la Trinidad, 24 avril 2015, disponible sur http://www.                     18
                                                                                             29,8 % des femmes subissent des violences conjugales physiques
abc.com.py/edicion-impresa/locales/si-la-vida-de-nina-embarazada-                          ou sexuelles, ou des violences sexuelles commises par quelqu’un qui
corre-riesgo-interrumpiran-gestacion-dicen-1359702.html.                                   n’est pas leur partenaire, voir http://www.who.int/reproductivehealth/
                                                                                           publications/violence/9789241564625/fr/.
15
     UNFPA Paraguay, Joparé n° 53, juillet 2013, www.unfpa.org.py.
                                                                                           19
                                                                                             OMS, Planification familiale/Contraception : Aide-mémoire
16
   Planned Parenthood, Fédération d’Amérique, rapport en anglais :                         n° 351 mis à jour en mai 2015, disponible sur http://www.who.int/
« Global: Stolen Lives » ; CLADEM (Comité de América Latina y                              mediacentre/factsheets/fs351/fr/.
el Caribe para la Defensa de los Derechos de la Mujer), rapport en
espagnol : « Niñas Madres. Embarazo y maternidad infantil forzada en                       20
                                                                                             Guttmacher Institute, « Facts on Abortion in Latin America and the
América Latina y el Caribe », disponible sur http://www.cladem.org/                        Caribbean », novembre 2015, disponible sur https://www.guttmacher.
pdf/nin%CC%83as-madres-balance-regional.                                                   org/pubs/IB_AWW-Latin-America.pdf.

10 « ILS NE M’ONT JAMAIS CONSIDÉRÉE COMME UNE PERSONNE. ILS ME VOYAIENT COMME UNE COUVEUSE. »
Manifestation à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, à Saint-Domingue, en République dominicaine, le 25 novembre 2014.
© Erika Santelices

    « Rien ne me rendra ma fille, mais je ne peux                                                 circonstances. Les taux de mortalité maternelle et de grossesse
                                                                                                  chez les adolescentes en République dominicaine sont parmi les
    pas passer à autre chose sans exiger qu’ils                                                   plus élevés de la région21.
    admettent clairement qu’ils ont eu tort. Tant                                                 En 2014, au moins 10 % des cas de mortalité maternelle
    que la situation ne sera pas éclaircie et que                                                 en Amérique latine et dans les Caraïbes étaient dus à des
    les responsabilités n’auront pas été établies,                                                avortements réalisés dans des conditions dangereuses22. Le
                                                                                                  Salvador est l’un des huit pays au monde où le taux de mortalité
    rien n’empêchera une autre mère de subir ce                                                   maternelle a augmenté depuis 200323. Environ 760 000 femmes
    que j’ai vécu quand j’ai essayé d’obtenir un                                                  dans la région sont hospitalisées chaque année en raison de

    traitement pour ma fille. »
    Rosa Hernández, République dominicaine
                                                                                                  21
                                                                                                    Plus de 20 % des femmes de moins de 20 ans sont enceintes ou
En décembre 2014, la République dominicaine a adopté un                                           ont des enfants (Women and Health Collective, Boletín Ciudadanas
nouveau Code pénal qui dépénalisait l’avortement dans quelques                                    2015, « 28 de Mayo. Día Internacional de Acción por la Salud de las
cas : lorsque la vie ou la santé de la femme était en danger,                                     Mujeres », p. 2-3).
lorsque des malformations empêchaient le fœtus d’être viable ou                                   22
                                                                                                    Guttmacher Institute, « Facts on Abortion in Latin America and the
lorsque la grossesse était le résultat d’un viol ou d’un inceste.
                                                                                                  Caribbean », novembre 2015, disponible sur https://www.guttmacher.
Toutefois, en décembre 2015, la Cour constitutionnelle a déclaré
                                                                                                  org/pubs/IB_AWW-Latin-America.pdf.
que ce nouveau Code était inconstitutionnel, remettant ainsi en
vigueur le Code pénal précédent, qui date de 1884. Depuis, la                                     23
                                                                                                    Institute for health metrics and evaluation, disponible sur http://
République dominicaine est revenue au XIXe siècle et à des lois                                   www.healthdata.org/news-release/sharp-decline-maternal-and-child-
qui érigent l’avortement en infraction pénale dans toutes les                                     deaths-globally-new-data-show.

                                                                                                                              AMNESTY INTERNATIONAL MARS 2016 INDEX : AMR 01/4140/2016 11
Esperanza Huayama, présidente de l’Association des femmes de la province de Huancabamba, au Pérou, en octobre 2015. © Amnesty International / Raúl García Pereira

complications liées à des avortements à risque24. Comme toujours                           Actuellement, loin d’éliminer les violences à l’égard des
dans cette région, qui compte les plus fortes inégalités au                                femmes, le droit interne et les pratiques des États sont des
monde, les besoins non satisfaits en matière de santé sexuelle et                          agents catalyseurs qui engendrent encore plus de violences.
reproductive touchent de manière disproportionnée les personnes                            Ces violences prennent de multiples formes : maltraitance des
qui vivent dans la pauvreté ou qui appartiennent à des groupes                             femmes et des filles et refus d’accès aux services de santé dans
marginalisés.                                                                              les établissements médicaux ; non-respect du secret médical ;
                                                                                           imposition aux femmes et aux filles de décisions qui ne tiennent
C’est l’État qui promeut et légitime la discrimination structurelle                        pas compte de leurs souhaits au profit d’opinions morales
qui sous-tend toutes les violences liées au genre. L’ensemble du                           ou religieuses ; et de nombreux modes de discrimination. Le
travail réalisé sur ces questions par les organisations locales de                         contexte actuel pousse certains professionnels de santé à penser
défense des droits des femmes, les groupes de défense des droits                           qu’ils peuvent imposer leurs convictions ou exercer leur droit
humains et les organes internationaux relatifs aux droits humains,                         à l’objection de conscience sans tenir compte des droits des
ainsi que par Amnesty International, a permis à cette dernière                             femmes et des filles qu’ils sont censés soigner ou encore des
de tirer une conclusion sans appel : les violences à l’égard des                           répercussions sur leur santé et leur vie. La conviction selon
femmes ne seront pas éradiquées tant que les États de la région                            laquelle la vie et les opinions des femmes ont une importance
n’auront pas modifié les lois discriminatoires les politiques des                          secondaire est ancrée dans la discrimination institutionnalisée et
pouvoirs publics et les pratiques relatives à la santé sexuelle                            son résultat est une violence institutionnalisée à l’égard
et reproductive.                                                                           des femmes.

24
  Guttmacher Institute, « Facts on Abortion in Latin America and the
Caribbean », disponible sur https://www.guttmacher.org/pubs/IB_AWW-
Latin-America.pdf.

12 « ILS NE M’ONT JAMAIS CONSIDÉRÉE COMME UNE PERSONNE. ILS ME VOYAIENT COMME UNE COUVEUSE. »
LA LUTTE POUR LA JUSTICE                                                « Les gens disent que je suis illettrée. Mais
                                                                         cela ne me décourage pas. Dans notre organi-
Les mouvements pour les droits des femmes et l’égalité entre             sation, j’ai appris à être forte, à me défendre
les hommes et les femmes en Amérique latine et dans les
Caraïbes ne cessent de prendre de l’ampleur. Ils sont de plus en         pour qu’on n’essaie pas de me tromper ou de
plus organisés, subtils dans leur analyse des droits et efficaces        se moquer de nous parce que nous sommes
dans leurs actions de plaidoyer. Cependant, l’un des principaux
facteurs qui permettent à la discrimination et à la souffrance           indigènes. Dans l’AMHBA, nous nous sommes
de se maintenir est le manque d’accès à la justice pour déposer          organisées pour défendre les droits des fem-
plainte et obtenir réparation pour les atteintes aux droits humains
décrites dans ce rapport.
                                                                         mes stérilisées. »
Âgée de 59 ans, Esperanza est mère de neuf enfants et vit dans        La politique et la pratique de la stérilisation de masse n’ont plus
le nord du Pérou, dans les Andes. Elle a expliqué à Amnesty           cours au Pérou. Mais les responsables des violations des droits
International qu’en 1998, « des promoteurs de la santé faisaient      humains d’Esperanza et des autres femmes stérilisées sans leur
le tour des villages pour nous rencontrer et nous informer qu’un      accord pendant cette période continuent à jouir d’une impunité
groupe de médecins de Lima allait venir dans la région. Ils           totale. En refusant de garantir la vérité, la justice et des réparations
nous ont dit de venir, pour recevoir de la nourriture et de l’aide.   concernant ces graves atteintes aux droits humains, l’État soumet
Beaucoup d’entre nous y sont donc allées. »                           les victimes de stérilisation forcée à de nouvelles violences.

Quand Esperanza est arrivée à la polyclinique, elle a appris qu’on    En avril 2015, le ministère public péruvien a rouvert l’enquête
les avait fait venir pour leur ligaturer les trompes dans le cadre    concernant la pratique systématique de stérilisations forcées dans
du programme de planification familiale. Pendant l’opération,         le pays, considérée comme une atteinte grave aux droits humains.
Esperanza a entendu le médecin et l’infirmière discuter du fait       À la date de rédaction de ces lignes, l’enquête était toujours
qu’elle était enceinte. Elle les a suppliés de ne pas faire de mal    en cours. En novembre 2015, le gouvernement a commencé à
au fœtus, mais ils l’ont ignorée et ont poursuivi l’opération.        enregistrer les noms des victimes de stérilisation forcée afin de
                                                                      leur fournir une aide psychologique et médicale et de faciliter leur
                                                                      accès à la justice.
 « J’ai perdu mon petit garçon contre mon gré à
                                                                      Tania, qui avait 31 ans et trois enfants au moment des faits, vit
  cause de ce que m’ont fait les médecins. Ils ne                     au Chili. Elle suivait un traitement contre le cancer lorsqu’elle
  se souciaient pas de ma vie ou de mon bébé. La                      a appris qu’elle était enceinte d’un quatrième enfant. Elle a
                                                                      déclaré à Amnesty International que le médecin responsable de
  perte de mon bébé est une douleur qui ne me                         son traitement avait omis de lui fournir des informations cruciales
  quitte jamais. »                                                    et de lui préciser qu’une grossesse impliquerait l’arrêt de son
                                                                      traitement contre le cancer et que sa vie serait donc en danger.
Esperanza vit avec les séquelles de cette stérilisation forcée :
                                                                        « Ils ne m’ont jamais considérée comme une
 « Parfois, nous organisons des réunions avec                           personne, un être humain à part entière. Ils me
  quelques femmes qui ont également eu les                              voyaient comme une couveuse, quelqu’un qui
  trompes ligaturées. Elles aussi souffrent de                          pouvait mettre au monde des enfants. Et ensuite,
  maux de dos et de tête, les mêmes douleurs                            peu importe si je les élève ou non, si je meurs,
  que moi. Certaines sont restées en très                               si nous avons faim. Cela leur est égal. Pour eux,
  mauvaise santé et peuvent à peine marcher...                          nous sommes des couveuses. Des machines, des
  Nous ne voyons jamais de spécialistes. On nous                        machines à reproduire. »
  a oubliées. ».                                                      Tania a décidé d’avorter afin de pouvoir poursuivre le traitement
                                                                      dont elle avait besoin pour rester en vie. La procédure était
                                                                      illégale, avec tout ce que cela implique en termes de stress
Esperanza préside actuellement l’Association des femmes de la
                                                                      supplémentaire et d’anxiété. Tania avait malgré tout la chance
province de Huancabamba ( AMHBA). Elle continue de se battre
                                                                      de disposer des ressources suffisantes pour que l’avortement soit
pour la justice :
                                                                      pratiqué sans danger dans une clinique. Pour énormément de
                                                                      femmes en Amérique latine et dans les Caraïbes, cette possibilité
                                                                      n’est pas envisageable.

                                                                                            AMNESTY INTERNATIONAL MARS 2016 INDEX : AMR 01/4140/2016 13
Vous pouvez aussi lire