Jacques Rancourt 24 poèmes / 24 poems
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Jacques Rancourt 24 poèmes / 24 poems 1
Poèmes 1974-2011 1974-2011 Poems 2
La journée est bien partie pour durer je me suis levé comme chaque matin j’ai mis le pied sur chaque trottoir chaque soleil lissait ses premières armes l’escalier pour descendre ici a été blanc de tout son long jamais je n’avais autant entendu voler les pigeons chaque charrette patiente avec son vieux sur chaque versant du marché le soleil a été matinal aujourd’hui il remonte au bout des rues la journée est bien partie pour durer alors moi et chacun de mes fantômes que je me lance devant derrière comme des bulles alors moi et mes fantômes nous refaisons l’escalier blanc nous irons écrire des poèmes en tâchant de nous renvoyer la balle de l’un à l’autre le plus loin possible (La journée est bien partie pour durer, 1974, rééd.Veilleur sans sommeil, Montréal, Le Noroît, Paris, Le Temps des Cerises, 2010) The Day’s Made a Good Start Towards Lasting I got up just like every other morning I put my foot down on every pavement every sun stroked its preliminary weapons the stairway going down here was white its entire length I have never oh never heard pigeons fly about so much every cart was idling with its old lad on every slope of the market today the sun was an early riser it’s climbing right to the end of the streets the day’s made a good start towards lasting then I, and each of my ghosts that I throw to myself before and behind me like bubbles then I and my ghosts reassume the white staircase we will go on writing poems and will try to throw the ball to each other from as far away as is possible (tr. John F. Deane, Distribution of Bodies édition bilingue, Dublin, Dedalus Press, 1995) 3
Un matin parfois tous les métros vous passent dessus on a oublié son parapluie on casse sa clef aussi le vent ne veut pas rester dehors on tombe on dort à tous les étages (La journée est bien partie pour durer, 1974, rééd. Veilleur sans sommeil, 2010) Sometimes One Morning sometimes one morning every single metro passes over you you’ve forgotten your brolly and broken your key as well the wind just will not stay outside you fall you sleep on every floor (tr. John F. Deane, Distribution of Bodies,1995) 4
On dit on dit la mer polira d’abord ses naufragés si l’on veille à rester très calme la neige vous montera jusqu’aux épaules un peu grecques un peu québec des âmes s’attendront sur toutes les rives elles apprendront à la mer à nager entre le coude et les côtes leur petite malle invraisemblable insistante jamais midi jamais minuit mais le temps qui sans cesse se fige à l’oblique saluant les rues très grecques ou confirmant la neige à québec (La journée est bien partie pour durer, 1974, Veilleur sans sommeil, 2010) They Say they say the sea will first of all polish its castaways if you seek to stay quite calm the snow will rise right up to your shoulders a little bit greek a little quebec souls will wait for one another on every shore they will teach the sea how to swim between elbow and coasts their little improbable trunk insisting never midday never midnight but time ceaselessly clamping itself to the oblique greeting the very greek streets or confirming snow in quebec (tr. John F. Deane, Distribution of Bodies, 1995) 5
Qui sait demain Qui sait demain si la blancheur sera encore un déguise-trou ou un simple papier de cigarette délicat autour de son tabac que l’on fume puis une autre cigarette comme l’eau du bain continue l’eau du bain ou le bruit de la voiture mais la vie est froissée à peine (Le pont verbal, Paris, Saint-Germain-des-Prés, 1980, rééd. Veilleur sans sommeil, Montréal, Le Noroît, Paris, Le Temps des Cerises, 2010) Who Knows Tomorrow who knows tomorrow if whiteness will still be a hole-hider or simply a cigarette paper fragile around its tobacco that you smoke then another cigarette like the running of bath-water bath-water or the noise of the car but life is only imperceptibly skimmed (tr. Rick Caldicott) 6
Soudain tu t’es mise à dormir Soudain tu t’es mise à dormir ta main chaude et d’une seule pièce j’ai pensé nous avons le nord aux pieds et la tête vers le sud ma mère à gauche la tienne à droite et l’Atlantique et le Pacifique tu as commencé à respirer plus fort et j’ai pensé aux étoiles d’en face nous avions la Terre dans le dos rien du Vietnam ni rien de l’Ethiopie ne parvenait jusqu’à nous rien non plus du Chili au moment de mourir on chuchotait à peine j’ai pensé encore il y a des vaches dans les étables et le lait on danse dans des salles tu dormais dans le calme j’ai chuté aussi alors les étoiles ont dû se mettre à nous bombarder (Le pont verbal, 1980, Veilleur sans sommeil, 2010) Suddenly You Slipped into Sleep Suddenly you slipped into sleep your arm warm and self contained we’ve our feet to the north and our heads to the south I thought on the left my mother yours on the right Atlantic Pacific you started to breathe more deeply and I thought of the stars across the way beneath our backs we had the earth nothing from Vietnam nothing from Chile could reach us nor from Ethiopia the moment of dying is scarcely a whisper I thought again there are cows in the cow-sheds and milk people are dancing you were sleeping in peace I slid there too then the stars must have started to bombard us (tr. Lindy Henny) 7
Le pont verbal J’aurai déposé près du lit ma chemise de laine et mes chaussures brunes j’emprunterai le passage de la veille au sommeil familier de ce pont trouvé en tâtonnant puis je pourrai mourir du corps ou revenir et me nourrir de peu j’aurai fréquenté les choses sensibles (Le pont verbal, 1980, Veilleur sans sommeil, 2010) The Verbal Bridge I will have put down near the bed my woollen shirt and my brown shoes I will embark on the passage from waking to sleep familiar on this bridge found only gropingly then I will be able to die from the body or return and feed myself on so little I will have visited the creations of the senses (tr. Frank Kuppner, revue la Traductière n° 3, Paris, 21985) 8
Ce soir Ce soir le sang circule les odeurs portent la pesanteur agit sur le moindre fauteuil on a cent ans peut-être si ce n’est trente ou mille on se souvient de tout on souffle aussi on se soumet aux bruits que la nuit répercute on bouge un peu le cou et la tête se dégage (Le pont verbal, 1980, Veilleur sans sommeil, 2010) This Evening This evening blood circulates scents carry heaviness affects the slightest armchair we are perhaps a hundred years old, if not thirty or a thousand we remember everything we breathe out too we submit to the noises echoed by the night we move our necks a little and our heads are released. (tr. Sarah Brickwood) 9
A tête lucide à tête reposée et à regard présent les étoffes bougent peu et les placards à peine la cendre peut-être aurait tendance à s’envoler A tête lucide ce qui change surtout c’est le défilé des visages le profilé dans le temps des mêmes visages Mais personne ne bouge ou si peu car chacun allume sa pipe ou boit son thé renfile son froc regagne la nuit tel qu’il l’avait laissée (Les choses sensibles, Montréal, l’Hexagone, 1989, rééd.Veilleur sans sommeil, , 2010) With a Clear Head With a clear head with a level head and a keen glance the fabrics shift little and the cupboards less the ash perhaps tends to scatter with a clear head what changes most is the procession of faces the delineation in time of the same faces But nobody shifts or so little for each lights his pipe or drinks his tea pulls on his frock-coat and rejoins the night as it had left him (tr. Rick Caldicott) 10
Un simple après-midi… Un simple après-midi silence et quelque mouche passe à propos ou c’est la pluie qui redescend mon coeur se serre encore une fois est-il bon de se taire il est doux de se rendre les toits luisent sans déplaisir le ciel dispense un blanc liquide est-ce moi qui respire ou l’air qui me respire comme il bouge les feuillages et soutient les nuages je touche à la fin du poème et c’est peu dire je touche à peine par terre il me faudra rentrer dans la peau du monde choses le monde anthropomorphe me serre toujours le cœur (Les choses sensibles, 1989, Veilleur sans sommeil, 2010) One Simple Afternoon One simple afternoon silence and a fly, appropriately, passes or perhaps the rain is falling again my heart is wrung once more is it good to keep quiet it is sweet to surrender the roofs shine without displeasure the sky releases a white liquid is it I who am breathing or the air that is breathing me the way it stirs the foliage and sustains the clouds I come near the end of the poem and it’s not much I have hardly come to ground I’ll have to enter again the flesh of worldly things the anthropomorphic world that goes on wringing my heart (tr. John F. Deane, Distribution of Bodies, 1995) 11
Ollioules Il n’y a rien dans cette tasse la rue est vide aussi C’est ainsi que les chaises restées seules avec la table forment un carré parfait Le silence à lui seul ne renchérit en rien sur la lumière Les fleurs sont immortelles comme jadis les chevelures des déesses Or le temps ne passe plus Nous ne reverrons pas les royaumes abolis le sang est bien trop sec et les aurores si boréales (La condition terrestre, Charlieu, La Bartavelle, 1995, rééd.Veilleur sans sommeil, 2010) Ollioules There is nothing in this cup and the street is empty too In the same way the chairs left alone with the table form a perfect square Silence by itself does not improve at all on the light Flowers are immortal as once were the heads of hair of our goddesses Now time is no longer passing We won’t see again abolished kingdoms blood is far too dry the aurora so boreal (tr. John F. Deane, Distribution of Bodies, 1995) 12
La distribution des corps A la distribution des corps tous les hommes sont égaux Avec tout le temps qu’il fait à eux-mêmes chacun en a pour son argent ou l’argent qu’il n’a pas le reste n’est que du vent qui se perd dans l’espace c’est un peu la même chose mais c’est aussi l’inverse le reste dépend du vent qui opère dans l’espace ce n’est pas qu’une question d’argent d’ailleurs Car avec tout le vent qu’il fait d’ailleurs sans parler de l’espace tout commence mais parlons-en à la distribution des corps Car il y en a pour tout le monde avec tout l’espace qu’il fait il n’y en a qu’un chacun et le temps c’est de l’espace en plus pour toute une vie le vent souffle à discrétion il y a bien de quoi fumer sa pipe il souffle infiniment ce n’est pas la fumée qui s’en plaindra Dieu sait pourquoi dans les planètes il vaut mieux ne pas se plaindre personne n’a trouvé d’ailleurs enseigne où porter plainte d’ailleurs il y a du vent dans la voilure les plus à plaindre ne font qu’un bruit de fond il y a du sang dans l’embrasure Avec tout le temps qu’il fait le choeur des corps ne fait qu’un bruit très et les absences qu’il a sourd le jeu des corps (La condition terrestre, 1995, pèse sur l’âme Veilleur sans sommeil, 2010) et l’âme arrive trop tard pour porter plainte c’est aussi une question d’argent d’ailleurs D’ailleurs Avec tout l’argent qu’il fait et le temps c’est encore de l’argent les uns tirent le meilleur du pire d’autres font des tabacs il y en a qui n’ont rien à tirer ils tirent la queue du diable 13
The Distribution of Bodies At the distribution of bodies all men are equal With all the time that falls about us to themselves everyone gets a little for his money or the money he hasn’t got anything else is merely wind that loses itself in space it’s more or less the same thing but it is, too, the other way around anything else depends on the wind that operates in space it’s not only a question of money anyway For with all the wind there is about us anyway without speaking of space it all begins but what the hell let’s speak of it with the distribution of bodies For there is some for everyone with all the space that falls about us there is only one to each person and time besides is space for a whole lifetime the wind is blowing where it will now that’s a good reason for smoking one’s blowing infinitely pipe and it’s not the smoke that will complain God knows why among all the planets no one has ever found it’s better not to complain at all somewhere to lodge complaints anyway there is wind up in the shroud anyway in the window-ledge there’s blood to be found those who complain most merely make scrat- ching noises the choir of bodies makes only a very dull sound With all the time that falls about us and the blackouts that there are (tr. John F. Deane, Distribution of Bodies (Dublin, © Dedalus Press, 1995) the game of bodies weighs heavily on the soul and the soul’s too late to whine about it it’s also a question of money anyway Anyway With all the money that falls about us and time of course is still money some can pull the fat out of the fire others can pull some very fine strokes there are some who have nothing to pull on t hey pull the devil’s tail 14
Ciel de terre C’est bien ici il y a du sol partout on peut planter des arbres et poser des maisons on peut même faire courir des chiens et pousser du gazon moi j’avance d’un pas pesé je regarde sur ma gauche je vois un paysage de gauche je regarde sur ma droite les visiteurs sont remontés dans l’autocar il y a du monde partout si l’on y regarde bien et ceux qui gisent dessous ne sont pas les moins voyants le soleil monte avec la petite aiguille le passé tient tout entier dans le présent moi je marche d’un pas pesé la Terre baigne dans l’air il y a du ciel partout l’air tient tout entier dans la lumière du ciel (Gravitations, Paris, Editions Signum, 2001, rééd.Veilleur sans sommeil, 2010) Earthen Sky It is good to be here everywhere there is soil you can put down trees and put up houses it is even possible to make dogs run and have lawns grow but I press forward with considered steps looking over to my left I see a landscape over to my left looking over to my right the visitors have got back into their coach there are people everywhere if you pay close attention and those who lie below are not those seen who see the least the sun ascends with the little hand the past is contained wholly within the present but I walk on with considered steps the Earth bathes in the air everywhere there is sky the air is wholly contained within the sky’s light (tr. John F. Deane, Gravitations, Paris, Signum Editions, 2001) 15
Entrechats Cataracts Il arrive parfois qu’en dessinant Sometimes it happens that while drawing un chat on soit enclin à s’endormir a cat your may feel inclined to fall asleep avec son calme aux yeux et la given the calm in its eyes and the chute de sa tête sur le velu des fall of its head on the silkiness of its pattes. Il arrive que le chat paws. It happens that the cat se laisse dessiner. Il arrive lets itself be drawn. It happens que rien n’ait d’importance that nothing is of any consequence et que tout en ait. Le chat ne and that everything is. The cat dessine pas. Il dort il veille, does not draw. It sleeps it wakes, il veille il dort, et ses petits it wakes it sleeps, and its young n’ont rien à craindre. Il arrive have nothing to fear. It happens que tout arrive ou bien rien et that everything happens or nothing at all and c’est du pareil au même. Quand on dessine un chat et qu’on a it’s all much of a muchness. And when you are drawing a cat and when la tête posée sur son sommeil on fait parfois des entrechiens. you take your little catnaps sometimes your life goes on in dogaracts. (Gravitations, 2001, Veilleur sans sommeil, 2010) (tr. John F. Deane, Gravitations, 2001) 16
Sur ce fil d’horizon The Line of the Horizon Sur ce fil d’horizon On this simple line of the simple horizon, sur cette nuit d’horizon on this horizon night il y a une pleine lune qui se joue au ballon there’s a ball moon playing with itself il y a la lumière d’une journée lourde there’s the light of a heavy day qui s’évapore dans l’air noirci evaporating into darkened air Sur cette lame d’horizon On this blade of the horizon vont périr quickly perish les grands débats du petit jour the great discussions of early morning les idées courtes d’après la sieste the snappy ideas of post-siesta hours il y a la ligne des épaules there’s the shoulder-line qui se réjouit de tant de calme delighted with so much calm il y a le fond du cœur there’s the deep heart’s core qui se déleste de ses scories unburdening itself of its scabs Sur cet arc d’horizon On this arc of the horizon vient se greffer there comes grafting itself le tissu distendu des étoiles the overstretched tissue of the stars l’univers en lui-même the very universe commence ici begins here par cette lumière quasi parfaite in this almost perfect light le cœur grésille the heart is sizzling sous la ligne des épaules under this shoulder-line la ligne des épaules the shoulder-line oscille embraces the axis dans l’axe de sa galaxie of its galaxy (tr. John F. Deane, Gravitations, 2001) (Gravitations, 2001, Veilleur sans sommeil, 2010) 17
Homogenèse Au commencement était le corps, or le corps était une âme, à muscles lents et à cuir chevelu. Le vent arrivait de biais et repartait vers la mer. La croûte terrestre donnait sur la voûte céleste. Or le corps était un homme, à gestes lents et à tube digestif. Il vit le vent, et fit vibrer ses cordes vocales. La voûte céleste parut toucher la croûte terrestre. Puis la pluie s’interposa. Il vit la pluie, il lui donna un nom. Il en donna un aussi au soleil qui s’ensuivit. Au commencement était le corps, et le verbe était à l’intérieur. Les muscles coulissaient contre les os, la peau évacuait la vapeur d’eau. Il y eut un corps, il y eut un matin, l’âme était une femme, une fleur de chair à réciter la chair. Le vent revenait de loin, il remontait le temps à cheval sur sa pluie qui jouait dans les mares. Quand le soleil sonna il était bien midi. La croûte terrestre faisait partie de la voûte céleste, elle était bleue vue de loin, elle se déplaçait avec l’espace. La femme tenait un livre où il était question d’Appalachiens. Personne n’est partout, disait-elle à ses fils, et elle leur prenait les mains. Le dessert n’était pas encore servi, la radio rejouait Bach, peut-être Alfred Deller, nous n’étions pas mécontents d’être venus ici. Il descendait des gouttes de pluie sur les vitres de la cuisine, le temps parlait à l’indicatif présent, le corps était une âme, à muscles lents et à cuir chevelu, il regardait luire le feuillage contre la voûte optique du ciel. (La nuit des millepertuis, Montréal, éditions Trois, Paris, le Temps des Cerises, 2002, rééd. Veilleur sans sommeil, 2010) Homogenesis In the beginning was the body; now the body was a soul with slow-rippling muscles and skull-cap. The wind came blowing slantwise in and left again towards the sea. The earth’s crust opened out onto the vault of heaven. Now the body was a man, slow of gesture and with digestive tract. He saw the wind and set his vocal cords vibrating. The vault of heaven appeared to touch the earth’s crust. Then the rain intervened. He saw the rain, and gave it a name. He gave a name, too, to the sun which followed on. In the beginning was the body, and the word contained within. The muscles were slotted against the bones, the skin emitted steam. There was a body, there was a morning, the soul was a woman, a flower of flesh to sing the praises of the flesh. The wind came back from far away, once more it rode on horseback on time above the rain that sported in stagnant ponds. When the sun rang it was indeed midday. The earth’s crust formed part of the vault of heaven, it was blue seen from afar, it shifted about inside space. The woman held a book in which there was talk of Appalachians. Nobody is everywhere, she told her children, and she took them by the hand. Dessert had not yet been served, the radio was playing Bach again, Alfred Deller perhaps, we were not unhappy to be here in this place. Drops of rain were failing down the kitchen window-pains, time spoke in the present indicative, the body was a soul with slow-rippling muscles and with skull-cap, it watched the foliage gleam against the optical vault of the sky. (tr. John F. Deane, The SHOp, a magazine of poetry, Dublin, spring 2008) 18
La matière claire Dans le ciel très acrobate en fin d’après-midi calme un vol d’oiseaux jonglent sur l’air il y a la lumière faite pour les yeux qui croise des ondes larguées par satellite il y a le son qui se déplace à petits pas un jour viendra le temps aura ciblé son heure ou il ne viendra pas c’est selon les selons une autre planète borgne nous verra disparaître c’est moi ici pour le moment qui trace des signes sur une surface plane c’est ma tête qui vue d’en haut se trouve à contre-terre c’est moi qui gère du sens pour la faune des humains Sur la page comme acrobate au petit lever du jour un vol de mots s’attribuent des espaces il y a l’eau de la pluie avec plusieurs voyelles qui crée des flaques autour des noms communs il y a le circonflexe qui fait office de parapluie un jour viendra le temps aura fait sa lessive comme jadis le lundi dans les seaux et les cuves les mots un peu Vénus renaîtront d’autres eaux c’est moi ici pour le moment qui clapote au clavier c’est ma tête qui vue des pieds navigue à contre-ciel c’est moi qui fais fonction de pierre de touche Dans tes yeux bien acrobates au tomber de la nuit un vol de rêves se raccordent au réel il y a l’eau de lumière filtrée du ciel qui discute avec le très mobile en toi il y a ton ombre qui m’aime à la première personne un jour viendra le temps aura tourné notre heure un samedi si tout va bien pourquoi pas un dimanche nous rallierons peut-être un même débarcadère c’est un autre à ma place qui donnera de la pensée largué au beau milieu des cieux et poussant sa brouette mâchant force cailloux pour en extraire la matière claire (La nuit des millepertuis, 2001, Veilleur sans sommeil, 2010) 19
Bright Matter In the very acrobatic sky towards the end of a calm afternoon a flight of birds is juggling in the air light that is created for the eyes crosses waves let loose by satellites sound shifts along quite mincingly a day will come time will have targetted its hour or will not come that may be as maybes another one-eyed planet will see us disappear it’s I here for the moment plotting signs on a level surface it’s my head seen from above that finds itself contra the earth it’s I who manage sense for the fauna of humankind On the page as acrobat at the earliest sign of day a flight of words assigns spaces to itself there is the rain-water with several vowels that makes puddles around common nouns there is the circumflex that serves as an umbrella a day will come time will done its washing as before on Mondays with its buckets and vats the somewhat Venus words will be born from other waters it’s I here for the moment chopping against the clavier it’s my head seen from my feet that sails contra the sky it’s I who serve as touchstone In your quite acrobatic eyes just as night was falling a flight of dreams blends itself with the real there is the water of a light filtered from the sky in discussion with what is mobile in you there is your shadow which loves me in the first person a day will come time will have turned our time around a Saturday if all goes well why not a Sunday we will put together perhaps a similar landing-place it’s someone else in place of me will give pause for thought cast off in the depths of the skies and pushing his wheelbarrow chewing loads of pebbles to extract from them bright matter. (tr. John F. Deane) 20
Les pièces du paysage Chaque jour aurait été le même la lune quittant du bon côté le soleil se présentant à l’heure on aurait pu à tout moment consulter Dieu scier la branche ou changer de cap l es uns auraient été désagréables les autres utiles ou sympathiques aucun n’aurait cherché à déplacer les rôles la nuit les sommeils se fussent enfouis très creux même la tête y eût trouvé son bénéfice et puis l’aube aurait dénoué ses coqs distribué l’eau ramené une à une toutes les pièces du paysage (Les pièces du paysage, Paris, Céphéides, 2006) The Landscape Pieces Each day would have been the same the moon taking the right way out the sun turning up on time at any moment you could have consulted God sawn off the branch or changed course some people would have been unpleasant others helpful or friendly none of them would have tried to switch parts At night sleep would have hollowed out and burrowed in even the head would have made a profit and then dawn would have let out its cockerels given out water brought back all the pieces of the landscape one by one (tr. Susan Wicks, Les pièces du paysage / The Landscape Pieces, Paris, Céphéides, 2006) 21
Sans bruit La nuit viendra sans bruit comme un simple mal de tête elle répandra des hommes et des hélicoptères le reste se fera par radio des silencieux sur les fusils il sera question de tutsis et de hutus de génocides perpétrés à l’arme blanche la terre aura une indigestion de sang longtemps longtemps les mânes tournoieront dans les arbres (Les pièces du paysage, Paris, Céphéides, 2006) Without a sound Night will come without a sound like a simple headache it will scatter men and helicopters the rest will happen by radio silencers on the guns there will be talk of tutsis and hutus genocides perpetrated with cold steel the earth will belch up blood for a long long time the shades will blunder about in the trees (tr. Susan Wicks, Les pièces du paysage, The Landscape Pieces, 2006) 22
Où va la nuit ? Where Does the Night Go? Sans sortir du décor il arrive Sometimes without leaving the landscape néanmoins qu’on y entre you manage still to get into it plus brusquement que prévu et c’est more suddenly than you expected to and then alors la fosse aux lamentations there you are in the pit of wailing avec les pneus qui fument et with the smoking tyres and les poitrines qui saignent. I bleeding chests. Le mal est déjà fait quand le The harm’s already done vertige arrive. La route battait when the faintness comes. The road would flip dans tous les sens, les arbres this way and that, the trees suivaient, puis c’est le ciel qui would follow, finally the sky a capoté. On perd parfois son turned over. Sometimes you lose nom dans de telles circonstances your name in such a circumstance et qui sait lorsqu’il se and who knows when réincarne sur une pierre tombale it will live again on a tombstone, si le calme est revenu dans le if in the body underground corps sous la terre it’s quiet now again ou si défilent encore or if before his eyes devant lui des phares the head/amps still flick pastæ des coudes des portières the elbows metal doors des morceaux de chaussures and bits of shoes contre une croûte d’étoiles against an unmoving backdrop, bloquée là à jamais. a crust of stars. (Les pièces du paysage, 2006) (tr. Susan Wicks, Les pièces du paysage / The Landscape Pieces, 2006) 23
L’autre même Il était assis face à moi dans le métro il devait avoir mon âge, il avait mon allure je me suis dit C’est le même que moi mais dans une autre vie il a dû le sentir il a levé les yeux vers les miens puis les a rabaissés devant mon regard il devait être plus discret que moi il est sorti à la station suivante lentement lentement puis s’est immobilisé sur le quai face à la rame au redémarrage nos reflets se sont croisés comme il advient entre vivants et morts parfois quand la nuit ferme l’œil (revue la Traductière n° 27, Paris, juin 2009) The Other Same He was sitting across from me in the metro he must have been my age, he had my bearing I told myself, he is the same as I but in another life he must have felt it he raised his eyes towards mine then lowered them at my gaze he must have been more discreet than I he got off at the next station slowly slowly then stopped on the quay facing the train while the engine was starting up our reflections met as happens between living and dead sometimes when night looks away (tr. Andrea Moorhead) 24
La feuille d’automne La feuille d’automne dans le soleil couchant luit de ses dernières lueurs de vivante morte qu’elle sera demain dans le jour remontant j’ai laissé ma montre au soleil sur une pierre du bord de mer et j’ignore ce qu’il est advenu de la pile du quartz et des heures qui passaient j’ignore si le temps a rongé le bracelet ou brûlé le cadran sous le verre la feuille d’automne a aussi connu le vent et le vent nous emporte dans des temps hors du temps (revue la Traductière n° 28, Paris, juin 2010) The Autumn Leaf In the setting sun the Autumn leaf shines with its last glimmerings of a living thing dead will it be tomorrow as the day stirs again to life I left my watch out in the sun on a stone at the edge of the sea I don’t know what happened to the quartz the battery and the hours that were flowing by I don’t know if time gnawed away the strap or burned the face beneath the glass the Autumn leaf has also known the wind and the wind carries us into times outside of time (tr. John F. Deane) 25
Saine ou sauve La poésie est-elle une maladie ? c’est un peu la question que vous posiez mais vous n’aviez pas de réponse c’est bien normal, elle ne répond pas elle parle mais elle ne répond pas mais si par hasard vous êtes vous-même malade elle a peut-être elle pourrait bien avoir la même maladie que vous (Veilleur sans sommeil, Montréal, Le Noroît/Paris, Le Temps des Cerises, 2010)) Safe or Sound Is poetry an illness that’s roughly what you were asking but no answers were forthcoming fair enough, poetry doesn’t answer it talks but it doesn’t answer but if by chance you are yourself ill maybe it has it really could have the very same illness as you (tr. Chris Andrews) 26
Halte à la poésie Je ne pourrai bientôt plus dormir avec ces grappes de mots qui s’organisent en vers et ces autres qui surgissent et me demandent leur reste l’air décidément est bien trop plein de phrases latentes qui se mélangent aux paroles gelées même avec les deux narines vous ne filtrez que le vent ainsi je vais de strophe en strophe traçant les vers comme des sillons mesurant la distance j’aimerais bien dormir mais je repars vers l’aube avec ma main ardente Veilleur sans sommeil, Montréal, Le Noroît/Paris, Le Temps des Cerises, 2010) An End to Poetry Soon I won’t be able to sleep with these bunches of words falling into lines and others springing up demanding their due the air is definitely just too full of latent sentences which mingle with frozen words even using both your nostrils you’re only filtering out the wind so I go from stanza to stanza tracing lines like furrows measuring the distance I’d really like to sleep but I set off for dawn again with my hand alight (tr. Chris Andrews) 27
Portrait ambulant Walking Portrait Le poète The poet ce veilleur sans sommeil this sleepless watchman n’a pas pris la voie la plus directe has not taken the shortest route pour aller droit devant lui to what is right in front of him il y arrivera en bout de course he’ll get there when his race is run tout en n’ayant que marché having walked all the way il voit déjà, il ne voit pas he already can and cannot see les cercles lumineux à l’horizon the bright rings on the horizon parfois il s’assied sometimes he sits down pour reposer son âme to rest his soul qui a pris la vie bien au sérieux who has taken life so seriously il laisse respirer son âme he gives his soul a breather bien attachée tout compte fait deeply attached as she is after all à ce corps de passage to this provisional body il trouve des mots avec son âme he finds words with his soul il les teste avec elle he tests them with her marchant marchant walking and walking ils écrivent ils écrivent they write and write ils s’épaulent ils s’épaulent they help each other help each other out ils se sont longtemps demandé for a long time they wondered lequel des deux à la fin which of the two would end up partirait à cause de l’autre walking out on the other ils n’y songent plus guère but they barely give it a thought à présent now tant ils se sentent interchangeables they feel so interchangeable indissociables so inextricably linked ils s’attendraient plutôt if there’s anything to expect s’ils doivent s’attendre à quelque chose what they’re expecting might be more like à une dernière lévitation one last levitation (tr. Chris Andrews, revue Etchings n° 6, Melbourne, 2009) 28
Les étoiles du firmament il n’oublia ni le bon ni le beau ni le laid ni le mal Quand l’homme eut créé Dieu il n’oublia pas la liberté à son image et à sa ressemblance Dieu se sentit invité c’est ainsi que chemin faisant à poursuivre lui-même la création il réinventa Dieu à son image et à ses risques et périls il créa le firmament et les étoiles du firmament depuis lors l’homme vaque à ses occupations il y glissa le soleil et les planètes il crée des filets de pêche et des prévoyant déjà la Terre hexadécimales il fit de la matière première pour Aristote cultive des pommiers et des espoirs secrets et les quatre éléments pour Bachelard il abstrait l’art comme on extrait l’or il n’oublia ni le yin ni le yang et comme pour se détendre il s’invente des ni la crinière du lion prothèses ni l’entêtement de Gilgamesh une pour chaque membre des milliers pour le cerveau il conçut la terre et l’eau et sépara la terre et l’eau depuis ce temps Dieu se repose il se repose sur l’homme il conçut l’homme et la femme et sépara l’homme de la femme (revue Les Écrits, Montréal, mars 2011) puis Dieu se reposa un moment il se reposa et c’est là qu’il se mit à penser alors Dieu qui n’est pas le dernier des demeurés Dieu se souvint qu’il avait été créé par l’homme c’est un anachronisme, réfléchit-il, et il recréa l’homme à son image et à sa ressemblance à son image et à sa dépendance et l’homme se sentit invité à poursuivre lui-même la création à la reproduction par scissiparité il ajouta la multiplication par accouplement joignant l’utile à l’agréable l’homme passa ensuite aux objets aux outils et aux représentations il conçut la flèche et la cible le fusain et le croquis 29
The Stars in the Firmament he forgot neither the good nor the beautiful neither the ugly nor the evil When man had created God he did not forget freedom in his own image and likeness God found himself invited in this way as he went along to continue creation by himself he reinvented God in his own image with his own risks and he created the firmament and the stars in perils the firmament and into it slipped the sun and planets since then man attends to his occupations foreseeing Earth already he creates fishing nets and hexadecimals he made prime matter for Aristotle cultivates apple trees and secret hopes and the four elements for Bachelard abstracts art the way one extracts gold he forgot neither yin nor yang and as if to slacken off he invents prostheses nor the lion’s mane for himself nor the stubbornness of Gilgamesh one for each limb thousands for his brain he thought up clay and water and separated the clay from the water since that time God rests he rests on man he thought up man and woman and separated the man from the woman (tr. John F. Deane, Poetry Review, London, autumn 2010) then God rested for a moment he rested and that’s when he began to think so God who’s not the last of the half-witted God remembered he had been created by man it’s an anachronism, he thought, and he recreated man in his own image and likeness in his image and dependency and man found himself invited to continue creation by himself to reproduction by scissiparity he added multiplication by mating joining the useful to the pleasurable man then passed on to objects to tools and representations he conceived of arrows and their targets charcoal and sketch 30
Entendement Tout cela n’est pourtant que chair os et sang revêtu il est vrai d’une pellicule de peau et tout cela marche à merveille étonnamment sauf accident et pour peu que l’on y prête bon an mal an une attention honnête mais comment savoir si ce cher assemblage venu du papa et de la maman tient son principe de vie dans la transmission même comme le veut un sentiment commun ou s’il relève plutôt d’une énergie transcendante dispensée nolens volens ad æternum à tout être remplissant les conditions de survie comme le suggère le clan des hypothèses mais comment savoir vraiment si la question a un sens et si oui une réponse si notre cher entendement est lui-même en mesure d’en juger quoi qu’il en soi (Montréal, revue Exit, mars 2011) Understanding And yet all of it is little more than flesh bone and blood dressed it is true in a thin layer of skin and all of it works perfectly astonishingly apart from accidents and if one pays give or take on average reasonable attention but how is one to know if this dear assemblage come from the daddy and the mammy retains its life principle fromn that very transmission as common sense would like to have it or if it comes from a transcendant energy dispensed nolens volens ad aeternum to every being fulfilling the conditions for survival as the clan of hypotheses suggests but how is one really to know if there is sense in the question and if so a response if our dear understanding is itself in a position to judge on anything at all (tr. John F. Deane) 31
Jacques Rancourt Notice biographique / Biographical note Jacques Rancourt est né au Québec en 1946 et vit à Paris depuis 1971. Docteur ès lettres à la Sorbonne, il a publié une vingtaine de recueils de poèmes et de livres d’artiste, des essais et anthologies de poésie contemporaine, ainsi que des traductions de l’anglais et de l’espagnol. Il dirige depuis trente ans le Festival franco-anglais de poésie et la revue la Traductière. Veilleur sans sommeil a rassemblé en 2010 ses poèmes 1974-2008 (préface d’Henri Meschonnic, coédition Montréal, Le Noroît /Paris, Le Temps des Cerises). Jacques Rancourt was born in Quebec in 1946 and lives in Paris since 1971. PhD in French Literature from La Sorbonne, he has published some twenty books of poetry and artist books, essays and anthologies of contemporary poetry, plus translations from English and Spanish. Since the beginning of the eighties, he is director of the Festival Franco-Anglais de Poésie and of the magazine La Traductière. A wide choice of his poems 1974-2008 was published in 2010 under the title Veilleur sans sommeil (preface by Henri Meschonnic, co-edited by Le Noroït in Montreal and Le Temps des Cerises in Paris). 32
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