L'AGNEAU MYSTIQUE - UGent Biblio
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Publié avec le soutien de Académie royale flamande de Belgique pour les Sciences et les Arts Fondation Universitaire Province de Flandre-Orientale Ville de Gand Université de Gand Université Gent CSCT - Center for the Study of Christian Traditions GICAS - Ghent Interdisciplinary Centre for Art and Science
Sous la direction de Danny Praet & Maximiliaan P.J. Martens L’AGNEAU MYSTIQUE VAN EYCK Art, Histoire, Science et Religion
SOMMAIRE INTRODUCTION De la restauration Chapitre I à la réévaluation : une approche interdisciplinaire HISTOIRE de l’Agneau mystique Maximiliaan P.J. Martens (DE L’ART) & Danny Praet p. 10 LA VILLE Gand et l’État bourguignon au xve siècle Marc Boone p. 16 LES DONATEURS Un retable noble : le contexte socio-historique de l’Agneau mystique Frederik Buylaert & Erik Verroken p. 50 LES CRÉATEURS La part d’Hubert Van Eyck dans la réalisation de l’Agneau mystique Maximiliaan P.J. Martens p. 116 LES CRÉATEURS Jan Van Eyck et son atelier : organisation, collaborateurs, héritage Till-Holger Borchert p. 138 6
Chapitre II Chapitre III NOTES p. 338 ANALYSE ET POSTÉRITÉ BIBLIOGRAPHIE p. 354 INTERPRÉTATION CRIME ET MYTHE L’Agneau mystique : l ’œuvre d’art À PROPOS SCIENCE la plus volée au monde DES AUTEURS Restauration virtuelle et analyse Karel Mortier p. 366 mathématique des perles présentes p. 302 dans l’Agneau mystique COLOPHON ET Aleksandra Pižurica, Ljiljana Platiša, FILM REMERCIEMENTS Tijana Ružić, Bruno Cornelis, Ann Dooms, The Silence of the Mystic Lambs : p. 368 Maximiliaan P.J. Martens, Marc De Mey le film, Van Eyck, Panofsky et Cauvin & Ingrid Daubechies Steven Jacobs p. 182 p. 320 PERCEPTION PHOTO De visione Dei : optique, théologie La vie de l’Agneau mystique et philosophie dans l’Agneau mystique après la guerre Marc De Mey p. 330 p. 202 VERTUS De virtutibus Dei : la philosophie antique et médiévale des vertus dans l’Agneau mystique Danny Praet p. 240 7 Sommaire
LES CRÉATEURS MAXIMILIAAN P.J. MARTENS La part d’Hubert Van Eyck dans la réalisation de l’Agneau mystique ILL. 39 Anonyme, Les trois Marie au tombeau (Rotterdam, Boijmans Van Beuningen) 116
Malgré l’énorme réputation qui est celle d’Hubert Van par les experts en raison du manque de preuves Eyck – étant d’une part le frère aîné de Jan Van Eyck solides, que ce soit sous forme d’une mention dans les et d’autre part celui qui entama le retable de l’Agneau archives d’époque ou ultérieures, ou sous forme d’une mystique –, nous ne disposons d’aucune autre œuvre signature. Il n’existe par conséquent aucune base qui puisse lui être attribuée. Il y eut pourtant plu- fiable autorisant à attribuer à Hubert la réalisation de sieurs tentatives en ce sens, notamment l’attribution certaines zones de l’Agneau mystique. à Hubert d’œuvres ayant certaines caractéristiques Il en va de même de la gravure reproduisant le eyckiennes tout en s’écartant des œuvres de Jan. L’on prétendu portrait d’Hubert. Proposé par Dominicus peut citer ainsi les Trois vierges au tombeau (ill. 39), Lampsonius, dans son ouvrage intitulé Pictorum ali- L’Annonciation Friedsam (ill. 40) – œuvre attribuée quot celebrium Germaniae inferioris Effigies (Portraits depuis plutôt à Petrus Christus –, ou encore les iden- d’un certain nombre de peintres célèbres, principale- tifications fort contestées des mains G et H dans les ment de basse Germanie) et publié chez Hieronymus fameuses Heures de Turin-Milan (ill. 42)1. Aucune de Cock à Anvers en 1572, ce « portrait » fait lui aussi ces attributions n’a jamais été unanimement acceptée l’objet d’une attribution fort douteuse (ill. 43). Petrus Christus, ILL. 40 L’Annonciation (New York, Metropolitan Museum of Art) 117 Les créateurs
ILL. 41 L’Agneau mystique, Détail du panneau des Juges intègres (portraits supposés de Jan et Hubert Van Eyck), copie de Jef Van der Veken 118
Il reproduit, comme on le sait, la tête d’un des per- sonnages figurant sur le panneau des Juges intègres (ill. 41), le fameux panneau volé en 1934 et que l’on connaît maintenant avant tout à travers la copie qu’en fit Jef Van der Veken. Le choix du portrait chez Lampsonius s’appuie en fait sur une légende locale qui n’a probablement surgi qu’au xvie siècle, et selon laquelle les frères Van Eyck auraient intégré dans l’Agneau mystique leurs propres portraits. Ainsi, Marc Van Vaernewijck mentionne dans son Historie de Belgis (1568) : « … Jan van Eyck, den jongsten dezer gebroeders, maer den grootsten meester, is in dit stuk verbeeld, te peêrd rydende, met eenen rooden paternoster op een zwart kleed, en Hubert zit insgelyks op een peêrd, aen de regte hand van zynen broeder, als den oudsten wezende... » (« … Jan Van Ecyk, le cadet de ces deux Jan Van Eyck, Naissance de saint ILL. 42 Jean-Baptiste (Turin, Museo Civico, ms. frères, mais le plus grand en peinture, est représenté XXX, fol. 93v.) dans ce tableau en cavalier, portant un chapelet rouge sur un habit noir. Hubert y figure également en cava- lier, à droite de son frère, le plus âgé des deux… »)2. Dans son livre intitulé Van die beroerlicke tijden in die Nederlanden en voornamelick in Ghendt [À propos des temps agités dans les Pays Bas et notamment à Gand] (1566-1568), le même auteur ajoute : « … In deen duere, ter rechter handt, commen ghereden te peerde ghewapende mannen, met haer standaerden ende balsanen, wonderlic gheaccoutreert, ende die peerden rijckelic ghebardert, al zeer verscric- kelic van consten: hier heeft den meester ghenaemt Johannes Van Eijck hem zelven gheconterfeijt, rijdende up de slijncke zijde van Hubertus zijn broe- dere, die dit weerck eerst beghonnen hadde, ende was een schoon jonckman, raet vanden auden hertoghe Phelips; maer Hubertus was audt ende vet… » (« … Le premier panneau, à droite, montre des cava- liers armés portant étendards et fanions, merveilleuse- ment vêtus, montant des chevaux richement décorés, le tout témoignant d’un art fabuleux : ici le maître Jan Van Eyck s’est autoportraituré, chevauchant à gauche de son frère Hubert lequel avait amorcé la réalisa- tion de ce tableau. Jan était un beau jeune homme, conseiller du vieux duc Philippe. Hubert par contre ILL. 43 Portrait d’Hubert Van Eyck dans était vieux et gras … »)3. Dominicus Lampsonius, Pictorum aliquot celebrium Germaniae inferioris Effigies (Anvers : Hieronymus Cock, 1572) 119 Les créateurs
Aucune œuvre ni aucun autre document iconographique nous éclairant un tant soit peu sur la figure d’Hubert Van Eyck ne nous sont donc connus. Par contre, les sources écrites nous fournissent des informations importantes. Tout d’abord, il y a bien sûr le fameux quatrain inscrit sur l’extérieur des panneaux latéraux du tableau, sur les derniers bâtons du cadre (ill. 44). Ce quatrain est en hexamètres dactyliques avec des rimes léonines, soit des vers à six pieds et dotés de rimes internes. Ci-dessous, nous transcrivons les vers en latin en utilisant des majuscules pour marquer les lettres originellement peintes en rouge à la dernière ILL. 44L’Agneau mystique, Détail: Texte ligne. Comme nous le verrons, ces lettres latines ont du cadre avec quatrain aussi une valeur numérique. Pictor Hubertus e Eyck . maior quo nemo repertus Incepit . pondus . q[ue] Johannes arte secundus [Frater] perfecit. Judoci Vijd prece fretus VersU seXta MaI . Vos CoLLoCat aCta tUerI La traduction la plus vraisemblable de ce quatrain donne ceci : « Le peintre Hubert van Eyck, qui n’eut jamais d’égal, entama cette œuvre. Et son frère Jan, le deuxième en art, compléta cette tâche difficile à la demande de Josse Vijd. Avec ce verset, il vous invite à voir ce qui a été accompli le 6 mai (1432) »4 À la dernière ligne se cache, dans un chrono- gramme marqué par la couleur rouge de ses lettres, ILL. 45APage de titre d’Émile Renders, l’année 1432. Les lettres doivent être interprétées Hubert van Eyck : personnage de légende, 1933 séparément en tant que chiffres romains et leurs valeurs respectives doivent être additionnées. Comme on le sait, I correspond à 1 et X à 10. M est la désigna- tion romaine pour 1000, C pour 100, et L pour 50. Dans l’alphabet latin, aucune distinction n’est faite entre V et U : les deux renvoient donc à 5. En additionnant les valeurs de toutes ces lettres, on obtient l’année 1432. Cette inscription nous fournit également un certain nombre d’autres informations que voici : 1. C’est Hubert Van Eyck qui a commencé le tableau 2. C’est son frère plus jeune, Jan, qui l’a terminé 3. C’est Judocus (Josse) Vijd qui lui a demandé de le terminer 4. L’œuvre « a été accomplie » le 6 mai 1432. Cette inscription fit l’objet de discussions intenses. Son authenticité, la fiabilité de ses données ainsi que son interprétation, tout fut longuement débattu5. 120
Émile Renders déclara notamment en 1933 que Dans ce qui suit, je propose un bref aperçu de le quatrain était une falsification gantoise datant des l’argumentation développée par Renders. Celle-ci est années 1616-1621. (ill. 45A et 45B) Il affirma que la tout d’abord de nature matérielle. Lorsque, en mai première mention du quatrain (dans ce qu’on appelle 1940, les panneaux furent transportés à Pau, dans les communément le manuscrit de Van Huerne) datait Pyrénées, leurs cadres restèrent à Gand et furent alors de cette époque, et qu’il devait donc avoir été créé examinés à l’Institut supérieur d’Histoire de l’Art et à ce moment-là6. Il aurait été rédigé par des rhétori- d’Archéologie de l’Université de Gand. C’est le profes- queurs gantois jaloux de l’aura dont bénéficiait la ville seur Jozef Duverger qui s’acquitta de cette tâche. Le voisine de Bruges, considérée comme le berceau de quatrain fut soumis à des analyses à l’aide de fluores- la peinture flamande. Avec l’« invention » d’Hubert, cence ultraviolette et de photographie infrarouge. L’on ils auraient donc fabriqué leur propre grand maître – prit aussi des échantillons des cadres, lesquels furent dont la réputation dépassait même celle de son frère examinés à l’aide d’un microscope binoculaire. Les Jan. Renders donna à son livre le titre controversé : résultats de ces travaux furent publiés en appendice Hubert van Eyck, personnage de légende. Depuis lors, à une publication de Duverger et Bontinck de 1945. son raisonnement a beau avoir été méticuleusement Bontinck et Duverger conclurent à l’authenticité du réfuté7, il continue malgré tout à se répercuter réguliè- quatrain9. rement, par exemple dans le livre de Volker Herzner paru en 19958. Émile Renders ILL. 45B (photographe et année inconnus) 121 Les créateurs
Dans le rapport relatif à la campagne de restau- Pierre tombale ILL. 46 ration de 1950-51, L’Agneau Mystique au Laboratoire d’Hubert Van Eyck (Gand, Abbaye Sint-Bavon) – rapport bien connu, paru en 1953 –, Paul Coremans écrit : « … Nous sommes obligés de marquer un doute quant à l’originalité du quatrain dont la non-originalité n’a cependant pas été prouvée de façon certaine … »10. Au cours de la première phase de la campagne de restauration actuelle, on a finalement pu démontrer l’authenticité effective du quatrain : il forme une unité matérielle avec la polychromie originelle du cadre11. Les arguments paléographiques peuvent être résumés comme suit : la police (littera formata) correspond à un type fréquemment utilisé dans des manuscrits enluminés au xve siècle. L’on peut ainsi noter des similitudes avec la police utilisée dans le tableau pour les inscriptions figurant à côté des prophètes et des sibylles, sur les ailes extérieures. Les chronogrammes se font plus fréquents dans la seconde moitié du xve siècle, mais apparaissent déjà dans la période qui précède, même chez Jan Van Eyck : le portrait de Jan de Leeuw, par exemple, en propose deux. (ill. 47) Puis divers documents d’archives en contiennent également12. En raison de la lisibilité restreinte de certaines parties et surtout de la disparition du premier mot figurant à la troisième ligne, un éventail d’interprétations différentes virent le jour. Cependant, aucune d’entre elles ne prouva que le texte constituait un faux. D’autres arguments critiques furent développés ne débouche en fin de compte sur aucun apport subs- par les linguistes. Ceux-ci s’intéressèrent principa- tantiel, comme l’avait déjà observé Tourneur en 1942. lement à la qualité du verset (rappelons-le, ce sont La production littéraire gantoise de la première des hexamètres dactyliques à rimes léonines) et moitié du xve siècle, à laquelle semble appartenir l’épi- avancèrent que les vers n’étaient pas classiques et peu taphe d’Hubert ainsi que d’autres épitaphes, témoigne conformes aux règles du point de vue métrique. Cette d’un intellectualisme recherché, d’une recherche de argumentation mena à l’affirmation selon laquelle il rimes, de rythmes et d’allitérations, soit des imperfec- était exclu que l’auteur des vers pût appartenir aux tions naïves sous forme versifiée. Le quatrain reflète cercles humanistes. Plus tard, le linguiste Victor parfaitement ces caractéristiques stylistiques15. Tourneur (1942) – ainsi que d’autres – fit cependant Qu’en est-il des éléments historiques ? L’esprit remarquer l’absence de fondements permettant l’uti- du quatrain est en tout cas en parfait accord avec la lisation de la langue et des métriques pour avancer mentalité qui sous-tend les donations à cette époque : une datation : la présence d’erreurs est une donnée y prévaut un souci prononcé pour la conservation et permanente à ne pas prendre en compte pour réfuter pour la pérennité de la donation (« ... Celui-ci vous l’authenticité d’un texte13. demande ... de prendre soin de ce qui a été accom- Ce type de discussion scientifique se prolonge pli ... »)16. Les informations vérifiables que contient le jusqu’à notre époque, comme en témoigne la récente quatrain sont toutes correctes, à savoir le nom de la discussion entre Hugo van der Velden et Volker personne qui commanda le tableau et le rôle de Jan Herzner. Celle-ci fut menée dans la revue spécialisée Van Eyck dans le projet. De plus, la date du chrono- Simiolus (2011-2013/14) et lors d’un débat public à gramme correspond à celle où fut baptisé Josse, le fils l’occasion de l’exposition et du symposium organi- aîné de Philippe le Bon, évènement qui eut lieu dans sés à Berlin, auquel participa également Christina la même église que celle où fut inauguré le retable17. Meckelnborg, une spécialiste allemande de poésie et Les doutes émis quant à l’authenticité du quatrain de phraséologie latines14. Ces échanges se focali- eurent pour unique point de départ la mention en son saient principalement sur la métrique et le degré de sein d’Hubert Van Eyck. Les autres informations figu- correction métrique des vers en question, soit une rant également dans le verset ne firent, elles, jamais discussion quelque peu stérile à mon avis, puisqu’elle l’objet de discussions. 122
ILL. 47 Jan Van Eyck, Portrait de Jan de Leeuw (Vienne, Kunsthistorisches Museum) 123 Les créateurs
Bien évidemment, l’information selon laquelle d’Hubert. Cette donnée suggère ainsi une réattribu- Hubert Van Eyck aurait joué un rôle important dans tion de la commande en bonne et due forme. l’élaboration du retable de l’Agneau mystique s’est Quant à Antonio De Beatis, il écrit en 1517 : toujours avérée, et s’avère encore, difficile à vérifier. « ... facte da un maestro de la Magna Alta decto On lui doit, paraît-il, le commencement du tableau ; Roberto gia cento anni22… » Ce qui peut se traduire par : mais comment concilier cette donnée avec ce que « … réalisé par un maître de la Haute-Allemagne appelé l’on voyait à l’époque ou ce que l’on voit aujourd’hui ? Roberto [sic] depuis déjà cent ans. » « Roberto » semble Par contre, ce qui est sûr, c’est qu’Hubert n’est pas être ici une erreur d’audition et/ou de transcription un « personnage de légende » comme le pensait typique pour Hubert, mais « Magna Alta » ne peut Renders ; il a bel et bien existé. L’affirmation selon en aucune façon renvoyer à la région du bassin de la laquelle Hubert était le plus grand en art et Jan son Meuse, comme on le suggère généralement. Ce nom second fut contextualisée de manière convaincante doit plutôt se rapporter à la Haute-Allemagne, c’est-à- par Elisabeth Dhanens : elle traduit une perception dire à la région germanophone située à l’est et au sud des choses qui est en phase avec la mentalité de 1432. de Cologne23. Il est curieux que Beatis, qui connaissait À l’époque, celui qui écrivait ne pouvait porter sur pourtant bien la différence entre la Haute et la Basse- le monde le même regard ni bénéficier de la même Allemagne, comme en témoignent d’autres passages perspective que par la suite, et certainement pas de la de son récit de voyage, situe dans cette région le pays perspective dont nous bénéficions à notre époque18. natal de l’artiste. Jan réalisa en effet d’autres œuvres importantes après Ce qu’il note en plus nous intéresse au plus avoir achevé l’Agneau mystique, et sa renommée haut degré : « … Et la historia de dicta tavola e de la légendaire en tant qu’inventeur de la peinture à l’huile Ascensione de la Madonna, quale non havendola devait encore naître, puisqu’elle remonte à une idée decto maestro possuto finire, perche se morse, fu fausse de Vasari19. Le quatrain, en revanche, fait valoir complita dal fratello, quale anche era gran pictore … », le respect pour le défunt et déclare que Jan, « arte se- ce qui donne en traduction : « et la peinture repré- cundus », donc au-dessus de ses contemporains, mena sente l’Assomption de la Vierge – d’après moi une à bien la lourde tâche. Au xvie siècle ou plus tard, il référence au registre supérieur – mais le maître cité n’aurait plus du tout été possible d’affirmer qu’Hubert ne put la terminer vu qu’il décéda avant ; elle fut donc était le plus grand : son souvenir s’était déjà estompé achevée par son frère qui était également un grand et la gloire de Jan s’était imposée. peintre. »Nous sommes ici en présence de deux Le principal argument permettant d’établir la sources totalement indépendantes que ne pouvaient fiabilité du quatrain et des informations qu’il contient, pas connaître les personnes évoluant dans l’entourage c’est à mon avis sa mention dans des sources nette- de Van Vaernewijck (xvie siècle) ou des prétendus ment antérieures à la falsification supposée au xviie faussaires du xviie siècle. L’indépendance des sources ou à la seconde moitié du xvie siècle, notamment l’une vis-à-vis de l’autre, et l’affirmation mutuelle de chez l’humaniste nurembourgeois Münzer en 1495 et leur contenu signifient, selon les règles de base de la chez Antonio de Beatis, le secrétaire du cardinal Luigi critique historique, qu’elles remontent à une source d’Aragona en 1517. primaire commune (en l’occurrence la transmission Dans sa description, Hiëronymus Münzer (1495) locale), et constituent par conséquent des arguments fait référence à deux reprises à un maître peintre (au très forts pour la fidélité des données. singulier), mais on ne peut établir avec certitude s’il En guise de conclusion provisoire pour ce qui s’agit deux fois de la même personne20. Il mentionne touche au quatrain, nous pouvons affirmer que son d’une part un paiement supplémentaire effectué authenticité a finalement été démontrée. Cela ne au profit du maître peintre, après que celui-ci eut signifie pas pour autant que sa réalisation doive être complété l’œuvre. Il utilise ici le mot « perfecit » attribuée à Jan Van Eyck même, mais qu’elle eut lieu – non pas « complevit » ou « fecit », mais « perfecit » –, simultanément avec la polychromie originelle des soit exactement le même mot que celui figurant à la cadres aux côtés extérieurs du retable. Elle ne peut par troisième ligne du quatrain. Il déclare d’autre part que conséquent se situer plus tard que la phase de finition le maître peintre est enterré devant l’autel. Il ne peut de l’œuvre. ici s’agir de Jan, qui fut inhumé à Bruges21. Münzer Les arguments paléographiques, linguistiques, fournit ainsi même des données qui ne sont pas littéraires et historiques confirment donc qu’il n’existe mentionnées dans le quatrain : le paiement supplé- que peu ou même pas d’arguments contestant mentaire ou paiement supérieur au prix initialement l’originalité du quatrain. Les données vérifiables convenu (ultra pactum) de 600 couronnes (un mon- semblent historiquement exactes et sont attestées par tant très élevé) semble indiquer qu’une révision du des sources indépendantes et même plus ou moins contrat eut lieu avec Jan, probablement après la mort contemporaines du retable. 124
Mais que savons-nous d’autre sur Hubert Van lequel fait état, en 1847, d’un document qui lui fut Eyck ? En 2013, le regretté historien gantois Daniël signalé par l’architecte-collectionneur gantois Jacques Lievois proposa un nouvel aperçu des sources Goetghebuer (1789-1866) : d’archives connues dans la littérature, en proposant …Mr Goetghebuer m’a communiqué un petit dans sa publication des images de tous les documents extrait du registre de la confrérie de Notre-Dame … concernés24. Le voici : Sente Bamesse anno xiiijc en xxij (1422), Les comptes de la ville couvrant la période was Hubrecht Van Eyke, Guldebroeder van het Onser 1424-1425 mentionnent un paiement effectué au Vrouwe Gulden up den rade van den chore van Sint bénéfice d’un certain « maître Luberecht » pour deux Jans te Ghend. (À la Saint-Bavon (1er octobre) de l’an dessins préparatoires à un tableau qu’il réalisa à la de- xiiijc et xxij (1422), Hubert van Eyck, membre de la mande du conseil communal de Gand25. Les archives confrèrie de Notre Dame aux Rayons, au conseil de la nous apprennent en outre que les représentants du Choeur de Saint-Jean à Gand)30. magistrat de la ville donnèrent des pourboires aux J’ai reçu de M. Goetghebuer les notes suivantes apprentis (« enfants ») de « maître Ubrecht » lors de sur la famille des Van Eyck. … Il existe une confrérie de leur visite à son atelier26. Notre Dame aux Rayons … dans l’église paroissiale de Les Registres des échevins des parchons contien- Saint-Jean à Gand, … où elle avait sa chapelle derrière nent, à la date du 9 mars 1426, le testament de Robert le maître-autel. Sont inscrits comme confrères : Poortier et de son épouse Avezoete. On y lit leurs … Meester Hubrech Van Hyke, y est inscrit sous la dernières volontés concernant leur inhumation au date de 1412 et en 1418 sa sœur Mergriete van Hyke… » sein de l’église du Saint-Sauveur à Gand (l’église pa- Lievois ne distilla pas de ces mentions toutes les roissiale située à côté de l’église abbatiale de l’abbaye informations pertinentes sur le plan de l’histoire de Saint-Bavon)27. Ils avaient obtenu de pouvoir être l’art. Elles nous apprennent par exemple qu’Hubert inhumés dans la chapelle Notre-Dame de cette église s’était selon toute probabilité installé à Gand avant et y firent ériger au-dessus de l’autel une « image » de 1412 et qu’il avait ainsi pu construire sa renommée saint Antoine : « … l’image de saint Antoine, laquelle locale ultérieure durant au moins quatorze ans. Sa image est actuellement entre les mains de maître sœur, Marguerite, résidait à Gand depuis au moins Hubert le peintre, avec plusieurs autres œuvres desti- 1418. De plus, Hubert était membre d’une confrérie nées au même autel. » Le terme « image » ne renvoie liée à l’église Saint-Jean, l’église où il allait être enterré pas nécessairement à une sculpture, mais peut tout plus tard. aussi bien désigner une peinture ; la mention de La pierre tombale d’Hubert Van Eyck fut conser- « plusieurs autres œuvres destinées au même autel » vée et se trouve actuellement à Gand, à l’abbaye semble plutôt suggérer des œuvres peintes. Saint-Bavon. (ill. 46) Le texte de cette pierre tombale Entre le 15 août 1426 et le 14 août 1427, le trésorier était inscrit sur une plaque de bronze qui s’est proba- de la ville de Gand mentionne avoir reçu le paie- blement perdue lors des révoltes iconoclastes (1578). ment du « droit d’issue » (c’est-à-dire une taxe sur Heureusement, en 1568, Marcus Van Vaernewijck l’a l’héritage), de la part des ayants droit à la succession transcrit « lettre à lettre », selon ses propres mots : de « Lubrecht van Heyke »28. Dans ces quatre documents, le nom d’Hubert ‘Spieghelt U an my die op my treden est chaque fois orthographié différemment, ce qui Ick was als ghy, nu bem beneden n’est pas inhabituel car il n’existait pas d’orthographe Begraven doot, alst is anschyne normalisée à cette époque. Malheureusement, le My ne halp raet, const, noch medicine, nom de famille ne figure que dans un seul des quatre Const eer, wijsheyt, macht, rijcheyt groot documents, ce qui nous prive de la certitude absolue Is onghespaert, als comt die doot. qu’il s’agit du même « Pictor Hubertus e Eyck, maior Hubrecht van Eyck was ick ghenant quo nemo repertus » (= le peintre Hubert Van Eyck, Nu spyse der wormen, voormaels bekant qu’aucun autre n’égala), comme on peut le lire dans In schilderye zeer hooghe gheeert: le fameux quatrain de l’Agneau mystique. Cependant, Cort na was yet, in nieute verkeert. l’argument le plus probant en faveur de cette identité Int iaer des Heeren des sijt ghewes est qu’il s’agit bien d’un peintre, dont le prénom Duysent vierhondert twintich en zes, « Lubrecht » ou « Hubert » était alors très rare à Gand. Inde maent September achtien daghen viel, Lievois rappela aussi une autre mention présente Dat ick met pynen God gaf mijn ziel. dans les archives, mais tombée dans l’oubli et n’ap- Bidt God voor my die Const minnen, paraissant donc pas dans la littérature spécialisée29. Dat ick zijn aensicht moet ghewinnen Il s’agit d’une mention émanant du chanoine et his- En vliedt zonde, keert U ten besten torien amateur brugeois Charles Carton (1802-1864), Want ghy my volghen moet ten lesten’31. 125 Les créateurs
« Vous qui mettez sur moi les pieds, prenez exemple Quoi qu’il en soit, l’emplacement de la tombe ou sur moi,/ j’étais comme vous, maintenant je suis en de la pierre commémorative au sein de la chapelle bas/ mort et enterré, comme vous le voyez./ Ni les Vijd est synonyme d’un lien très étroit entre la famille conseils, ni l’art, ni la médecine ne m’ont aidé,/ l’art, Vijd et Hubert Van Eyck. La pierre ne quitta la cha- l’honneur, la sagesse, le pouvoir, la grande richesse, pelle Vijd qu’au xviiie siècle pour servir de matériau tout cela n’a plus de valeur lorsque arrive la mort./ de construction au portail nord de l’église35. Là, elle fut J’avais pour nom Hubert Van Eyck, / moi qui nourris redécouverte en 1892 lors de travaux de restauration, maintenant les vers, j’étais connu auparavant,/ et et transférée au Musée lapidaire situé dans les ruines très fortement apprécié pour ma peinture :/ peu de l’abbaye Saint-Bavon, où elle est toujours conservée après, tout cela fut réduit à néant./ C’était en l’année à ce jour. Le conseil de fabrique de l’église cathédrale du Seigneur mil quatre cent vingt-six,/ au mois de tente d’obtenir le retour de la pierre tombale à l’église Septembre, le dix-huitième jour,/ que j’ai rendu à Dieu d’ici 2020. mon âme./ Priez Dieu pour moi, vous qui aimez l’art, Toutes les sources écrites dont nous disposons / que je puisse mériter de le voir./ et fuyez le péché, indiquent donc qu’Hubert Van Eyck fut un peintre tournez-vous vers le bien/ car en fin de compte, il vous gantois de premier ordre en ce premier quart du faudra bien me suivre. » xve siècle. Le quatrain, désormais revêtu d’authenti- Cette épitaphe nous apprend la date exacte du cité – sans contredit –, attribue à Hubert Van Eyck la décès d’Hubert : le 18 septembre 1426. Cela corres- mise en œuvre première de l’Agneau mystique. Le pond effectivement au droit d’issue payé dans l’année témoignage des sources écrites certifie donc de façon comptable commençant le 15 août 1426. Au cours de indiscutable la part d’Hubert dans l’élaboration du sa vie, Hubert fut un peintre bénéficiant d’une haute retable. estime : « … j’étais connu auparavant,/ et très forte- Depuis la découverte du quatrain en 1823, le ment apprécié pour ma peinture … » monde des historiens de l’art s’enflamme régulière- Le texte fournit en outre des informations rela- ment quant aux parts respectives d’Hubert et de Jan tives à l’emplacement initial de cette pierre tombale. dans la réalisation de l’Agneau mystique, une discus- L’humaniste nurembourgeois Münzer écrit en 1495 : sion connue comme celle du problème de la distinc- « … sepultus est autem magister tabelle ante altare …» tion des mains. Jamais on ne parvint à un consensus (« le maître qui a peint le tableau est toutefois enterré à ce sujet. Et même à notre époque, à l’heure où les devant l’autel »). Lucas de Heere, dans son ode écrite moyens technologiques les plus récents nous offrent en 1559, affirme : « … hi leit hier begraven … » (« … il une vision à l’échelle microscopique et en dehors du est enterré ici »)32. Mais nous n’apprenons pas où spectre visuel, et nous permettent d’analyser la pein- exactement se trouvait cette tombe ; cela pouvait être ture à la fois au niveau élémentaire et moléculaire, n’importe où dans l’église. Enfin, l’épitaphe elle-même nous ne sommes pas en mesure de trouver la main nous permet de déduire que la pierre était incrustée d’Hubert. dans le sol (comme c’était d’ailleurs la coutume) : Un certain nombre de réserves s’imposent ici. « … Spieghelt U an my die op my treden … (Vous Avant l’introduction dans les études de l’histoire de qui mettez sur moi les pieds, prenez exemple sur l’art d’outils issus des sciences naturelles, ce qui se moi). »Selon Van der Velden, il était difficile de s’ima- fit peu de temps après la Seconde Guerre mondiale, giner qu’Hubert ait été enterré dans la chapelle Vijd, les spécialistes disposaient seulement, et dans le pour la simple raison que, sous cette chapelle, se situe meilleur des cas, de photographies en noir et blanc la voûte de la chapelle sous-jacente située dans la de qualité variable. En outre, il convient de noter que crypte33. Il est en effet plus probable que la pierre com- certaines prises de vue allemandes datant de la fin mémorative se soit trouvée incrustée dans le sol de la du xixe siècle étaient d’une qualité remarquable pour chapelle Vijd, alors que le corps aurait pu être enterré l’époque. Quoi qu’il en soit, le matériel d’étude dont physiquement au cimetière de l’église Saint-Jean. disposaient jadis les historiens de l’art était particu- La tombe située à cet endroit fut sans doute lièrement limité. Dans de nombreux cas, il dépassait ouverte lors de travaux de transformation. Van à peine un ensemble de notes prises sur place dans Vaernewijck nous donne en effet à lire que « … syn des conditions d’éclairage douteuses. Celles-ci vinrent armpype langhe ghehangen heeft in een yser besloten s’ajouter à la mémoire visuelle parfois phénoménale op tkerkhof … » (« l’os de son bras fut longtemps sus- à laquelle pouvaient se fier des connaisseurs comme pendu dans une châsse en fer au cimetière »)34. Friedländer. En d’autres termes, le bras avec lequel Hubert Il est historiographiquement intéressant de noter avait peint était encore, plus de cent ans après sa que certains commentateurs se laissèrent guider mort, une relique et un objet de dévotion populaire par des paradigmes philosophiques. Ce fut le cas au cimetière. notamment du professeur viennois Max Dvořák, dont 126
la pensée téléologique hégélienne nous apparaît « … Notons cependant que nous avons scruté maintenant pour le moins « remarquable », et en tout la peinture, en surface et en profondeur, pour y cas non pertinente. Dvořák déclara par exemple dans découvrir la main d’un second grand maître, mais sa monographie de 1904 qu’Hubert Van Eyck fut le en vain. S’il y eut apport d’Hubert, où le retrouver ? dernier représentant du Moyen Âge, alors qu’en son Serait-ce uniquement dans le dessin et dans le sous- frère Jan se révélait l’esprit des Temps modernes36. Il peint ? Quoi qu’il en soit, nous ne désirons pas nous est parti de l’idée erronée selon laquelle le naturalisme avancer plus loin, avant d’avoir examiné la plupart des serait, dans l’évolution formelle, une phase supérieure tableaux attribués à (aux) van Eyck…42 » faisant suite à une approche formelle linéaire plus Le mystère demeura entier aussi lorsque mon an- ancienne, propre à la fin du Moyen Âge. C’est la raison cien collègue aux Pays-Bas, Dolf van Asperen de Boer, pour laquelle il pensait qu’Hubert devait avoir réalisé publia en 1979 ses réflexions auprès de la première les personnages figurant au premier plan sur le grand étude de réflectographie à l’infrarouge, une technique panneau central du registre inférieur et sur les trois qu’il avait développée dix ans plus tôt et qui permet- panneaux centraux du registre supérieur, alors qu’il tait de révéler, grâce aux rayons infrarouges, le dessin attribuait à Jan l’arrière-plan du panneau central, les sous-jacent aux couches de peinture43. Il lui fut toute- panneaux latéraux des registres inférieur et supérieur fois impossible de distinguer plus d’une seule main ainsi que les panneaux extérieurs. À l’exception de – à l’exception de quelques zones moins importantes certains détails, cette vision sur le partage des mains qu’il attribua à des membres de l’atelier. Van Asperen trouva bon nombre de partisans. de Boer n’y vit qu’une explication : les deux artistes Dans son ouvrage de référence Altniederlän- devaient dessiner en adoptant exactement le même dische Malerei, Max Friedländer, le plus grand style. Ce n’était évidemment pas une solution convain- connaisseur des primitifs flamands, publia en 1924 cante. Que des artistes appartenant à un seul et même un tome sur Van Eyck. Il y distingue différentes atelier recherchent une sorte de style uniforme est mains. Dans le groupe hiératique de la déisis, il vit le plausible, mais qu’il soit impossible de distinguer travail d’Hubert, alors qu’il attribuait à Jan les figures différentes mains, c’est difficilement recevable. Il d’Adam et Ève ainsi que les panneaux extérieurs37. Il suffit de penser aux nombreuses mains similaires conclut toutefois qu’une stricte séparation des mains des collaborateurs de Rubens ou de Rembrandt. Elles relevait d’une tâche qu’il lui fut impossible de mener se ressemblent, donnent lieu à des désaccords entre à bien. Une dissertation doctorale récente portant les connaisseurs, mais il y a toujours des différences sur Friedländer révèle que, dans sa correspondance notables. ultérieure, il était plutôt enclin à suivre le point de vue Dans son livre de 1995, Herzner revint à une vi- de Renders et donc à réduire plus ou moins à néant le sion plus simple des choses44. Il renoua avec Renders rôle d’Hubert38. et voua Hubert au royaume des fables en s’appuyant Quant à Erwin Panofsky, professeur allemand sur le fait que Van Asperen de Boer n’avait pu distin- à l’Université de Princeton, il déclara dans son Early guer des mains différentes, sans avancer aucun nouvel Netherlandish Painting, publié en 1953, que le retable argument. Cette approche reflète une surdité absolue gantois présentait un certain nombre d’incongruités à l’évidence des sources écrites telle que démontrée iconographiques et formelles dues au fait qu’il était par Duverger et Dhanens, et d’un entêtement peu le résultat d’un amalgame. L’Agneau mystique aurait raisonnable. ainsi été composé et complété par Jan – à la demande On observe entre-temps chez les confrères une de Vijd – à partir d’œuvres inachevées présentes dans conscience croissante de ce que le problème est l’atelier d’Hubert39. bien plus complexe qu’il n’y paraît. Les nombreuses Cette dernière hypothèse connut une large recherches portant sur les ateliers et leurs pratiques adhésion durant des décennies, mais elle semble inva- qui furent menées au cours des dernières décennies lidée par la recherche dendrochronologique récente. montrent que la plupart des artistes s’entouraient de Celle-ci montre en effet que certaines planches du collaborateurs et qu’ils s’efforçaient de parvenir à une registre supérieur et inférieur proviennent du même répartition rationnelle du travail45. Les documents arbre40, ce qui suggère que les planches destinées d’archives nous apprennent qu’aussi bien Hubert que aux différentes parties du polyptyque furent livrées à Jan avaient des « enfants », c’est-à-dire des apprentis l’artiste en une seule livraison. (ill. 48) ou des collaborateurs46. Donc, dans le cas théorique le En 1950-1951, à la publication du rapport de plus complexe, il nous faut distinguer non pas deux Coremans41 relatif à la restauration du retable, les mains, mais les différentes mains de deux ateliers. attentes étaient très élevées. Son point de vue sur le Depuis le début de la campagne de restauration problème de la séparation des mains était cependant en cours, le problème est ainsi entré dans une sorte très décevant : de « next level » ou « niveau suivant » de complexité. 127 Les créateurs
Nous savons maintenant en effet que des zones très La question qu’il importe donc de se poser est significatives furent complètement repeintes au cours celle-ci : de combien de temps Hubert a-t-il disposé ? de plusieurs campagnes depuis le xvie siècle47. Les Il est possible qu’il ait passé l’année comptable 1424- images en très haute résolution réalisées juste avant, 1425 à élaborer des projets, avant de décéder environ durant et après la restauration, et consultables sur le un an plus tard, le 18 septembre 1426. A-t-il pu enta- site « Closer to Van Eyck »48, offrent des documents mer l’exécution matérielle de ses projets après leur visuels d’un niveau de qualité jamais atteint. Force est approbation ? Ou sa part dans l’élaboration physique toutefois d’admettre que ce matériel ne nous conduit du tableau s’est-elle limitée à graver quelques traits pas davantage vers une mise en avant formelle des dans le panneau central, comme celles indiquant les mains différentes. Il en va de même, comme il a déjà poutres et les contours de la fontaine51 ? L’analyse été dit, pour toutes les autres modalités hors spectre en cours du panneau central fournira certainement visible, ayant des longueurs d’onde variables, que ce plus d’informations à ce sujet. Ce qui est certain, c’est soit la microscopie 3D haute résolution, une batterie que les termes délimités par la récente recherche de méthodes d’analyse sophistiquées, et jusqu’aux dendrochronologique ne sont pas incompatibles avec récents balayages de fluorescence aux rayons X (MA- un scénario où l’ensemble des panneaux auraient été XRF), permettant de visualiser la distribution spatiale livrés à l’atelier d’Hubert. de chaque élément chimique49. Le minutieux examen microscopique des volets Avons-nous dès lors affaire à un « faux pro- extérieurs, au cours de la première phase de la blème », une « question mal posée » ? Impliqué dans campagne de restauration actuelle, n’a pas permis la campagne de restauration actuelle, j’ai pu me de détecter d’autres mains que celle de Jan dans les rendre compte de la complexité d’un projet de cette zones de peinture originelle52. envergure : à quel degré la consultation, la planifi- Un tel scénario a en tout cas l’avantage de cation et l’organisation s’imposent, et dans quelle fournir une explication toute naturelle à bon nombre mesure les développements en cours sont à même d’éléments : l’honneur tout particulier qui revenait de bousculer tout ce qui était prévu. Tous ceux qui se à celui qui était le concepteur, l’« inventor » du sont un jour lancés dans un projet de construction ou tableau, encore plus après sa mort, les mystérieuses de transformation comprennent ce genre de situation. et parcimonieuses zones dotées de traits gravés Mutatis mutandis, il me semble que la phase dans la couche de préparation, l’homogénéité de de préparation précédant la réalisation du retable l’exécution ultérieure sur le plan des dessins sous- n’ait pas été suffisamment prise en compte lors de jacents, l’impossibilité de distinguer dans la couche de l’examen du problème qui nous occupe. Une œuvre peinture deux mains ni même deux ateliers différents. d’une telle ampleur suppose une très vaste phase de Dans son Ode, Lucas de Heere mentionne planification et de conception, comme l’indique à Hubert, qui « … dit waerck begonste… » (« amorça elle seule déjà l’iconographie très complexe et très la réalisation de cette œuvre »). Mais dans les vers inhabituelle des panneaux intérieurs. C’est d’ailleurs suivants, il ne parle plus que de Jan Van Eyck. À la la raison pour laquelle on a souvent suggéré l’implica- lumière de l’hypothèse susmentionnée concernant la tion de conseillers théologiques dans le projet. part respective des deux frères dans la réalisation du En outre, il faut également prendre en compte retable, cela n’a rien d’étonnant. un vaste ensemble d’études de composition, d’études préliminaires et détaillées d’après modèle ainsi que d’études d’après nature. Tout cela implique la constitution d’un énorme portefeuille de dessins. Malheureusement, rien de tout cela ne fut conservé. Si les suppositions de Panofsky sont correctes, et que le document de 1425 (la visite d’une délégation du conseil communal à l’atelier d’Hubert, afin d’y approuver ses projets) se rapporte à la phase initiale de l’Agneau mystique50, nous avons là une indication de l’activité pendant cette phase de conception. Ce document nous apprend également l’évidence et l’importance de la consultation qui eut lieu entre Hubert Van Eyck et ses clients : un certain nombre d’auteurs, y compris Panofsky, supposent en effet que la commande émanait initialement du conseil communal de Gand. 128
ILL. 48 Les recherches dendrochronologiques effectuées par le KIK-IRPA ont montré que les planches, indiquées ici en rouge et en bleu, proviennent des mêmes arbres. 129 Les créateurs
Toutes les illustrations de l’Agneau mystique dans cet ouvrage sont des photos des panneaux originaux des frères Van Eyck, sauf les Juges intègres, qui est une copie de Jef Van der Veken. 130
(14e-16e eeuw) », in: Handelingen van de Koninklijke LES CRÉATEURS Martens, Maximiliaan. « Members of the Belgian Royal Commissie voor Geschiedenis (2011), n° 45 (mention de LA PART D’HUBERT VAN EYCK Academies and the Study of the Ghent Altarpiece », in: Jean Vijd comme étant écuyer en 1429) et Buylaert e.a. DANS LA RÉALISATION DE L’AGNEAU MYSTIQUE Vision & Material : Interaction Between Art and Science (eds.), « De adel ingelijst », n°1061 (mention de Jean et in Jan Van Eyck’s Time. Éd. Marc De Mey, Maximiliaan de Louis Vijd œuvrant comme écuyers en 1437). Pour 1 Pour les Trois vierges au tombeau conservé à Rotterdam, Martens, & Cyriel Stroo (éds.). Brussels, Belgium: KVAB l’interprétation du titre d’écuyer en Flandre à la fin du voir Kemperdick, Stephan, Friso Lammertse (eds.) De Press, 2012. 19-27. Moyen Âge, voir : Buylaert, Repertorium van de Vlaamse Weg Naar Van Eyck. Tent. cat. Rotterdam: Museum 8 Herzner, Volker. Jan Van Eyck und der Genter Al- adel, p. 12. Boijmans van Beuningen, 2012, 292-295, où ce tableau tar. Worms: Werner, 1995. 185 Ce Christophe Vijd fut échevin en 1492-1493 et en 1498- est, d’après nous, injustement attribué à Jan Van Eyck. 9 Duverger 1945 et Bontinck, E. « Natuurwetenschappelijk 1499. Decavele, « Geld en Geest », pp. 10-11 identifie cet Pour un aperçu des discussions concernant les attribu- onderzoek van de opschriften en de lijst van het Lam échevin comme étant le frère de Josse Vijd, mais il s’agit tions aux mains G et H des illustrations présentes dans Gods-retabel », in: Duverger 1945, pp. 74-89. en réalité d’un arrière-petit-fils du chevalier Christophe les Heures de Turin-Milan, voir e.a. Châtelet, Albert. 10 Coremans, Paul. L’Agneau Mystique au Laboratoire : Vijd. Jean Van Eyck Enlumineur: Les Heures De Turin et de Examen et Traitement. Anvers: De Sikkel, 1953, 122. 186 Cela semble surtout avoir été le cas pour les fils bâtards Milan-Turin. 2e éd. Strasbourg : Presses universitaires 11 Pour les arguments à l’appui de ce constat, je renvoie du chevalier Christophe Vijd. Adrien Vijd acquit ainsi de Strasbourg, 1993 et König, Eberhard. Die Très Belles à Hélène Dubois, Ann-Sophie Augustiniak et Susan en 1441 un cheval et un harnais (ce qui n’était d’ailleurs Heures Von Jean De France, Duc De Berry: Ein Meis- Jones, in: Stroo, Cyril, Bart Fransen et Maximiliaan pas un privilège de la noblesse) et fut mentionné à cette terwerk an Der Schwelle Zur Neuzeit, München: Hirmer, Martens (éds.), The Conservation/ Restoration Treat- occasion comme étant « Adrien, le fils de monsieur 1998. Pour l’attribution à Petrus Christus de l’Annon- ment of the Ghent Altarpiece: Phase 1, Bruxelles : Christophe » (SAG, Série 301, n° 36 (1440-1441, fol. 87 r., ciation conservée à New York, voir Ainsworth, Maryan KIK-IRPA (sous presse). 95 v.). Jean, le fils aîné, est encore mentionné, en 1469, Wynn, Maximiliaan Martens. Petrus Christus. Gent: 12 Van der Velden (2011). comme étant « Jean Vijd, le fils de monsieur Chris- Ludion, 1995, 117-125. 13 Tourneur, Victor, Le quatrain de l’Agneau mystique. tophe » (SAG, Série 301, n°50 (1468-1469), fol. 131 r.). 2 Aussi bien Lucas de Heere, Den Hof en Boomgaerd der Académie royale de Belgique, Bulletin de la classe des 187 SAG, Série 330, n°30 (1432-1433), fol. 62 r.-63 v. Pour une Poësien [Jardin et Verger des Poésies], 1565, que Marc Lettres et des Sciences morales et politiques (série 5, édition, voir Goodgal, « Joos Vijd », pp. 40-9. La succes- Van Vaernewijck, Van die beroerlyke Tyden in die Neder- tome XXVIII), extrait, 1942. sion de la tout aussi riche Élisabeth irait quant à elle landen en voornamelyk in Ghendt [Des temps agités aux 14 Cf. supra. à sa famille, la famille Borluut. Pour un aperçu de ses Pays-Bas et notamment à Gand], 1466-68, Den Spieghel 15 Dhanens (1965), p. 13. possessions en 1446, voir : RAG, Fonds familial Borluut, der Nederlandscher Audtheyt [Miroir de l’Antiquité des 16 Dhanens (1965), pp. 14-15. nos 8-19. Pays-Bas], 1568 (2e éd. sous le titre Historie de Belgis, 17 Dhanens (1965), p. 89. 188 P. Contamine, « The European nobility », in: C. Allmand 1574), expliquent que les artistes sont représentés parmi 18 Dhanens (1965), p. 15. (ed.), The New Cambridge Medieval History. Volume les Juges intègres, voir Waterschoot, Werner, « Lucas 19 Brinkman, Pim. Het Geheim van Van Eyck: VII c. 1415-1500. Cambridge, 1998, p. 100 conçoit même d’Heere en Marcus van Vaernewijck voor het Lam Aantekeningen bij de uitvinding van het olieverven. la noblesse prémoderne par excellence comme « une Gods », in: Jaarboek De Fonteine, 1966, 109-118. Zwolle: Waanders, 1993. classe qui, par définition, était extrêmement préoccu- 3 L’édition réalisée par Ferdinand Vanderhaeghen, 20 Pour le texte de Münzer, voir Dhanens (1965), p. 102. pée par la survie de sa lignée, de ses domaines, de son 1872-1881 est consultable sur http://www.dbnl.org/tekst/ 21 Sur le tombeau de Jan dans l’église Saint-Donatien à nom et de ses armoiries ». Cette mentalité s’observe vaer003vand01_01/vaer003vand01_01_0226.php Bruges, voir e.a. Steppe, Jan-Karel. Lambert Van Eyck également au sein de la noblesse en Flandre à la fin du 4 La traduction proposée est basée sur la transcription en het Portret Van Jacoba van Beieren. Academiae Moyen Âge, voir : Buylaert, Eeuwen van ambitie, pp. 58- proposée dans Meckelnborg, Christina. « The Analecta, XLIV/2 (1983), Bruxelles, Palais des 61. inscription of the Ghent Altarpiece: a philological Académies, 55-86. 189 RAG, Fonds familial général, n° 5838. investigation », in: Kemperdick, Stephan. Der Genter 22 Dhanens (1965), p. 102. 190 Citation d’après : L. Stockman, « De eerste heren van Altar der Brüder van Eyck. Geschichte und Würdigung, 23 Je remercie mon collègue, le professeur émérite Luc Poeke », in: Appeltjes van het Meetjesland 28 (1977), Berlin: Imhof Verlag, 2014, 112-121. De Grauwe, qui me fit observer ceci, en renvoyant à p. 171. 5 Van der Velden, Hugo. « The quatrain of The Ghent une remarque portant sur Antonio de Beatis publiée 191 Pour une édition, consulter : Despodt, Gentse grafmonu- altarpiece », in: Simiolus 35 (2011), 5-39 ; Herzner, Volker. en ligne par le spécialiste du moyen néerlandais Eric menten, III, nr. 1.3/126. « A response to Hugo van der Velden », « The quatrain De Bruyn (http://expert.jeroenboschplaza.com/ericde- 192 Pour un commentaire sur l’église et son bâtiment of The Ghent altarpiece », in: Simiolus 35 (2011), bruyn/de-beatis-1521/). en tant que pierre angulaire de la société, voir : 127-130 ; Van der Velden, Hugo. « A reply to Volker 24 Lievois, Daniël. « Het archiefmateriaal over Hubert van A.J. Bijsterveld, « De kerk in het midden. De paro- Herzner and a note on the putative author of the Ghent Eyck in Gent », in: Handelingen van de Maatschappij chiekerk als centrum van de middeleeuwse dorps- quatrain », Simiolus 37 (2013/2014), 131-141. Herzner, voor Geschiedenis en Oudheidkunde Gent, 67 (2013), gemeenschap », in: Noordbrabants Historisch Jaarboek Volker. « The quatrain of The Ghent altarpiece, again », 59-68. 17-18 (2001), pp. 91-119. in: Simiolus 37 (2013/2014), 95-99; Meckelnborg 2014; 25 Stadsarchief Gent [Archives municipales de Gand] 193 K.B. MacFarlane, The nobility of later medieval England. Discussion. Eine Forschungskontroverse ohne Abseh- (dorénavant SAG), série 400 n° 13, Compte de la ville de Londen, 1973, pp. 145-146. bares Ende/ An endless scholarly debate, in: Kemper- Gand 1424-1425, f. 188/11 et copie dans SAG, série 400, 194 L’acte de fondation suggère lui aussi que le couple dick, Stephan. Der Genter Altar der Brüder van Eyck. n° 13, Compte de la ville de Gand 1424-1425 (copie), souhaitait, par le biais de la chapelle, clore un chapitre Geschichte und Würdigung, Berlin: Imhof Verlag, 2017, f. 270/13 ; Lievois 2013, 60 (illustrations 1-2). spécifique de son histoire familiale. Cet acte fut en effet 149-177 (courtes contributions de Joris Corin Heyder, 26 SAG, série 400, n° 13, Compte de la ville de Gand 1424- conçu de telle manière que la fondation ne pût plus Till-Holger Borchert, Volker Herzner, Stephan Kem- 1425, f. 288v/16 ; Lievois 2013, 61 (illustration 3). jamais être modifiée ou défaite par les héritiers. Il s’agit perdick, Maximiliaan Martens et Bernhard Ridderbos). 27 SAG, série 330 n° 18, Registre des échevins des Parchons là d’un règlement inhabituel, voir : Decavele, « Geld en Pour un état de la question e.a. du quatrain après la 1425-26, f. 63 ; Lievois 2013, 62 (illustration 4). Geest », p. 15. restauration des panneaux, voir Dubois, Hélène et al., in 28 SAG, série 400, n° 13, Compte de la ville de Gand 1425- 195 Voir notamment le débat récent opposant Volker Stroo, Cyril, Bart Fransen et Maximiliaan Martens (éds), 1426, f. 319v/2 ; Lievois 2013, 62 (illustration 5). Herzner et Hugo van der Velden dans : V. Herzner, « A The Conservation/ Restoration Treatment of the Ghent 29 Lievois (2013), p. 64. response to Hugo van der Velden, «The quatrain of the Altarpiece: Phase 1, Brussel: KIK-IRPA (sous presse). 30 Carton, Charles. « Les trois frères Van Eyck », in : Société Ghent altarpiece» », in : Simiolus 35 (2012), pp. 127-130 et 6 Renders, Émile et Joseph De Smet. Hubert Van Eyck : d’émulation pour l’histoire et les antiquités de Bruges et van der Velden, « A reply to Volker Herzner », passim. Personnage de Légende. Bruxelles : Van Oest, 1933. de la Flandre Occidentale, 5 (1847), 268 ; voir également 7 Duverger, Jozef. Het Grafschrift van Hubert van Eyck De Busscher, Edmond. Recherches sur les peintres en het quatrain van het Gentsche Lam Gods-retabel, gantois, des XIVe et XVe siècles, indices primordiaux de Antwerpen – Utrecht: Standaard 1945; Dhanens, Elisa- l’emploi de la peinture à l’huile à Gand, Gand, 1859, 146. beth, Het Retabel Van Het Lam Gods In De Sint-Baaf- 31 Édition du texte dans Dhanens (1965), p. 113. skathedraal Te Gent. Gent: Bestendige deputatie 32 L’ode prononcée par Lucas de Heere lors de l’ouverture van de provinciale raad van Oost-Vlaanderen, 1965; du 23e chapitre de l’Ordre de la Toison d’or fut publiée 346
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