L'APPROCHE PLUS ÉCONOMIQUE EN MATIÈRE D'APPLICATION DES RÈGLES DE CONCURRENCE - Gredeg
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
L’APPROCHE PLUS ÉCONOMIQUE EN MATIÈRE D’APPLICATION DES RÈGLES DE CONCURRENCE Documents de travail GREDEG GREDEG Working Papers Series Frédéric Marty GREDEG WP No. 2020-16 https://ideas.repec.org/s/gre/wpaper.html Les opinions exprimées dans la série des Documents de travail GREDEG sont celles des auteurs et ne reflèlent pas nécessairement celles de l’institution. Les documents n’ont pas été soumis à un rapport formel et sont donc inclus dans cette série pour obtenir des commentaires et encourager la discussion. Les droits sur les documents appartiennent aux auteurs. The views expressed in the GREDEG Working Paper Series are those of the author(s) and do not necessarily reflect those of the institution. The Working Papers have not undergone formal review and approval. Such papers are included in this series to elicit feedback and to encourage debate. Copyright belongs to the author(s).
L’approche plus économique en matière d’application des règles de concurrence Frédéric Marty* CNRS- GREDEG – Université Côte d’Azur GREDEG Working Paper No. 2020-16 L’application du droit de la concurrence de l’Union européenne a entamé son virage vers une approche basée sur les effets en 2003. Cette conversion a imposé de s’écarter d’une pratique décisionnelle traditionnelle axée sur la défense du processus de concurrence et non focalisée sur le critère exclusif du bien-être du consommateur. A l’heure où cette approche économique semblait définitivement s’imposer, elle fait l’objet de critiques, notamment aux États-Unis, dénonçant un possible biais conservateur se traduisant par une sous application des règles et d’une mise en question indirecte par la Commission qui réévalue dans sa pratique décisionnelle des critères auparavant négligés tels l’équité ou la protection du processus de concurrence. Cette contribution vise donc à retracer l’histoire de l’approche par les effets et de son adoption de part et d’autre de l’Atlantique. Elle traite de ses impacts sur la politique de concurrence elle-même, notamment en regard des enjeux posés par l’économie numérique. Mots clés : approche par les effets, bien-être du consommateur, École de Chicago, ordolibéralisme Codes JEL : K21, L41 The enforcement of EU competition law shifted to an effects-based approach from 2003. This conversion required a move away from traditional decisional practice focused on the defence of the competition process at the benefit of the consumer welfare standard. While this more economic approach seemed to be definitely prevailing, it has been criticized, particularly in the United States, pointing to a possible conservative bias resulting in an under-enforcement of the rules, and indirectly questioned by the Commission, which is re-evaluating in its decisional practice previously neglected criteria such as fairness or the protection of the competition process. Therefore, this contribution aims to retrace the history of the effects-based approach and to analyse its adoption on both sides of the Atlantic. It questions its impact on competition policy itself, particularly in relation to the challenges raised by the digital economy. Keywords: effects-based approach, consumer welfare, Chicago School, ordoliberalism JEL codes: K21, L41. ⃰ Mes remerciements à Patrice Bougette et à Walid Chaiehloudj pour leurs commentaires sur une version antérieure de ce texte. Toute erreur, omission ou imprécision demeure de ma responsabilité. 1
S’attacher à l’approche plus économique en matière de mise en œuvre des règles de concurrence européenne pose d’emblée des difficultés de définition. S’il s’agissait d’approche économique une référence à Gary Becker et à son article de 1968, Crime and Punishment: An Economic Approach s’imposerait1. Il s’agirait dans cette acceptation de traiter de la sanction associée au non-respect de la règle concurrentielle dans une visée incitative. En fonction de la probabilité de détection et de qualification par le juge de la concurrence d’une pratique comme étant anticoncurrentielle, il s’agirait de déterminer un niveau de sanction optimale. La sanction est un prix qui est intégré dans le calcul économique de l’agent lequel, dans un modèle de rationalité substantielle, modifie son comportement en conséquence, sur la base d’un calcul coût-avantage. Un tel questionnement est pertinent en matière d’économie du droit de la concurrence. Dès lors que l’application de la règle a une visée essentiellement dissuasive, la définition du niveau optimal de la sanction est essentielle2. Cependant, l’approche plus économique fait écho à une question spécifique qui porte plus sur la qualification des pratiques (la théorie du dommage pour les économistes) qu’à celle du calcul du quantum de la sanction pécuniaire. Une question se pose d’emblée quant à l’appellation de « plus économique ». Celle-ci peut être appréciée de deux façons. Une première acception serait de considérer que cette approche accorde une plus grande part à la substance économique des pratiques par rapport à une approche qui reposerait essentiellement sur des raisonnements juridiques, voire sur des règles purement formelles. Une seconde acception tiendrait à un raisonnement qui accorderait une place plus large – sinon exclusive – aux dimensions économiques dans la qualification des pratiques. L’approche plus économique est d’ailleurs parfois définie – et mieux définie d’ailleurs – par la notion d’approche par les effets. A ce titre, l’effet d’une pratique sur le marché est pris comme critère de licéité. Ce n’est plus la forme de la pratique qui permet de trancher sur la nature concurrentielle ou non de la stratégie de la firme. Cependant, plusieurs questions sont immédiatement ouvertes. De quels effets parle-t-on ? 1 Becker G.S., (1968), “Crime and Punishment: An Economic Approach”, Journal of Political Economy, 76(2), pp.169-217. 2 Combe E. et Monnier-Schlumberger C., (2016), « Cartels et comportements des managers : analyse et implications pour les politiques publiques », Revue économique, 2016HS1, 67, pp. 95-109. 2
L’évaluation de l’effet net d’une pratique peut ne pas être la même selon que l’on considère le bien-être total ou le bien-être du consommateur ou encore que l’on raisonne à court terme ou à long terme. Si l’approche plus économique désigne l’approche par les effets et si elle considère que le seul critère à prendre en compte dans la balance des effets est l’efficience allocative de court terme, elle correspond alors aux prescriptions de l’École de Chicago3. La considération des seuls effets sur les prix et les quantités produites correspond aux prescriptions les plus classiques de cette école, telles que Robert Bork a pu les formuler en 1978 dans son Antitrust Paradox4. Définie telle quelle la finalité de la politique de concurrence n’est pas la maximisation du bien-être du consommateur mais celle du bien-être total. Cependant, comme nous le verrons dans notre contribution, l’ambiguïté demeure dans les prescriptions chicagoéennes5 : le critère du bien-être du consommateur vise un objectif d’efficacité et non de répartition. Deux remarques sont alors nécessaires. La première remarque tient au fait que l’approche par les effets n’a pas été créée à la suite des recommandations de l’Ecole de Chicago et que celle n’en a pas plus l’apanage. La balance des effets, sous la forme de la règle de raison6, a été introduite par la Cour Suprême américaine dès 1899 dans son arrêt Addyston Pipe7. En outre, différentes « écoles » antitrust américaines, notamment l’École de Harvard, utilisent également cette approche8. La seconde remarque tient à la définition des effets qui sont visés. Si une acception chicagoéenne conduit à ne prendre 3 Il convient à la fois de ne pas ramener l’approche par les effets telle que mise en œuvre aux Etats-Unis aux prescriptions de l’Ecole de Chicago tout comme il convient de ne pas limiter celle-ci aux positions qu’a pu, par exemple, prendre Robert Bork, son auteur le plus représentatif dans le champ des politiques de concurrence entre les années 1960 et 1980. L’approche par les effets se caractérise par l’évaluation des pratiques sur la base du seul bien-être du consommateur et par l’ouverture à une défense sur la base de l’efficience. L’approche chicagoéenne se distingue plus par une optique de modestie Antitrust qui a pu conduire à un sous-enforcement des règles de concurrence dans des domaines tels le contrôle des concentrations ou des pratiques unilatérales. Pour une discussion de ces points voir notamment Crane D.A., (2019), “A Premature Postmortem on the Chicago School of Antitrust”, Business History Review, 93, pp. 759-776. 4 Bork R.H., (1978), The Antitrust Paradox – A Policy at War with Itself, The Free Press, 500p. 5 Marty F., (2017), "Ecole de Chicago (approche économique)", in Cornu M., Orsi F. et Rochfeld J., eds, Dictionnaire des biens communs, Quadrige, PUF, Paris, pp.477-480. 6 Hovenkamp H.J, (2018), “The Rule of Reason”, Florida Law Review, 70, pp.80-167 7 US Supreme Court, Addyston Pipe and Steel Co. v. United States, 175 U.S. 211 (1899) 8 Kovacic W.E., (2020), “The Chicago Obsession in the Interpretation of US Antitrust History”, University of Chicago Law Review, 87(2), pp.459-494. 3
en compte que l’efficacité allocative, d’autres acceptions conduisent à intégrer des objectifs bien plus diversifiés tels la défense du processus de concurrence, la protection d’une structure donnée de marché, la garantie de l’accès au marché, de la liberté de choix des consommateurs, l’équité (fairness), etc. Dès lors ce n’est plus entre des effets sur les prix qu’il s’agit d’arbitrer mais des effets bien plus larges9. L’approche plus économique peut donc recouvrir un vaste spectre d’approches mais également par là même de finalités. Réduire l’objectif de la politique de concurrence à l’efficacité allocative n’est aucun neutre pour sa mise en œuvre ou en termes de résultats à court et à long terme. Opter pour le bien-être du consommateur ou pour le bien-être total induit également des arbitrages entre les différentes parties prenantes. Au-delà même de la question de l’objectif se posent des questions relatives à l’effet de formatage induit par l’instrument lui-même. Axer une interprétation d’une règle sur une seule variable n’est pas sans influence sur la décision qui sera prise. Comme l’indiquait Christine Wilson, membre de la FTC, dans le cadre d’un symposium organisé en février 2019 par la George Mason Law Review : « First, as they say in business school, what you measure is what you get. The standard we select will drive the results that we get. What results do we want?10 ». Ensuite, le coût induit par le recours à l’approche économique pour les parties même peut revenir à une barrière à l’entrée pour certains opérateurs économiques. La complexité de la démonstration d’un dommage lié à une pratique donnée ou encore le coût des expertises peut dissuader des opérateurs peu puissants économiquement à faire valoir leurs droits, quels que soient leurs mérites11. Enfin, l’approche plus économique, surtout dans son acception chicagoéenne, peut favoriser un risque de sous-application des règles de concurrence. Si la charge de la preuve pèse sur le plaignant ou sur l’autorité chargée de l’application des règles de 9 Kerber W., (2008), “Should Competition Law Promote Efficiency? Some Reflections of an Economist on the Normative Foundations of Competition Law”, in Drexl J., Idot L., and Moneger J., eds. Economic Theory and Competition Law, Cheltenham, Edward Elgar. 10 Wilson C.S., (2019), “Welfare Standards Underlying Antitrust Enforcement: What You Measure is What You Get”, Keynote Address at George Mason Law Review 22nd Annual Symposium, Antitrust at the Crossroads?, Arlington, Virginia, February, 15. 11 Chopra R. and Khan L., (2020), “The Case for “Unfair Methods of Competition” Rulemaking”?, Chicago Law Review, 87, pp.357-379 4
concurrence et que de surcroît son standard est particulièrement élevé, il est à craindre que les cas de faux-positifs soient élevés. En d’autres termes, au travers de ses effets en matière de charge et de standard de la preuve, l’approche plus économique peut conduire à une sous application des règles de concurrence12. L’objectif de cette contribution est de mettre en lumière la complexité même de la notion d’approche plus économique, en insistant sur les impacts en termes de conception et de mise en œuvre des règles de concurrence que chacune de ses acceptions sous-tend. L’économie générale de ce texte n’est pas pour autant fondée sur une discussion des critères en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Cette contribution se place au croisement de l’histoire des faits et de l’histoire des pensées économiques. Elle prend pour base l’adoption et la mise en œuvre de cette approche en droit de la concurrence de l’Union Européenne. Au travers de cet exemple, nous nous proposons d’analyser les fondements théoriques, les conditions de recours à l’approche plus économique et ses effets induits. A cette fin, notre contribution se structure en trois sections. Notre première section s’attache au virage initié par la Commission européenne en faveur d’une approche plus économique au mitan de la première décennie de notre siècle et analyse la diffusion de cette approche dans le cadre de la mise en œuvre des règles européennes de concurrence. Notre deuxième section s’attache aux effets potentiels de cette adoption sur la pratique décisionnelle. Notre troisième section discute enfin la pertinence de ce virage vers une approche plus économique en regard de la transformation actuelle de nos économies dans le cadre de la révolution numérique. I – La conversion de la Commission à une approche plus économique L’inflexion vers une approche plus économique peut être datée pour les États-Unis à la seconde partie des années 1970 avec deux arrêts de la Cour Suprême de 1977 et de 1979 conduisant à l’adoption de l’approche par les effets et du critère du bien-être du consommateur. 12 Khan L., (2017), “Amazon’s Antitrust Paradox”, Yale Law Review, 126(3), pp.710-805. 5
Dans le premier arrêt, GTE Sylvania13, la Cour Suprême décida d’abandonner une règle per se14 au profit d’une règle de raison : “Accordingly, the per se rule stated in Schwinn is overruled, and the location restriction used by respondent should be judged under the traditional rule of reason standard”. La précédente règle per se interdisait une pratique commerciale en elle-même, sans qu’il soit requis de mettre en regard ses effets anticoncurrentiels avec les éventuels gains d’efficacité qui pouvaient en résulter. “There are certain agreements or practices which, because of their pernicious effect on competition and lack of any redeeming virtue, are conclusively presumed to be unreasonable, and therefore illegal without elaborate inquiry as to the precise harm they have caused or the business excuse for their use”. Dans le second arrêt, Reiter v Sonotone15, la Cour Suprême a fait sienne le critère du bien-être du consommateur comme fondement même de l’Antitrust en reprenant la position de Robert Bork16, selon laquelle, « [the] Congress designed the Sherman Act as a ‘consumer welfare prescription’ ». Ainsi, l’adoption de l’approche par les effets – dans une perspective chicagoéenne reposant sur le bien-être du consommateur comme critère unique de mise en œuvre des règles de concurrence – a été aux États-Unis d’abord le fait des juridictions et plus particulièrement de la Cour Suprême et non de l’administration elle-même17. Cela ne veut pas dire que l’administration américaine, qu’il s’agisse de l’Antitrust Division du DoJ ou de la FTC, ne mettait pas en œuvre des raisonnements économiques dans ses investigations et dans ses analyses antitrust. La FTC elle-même avait été créée en 1914 pour renforcer l’expertise économique en matière concurrentielle. Comme le notent 13 US Supreme Court, Continental Television v. GTE Sylvania, 433 U.S. 36 (1977). 14 US Supreme Court, United States v. Arnold, Schwinn & Co., 388 U. S. 365 (1967). 15 US Supreme Court, Reiter v. Sonotone Corp., 442 U.S. 330 (1979) 16 Bork R.H., (1978), The Antitrust Paradox – A Policy at War with Itself, The Free Press, 500p. 17 Dans le cadre d’une opinion dissidente dans l’arrêt Von’s Grocery de la Cour Suprême en 1966, les juges Harlan et Stewart s’étaient éloignés de la vision structuraliste et avaient argumenté pour une analyse plus large. En effet, l’affaire portait sur la fusion du troisième et du sixième opérateur sur le marché de la ville de Los Angeles conduisant à une part de marché cumulée de 9%. L’opinion dissidente permet d’insister sur la nécessité d’une évaluation au regard des circonstances de l’espèce : “The Court makes no effort to appraise the competitive effects of this acquisition in terms of the contemporary economy of the retail food industry in the Los Angeles area. […] Our sole concern is with the question whether the effect of the merger may be substantially to lessen competition. […] I believe that even the most superficial analysis of the record makes plain the fallacy of the Court's syllogism that competition is necessarily reduced when the bare number of competitors has declined”. US Supreme Court, United States v. Von's Grocery Co., 384 U.S. 270 (1966) 6
Chopra et Khan : “When establishing the FTC over a century ago, Congress sought to harness the value of an expert administrative agency to collect market data, analyze it rigorously, and use this analysis to inform enforcement and policymaking18”. De la même façon, l’expertise économique était de plus en plus mobilisée dans le domaine du contrôle des concentrations19, même si l’optique dominante était alors indubitablement structuraliste (i.e. harvardienne). L’inflexion administrative aux États-Unis se produisit après le revirement de jurisprudence avec l’arrivée de William Baxter, à la tête de l’Antitrust Division du DoJ, avec l’Administration Reagan20. L’approche par les effets fut notamment consacrée dans le domaine du contrôle des concentrations. Cette inflexion était déjà préparée de longue date conduisant certains à mettre en cause l’ampleur de la révolution reaganienne en la matière21. Oliver Williamson lors d’une conférence sur les mergers guidelines de 1982 insistait sur l’évolution des pratiques administratives qui avaient précédé l’inflexion politique : “[...] I also want to remind you that there were some important antecedent events. Not only did the 1968 Merger Guidelines break new ground upon which the 1982 Guidelines could build, but the Turner administration deserves credit for bringing economic reasoning to bear on antitrust in a much more forceful and systematic way than had been done previously”. Cependant, les directives de 1982 ont réellement consacré l’adoption de l’approche plus économique aux États-Unis… cinq après le revirement de jurisprudence22. 18 Chopra R. and Khan L., (2020), op. cit., p.358 19 Williamson O.E., (2002), “The Merger Guidelines of the U.S. Department of Justice—In Perspective”, 20th Anniversary of the 1982 Merger Guidelines: The Contribution of the Merger Guidelines to the Evolution of Antitrust Doctrine, U.S. Department of Justice 20 L’Administration Reagan annonça la mise en œuvre d’un Antitrust New Deal dont les principes de base, du moins dans leur énoncé, sont ceux qui animèrent la Commission européenne, plus de vingt ans plus tard. Il s’agissait de rompre avec une application des règles de concurrence ayant des effets dommageables en termes d’efficience et ne permettant pas aux entreprises de bénéficier d’un cadre réglementaire conciliant clarté et sécurité juridique. Rittaler J.B, (1989), Industrial Concentration and the Chicago School of Antitrust Analysis: A Critical Evaluation on the Basis of Effective Competition, Peter Lang, 422p., p.10. 21 Eisner M. A. and Meier K. J. (1990). “Presidential control versus bureaucratic power: Explaining the Reagan revolution in antitrust”, American Journal of Political Science, 34(1), pp.269–287. 22 Le programme impulse par William Baxter reprenait les principes de base de l’approche Antitrust préconisée par l’Ecole de Chicago ; à savoir : un déplacement des efforts de mise en œuvre des pratiques unilatérales vers les pratiques horizontales coordonnées, un contrôle des concentrations prenant en 7
Nous allons voir dans le cas européen que le possible revirement de jurisprudence (l’arrêt Intel de la Cour de Justice en septembre 2017) a eu lieu huit ans après l’impulsion de l’administration (la communication de la Commission de février 2009). Notre première section retrace les étapes de ce virage vers l’approche plus économique en considérant successivement l’impact d’un rapport remis à la Commission en 2005 (A), la focalisation de cette approche sur les abus de position dominante (B), la communication de la Commission de février 2009 (C) et, enfin, l’affaire Intel comme cas emblématique de l’ouverture croissante de la pratique décisionnelle européenne à l’approche par les effets (D). A- Le choix du recours à une approche plus économique En juillet 2005, la Commission se vit remettre un rapport par son groupe d’économistes conseils en matière de politique de concurrence (Economic Advisory Group for Competition Policy (EAGCP)) proposant une approche économique en matière d’article 82 (i.e. notre actuel article 102) relatif aux abus de position dominante. Ce rapport faisait suite à une demande exprimée en juin 2003 par Mario Monti, alors commissaire européen à la concurrence. La présentation même du rapport mettait en exergue les objectifs de l’approche plus économique, à savoir le passage d’une mise en œuvre basée sur les règles (form-based) à une application basée sur les effets (effects-based) et une analyse au cas par cas des pratiques sur la base du dommage induit pour le consommateur : « It supports an effects-based rather than a form-based approach to competition policy. Such an approach focuses on the presence of anti-competitive considération les gains d’efficience et l’impact de la concurrence potentielle d’opérateurs étrangers et l’hypothèse selon laquelle a priori les concentrations ou les restrictions verticales n’ont pas d’effets négatifs en termes d’efficacité. Rittaler J.B., (1989), Ibid. La prise en compte de la concurrence étrangère dans le contrôle des concentrations aux Etats-Unis illustre les liens entre politique de concurrence, politique commerciale et plus largement encore politique industrielle. La politique de concurrence peut être considérée en elle-même comme une politique industrielle en ce qu’elle donne les incitations nécessaires aux firmes pour réaliser des gains de productivité et qu’elle prévient les inefficiences collectives liées à des erreurs de sélection des champions nationaux par les pouvoirs publics ou les éventuelles captures du politique. L’inflexion pro-business imprimée par l’Antitrust américain au début des années quatre-vingt s’explique comme participant à une réponse de politique industrielle visant à permettre de renforcer la compétitivité des firmes américaines par rapport à leurs concurrentes japonaises ou européennes. Galambos L., (2004), “The monopoly enigma, the Reagan administration’s antitrust experiment, and the global economy”, in L. Lipartito and D. Sicilia (eds.), Constructing corporate America: History, politics, culture, Oxford University Press, pp.149–154 8
effects that harm consumers, and is based on the examination of each specific case, based on sound economics and grounded on facts23 ». Le rapport remis à la Commission par Jordi Gual, Martin F. Hellwig, Anne Perrot, Michele Polo, Patrick Rey, Klaus M. Schmidt et Rune Stenbacka24 reprend les principes fondateurs de l’approche par les effets telle que développée aux États-Unis tout en visant à l’adapter au cadre spécifique du droit de la concurrence de l’Union européenne. Le premier trait caractéristique des recommandations exprimées par le rapport tenait à sa focalisation sur le bien-être du consommateur. A l’inverse de l’approche structuraliste (défendue aux États-Unis par l’École de Harvard jusqu’aux années 1970) et surtout à l’inverse de l’approche ordolibérale qui avait inspiré la politique européenne de concurrence et qui mettait l’accent sur la protection de la concurrence en tant que processus25, le rapport met l’accent sur la protection du résultat de la concurrence, c’est- à-dire l’efficacité allocative. Il découle de cette approche une focalisation sur le bien- être du consommateur (avec les ambiguïtés propres au concept). Une conséquence immédiate en découle : l’objectif de la politique de la concurrence est présenté comme la défense du consommateur et non celle des concurrents. En d’autres termes, le fait que le processus de concurrence débouche vers l’apparition ou le renforcement d’une position dominante n’est pas un problème en soi et n’a pas à être contrecarré par l’action des autorités de concurrence. La notion de responsabilité particulière de l’opérateur dominant est donc nuancée. La politique de concurrence ne doit défendre que des concurrents aussi efficaces que lui. En effet, la concurrence est définie par son (double) résultat. Elle est à la fois vue 23 https://ec.europa.eu/dgs/competition/economist/note_eagcp_july_05.pdf 24 Gual J., Hellwig M., Perrot A., Polo M., Rey P., Schmidt K.M. and Stenbacka R., (2005), An Economic Approach to Article 82, Report of the EAGCP, July. 25 Il serait excessif de ramener la politique de concurrence européenne à l’approche ordolibérale. Celle-ci s’est (difficilement) exercée dans les années soixante au sein de la DG Concurrence et a été consolidée, dans une logique intégrationniste par la pratique décisionnelle de la Cour de Justice dans les années soixante-dix. Il pourrait être possible de définir succinctement une approche « formaliste » d’inspiration ordolibérale en s’appuyant sur la définition proposée par Timur Ergen et Sebastian Kohl dans leur présentation de l’approche défendue jusqu’au début des années 2000 par le Bundeskartellamt : “rule-based state intervention in favor of competitive pluralistic market structures is a safeguard against economic and political abuse as well as inefficiencies”. Ergen T and Kohl S., (2019), “Varieties of economization in competition policy: institutional change in German and American antitrust, 1960–2000”, Review of International Political Economy, 26(2), pp.256- 286, p.257. 9
comme un outil pour atteindre l’efficacité allocative au bénéfice du consommateur (minimisation du prix et maximisation de la production à l’équilibre) et un outil de sélection entre les firmes permettant les plus efficaces de supplanter les moins productives. L’approche par les effets est de surcroît présentée comme génératrice de gains d’efficience en elle-même. Une approche formaliste peut conduire à traiter différemment deux pratiques qui ont le même effet en termes de bien-être. Elle peut de surcroît empêcher une entreprise de mettre en œuvre une pratique de marché qui est in fine favorable au consommateur. L’approche plus économique offrirait à cette aune une possibilité de défense pour les entreprises leur permettant de faire valider leurs stratégies sur la base des gains induits. Une approche formaliste en prive l’ensemble de l’économie sauf à attendre un revirement de jurisprudence. L’approche par les effets suppose donc qu’une règle de raison soit mise en œuvre pour mettre en regard effets anticoncurrentiels et effets pro-concurrentiels liés à une pratique de marché. En ce, elle se rattache indubitablement au cadre proposé aux États-Unis plusieurs décennies auparavant par l’École de Chicago. D’autres éléments du rapport de 2005 peuvent de surcroît permettre de mettre en exergue les liens de proximité entre prescriptions chicagoéennes et approche plus économique. Premièrement, la politique de concurrence est défendue comme une politique non-dirigiste dont les interventions doivent en premier lieu viser à abaisser les barrières à l’entrée sur le marché : « we should not fall into the trap of active intervention and fine-tuning ; whenever possible, competition is to be preferred to detailed regulation as the best mechanism to avoid inefficiencies and foster productivity and growth ; this calls for a ‘non-dirigiste’ approach to competition policy that focuses in most cases on entry barriers26 ». Deuxièmement, la mise en œuvre de l’article 102 est limitée – tout comme la Section 2 du Sherman Act – aux abus d’éviction à l’exclusion des abus d’exploitation. En d’autres termes, instrumentaliser son pouvoir de marché pour confisquer tout ou partie du surplus du consommateur n’est pas considéré comme constitutif d’un abus de position dominante. 26 Gual J. et al., (2005), Ibid., p.4 10
La réduction de l’abus de position dominante aux seuls abus d’éviction s’inscrit en nette opposition avec l’approche ordolibérale, laquelle défend une logique de concurrence complète, c’est-à-dire un modèle de concurrence dans lequel tous les agents sont preneurs de prix. Il est d’ailleurs à noter que la limitation de la notion de monopolization aux cas de conquête, maintien ou extension d’une situation de monopole sur une autre base que celle des mérites ne va guère plus d’elle-même. Elle trouve en effet ses racines dans des décisions de la Cour Suprême lors de l’ère Lochner, c’est-à-dire une période dans laquelle la Cour s’opposait à la mise en œuvre des lois Antitrust27. A l’inverse pour Robert Lande, l’objectif même du Sherman Act était d’empêcher les firmes d’instrumentaliser leur pouvoir de marché pour placer leur prix au-delà du niveau concurrentiel28. L’absence des abus d’exploitation sera confirmée comme nous le verrons dans les orientations que publiera la Commission en février 2009. Une autre marque d’influence chicagoéenne dans le rapport de 2005 tient au rejet de l’approche per se et surtout aux réflexions quant au standard et à la charge de la preuve29. Sur le premier aspect, l’approche formaliste est vue comme une entrave aux entreprises et donc comme défavorable aux intérêts des consommateurs : « sometimes the predictability inherent to “ex-ante” prohibitions may in fact be a straightjacket for business, preventing innovation and economic growth30 ». L’autorité chargée de l’application des règles de concurrence doit donc établir une théorie du dommage, évaluer les effets des pratiques à la lumière des faits de l’espèce31 et ouvrir droit à une défense sur la base de l’efficience. 27 Kirat T. et Marty F., (2019), “The Late Emerging Consensus among American Economists on Antitrust Laws in the Second New Deal”, Cahier Scientifique du CIRANO, 2019s-12, mai. 28 Lande R.H., (1982), “Wealth Transfer as the Original and Primary Concern of Antitrust: The Efficiency Hypothesis Challenged”, Hastings Law Journal, 34, pp.65-151. 29 Les auteurs du rapport, instruits de l’expérience américaine, étaient conscients du caractère critique de cette question : “Given the creativity of lawyers and economists in coming up with stories, the outcome of such proceedings can be very sensitive to how the burden of proof is allocated between the two parties” Gual J. et al., (2005), Op cit., p.16. 30 Gual J. et al., (2005), Ibid, p.5. 31 “In the first place, in deciding to bring a case, the competition authority should therefore focus on identifying the competitive harm of concern. To do so, the authority must analyse the practice in question to see whether there is a consistent and verifiable economic account of significant competitive harm” Gual J. et al., (2005), Ibid., p.14. 11
Sur le second aspect, l’évaluation au cas par cas des pratiques doit se faire sur la base des effets et ces effets ne sont mesurés qu’au travers de l’impact sur le bien-être du consommateur32. De surcroît, la focalisation sur le bien-être du consommateur est présentée comme essentielle pour garantir l’absence d’instrumentalisation des règles de concurrence par les concurrents eux-mêmes. Ces derniers pourraient disposer des ressources nécessaires pour construire des théories formelles du dommage qui pourraient aisément faire dériver l’application des règles de concurrence de la défense du consommateur à celle de leurs intérêts propres33. Cette méfiance quant au risque de capture du droit de la concurrence est typique d’une telle approche chicagoéenne34. Elle se complète en outre d’un clair positionnement « anti-dirigiste ». Il ne s’agit pas de rechercher à maximiser le bien-être au travers des règles de concurrence au travers d’une politique publique active mais de sanctionner les pratiques qui tendent à réduire ce bien-être : « In focussing on consumer welfare, one must not fall into the trap of seeing competition policy as a tool of active policy intervention designed to correct the inefficiencies associated with monopolies and oligopolies so as to maximize some measure of welfare. Competition policy is based on the principle that competition itself is the best mechanism for avoiding inefficiencies, so the competition authority should not try to let its own intervention replace the role of competition in the market place35”. L’intervention publique doit sanctionner les pratiques anticoncurrentielles et non distordre la concurrence pour atteindre un optimum de second rang comme pourrait le prescrire des ingénieurs économistes à la française, dont Maurice Allais et Marcel Boiteux furent les figures de proue. Cette volonté de ne pas essayer d’utiliser la concurrence pour faire « mieux » que le marché s’explique par les biais attribués à l’intervention publique et par le fait que les marchés sont implicitement considérés comme autorégulateurs. Le fait accent mis sur la sanction des prix excessifs s’explique au moins partiellement ainsi : « As an illustration of these considerations, consider the 32 Gual J. et al., (2005), Ibid., p.8. 33 Gual J. et al., (2005), Ibid., p.10. 34 Baumol W. and Ordover J.A., (1985), “The Use of Antitrust to Subvert Competition”, Journal of Law and Economics, 28(2), pp. 247-265. 35 Gual J. et al., (2005), Ibid., p.11. 12
problem of monopoly pricing. One response to the problem might be for the competition authority to intervene, citing excessive pricing by a monopolist as an infraction of the abuse-of-dominance prohibition in Article 82 of the Treaty. Another response might be to leave the matter alone, hoping that the profits that the monopolist earns will spur innovation or imitation and entry into the market, so that, eventually, the problem will be solved by competition”. Le virage vers l’approche économique initié en 2005 était inséparable d’un contexte très particulier. Il tenait à trois facteurs. Le premier était lié à des annulations de décisions de la Commission posant une question de sécurité juridique ; le deuxième tenait à un contexte de concurrence normative entre droits européens et états-uniens de la concurrence et le troisième était relié à un mouvement plus général participant de la montée en puissance du nouveau management public et exigeant des autorités une redevabilité quant à l’efficacité de leurs décisions. Des annulations de décisions dans le domaine du contrôle des concentrations sur la base d’erreurs manifestes d’appréciations dans le raisonnement économique36 poussèrent à faire évoluer les outils de la Commission pour porter un objectif de robustesse des décisions dans le cadre du contrôle juridictionnel37. La robustesse des décisions rendues en première instance était vue comme un élément déterminant de la sécurité juridique des différentes parties prenantes38 et comme un 36 L’année 2002 fut même qualifiée d’annus horribilis pour la Commission avec trois décisions relatives au contrôle des concentrations annulées par le Tribunal (alors TPICE). Arrêt du Tribunal de première instance du 6 juin 2002, Airtours plc contre Commission des Communautés européennes, affaire T-342/99. Arrêt du Tribunal de première instance (première chambre) du 25 octobre 2002, Tetra Laval BV contre Commission des Communautés européennes, affaire T-5/02 Arrêt du Tribunal de première instance (première chambre) du 22 octobre 2002, Schneider Electric SA contre Commission des Communautés européennes, affaire T-310/01. 37 Marty F., (2017), « La révolution n’a-t-elle pas eu lieu ? De la place de l’analyse économique dans le contentieux concurrentiel européen », in Giacobbo-Peyronnel V. et Verdure C., eds, Contentieux du droit de la concurrence de l’Union européenne – Questions d’actualité et perspectives, Bruylant, Bruxelles, pp.27- 79. 38 Il en résultait pour l’ensemble des parties une insécurité juridique particulièrement dommageable. Des décisions d’interdiction de concentrations pouvaient être prises à tort, empêchant les entreprises de dégager au profit des consommateurs des gains d’efficience. Pis, des décisions d’acceptation d’opérations de fusion pouvaient être remises en cause ex post qui auraient potentiellement pu conduire des firmes à dé-fusionner. Voir par exemple TPICE, 13 juillet 2006, Independant Music Publishers and Labels Association (Impala) c/ Commission, "Sony/BMG", aff. T-464/04. Plus généralement, l’incertitude qui entourait le traitement des opérations par la Commission constituait un risque économique de plus pour les entreprises qui s’engageaient dans de tels projets et pouvait 13
élément essentiel d’évaluation de la qualité de la pratique décisionnelle de la Commission39. Quand la Commission réalise une évaluation de nature économique, tenant aux effets possibles d’un projet de concentration ou d’une pratique concurrentielle, elle jouit d’une marge de discrétion dans son analyse. Le contrôle qui s’exerce sur son analyse n’est qu’un contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation40. En effet, si « dans les domaines donnant lieu à des appréciations économiques complexes, la Commission dispose d’une marge d’appréciation en matière économique […] cela n’implique pas que le juge de l’Union doive s’abstenir de contrôler l’interprétation, par la Commission, de données de nature économique. En effet, le juge de l’Union doit, notamment, non seulement vérifier l’exactitude matérielle des éléments de preuve invoqués, leur fiabilité et leur cohérence, mais également contrôler si ces éléments constituent l’ensemble des données pertinentes devant être prises en considération pour apprécier une situation complexe et s’ils sont de nature à étayer les conclusions qui en sont tirées41 ». En d’autres termes, le Tribunal et la Cour n’ont pas à reprendre les éléments factuels du cas : “Indeed, an appeal is limited to points of law; assessment of the facts does not constitute, save where there may have been distortion of the facts or evidence, a question of law submitted as such for review by the Court of Justice42”. Le rapport de 2005 est très marqué par le contexte de ce débat. S’il insiste sur le fait que l’approche plus économique n’induit en rien un affaiblissement de la mise en œuvre des règles de concurrence dans la mesure où l’entreprise dominante doit faire la démonstration des gains d’efficience liés à ses pratiques, il insiste sur les gains de l’approche en matière de consistance de la pratique décisionnelle. Une approche au cas par cas peut faire craindre des décisions instables dans le temps et une jurisprudence conduire à des doutes quant aux gains nets qui pouvaient résulter des opérations dès lors que les mesures correctives que pourrait exiger la Commission étaient difficiles à anticiper et pouvaient s’avérer disproportionnées. Il apparaissait donc indispensable de pouvoir discuter des effets potentiels d’une opération et de pouvoir également débattre de ceux des mesures correctives qui pourraient être nécessaires pour en évaluer la proportionnalité. 39 OECD, (2019), The standard of review by courts in competition cases, Background Note, DAF/COMP/WP3(2019)1, May. 40 Bosco D. et De Bovis T., (2014), « La pleine juridiction du juge de l’Union sur les décisions de la Commission », Concurrences, 4-2014, pp. 19-43 41 CJUE, 10 juillet 2014, C 295/12 P, pt.54 42 Da Cruz Vilaça J., (2018), “The intensity of judicial review in complex economic matters—recent competition law judgments of the Court of Justice of the EU”, Journal of Antitrust Enforcement, 6, pp.173- 188 14
difficilement interprétable. Nous verrons infra que ce sont des arguments qui sont actuellement mis en exergue aux États-Unis contre le recours à la règle de raison43. A l’inverse, le rapport de 2005, en se servant des différents arrêts relatifs aux rabais de fidélité mis en place par Michelin44, insistait sur le fait qu’une approche formaliste ne permettait pas de faire bénéficier les acteurs d’un degré de certitude suffisant quant à la conformité de leurs pratiques avec les exigences concurrentielles. Il convient ensuite de relier ce virage à un contexte très particulier de « concurrence » internationale des politiques de concurrence. Les mérites que s’attribuaient l’Antitrust américain pesaient lourd dans l’attractivité attachée à l’approche plus économique. L’approche par les effets était vue comme une garantie d’une application d’un droit de la concurrence ne pénalisant pas indûment les opérateurs dominants et peu susceptible d’être capturé par les concurrents eux-mêmes. Les positions divergentes prises au début de notre siècle dans les affaires Microsoft initiées de part et d’autre de l’Atlantique constituèrent le point de fixation de ces controverses45, la politique de concurrence européenne étant alors accusée de défendre plus les concurrents que les consommateurs46. La mise en œuvre de règles de concurrence formalistes était alors vue comme aisément susceptible d’être capturée par les concurrents et donc pouvant conduire à un biais structuraliste dans lequel une structure de concurrence effective 43 “The reliance on case-by-case adjudication yields a system of enforcement that generates ambiguity, unduly drains resources from enforcers” Chopra et Khan L., (2020), op. cit., p.359. 44 Voir par exemple Marty F. et Pillot J., (2011), « Remises de fidélité et abus d'éviction : quelles évolutions dans la pratique décisionnelle de la Commission européenne ? », Revue Internationale de Droit Economique, 2011-3, pp.379-404 ; 45 Il serait également possible d’évoquer dans le domaine du contrôle des concentrations les décisions prises dans le cadre du cas GE / Honeywell (Commission européenne, General Electric / Honeywell, COMP. M220, 3 juillet 2001). Le cas des pratiques unilatérales et celui des concentrations correspondent aux deux domaines dans lesquels des divergences se sont fait jour dans la mesure où un consensus existe pour les pratiques coordonnées (du moins les horizontales). 46 La prise de position, le 17 septembre 2007, après l’arrêt du Tribunal de Première Instance, confirmant la décision de mars 2004 de la Commission, de Th. Barnett, Assistant Attorney General au DoJ chargé de la division Antitrust, fût emblématique de cette controverse : « In the United States, the antitrust laws are enforced to protect consumers by protecting competition, not competitors. In the absence of demonstrable consumer harm, all companies, including dominant firms, are encouraged to compete vigorously. U.S. courts recognize the potential benefits to consumers when a company, including a dominant company, makes unilateral business decisions, for example to add features to its popular products or license its intellectual property to rivals, or to refuse to do so”. Barnett T., (2007), Issues Statement on European Microsoft Decision, press release, September 17. https://www.justice.gov/archive/atr/public/press_releases/2007/226070.htm 15
(i.e. une situation de rivalité entre firmes) était défendue pour elle-même quoi qu’il en coûte en termes d’efficacité économique. Cet accent mis sur l’efficacité constitue le troisième élément de contexte propre à expliquer le virage vers l’approche plus économique. Le temps où Henry Simons pouvait dans le cadre de la Première École de Chicago, considérer que la concentration du pouvoir économique était un problème en soi qui devait être résolu, y compris par des cessions d’actifs et ce quel qu’en soit le coût en termes d’efficacité47, semble loin. Si l’Antitrust doit répondre à une consumer welfare prescription, la politique de concurrence dans son ensemble doit rechercher cette seule efficacité. A l’opposé de la Première École de Chicago, qui considérait à l’instar des autres néolibéraux des années trente tels les ordolibéraux allemands ou les économistes de tradition autrichienne48, qu’il fallait défendre le processus de concurrence pour lui-même, la Seconde École de Chicago ne reconnaît que l’efficacité comme critère légitime49. Non seulement l’efficacité constitue la finalité reconnue de la politique de concurrence mais ce mouvement s’articule avec une logique de nouvelle gestion publique dans laquelle elle constitue le seul critère d’évaluation des politiques publiques, parmi lesquelles la mise en œuvre des règles de concurrence50. L’efficacité constitue alors le critère d’évaluation unique tant en matière de résultat de la politique publique que de son processus même de mise en œuvre, d’où l’accent sur l’efficacité procédurale de l’approche plus économique51. B – Le périmètre pertinent du recours à l’approche plus économique L’approche par les effets telle qu’elle fut impulsée par la Commission à partir de 2005 s’est principalement portée sur la sanction des abus de position dominante et, plus 47 Van Horn R, (2011), Chicago’s Shifting Attitude Toward Concentrations of Business Power (1934– 1962), Seattle University Law Review, 34, pp. 1526-1544. 48 Köhler E. and Kolev S., (2013), “The Conjoint Quest for a Liberal Positive Program: “Old Chicago,” Freiburg, and Hayek”, in Peart S.J. and Levy D.M., eds, F. A. Hayek and the Modern Economy - Economic Organization and Activity, Palgrave Macmillan, New York, pp.211-228. 49 Bougette P., Deschamps M. and Marty F., (2015), “When Economics met Antitrust: The Second Chicago School and the Economization of Antitrust Law”, Enterprise and Society, volume 16, issue 2, pp.313-353 50 Davies W., (2016), The Limits of Neoliberalism - Authority, Sovereignty and the Logic of Competition, SAGE publication, 2nd ed. 51 Vives X., (2009), Competition Policy in the EU: Fifty Years on from the Treaty of Rome, Oxford University Press. 16
Vous pouvez aussi lire