"L'EFFET ZIDANE", OU LE RÊVE ÉVEILLÉ DEL'INTÉGRATIONPARLESPORT
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“L’EFFET ZIDANE”, OU LE RÊVE ÉVEILLÉ DE L’INTÉGRATION PAR LE SPORT N° 1226 - Juillet-août 2000 - 5 Le 12 juillet 1998, la victorieuse et multicolore équipe de France rivait leur clou à la fois aux adversaires du ballon rond et au Front national. On louait les vertus “intégrationnistes” du sport et Zinedine Zidane deve- nait le héros de la République, soudain ravie de se découvrir multiraciale. Un héros discret dont les rares déclarations sont aussitôt reprises comme par autant d’arguments en faveur de l’intégration républicaine au mérite. Le Mogniss H. parcours du champion attire du même coup l’attention sur l’envers du décor, Abdallah, moins reluisant, avec ses agents indélicats, véritables maquignons qui font agence IM’média commerce des surdoués des banlieues et des jeunes joueurs africains. “Zidane président !” Ce slogan, projeté sur l’Arc de triomphe le soir de la folle communion fusionnelle qui a réuni sur les Champs- Élysées une foule sans précédent depuis la Libération, après le coup AU MIROIR DU SPORT de sifflet final consacrant la victoire de l’équipe de France au Mon- dial 1998, retentira à nouveau lors de la traditionnelle garden-party de l’Élysée donnée pour la fête nationale du 14 juillet. Le président de la République Jacques Chirac, beau joueur, acceptera avec le sou- rire cette nouvelle forme de cohabitation politico-sportive dictée par l’événement. La France “tricolore et multicolore” championne du monde, comment bouder son plaisir ? Avec ce raccourci saisissant, le monde des médias, des lettres et de la politique s’empare de la métaphore sportive pour chanter la portée universelle du modèle français d’intégration qui gagne. “La France est multiraciale, et elle le restera. Le Forézien Jacquet, le Kabyle Zidane, le Guadeloupéen Thuram, le Pyrénéen Barthez, l’Africain Desailly […] À quoi bon passer tous nos merveilleux champions au fil de leur lignage ? C’est une fierté française qu’ils nous ont rendue, qu’ils nous ont offerte en modèle à l’univers”, s’extasie Alain Peyrefitte dans son 1)- Édition du 13 juillet 1998. éditorial du Figaro(1). Plus de trois milliards de personnes ont assisté par télévision interposée au sacre des “Blacks-Blancs-Beurs”, “ce qui en a fait l’évé- 2)- David Martin-Castelnau, nement le plus regardé de toute l’histoire de l’humanité”(2). Pas- “Les cinq leçons du Mondial”, Libération, cal Boniface, directeur de l’Institut des relations internationales 12 juillet 1999. et stratégiques, en rajoute dans l’emphase : le ballon serait devenu un élément majeur de la diplomatie mondiale, “comme si la défi- nition d’un État ne se limitait plus aux trois éléments tradition- nels (territoire, peuple, gouvernement), mais qu’il faille en ajouter
un quatrième : une équipe de football”(3). Un exemple : le match 3)- In Géopolitique du football. Iran-USA, annoncé comme une rencontre explosive qui allait “bipo- lariser” les haines sur et hors les gradins du stade, s’est au contraire N° 1226 - Juillet-août 2000 - 6 transformé en opération de séduction réciproque à même de relan- cer les relations diplomatiques entre les deux pays. Il a aussi per- mis de révéler au monde l’irruption des femmes iraniennes dans les stades, jusque-là réservés aux hommes. Comme par ricochet, on verra une spectaculaire féminisation du public des stades de foot- ball français lors du Mondial. LE FOOTBALL ET “L’EXCEPTION FRANÇAISE” Dans l’euphorie ambiante, le football-ambassadeur est convoqué pour alimenter le délire de grandeur de la France : “Zidane va-t-il participer au rayonnement du pays comme le firent les philosophes du siècle des Lumières, nos écrivains du XIXe ou les grands intel- lectuels du XXe ?”, ose encore Pascal Boniface. En tout cas, Zidane et ses coéquipiers ont bien mérité leur Légion d’honneur ! Outre-Rhin, après la piètre prestation d’une bien pâle équipe allemande, on s’in- AU MIROIR DU SPORT terroge déjà pour savoir si le “modèle allemand, qui demande à l’étranger de faire tout l’effort d’intégration, n’est pas suicidaire à la longue. Ne serait-ce pas une bonne chose pour l’intégration si des jeunes d’origine turque pouvaient applaudir des footballeurs d’ori- gine turque devenus allemands ? Pour l’équipe nationale, cela aurait 4)- Extrait du quotidien Süddeutsche Zeitung, pu être utile.”(4) 11 juillet 1998. L’intelligensia “anti-foot”, encore prépondérante avant le Mondial, 5)- Titre d’une équipe se délite devant l’unanimisme national et l’admiration internationale. anti-foot sponsorisée Certains, après avoir tenté d’incarner “les empêcheurs de tourner en par la Fnac, dans laquelle on trouvait, entre autres, rond”(5), se convertiront même à l’apologie du football. Ainsi l’écri- Jeanne Moreau, Marek Halter et Karl Zéro. vain Dan Franck vire-t-il sa cuti pour se faire hagiographe avec Zidane, le roman d’une victoire (6). Ils se plieront à la force de l’évidence : 6)- Robert Laffont/Plon, Paris, 1999. le Mondial a marqué une véritable prise de conscience collective ; la confiance retrouvée, c’est aussi le signal d’un changement de men- talités et le déclin du Front national. Le stade n’apparaît plus comme l’apanage exclusif d’un chauvinisme outrancier et raciste. Il peut aussi se métamorphoser en lieu festif où s’inventerait une “partisanerie”(7) 7)- Cf. Christian Bromberger, Le match de football, stimulant de nouveaux modes d’identification plurielle à une citoyen- éd. de la Maison des sciences neté “footballistique” encore incarnée par l’équipe nationale. de l’homme, Paris, 1995. Un des faits les plus marquants de l’adhésion des “Blancs”, des “Blacks” et des “Beurs” à l’équipe de France réside sans doute dans son caractère libre et volontaire. Ce phénomène, en soi, n’est pas nouveau. À plusieurs reprises dans l’histoire sportive, des champions de France étaient étrangers sans le savoir, tels le cycliste proven-
N° 1226 - Juillet-août 2000 - 7 Youssef Zénaf, Saint-Chamonais d’origine algérienne, champion du monde de boxe américaine dans les années quatre-vingt. © IM’Média. çal Paul Néri, de nationalité italienne, révélé à la fin des années quarante, ou le kick-boxeur Youssef Zénaf, Algérien de Saint-Cha- mond (début des années quatre-vingt). Lors des Coupes du monde AU MIROIR DU SPORT de foot de 1982 et 1986, les immigrés algériens ont été de fervents supporters de l’équipe de France. Enfin, il faut rappeler que les jeunes d’origine maghrébine ou noire africaine s’intègrent plus spon- tanément dans l’équipe locale (quartier, ville, etc.) alors qu’Armé- niens, Portugais, Antillais ou Italiens jouent davantage dans des équipes communautaires. ZIDANE, UN SYMBOLE IDÉAL D’INTÉGRATION Les hommes politiques de droite ont été quasi unanimes à en conve- nir. “La grande majorité de ceux qui tournaient autour de la mai- rie avec des drapeaux français était des Beurs et des Blacks. C’était à la fois surprenant et agréable”, se réjouit Thierry Mariani, député maire RPR de Valréas (Vaucluse), plus connu pour ses diatribes contre l’immigration. “Quand j’ai entendu le stade entier scander ‘Zizou, Zizou’, j’ai été très ému”, affirme Patrick Devidjian, député gaulliste des Hauts-de-Seine, avant d’enfoncer le clou : “Même si l’intégration ne se fait pas facilement, un événement comme celui-là fait recu- ler le racisme. L’idée que l’intégration est possible va avancer au sein d’une droite qui jusque-là en doutait… Il y en a un qui a vrai- 8)- In Libération, 16 juillet 1998. ment l’air d’un con, c’est Le Pen”, se réjouit-il(8). Effectivement, le chef du FN, qui vilipendait cette équipe pas vrai- ment française et ces joueurs d’origine étrangère ne chantant pas la Marseillaise, a eu tout faux. “Le tricolore est arraché à Le Pen”, titre 9)- La Stampa, citée par Libération, 14 juillet 1998. la presse internationale(9). Cet objectif cher à la gauche républicaine
semble donc atteint de façon inattendue. “Zidane a fait plus par ses déhanchements que dix ou quinze ans de politique d’intégration”, confirme l’universitaire Sami Naïr(10), alors conseiller de Jean-Pierre 10)- Le Nouvel Observateur, 24 décembre 1998. N° 1226 - Juillet-août 2000 - 8 Chevènement. À travers cette saturation de déclarations dithyram- biques, on aura compris le message : jusque-là, la sélection en équipe de France des Raymond Kopa, Marius Trésor, Luis Fernandez ou Michel Platini avait déjà une valeur exemplaire. Aujourd’hui, la vic- toire au Mondial constituerait une preuve en soi d’immigration-inté- gration réussie. En 1983 déjà, la victoire de Yannick Noah aux Internationaux de tennis de Roland Garros avait provoqué le même type d’engouement pour la France multiraciale. Cependant, le ten- nis reste perçu comme un sport élitiste et individuel. Par ailleurs, les origines sociales avaient été peu mises en valeur, au profit du caractère La famille, le travail symbolique de la victoire d’un Yannick et le sens de l’effort personnel, Noah qui a su garder une grande popu- la discipline et l’obéissance, larité grâce à ses talents complémen- taires d’amuseur public. Aujourd’hui, la modestie, la fidélité et la solidarité : les valeurs somme toute fort AU MIROIR DU SPORT par ces multiples tours de passe-passe où sport et politique s’entremêlent, la traditionnelles véhiculées par Zidane déification des champions du monde semblent tout droit sorties rendrait le modèle français d’intégration d’un manuel d’instruction civique. indiscutable, voire invulnérable. Sollicité à tout bout de champ pour donner son avis sur tout, le héros du Mondial et Ballon d’or 1998 Zinedine Zidane détonne par son mutisme. Il refuse de se mettre lui-même en avant comme un modèle d’intégration. “Moi, je n’ai pas de message”, répète-t-il, se méfiant de ceux qui sont à l’affût de la moindre affirmation politique ou identitaire. Ses silences seraient un indicateur d’une conscience intérieure plus complexe, qui ne saurait être réduite à l’enchante- ment du temps présent, où les Français semblent avoir découvert l’amour de leur prochain. Mais Zidane n’est pas du genre à désen- chanter son monde. Sa timidité, feinte ou réelle, qui le rend paraît- il encore plus populaire, arrange finalement bien tous ceux qui ont besoin de “héros muets” pour continuer à surfer sur la vague consen- suelle de l’après-Mondial. ÉMULATION FAMILIALE ET INTÉGRATION AU MÉRITE Cette posture publique contraste, à cet égard, avec l’engagement de ses coéquipiers : Bernard Lama, qui parraine des écoles en Afrique et célèbre l’abolition de l’esclavage, Lilian Thuram, qui combat le
racisme sur les gradins du stade, ou encore Youri Djorkaeff, qui dénonce le génocide arménien. Basile Boli, auteur du but qui avait fait de l’Olympique de Marseille le champion d’Europe en 1993, dédiait N° 1226 - Juillet-août 2000 - 9 sa victoire aux sans-papiers victimes des lois Pasqua. Zidane, lui, est étroitement contrôlé par ses agents, qui rejettent tout enfermement communautaire de l’image de leur poulain, au point de refuser la mise en vente d’un CD de musique raï concocté par trois “cheb” en hom- 11)- Libération, 5 juin 1998. mage au “meilleur joueur du monde”(11). Et, lorsque Zidane se laisse aller à dire, dans un livre avec son copain Dugarry, que sa victoire, “c’est aussi celle de [son] père, celle de tous les Algériens fiers de leur drapeau qui ont fait des sacrifices pour leur famille mais qui n’ont jamais abandonné leur propre culture”, ces propos sont sup- 12)- Mes copains d’abord, primés dans la deuxième édition(12). éd. Mango sports, 1999. Par dépit, les journalistes se rabattent sur sa famille, à la cité La Castellane à Marseille. “Il y a trop de requins autour de Zinedine, déplore son frère Nordine, trop de gens qui veulent l’utiliser pour 13)- Le Nouvel Observateur, faire passer des idées politiques.”(13) Pour lui, le modèle français d’in- 24 décembre 1998. tégration n’est pour rien dans le parcours exceptionnel de son frère. AU MIROIR DU SPORT Et quand on demande à Zidane ce qu’il doit à la France, il finit par s’énerver : “Ce que je suis, je le dois à mon père et à ma mère. Je leur dois tout, parce qu’ils m’ont appris très jeune à garder la tête 14)- Ibid. froide, à travailler, à être respectueux envers les autres.”(14) Zidane parle de ses parents algériens d’origine modeste et de ses amis du quartier avec une humilité qui force le respect. Impossible de passer outre à l’émotion suscitée par l’évocation des racines. Mais là encore, il n’en tire pas avantage pour discourir sur l’immigration et les difficultés sociales et culturelles rencontrées. Tout au plus concède-t-il que “pour faire sa place, un étranger doit se battre deux 15)- Cf. Zinedine Zidane, fois plus”(15). Et parmi les événements qui l’ont le plus marqué, il cite Dan Franck, Zidane, le roman d’une victoire, le passage aux 35 heures. Évoquant la vie d’efforts au travail de son Laffont-Plon, Paris, 1999. père, il souhaiterait même qu’on en vienne à 32 heures. LE SPORT, ÉCOLE DE LA CITOYENNETÉ La famille, le travail et le sens de l’effort personnel, la discipline et l’obéissance, la modestie, la fidélité et la solidarité : les valeurs somme toute fort traditionnelles véhiculées par Zidane semblent tout droit sorties d’un manuel d’instruction civique. En cela, son discours a minima reste bien, à son corps défendant, en phase avec le pen- chant actuel pour l’émulation à travers le retour de l’autorité et de la responsabilisation des familles. Il illustre également a contrario la rhétorique républicaine sur l’intégration au mérite qui aurait, selon le philosophe Alain Finkelkraut, “réconcilié la gauche avec le sport”.
Sans vouloir céder “à un certain parasitage idéologique” du foot, ce dernier estime que “de nombreux sociologues, de Christian Brom- berger à Alain Ehrenberg, ont fait du sport un concentré de la démo- N° 1226 - Juillet-août 2000 - 10 cratie. La démocratie substitue en effet à une élite de la naissance une élite du talent.”(16) Plus terre à terre, plus elliptique aussi sur 16)- Libération, 17-18 juillet 1999. l’élitisme et les questions d’argent, Zidane exprime avec plus ou moins de conviction qu’au-delà de ses “qualités” propres, chacun peut y arri- ver. Question de chance, ou d’égalité des chances ? “Mes frères et sœur, ils ont tous une situation et n’ont besoin de personne. Ils ont réussi avant moi, même s’ils ont une situation modeste.” L’omniprésence des références familiales dans l’imaginaire du champion rend caduque l’image du self made man venu de nulle part, le rend abordable, humain, proche des gens. Comme un antidote à la sacralisation, à l’adulation dont il est devenu l’objet. Bizarrement, il est peu question de l’école publique dans le par- cours de Zidane. Comme si, par avance, l’école était disqualifiée en matière sportive. Même si l’on reconnaît à la “culture sportive” les AU MIROIR DU SPORT
vertus d’une “véritable école de la citoyenneté”(17), sa place comme matière à part entière reste sujette à caution. Nombre d’enseignants, dans le primaire, continuent d’infliger les punitions des élèves sur le N° 1226 - Juillet-août 2000 - 11 temps réservé au sport et se désintéressent totalement de la socia- lisation et des rapports de force qui s’instaurent à partir des matchs dans la cour de récréation. Dès lors, Il est peu question de l’école publique c’est à l’extérieur de l’école, dans la rue dans le parcours de Zidane. ou dans les clubs de formation que les Comme si, par avance, l’école était enfants développent leurs talents spor- disqualifiée en matière sportive. tifs. Ce fut le cas de Zidane. L’Équipe célèbre chez lui “ce flair, cette intuition et cette intelligence” qui viennent “du football de la rue”(18). Ensuite, un recruteur de l’AS Cannes l’intègre au club dès l’âge de treize ans et demi. La carrière professionnelle de Zidane commence donc très tôt. À Cannes, Zidane a souvent pleuré de solitude mais dit s’être forgé un caractère. On retrouve là le cursus idéal d’intégration républicaine qui permet aux jeunes de dépasser leurs limites – limites physiques, 17)- Claude Allègre, mais aussi mentales et territoriales. ex-ministre de l’Education AU MIROIR DU SPORT nationale, in Le Monde, 14-15 novembre 1999. LES JEUNES TENTÉS 18)- Édition du 22 décembre 1998. PAR LE “FOOT BUSINESS” “Contrairement à certains de ses jeunes coéquipiers actuels, il a gravi lentement et sûrement tous les échelons. Il est entré en équipe professionnelle à petits pas, prudemment, sous la conduite d’en- traîneurs qui avaient eu l’intelligence de ne pas brûler prématu- 19)- Équipe de France rément les ailes d’un oiseau rare.”(19) La précision a son importance de football, génération champions, n° 1, dans la définition de Zidane comme “exemple pour la jeunesse”. En éd. Atlas, mai 2000. effet, la consécration internationale du champion issu d’un club de formation professionnelle va attirer l’attention sur ces milieux du foot- ball qui investissent déjà depuis un certain temps dans la pépinière des jeunes des banlieues. Celle-ci suscite les convoitises, notamment des agents qui font main basse sur les sportifs les plus talentueux, souvent mineurs, puis procèdent à des transactions financières à leurs dépens. L’agent Bruno Satin va ainsi droit au but : “Nous avons chez nous une ‘matière première’ de grande qualité, grâce notamment aux qualités physiques exceptionnelles des jeunes issus de la ban- 20)- Le Monde, lieue. Les clubs étrangers l’ont bien compris.”(20) 14-15 mai 2000. L’effet Zidane (lequel joue, rappelons-le, avec la prestigieuse équipe italienne de la Juventus de Turin depuis 1996) lui facilitera d’autant sa tache de trader pour cette “matière première”. Au prin- temps 2000, cet agent va vendre plusieurs jeunes espoirs français, dont Mourad Meghni, seize ans, en formation à l’Institut national
N° 1226 - Juillet-août 2000 - 12 AU MIROIR DU SPORT du football de Clairefontaine, au club italien de Bologne. D’autres Depuis les années quatre-vingt, les banlieues sont jeunes joueurs prendront de leur propre initiative la fuite à l’étran- une pépinière pour le football ger. Le cas le plus connu est celui de Nicolas Anelka. Ce gamin professionnel. © A. Gaye/IM’Média. “black” de la ville nouvelle de Trappes quitte dès 1997, à dix-sept ans, le Paris-Saint-Germain pour Arsenal, en Angleterre, puis son trans- fert à prix d’or au Real de Madrid va défrayer la chronique des mois durant. Quand il “craque”, Anelka regagne sa cité de Trappes pour se ressourcer. Mais il sait qu’il sera vite rappelé. C’est dans ce contexte qu’il intègre en 2000 l’équipe de France historique. En conquérant quelque peu insolent, symbole d’un foot business qui n’a plus grand-chose à voir avec l’image de générosité tant vantée depuis le Mondial. CONTRE LA TRAITE DES FOOTBALLEURS AFRICAINS Si les joueurs exportent le génie tricolore sur le marché inter- national, la France fait toujours rêver les gamins du monde, en par- ticulier ceux du pré carré africain. Or, les clubs français recherchent toujours plus de perles rares au prix le plus bas possible. Entre 1998 et 1999, le nombre de jeunes étrangers mineurs engagés dans les clubs de l’élite s’accroît subitement de façon exponentielle. Arri- vant souvent directement du pays d’origine avec un simple visa tou- ristique, ils sont pris à l’essai. Mais “tous ces joueurs ne peuvent passer ‘pro’ puisque le nombre de contrats hors Union européenne
est limité. Alors, les meilleurs sont vendus ou naturalisés”, 21)- In Le Journal du dénonce Jean-Jacques Amorfini, vice-président de l’Union nationale dimanche, 17 octobre 1999. des footballeurs professionnels(21). “Les autres repartent dans la N° 1226 - Juillet-août 2000 - 13 nature”, conclut-il. Et se retrouvent sans papiers, expulsables à 22)- Pour une critique leur majorité. d’un sport idéal, “pur, éducatif, citoyen”, etc., Fin août 1999, l’expulsion de Serge Lebri, un jeune Ivoirien de dix- voir Jean-Marie Brohm, “La loi de la jungle, stade huit ans sans papiers depuis un “essai non concluant” avec le Foot- suprême du sport”, Le Monde ball club de Nantes, tire le signal d’alarme. L’opinion découvre alors diplomatique, juin 2000. le “trafic des mineurs” des “négriers du foot” et s’en émeut. Le minis- tère de la Jeunesse et des Sports déclenche une enquête adminis- trative qui confirmera des “dérives” à grande échelle. Une centaine de joueurs étrangers en situation limite, pour la plupart des mineurs, ont été identifiés dans les clubs de l’élite, selon Jacques Donzel, auteur d’un rapport confidentiel remis à la ministre Marie-Georges Buffet en janvier 2000. Pour cette dernière, adepte du “sport citoyen”, il était urgent de réagir pour renouer avec les prétendues vertus originelles de la culture sportive(22). Au-delà d’une batterie de nouveaux projets législatifs Arrivant souvent directement AU MIROIR DU SPORT et de mesures réglementaires pour du pays d’origine avec un simple mieux contrôler les pratiques finan- visa touristique, les jeunes joueurs cières qui dénatureraient l’aspect social sont pris à l’essai. Ceux qui ne sont pas du sport, la ministre recommande donc vendus ou naturalisés repartent sa démocratisation, pour qu’il soit acces- dans la nature et se retrouvent sible à tous. Elle ne voudrait pas que l’as- sans papiers, expulsables à leur majorité. piration grandissante des jeunes à une carrière de sportif professionnel gagnant très vite beaucoup d’argent se développe. Car cela se ferait au détri- ment de la dynamique associative qui anime le sport populaire sur la base du volontariat et qui pallie, répétons-le, les multiples défaillances du système scolaire en matière d’éducation physique. “TOUS ENSEMBLE” OU CHACUN POUR SOI ? L’après-Mondial a suscité un regain d’intérêt pour une pratique sportive déjà fort répandue. Des dizaines de milliers de jeunes, mais aussi des moins jeunes vont se présenter à la Fédération française de football (FFF) pour pouvoir taper le ballon dans une équipe “black- blanc-beur” qui ressemblerait aussi bien au “posse” (groupe) du quar- tier qu’au collectif d’Aimé Jacquet. L’identification perdure. Mais l’esprit de fraternité affiché pendant le Mondial ne fait plus florès. Suspicion et récriminations reprennent le dessus sur les beaux dis- cours. Que sont devenus les 300 millions de francs de bénéfices de la Coupe du monde, engrangés en partie grâce à l’abnégation des
12 000 bénévoles du comité d’organisation ? Les clubs amateurs aux- quels ils avaient été promis n’ont toujours rien vu venir. Or, selon la FFF, les 350 000 bénévoles qui encadrent tant bien que mal ses 2,5 N° 1226 - Juillet-août 2000 - 14 millions de licenciés peinent à joindre les deux bouts. Et cela d’au- tant plus que les nouveaux venus se révèlent plus exigeants. Par ailleurs, à force d’exaltation sur le mode “Zidane, t’es le meilleur”, la “championnite” s’est emparée de tout un chacun. Désormais, seule la victoire est belle ! Le culte de la performance a réouvert la porte à une violence sans précédent sur les terrains, ama- teurs ou professionnels. Une situation qui aboutira à la suspension des stades du district de Seine-Saint-Denis (93) pendant plusieurs semaines en avril 1999. Le racisme refait lui aussi surface sur les gradins des stades de France. Quelques centaines d’emplois-jeunes supplémentaires, une présence policière plus musclée et la projec- tion de clips vidéo antiracistes ne constituent certainement pas une réponse publique adéquate à la désaffection qui guette. En l’absence de prolongements concrets à l’aventure du Mondial dans la vie spor- tive locale, les cadres bénévoles craquent et les gens s’en retour- AU MIROIR DU SPORT nent chez eux, ou se mettent à pratiquer en dehors de tout cadre officiel organisé. Mais alors, le “collectif”, le désir d’être “tous ensemble” auraient- ils vécu ? L’effet Mondial n’a-t-il été qu’une parenthèse ? Lui aurait- on attribué une signification qui n’était pas la sienne ? Autant d’interrogations qui indiquent le retour du doute, à rebrousse-poil de la devise politico-sportive de 1998 : “Être fort dans sa tête.” Une certitude néanmoins : l’équipe de France, qui a su pérenniser son image de communauté “black-blanc-beur” sympathique et bon enfant, restera championne du monde jusqu’en 2002, année où elle remet- tra son titre en jeu. D’ici là, la pression pèsera sur les épaules de Zidane et de ses compagnons : au fil des compétitions, il leur faudra gagner, et gagner encore. ✪
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