"L'EFFET ZIDANE", OU LE RÊVE ÉVEILLÉ DEL'INTÉGRATIONPARLESPORT

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“L’EFFET ZIDANE”, OU LE RÊVE ÉVEILLÉ
         DE L’INTÉGRATION PAR LE SPORT

                                                                                                                N° 1226 - Juillet-août 2000 - 5
                                  Le 12 juillet 1998, la victorieuse et multicolore équipe de France rivait
                                  leur clou à la fois aux adversaires du ballon rond et au Front national.
                                  On louait les vertus “intégrationnistes” du sport et Zinedine Zidane deve-
                                  nait le héros de la République, soudain ravie de se découvrir multiraciale.
                                  Un héros discret dont les rares déclarations sont aussitôt reprises comme
par                               autant d’arguments en faveur de l’intégration républicaine au mérite. Le
Mogniss H.                        parcours du champion attire du même coup l’attention sur l’envers du décor,
Abdallah,                         moins reluisant, avec ses agents indélicats, véritables maquignons qui font
agence IM’média                   commerce des surdoués des banlieues et des jeunes joueurs africains.

                                      “Zidane président !” Ce slogan, projeté sur l’Arc de triomphe le
                                  soir de la folle communion fusionnelle qui a réuni sur les Champs-
                                  Élysées une foule sans précédent depuis la Libération, après le coup

                                                                                                                      AU MIROIR DU SPORT
                                  de sifflet final consacrant la victoire de l’équipe de France au Mon-
                                  dial 1998, retentira à nouveau lors de la traditionnelle garden-party
                                  de l’Élysée donnée pour la fête nationale du 14 juillet. Le président
                                  de la République Jacques Chirac, beau joueur, acceptera avec le sou-
                                  rire cette nouvelle forme de cohabitation politico-sportive dictée par
                                  l’événement. La France “tricolore et multicolore” championne du
                                  monde, comment bouder son plaisir ? Avec ce raccourci saisissant,
                                  le monde des médias, des lettres et de la politique s’empare de la
                                  métaphore sportive pour chanter la portée universelle du modèle
                                  français d’intégration qui gagne. “La France est multiraciale, et elle
                                  le restera. Le Forézien Jacquet, le Kabyle Zidane, le Guadeloupéen
                                  Thuram, le Pyrénéen Barthez, l’Africain Desailly […] À quoi bon
                                  passer tous nos merveilleux champions au fil de leur lignage ?
                                  C’est une fierté française qu’ils nous ont rendue, qu’ils nous ont
                                  offerte en modèle à l’univers”, s’extasie Alain Peyrefitte dans son
1)- Édition du 13 juillet 1998.   éditorial du Figaro(1).
                                      Plus de trois milliards de personnes ont assisté par télévision
                                  interposée au sacre des “Blacks-Blancs-Beurs”, “ce qui en a fait l’évé-
2)- David Martin-Castelnau,       nement le plus regardé de toute l’histoire de l’humanité”(2). Pas-
“Les cinq leçons
du Mondial”, Libération,          cal Boniface, directeur de l’Institut des relations internationales
12 juillet 1999.
                                  et stratégiques, en rajoute dans l’emphase : le ballon serait devenu
                                  un élément majeur de la diplomatie mondiale, “comme si la défi-
                                  nition d’un État ne se limitait plus aux trois éléments tradition-
                                  nels (territoire, peuple, gouvernement), mais qu’il faille en ajouter
un quatrième : une équipe de football”(3). Un exemple : le match           3)- In Géopolitique
                                                                                                             du football.
                                  Iran-USA, annoncé comme une rencontre explosive qui allait “bipo-
                                  lariser” les haines sur et hors les gradins du stade, s’est au contraire
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                                  transformé en opération de séduction réciproque à même de relan-
                                  cer les relations diplomatiques entre les deux pays. Il a aussi per-
                                  mis de révéler au monde l’irruption des femmes iraniennes dans
                                  les stades, jusque-là réservés aux hommes. Comme par ricochet, on
                                  verra une spectaculaire féminisation du public des stades de foot-
                                  ball français lors du Mondial.

                                     LE FOOTBALL ET “L’EXCEPTION FRANÇAISE”
                                      Dans l’euphorie ambiante, le football-ambassadeur est convoqué
                                  pour alimenter le délire de grandeur de la France : “Zidane va-t-il
                                  participer au rayonnement du pays comme le firent les philosophes
                                  du siècle des Lumières, nos écrivains du XIXe ou les grands intel-
                                  lectuels du XXe ?”, ose encore Pascal Boniface. En tout cas, Zidane
                                  et ses coéquipiers ont bien mérité leur Légion d’honneur ! Outre-Rhin,
                                  après la piètre prestation d’une bien pâle équipe allemande, on s’in-
      AU MIROIR DU SPORT

                                  terroge déjà pour savoir si le “modèle allemand, qui demande à
                                  l’étranger de faire tout l’effort d’intégration, n’est pas suicidaire à
                                  la longue. Ne serait-ce pas une bonne chose pour l’intégration si des
                                  jeunes d’origine turque pouvaient applaudir des footballeurs d’ori-
                                  gine turque devenus allemands ? Pour l’équipe nationale, cela aurait       4)- Extrait du quotidien
                                                                                                             Süddeutsche Zeitung,
                                  pu être utile.”(4)                                                         11 juillet 1998.
                                      L’intelligensia “anti-foot”, encore prépondérante avant le Mondial,
                                                                                                             5)- Titre d’une équipe
                                  se délite devant l’unanimisme national et l’admiration internationale.     anti-foot sponsorisée
                                  Certains, après avoir tenté d’incarner “les empêcheurs de tourner en       par la Fnac, dans laquelle
                                                                                                             on trouvait, entre autres,
                                  rond”(5), se convertiront même à l’apologie du football. Ainsi l’écri-     Jeanne Moreau, Marek
                                                                                                             Halter et Karl Zéro.
                                  vain Dan Franck vire-t-il sa cuti pour se faire hagiographe avec Zidane,
                                  le roman d’une victoire (6). Ils se plieront à la force de l’évidence :    6)- Robert Laffont/Plon,
                                                                                                             Paris, 1999.
                                  le Mondial a marqué une véritable prise de conscience collective ; la
                                  confiance retrouvée, c’est aussi le signal d’un changement de men-
                                  talités et le déclin du Front national. Le stade n’apparaît plus comme
                                  l’apanage exclusif d’un chauvinisme outrancier et raciste. Il peut aussi
                                  se métamorphoser en lieu festif où s’inventerait une “partisanerie”(7)     7)- Cf. Christian Bromberger,
                                                                                                             Le match de football,
                                  stimulant de nouveaux modes d’identification plurielle à une citoyen-      éd. de la Maison des sciences
                                  neté “footballistique” encore incarnée par l’équipe nationale.             de l’homme, Paris, 1995.

                                      Un des faits les plus marquants de l’adhésion des “Blancs”, des
                                  “Blacks” et des “Beurs” à l’équipe de France réside sans doute dans
                                  son caractère libre et volontaire. Ce phénomène, en soi, n’est pas
                                  nouveau. À plusieurs reprises dans l’histoire sportive, des champions
                                  de France étaient étrangers sans le savoir, tels le cycliste proven-
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Youssef Zénaf,
Saint-Chamonais d’origine
algérienne, champion du
monde de boxe américaine
dans les années quatre-vingt.
© IM’Média.

                                çal Paul Néri, de nationalité italienne, révélé à la fin des années
                                quarante, ou le kick-boxeur Youssef Zénaf, Algérien de Saint-Cha-
                                mond (début des années quatre-vingt). Lors des Coupes du monde

                                                                                                                AU MIROIR DU SPORT
                                de foot de 1982 et 1986, les immigrés algériens ont été de fervents
                                supporters de l’équipe de France. Enfin, il faut rappeler que les
                                jeunes d’origine maghrébine ou noire africaine s’intègrent plus spon-
                                tanément dans l’équipe locale (quartier, ville, etc.) alors qu’Armé-
                                niens, Portugais, Antillais ou Italiens jouent davantage dans des
                                équipes communautaires.

                                   ZIDANE, UN SYMBOLE IDÉAL D’INTÉGRATION
                                   Les hommes politiques de droite ont été quasi unanimes à en conve-
                                nir. “La grande majorité de ceux qui tournaient autour de la mai-
                                rie avec des drapeaux français était des Beurs et des Blacks. C’était
                                à la fois surprenant et agréable”, se réjouit Thierry Mariani, député
                                maire RPR de Valréas (Vaucluse), plus connu pour ses diatribes contre
                                l’immigration. “Quand j’ai entendu le stade entier scander ‘Zizou,
                                Zizou’, j’ai été très ému”, affirme Patrick Devidjian, député gaulliste
                                des Hauts-de-Seine, avant d’enfoncer le clou : “Même si l’intégration
                                ne se fait pas facilement, un événement comme celui-là fait recu-
                                ler le racisme. L’idée que l’intégration est possible va avancer au
                                sein d’une droite qui jusque-là en doutait… Il y en a un qui a vrai-
8)- In Libération,
16 juillet 1998.                ment l’air d’un con, c’est Le Pen”, se réjouit-il(8).
                                   Effectivement, le chef du FN, qui vilipendait cette équipe pas vrai-
                                ment française et ces joueurs d’origine étrangère ne chantant pas la
                                Marseillaise, a eu tout faux. “Le tricolore est arraché à Le Pen”, titre
9)- La Stampa, citée par
Libération, 14 juillet 1998.    la presse internationale(9). Cet objectif cher à la gauche républicaine
semble donc atteint de façon inattendue. “Zidane a fait plus par ses
                                  déhanchements que dix ou quinze ans de politique d’intégration”,
                                  confirme l’universitaire Sami Naïr(10), alors conseiller de Jean-Pierre 10)- Le Nouvel Observateur,
                                                                                                             24 décembre 1998.
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                                  Chevènement. À travers cette saturation de déclarations dithyram-
                                  biques, on aura compris le message : jusque-là, la sélection en équipe
                                  de France des Raymond Kopa, Marius Trésor, Luis Fernandez ou
                                  Michel Platini avait déjà une valeur exemplaire. Aujourd’hui, la vic-
                                  toire au Mondial constituerait une preuve en soi d’immigration-inté-
                                  gration réussie. En 1983 déjà, la victoire de Yannick Noah aux
                                  Internationaux de tennis de Roland Garros avait provoqué le même
                                  type d’engouement pour la France multiraciale. Cependant, le ten-
                                  nis reste perçu comme un sport élitiste et individuel. Par ailleurs,
                                  les origines sociales avaient été peu
                                  mises en valeur, au profit du caractère                     La famille, le travail
                                  symbolique de la victoire d’un Yannick               et le sens de l’effort personnel,
                                  Noah qui a su garder une grande popu-
                                                                                          la discipline et l’obéissance,
                                  larité grâce à ses talents complémen-
                                  taires d’amuseur public. Aujourd’hui,
                                                                                  la modestie, la fidélité et la solidarité :
                                                                                         les valeurs somme toute fort
      AU MIROIR DU SPORT

                                  par ces multiples tours de passe-passe
                                  où sport et politique s’entremêlent, la          traditionnelles véhiculées par Zidane
                                  déification des champions du monde                       semblent tout droit sorties
                                  rendrait le modèle français d’intégration          d’un manuel d’instruction civique.
                                  indiscutable, voire invulnérable.
                                      Sollicité à tout bout de champ pour donner son avis sur tout, le
                                  héros du Mondial et Ballon d’or 1998 Zinedine Zidane détonne par
                                  son mutisme. Il refuse de se mettre lui-même en avant comme un
                                  modèle d’intégration. “Moi, je n’ai pas de message”, répète-t-il, se
                                  méfiant de ceux qui sont à l’affût de la moindre affirmation politique
                                  ou identitaire. Ses silences seraient un indicateur d’une conscience
                                  intérieure plus complexe, qui ne saurait être réduite à l’enchante-
                                  ment du temps présent, où les Français semblent avoir découvert
                                  l’amour de leur prochain. Mais Zidane n’est pas du genre à désen-
                                  chanter son monde. Sa timidité, feinte ou réelle, qui le rend paraît-
                                  il encore plus populaire, arrange finalement bien tous ceux qui ont
                                  besoin de “héros muets” pour continuer à surfer sur la vague consen-
                                  suelle de l’après-Mondial.

                                     ÉMULATION FAMILIALE
                                     ET INTÉGRATION AU MÉRITE
                                     Cette posture publique contraste, à cet égard, avec l’engagement
                                  de ses coéquipiers : Bernard Lama, qui parraine des écoles en Afrique
                                  et célèbre l’abolition de l’esclavage, Lilian Thuram, qui combat le
racisme sur les gradins du stade, ou encore Youri Djorkaeff, qui
                                dénonce le génocide arménien. Basile Boli, auteur du but qui avait
                                fait de l’Olympique de Marseille le champion d’Europe en 1993, dédiait

                                                                                                             N° 1226 - Juillet-août 2000 - 9
                                sa victoire aux sans-papiers victimes des lois Pasqua. Zidane, lui, est
                                étroitement contrôlé par ses agents, qui rejettent tout enfermement
                                communautaire de l’image de leur poulain, au point de refuser la mise
                                en vente d’un CD de musique raï concocté par trois “cheb” en hom-
11)- Libération, 5 juin 1998.   mage au “meilleur joueur du monde”(11). Et, lorsque Zidane se laisse
                                aller à dire, dans un livre avec son copain Dugarry, que sa victoire,
                                “c’est aussi celle de [son] père, celle de tous les Algériens fiers de
                                leur drapeau qui ont fait des sacrifices pour leur famille mais qui
                                n’ont jamais abandonné leur propre culture”, ces propos sont sup-
12)- Mes copains d’abord,       primés dans la deuxième édition(12).
éd. Mango sports, 1999.
                                   Par dépit, les journalistes se rabattent sur sa famille, à la cité La
                                Castellane à Marseille. “Il y a trop de requins autour de Zinedine,
                                déplore son frère Nordine, trop de gens qui veulent l’utiliser pour
13)- Le Nouvel Observateur,     faire passer des idées politiques.”(13) Pour lui, le modèle français d’in-
24 décembre 1998.
                                tégration n’est pour rien dans le parcours exceptionnel de son frère.

                                                                                                                  AU MIROIR DU SPORT
                                Et quand on demande à Zidane ce qu’il doit à la France, il finit par
                                s’énerver : “Ce que je suis, je le dois à mon père et à ma mère. Je
                                leur dois tout, parce qu’ils m’ont appris très jeune à garder la tête
14)- Ibid.                      froide, à travailler, à être respectueux envers les autres.”(14)
                                   Zidane parle de ses parents algériens d’origine modeste et de ses
                                amis du quartier avec une humilité qui force le respect. Impossible
                                de passer outre à l’émotion suscitée par l’évocation des racines. Mais
                                là encore, il n’en tire pas avantage pour discourir sur l’immigration
                                et les difficultés sociales et culturelles rencontrées. Tout au plus
                                concède-t-il que “pour faire sa place, un étranger doit se battre deux
15)- Cf. Zinedine Zidane,       fois plus”(15). Et parmi les événements qui l’ont le plus marqué, il cite
Dan Franck, Zidane,
le roman d’une victoire,        le passage aux 35 heures. Évoquant la vie d’efforts au travail de son
Laffont-Plon, Paris, 1999.      père, il souhaiterait même qu’on en vienne à 32 heures.

                                   LE SPORT, ÉCOLE DE LA CITOYENNETÉ
                                    La famille, le travail et le sens de l’effort personnel, la discipline
                                et l’obéissance, la modestie, la fidélité et la solidarité : les valeurs
                                somme toute fort traditionnelles véhiculées par Zidane semblent tout
                                droit sorties d’un manuel d’instruction civique. En cela, son discours
                                a minima reste bien, à son corps défendant, en phase avec le pen-
                                chant actuel pour l’émulation à travers le retour de l’autorité et de
                                la responsabilisation des familles. Il illustre également a contrario
                                la rhétorique républicaine sur l’intégration au mérite qui aurait, selon
                                le philosophe Alain Finkelkraut, “réconcilié la gauche avec le sport”.
Sans vouloir céder “à un certain parasitage idéologique” du foot, ce
                                   dernier estime que “de nombreux sociologues, de Christian Brom-
                                   berger à Alain Ehrenberg, ont fait du sport un concentré de la démo-
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                                   cratie. La démocratie substitue en effet à une élite de la naissance
                                   une élite du talent.”(16) Plus terre à terre, plus elliptique aussi sur    16)- Libération,
                                                                                                              17-18 juillet 1999.
                                   l’élitisme et les questions d’argent, Zidane exprime avec plus ou moins
                                   de conviction qu’au-delà de ses “qualités” propres, chacun peut y arri-
                                   ver. Question de chance, ou d’égalité des chances ? “Mes frères et sœur,
                                   ils ont tous une situation et n’ont besoin de personne. Ils ont réussi
                                   avant moi, même s’ils ont une situation modeste.” L’omniprésence
                                   des références familiales dans l’imaginaire du champion rend caduque
                                   l’image du self made man venu de nulle part, le rend abordable,
                                   humain, proche des gens. Comme un antidote à la sacralisation, à
                                   l’adulation dont il est devenu l’objet.
                                       Bizarrement, il est peu question de l’école publique dans le par-
                                   cours de Zidane. Comme si, par avance, l’école était disqualifiée en
                                   matière sportive. Même si l’on reconnaît à la “culture sportive” les
      AU MIROIR DU SPORT
vertus d’une “véritable école de la citoyenneté”(17), sa place comme
                         matière à part entière reste sujette à caution. Nombre d’enseignants,
                         dans le primaire, continuent d’infliger les punitions des élèves sur le

                                                                                                         N° 1226 - Juillet-août 2000 - 11
                         temps réservé au sport et se désintéressent totalement de la socia-
                         lisation et des rapports de force qui s’instaurent à partir des matchs
                                                        dans la cour de récréation. Dès lors,
    Il est peu question de l’école publique             c’est à l’extérieur de l’école, dans la rue
            dans le parcours de Zidane.                 ou dans les clubs de formation que les
       Comme si, par avance, l’école était              enfants développent leurs talents spor-
         disqualifiée en matière sportive.              tifs. Ce fut le cas de Zidane. L’Équipe
                                                        célèbre chez lui “ce flair, cette intuition
                         et cette intelligence” qui viennent “du football de la rue”(18). Ensuite,
                         un recruteur de l’AS Cannes l’intègre au club dès l’âge de treize ans
                         et demi. La carrière professionnelle de Zidane commence donc très
                         tôt. À Cannes, Zidane a souvent pleuré de solitude mais dit s’être forgé
                         un caractère. On retrouve là le cursus idéal d’intégration républicaine
                         qui permet aux jeunes de dépasser leurs limites – limites physiques,
17)- Claude Allègre,     mais aussi mentales et territoriales.
ex-ministre de l’Education

                                                                                                              AU MIROIR DU SPORT
nationale, in Le Monde,
14-15 novembre 1999.            LES JEUNES TENTÉS
18)- Édition
du 22 décembre 1998.
                                PAR LE “FOOT BUSINESS”
                                “Contrairement à certains de ses jeunes coéquipiers actuels, il
                             a gravi lentement et sûrement tous les échelons. Il est entré en équipe
                             professionnelle à petits pas, prudemment, sous la conduite d’en-
                             traîneurs qui avaient eu l’intelligence de ne pas brûler prématu-
19)- Équipe de France        rément les ailes d’un oiseau rare.”(19) La précision a son importance
de football, génération
champions, n° 1,             dans la définition de Zidane comme “exemple pour la jeunesse”. En
éd. Atlas, mai 2000.
                             effet, la consécration internationale du champion issu d’un club de
                             formation professionnelle va attirer l’attention sur ces milieux du foot-
                             ball qui investissent déjà depuis un certain temps dans la pépinière
                             des jeunes des banlieues. Celle-ci suscite les convoitises, notamment
                             des agents qui font main basse sur les sportifs les plus talentueux,
                             souvent mineurs, puis procèdent à des transactions financières à leurs
                             dépens. L’agent Bruno Satin va ainsi droit au but : “Nous avons chez
                             nous une ‘matière première’ de grande qualité, grâce notamment
                             aux qualités physiques exceptionnelles des jeunes issus de la ban-
20)- Le Monde,               lieue. Les clubs étrangers l’ont bien compris.”(20)
14-15 mai 2000.
                                L’effet Zidane (lequel joue, rappelons-le, avec la prestigieuse
                             équipe italienne de la Juventus de Turin depuis 1996) lui facilitera
                             d’autant sa tache de trader pour cette “matière première”. Au prin-
                             temps 2000, cet agent va vendre plusieurs jeunes espoirs français,
                             dont Mourad Meghni, seize ans, en formation à l’Institut national
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      AU MIROIR DU SPORT

                                   du football de Clairefontaine, au club italien de Bologne. D’autres        Depuis les années quatre-vingt,
                                                                                                              les banlieues sont
                                   jeunes joueurs prendront de leur propre initiative la fuite à l’étran-     une pépinière pour le football
                                   ger. Le cas le plus connu est celui de Nicolas Anelka. Ce gamin            professionnel.
                                                                                                              © A. Gaye/IM’Média.
                                   “black” de la ville nouvelle de Trappes quitte dès 1997, à dix-sept ans,
                                   le Paris-Saint-Germain pour Arsenal, en Angleterre, puis son trans-
                                   fert à prix d’or au Real de Madrid va défrayer la chronique des mois
                                   durant. Quand il “craque”, Anelka regagne sa cité de Trappes pour
                                   se ressourcer. Mais il sait qu’il sera vite rappelé. C’est dans ce
                                   contexte qu’il intègre en 2000 l’équipe de France historique. En
                                   conquérant quelque peu insolent, symbole d’un foot business qui
                                   n’a plus grand-chose à voir avec l’image de générosité tant vantée
                                   depuis le Mondial.

                                      CONTRE LA TRAITE
                                      DES FOOTBALLEURS AFRICAINS
                                      Si les joueurs exportent le génie tricolore sur le marché inter-
                                   national, la France fait toujours rêver les gamins du monde, en par-
                                   ticulier ceux du pré carré africain. Or, les clubs français recherchent
                                   toujours plus de perles rares au prix le plus bas possible. Entre 1998
                                   et 1999, le nombre de jeunes étrangers mineurs engagés dans les
                                   clubs de l’élite s’accroît subitement de façon exponentielle. Arri-
                                   vant souvent directement du pays d’origine avec un simple visa tou-
                                   ristique, ils sont pris à l’essai. Mais “tous ces joueurs ne peuvent
                                   passer ‘pro’ puisque le nombre de contrats hors Union européenne
est limité. Alors, les meilleurs sont vendus ou naturalisés”,
21)- In Le Journal du
                                dénonce Jean-Jacques Amorfini, vice-président de l’Union nationale
dimanche, 17 octobre 1999.      des footballeurs professionnels(21). “Les autres repartent dans la

                                                                                                               N° 1226 - Juillet-août 2000 - 13
                                nature”, conclut-il. Et se retrouvent sans papiers, expulsables à
22)- Pour une critique          leur majorité.
d’un sport idéal,
“pur, éducatif, citoyen”, etc.,     Fin août 1999, l’expulsion de Serge Lebri, un jeune Ivoirien de dix-
voir Jean-Marie Brohm,
“La loi de la jungle, stade
                                huit ans sans papiers depuis un “essai non concluant” avec le Foot-
suprême du sport”, Le Monde     ball club de Nantes, tire le signal d’alarme. L’opinion découvre alors
diplomatique, juin 2000.
                                le “trafic des mineurs” des “négriers du foot” et s’en émeut. Le minis-
                                tère de la Jeunesse et des Sports déclenche une enquête adminis-
                                trative qui confirmera des “dérives” à grande échelle. Une centaine
                                de joueurs étrangers en situation limite, pour la plupart des mineurs,
                                ont été identifiés dans les clubs de l’élite, selon Jacques Donzel, auteur
                                d’un rapport confidentiel remis à la ministre Marie-Georges Buffet
                                en janvier 2000. Pour cette dernière, adepte du “sport citoyen”, il était
                                urgent de réagir pour renouer avec les prétendues vertus originelles
                                                                de la culture sportive(22). Au-delà d’une
                                                                batterie de nouveaux projets législatifs
            Arrivant souvent directement

                                                                                                                    AU MIROIR DU SPORT
                                                                et de mesures réglementaires pour
         du pays d’origine avec un simple
                                                                mieux contrôler les pratiques finan-
        visa touristique, les jeunes joueurs                    cières qui dénatureraient l’aspect social
    sont pris à l’essai. Ceux qui ne sont pas                   du sport, la ministre recommande donc
          vendus ou naturalisés repartent                       sa démocratisation, pour qu’il soit acces-
          dans la nature et se retrouvent                       sible à tous. Elle ne voudrait pas que l’as-
  sans papiers, expulsables à leur majorité. piration grandissante des jeunes à une
                                                                carrière de sportif professionnel gagnant
                                très vite beaucoup d’argent se développe. Car cela se ferait au détri-
                                ment de la dynamique associative qui anime le sport populaire sur la
                                base du volontariat et qui pallie, répétons-le, les multiples défaillances
                                du système scolaire en matière d’éducation physique.

                                “TOUS ENSEMBLE” OU CHACUN POUR SOI ?
                                L’après-Mondial a suscité un regain d’intérêt pour une pratique
                             sportive déjà fort répandue. Des dizaines de milliers de jeunes, mais
                             aussi des moins jeunes vont se présenter à la Fédération française
                             de football (FFF) pour pouvoir taper le ballon dans une équipe “black-
                             blanc-beur” qui ressemblerait aussi bien au “posse” (groupe) du quar-
                             tier qu’au collectif d’Aimé Jacquet. L’identification perdure. Mais
                             l’esprit de fraternité affiché pendant le Mondial ne fait plus florès.
                             Suspicion et récriminations reprennent le dessus sur les beaux dis-
                             cours. Que sont devenus les 300 millions de francs de bénéfices de
                             la Coupe du monde, engrangés en partie grâce à l’abnégation des
12 000 bénévoles du comité d’organisation ? Les clubs amateurs aux-
                                   quels ils avaient été promis n’ont toujours rien vu venir. Or, selon la
                                   FFF, les 350 000 bénévoles qui encadrent tant bien que mal ses 2,5
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                                   millions de licenciés peinent à joindre les deux bouts. Et cela d’au-
                                   tant plus que les nouveaux venus se révèlent plus exigeants.
                                       Par ailleurs, à force d’exaltation sur le mode “Zidane, t’es le
                                   meilleur”, la “championnite” s’est emparée de tout un chacun.
                                   Désormais, seule la victoire est belle ! Le culte de la performance a
                                   réouvert la porte à une violence sans précédent sur les terrains, ama-
                                   teurs ou professionnels. Une situation qui aboutira à la suspension
                                   des stades du district de Seine-Saint-Denis (93) pendant plusieurs
                                   semaines en avril 1999. Le racisme refait lui aussi surface sur les
                                   gradins des stades de France. Quelques centaines d’emplois-jeunes
                                   supplémentaires, une présence policière plus musclée et la projec-
                                   tion de clips vidéo antiracistes ne constituent certainement pas une
                                   réponse publique adéquate à la désaffection qui guette. En l’absence
                                   de prolongements concrets à l’aventure du Mondial dans la vie spor-
                                   tive locale, les cadres bénévoles craquent et les gens s’en retour-
      AU MIROIR DU SPORT

                                   nent chez eux, ou se mettent à pratiquer en dehors de tout cadre
                                   officiel organisé.
                                       Mais alors, le “collectif”, le désir d’être “tous ensemble” auraient-
                                   ils vécu ? L’effet Mondial n’a-t-il été qu’une parenthèse ? Lui aurait-
                                   on attribué une signification qui n’était pas la sienne ? Autant
                                   d’interrogations qui indiquent le retour du doute, à rebrousse-poil
                                   de la devise politico-sportive de 1998 : “Être fort dans sa tête.” Une
                                   certitude néanmoins : l’équipe de France, qui a su pérenniser son
                                   image de communauté “black-blanc-beur” sympathique et bon enfant,
                                   restera championne du monde jusqu’en 2002, année où elle remet-
                                   tra son titre en jeu. D’ici là, la pression pèsera sur les épaules de
                                   Zidane et de ses compagnons : au fil des compétitions, il leur faudra
                                   gagner, et gagner encore.                                             ✪
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