L'émergence du triangle Chine - Inde - Afrique - par Monsieur Jean-Joseph Boillot

 
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L’é m e r g e n c e d u t r i a n g l e C h i n e - I n d e - A f r i q u e

           L’émergence
du triangle Chine - Inde - Afrique

                   par Monsieur Jean-Joseph Boillot
         Conseiller Pays émergents au Club du Centre d’études prospectives
                     et d’informations internationales (CEPII)

                                                                                  135

                                     Demeter
L’ a g r i c u l t u r e , c h a m p g é o p o l i t i q u e d u        xxie   siècle

     INTRODUCTION                                         de processus s’ajoute celui caractérisant               pour tout ce qui ressemblerait à une relation
                                                          des espaces continentaux de cette taille : la           de dépendance vis-à-vis d’autres puissances.
    L’instabilité politique du monde fait peur aux        conquête de la puissance. Enfin, le processus           De plus, la reconquête de l’indépendance
    deux géants, ainsi que tout ce qui l’alimente.        n’a pas été linéaire. Les deux pays ont d’abord         véritable et d’un statut de puissance équi-
    Et plus encore dans tout ce qui touche à leur         connu une phase de repli sur soi qui corres-            valent à leur puissance démographique et
    sécurité alimentaire pour des raisons his-            pondait en fait à la construction des bases             culturelle s’inscrit dans une trajectoire qui
    toriques, géopolitiques et tout simplement            d’une société moderne. Ce fut le « compter sur          leur paraît tout à fait favorable. À un Occi-
    politiques. La légitimité de leur régime est          ses propres forces » de l’ère maoïste et la « self      dent déclinant sur le plan démographique et
    proportionnelle à leur capacité à faire oublier       reliance » des années Nehru, puis – de façon            économique – un leitmotiv quotidien dans
    les images d’un passé pas si lointain, où la          étonnamment concomitante – une ère de                   ces deux pays – s’opposerait une fenêtre d’op-
    faim était la préoccupation première de leur          libéralisation et d’ouverture dans les années           portunité de la reconquête du pouvoir que
    population. Mais plus qu’en rétrospective,            quatre-vingts, avec les réformes des grands             quelques chiffres illustrent bien.
    c’est désormais en prospective que raisonnent         pragmatiques Deng Xiaoping et Manmohan
    les autorités chinoises et indiennes. La raison       Singh. Cette phase semble toucher à sa fin au           1.1. Pouvoir démographique
    en est simple : les deux géants sont engagés          fur et à mesure que les deux économies pren-
    dans une série de transitions qui sont démo-                                                                  La Chine et l’Inde sont encore dans leur tran-
                                                          nent du poids dans le monde et que la pour-             sition démographique moderne, marquée
    graphiques, économiques et, bien sûr, poli-           suite de leur expansion relativement extra-
    tiques comme géopolitiques.                                                                                   par une progression de leur population totale
                                                          vertie contraste avec le déclin relatif, voire          qui en fait les deux grands poids lourds de la
    Leur équation alimentaire s’inscrit dans              absolu du monde riche. Au point d’en être
    ce carré complexe à gérer et elle va dès lors                                                                 planète au 21e siècle. S’ajoute surtout l’effet
                                                          parfois assimilée à une relation causale (les           dynamique de ce qu’on appelle la « fenêtre
    mobiliser trois outils :                              délocalisations seraient la cause du déclin) et
    • Les politiques d’offre agricole proprement                                                                 d’opportunité démographique », qui consti-
                                                          de sentir un renversement des fronts sur le             tue un coup de fouet pour l’économie, pour
       dites, avec une composante technologique           plan des partisans de la globalisation qui sont
       essentielle                                                                                                autant que l’environnement institutionnel
                                                          désormais bien plus nombreux en Chindia                 s’y prête. La proportion d’actifs, en parti-
    • Les politiques commerciales avec un lien           qu’en Occident. Pour éviter ce syndrome de
       particulièrement fort avec l’Afrique                                                                       culier de jeunes actifs, dans la population
                                                          « la corde qui tient le pendu », la Chine et, de        totale progresse rapidement, déclenchant un
    • L’outil géopolitique lui-même pour optimi-         façon moindre, l’Inde – sans doute parce que
136                                                                                                               cercle vertueux bien connu : une progression
       ser la tension dépendance – indépendance           l’extraversion et la puissance économique n’y
       alimentaire qui ne va cesser désormais de                                                                  des taux d’épargne et d’investissement, mais
                                                          ont pas atteint le même degré qu’en Chine               aussi des taux de salaire attractifs en com-
       faire partie de leur paysage quotidien : un        – comprennent qu’il leur faudra désormais
       domaine où l’on retrouve en première place                                                                 paraison des pays développés et enfin, une
                                                          moins compter sur l’effet d’entraînement du             dynamique de la consommation et de l’inves-
       le continent africain et qui permet de situer      reste du monde et, en tout cas, privilégier             tissement portée par les jeunes classes d’âge
       les enjeux agricoles des deux grands géants        dans tous les domaines les enjeux de sécurité,          actif. Bref, la dynamique du « baby-boom »
       asiatiques autour d’un véritable ensemble          comme le résume parfaitement un livre paru              par opposition à celle du « papy krach ». S’en
       « Chindiafrique » en émergence dans les            à New Delhi en 2010 et issu des travaux de              suit la fameuse transition vers une économie
       années à venir 1.                                  réflexion de la très confidentielle Commis-             urbaine, industrielle, puis de services d’au-
                                                          sion sur l’intérêt national 2.                          tant plus rapide que la croissance est forte.
     1. LA RENAISSANCE                                   Cette question de la transition se combine à            Or, on n’a jamais connu dans l’histoire éco-
         DE CHINDIA :                                     la notion de Renaissance. La Chine comme                nomique mondiale des taux de croissance
         L’ÈRE DES TRANSITIONS                            l’Inde ont une mémoire longue de leur passé.            aussi élevés et aussi longtemps qu’en Chine
                                                          Longtemps premières puissances démogra-                 depuis trente ans (+ 10 % en moyenne depuis
     Éclairer les enjeux agricoles et les logiques        phiques et économiques du globe 3, elles ont            les années quatre-vingts) et qu’en Inde,
     diplomatiques pour les deux géants asiatiques        ensuite connu l’ère de l’humiliation et du              depuis les années quatre-vingt-dix (même
     suppose de rentrer dans la vision du monde           déclin à partir de l’expansion coloniale de             si le taux de croissance y est plus proche de
     de leurs dirigeants à un horizon qu’ils fixent       l’Occident aux alentours du 18e siècle. En              8 %). Cet atout constitue toutefois aussi des
     eux-mêmes à 2030 – 2050, tout en compre-             1950, leur poids dans l’économie mondiale               défis majeurs, notamment sur le plan agricole :
     nant les défis quotidiens auxquels sont expo-        était tombé à moins de 5 % contre plus de               comment nourrir une population qui explose
     sées des élites formées à l’art du pragmatisme       25 % dans les siècles précédents et elles ont           et connaît une progression rapide de ses
     depuis des générations. Le mot-clé est tran-         mal vécu le statut de pays pauvres et sous-
     sition.                                              développés tellement contrasté avec celui
     La Chine et l’Inde sont entrées depuis les           des « Indes florissantes » décrit par les voya-         1. Voir à ce sujet le livre de l’auteur à paraître aux éditions
     années cinquante dans l’ère des transitions          geurs du 17e siècle ou avec celui de la Chine           Odile Jacob en 2012 et dont le titre provisoire est Chindia-
     qui caractérisent la modernisation de socié-         impériale décrit par Marco Polo au 13e siècle.          frique, l’essor des trois géants du XXIe siècle.
                                                                                                                  2. Kumar Rajiv and Santosh Kumar, In the National Interest,
     tés restées traditionnelles jusqu’à la fin de la     Cette humiliation nourrit aujourd’hui une               A strategic foreign policy for India, BS books, New Delhi 2010.
     Deuxième Guerre mondiale. À cet ensemble             volonté de revanche et une aversion profonde            3. Cf. sur ce sujet les travaux historiques de Angus Maddisson.

                                                                              Demeter
L’é m e r g e n c e d u t r i a n g l e C h i n e - I n d e - A f r i q u e

revenus (transition nutritionnelle) dans un          des prochaines décennies montre que ces             2. COMMENT SE PRÉSENTE
espace déjà saturé ? On y reviendra par la suite.    deux géants sont loin d’être à la pointe de             DANS CE CONTEXTE LA
                                                     la R & D en général, mais qu’elles couvrent             QUESTION AGRICOLE ?
1.2. Pouvoir économique                              parfaitement plus des deux tiers du champ
                                                     de ces nouvelles technologies 4. La Chine,          La Chine et l’Inde sont deux grandes civi-
Cette dynamique économique se traduit par
                                                     qui rentre plus rapidement dans sa phase de         lisations agricoles. Tous les spécialistes s’ac-
une vigueur telle que les projections dont
                                                     maturité et dispose d’un modèle de mobili-          cordent pour reconnaître qu’elles étaient
on dispose pour le monde en 2030 et 2050
                                                     sation étatique puissante, apparaît en avance       même en avance sur l’Occident dans ce
montrent qu’on se trouve bien en présence de
                                                     sur l’Inde. Mais cette dernière a en fait joué      domaine jusqu’au 18e siècle environ, comme
deux puissances économiques majeures dans                                                                en témoignent les traces de systèmes d’irri-
les prochaines décennies, avec une avance            la carte de la globalisation de la R & D et elle
                                                                                                         gation sophistiqués 5. Puis sont arrivés les
certaine pour la Chine qu’on peut rattacher          attire de plus en plus les centres de recherche     deux siècles de famine qui ont laissé des
au calendrier de sa transition démographique         et développement des grandes multinatio-            traces profondes dans l’imaginaire collec-
à la fois en avance de vingt ans et beaucoup         nales qui y trouvent des bassins d’emploi           tif. Parties d’une situation catastrophique à
plus resserré dans le temps que dans le cas          qualifié très attractifs. Toutes les deux restent   l’indépendance – comme dans de nombreux
indien. En effet, le retournement démogra-           toutefois éloignées de ce qu’on appelle la          pays en développement où plus de la moi-
phique chinois, accéléré par la politique de         frontière technologique dessinée par la puis-       tié de la population disposait de moins de
l’enfant unique adoptée en 1980, est déjà            sance américaine et elles devraient le rester       2 400 calories par jour, un seuil minimal
commencé, alors que la transition indienne           encore durant plusieurs décennies.                  considéré comme acceptable – la Chine,
va se poursuivre jusqu’au moins 2030. Logi-                                                              mais aussi l’Inde malgré ses problèmes de
quement, la puissance de la « fenêtre d’oppor-       1.4. Pouvoir géopolitique                           répartition, ont largement fait face à leur
tunité démographique » va glisser de la Chine                                                            défi alimentaire. Alors, ne pourraient-elles
à l’Inde d’ici à 2020.                               La question-clé est ici celle de la sécurité au     pas refaire le même chemin dans les trente
Le pouvoir économique des deux puissances            sens large. Compte tenu de leur passé dou-          prochaines années ? Pas si simple en réalité.
s’affirme d’année en année, à la fois sur le         loureux, mais aussi de leur retard de dévelop-      Le début du 21e siècle correspond, dans
plan du pouvoir attractif de leur marché             pement qui obère notamment les capacités            ces deux pays-continents comme ailleurs
comme on l’a vu pour la Chine qui est deve-          militaires de pays ayant fait le choix inverse      dans le monde, à la fin d’un cycle long fait 137
nue le premier marché automobile mondial             de feu l’URSS (priorité au développement            de deux phases bien distinctes : l’extension
en 2010, sur le plan de leur compétitivité           économique sur la puissance politique), la          d’après-guerre du modèle productiviste
qui s’exprime au travers des échanges de             Chine comme l’Inde ont un souci extrême             d’abord dans le Nord développé, puis à une
marchandises (Chine) ou de services (Inde)           de leur sécurité. Tout ce qui la compromet-         grande partie du monde émergent dont la
et enfin, sur le plan micro-économique où            trait entraverait par là même leur capacité         Chine et l’Inde et, ensuite, le retournement
les firmes chinoises et indiennes montent                                                                du cycle dans les années quatre-vingts, avec
                                                     de rattrapage et de reconquête de leur sou-
progressivement aux premiers rangs du                                                                    un décroisement des facteurs d’offre et de
                                                     veraineté au sens large. Or, la vitesse du rat-
classement Fortune des 500 plus grandes                                                                  demande sur fond de crise énergétique et
entreprises mondiales. Là encore, ce qui             trapage économique est d’autant plus grande
                                                     que ces économies restent ouvertes, comme           climatique. Très clairement, les inquiétudes
constitue un atout présente aussi un revers                                                              agricoles mondiales soulevées par le rap-
de la médaille : risque de protectionnisme           elles l’ont découvert dans les années soixante-
                                                     dix et ce qui a justifié leurs réformes libérales   port de la FAO à l’horizon 2050, sur fond
de la part des puissances déclinantes, besoin                                                            d’émeutes récurrentes de la faim, inquiètent
impérieux de matières premières et d’énergie         des années quatre-vingts : accès aux marchés
                                                                                                         au plus haut point la Chine et l’Inde : com-
dont ces puissances sont faiblement dotées,          pour leurs exportations et importations, accès
                                                                                                         ment vont-elles nourrir leurs trois milliards
autant de défis qui justifient des stratégies de     aux technologies les plus modernes, attrac-         d’habitants à l’horizon 2050 ? C’est bien le
puissance à l’échelle internationale et un bon       tion des firmes multinationales qui appor-          tiers de la population mondiale attendue et
équilibre entre ouverture et autonomie.              tent leur savoir-faire et forment la main-          donc le tiers du problème, voire plus avec
                                                     d’œuvre aux techniques modernes, y compris          l’effet de richesse prévu.
1.3. Pouvoir technologique                           de management, etc. La taille continentale
Tous les indicateurs convergent pour éta-            de leurs économies et leur statut de grande
blir que la Chine et l’Inde sont en train de         puissance ne leur permettent toutefois pas de
conquérir une place de choix sur l’échelle du        jouer une stratégie de spécialisation extrême.
« pouvoir de la connaissance » grâce à l’abon-       Leur sécurité va donc dépendre, d’une part,
dance et à la qualité de leur capital humain,        de leur capacité à développer chez elle le cœur     4. Silberglitt, Richard et al., The Global technology revolution
mais aussi à des politiques publiques qui en         de leurs besoins et, d’autre part, d’un système     2020, bio/nano/materials/information trends, drivers,barriers,
ont fait une priorité depuis quelques années.        d’alliances internationales garantissant l’accès    and social implications, the RAND Corporation, Pittsburgh,
                                                                                                         2006.
L’enquête la plus récente de la Rand Corpora-        aux marchés et aux ressources dont elles ont        5. Voir à ce propos les nombreux articles et ouvrages de Gilbert
tion sur le contrôle des 25 technologies-clés        impérativement besoin.                              Etienne.

                                                                         Demeter
L’ a g r i c u l t u r e , c h a m p g é o p o l i t i q u e d u      xxie   siècle

     2.1. La situation à l’indépendance                  2. 2. Le temps de la révolution                       contrôle strict des mouvements de popula-
                                                         verte des années soixante                             tion par le biais du système du Hokou ou cer-
    Quelle est la situation au lendemain de la
                                                                                                               tificat de résidence. En Inde, les paysans sont
    Seconde Guerre mondiale ? Au-delà des                Qu’est-ce que la révolution verte ? C’est à la        souvent propriétaires de leur terre et la loi
    pays riches, le spectre de la famine est encore      fois une révolution technique et une révolu-          du marché est simplement encadrée par des
    présent un peu partout dans le monde et              tion du monde rural qui supposait une trans-          interventions publiques visant à stabiliser les
    notamment en Asie. En Chine, les magazines           formation totale du mode de production :              cours et à distribuer un minimum de surplus
    occidentaux publient les images dramatiques          beaucoup d’eau et d’engrais, l’accès au cré-          en faveur des plus démunis. En contrepartie,
    de colonnes de Chinois fuyant la guerre et           dit pour financer les semences et les intrants        il y a encore 250 millions de mal nourris en
    la révolution. En Inde, la famine de 1943            avant chaque saison, et une forte intervention        raison des inégalités, dans les campagnes, soit
    fait à nouveau 1,5 million de morts. Il s’agit       de l’État tant dans les infrastructures (irriga-      les trois quarts des mal nourris et le système
    certes de la dernière grande famine indienne,        tion et route) que sur les marchés et dans la         de distribution publique (PDS) reste très
    comme le fait remarquer judicieusement               diffusion des nouvelles techniques de pro-            médiocre. Bref, l’éternel dilemme entre voie
    Amartya Sen pour montrer le lien étroit              duction. Mais la Chine et l’Inde l’ont faite          autoritaire et voie démocratique.
    entre colonisation et famines. Mais l’Inde des       chacune à leur manière. La Chine l’a mise
    années cinquante reste celle de la faim quoti-       en œuvre sous l’ère Mao via son modèle de             2.3. Le retournement
    dienne pour près des deux tiers de la popula-        communes populaires très encadrées politi-            du cycle offre et demande
    tion. En Chine, la répartition est plus égali-       quement. L’Inde s’est appuyée sur les castes
    taire (communisme oblige), mais la produc-           rurales riches et moyennes, notamment les             Hélas, toutes les bonnes choses ont une fin
    tion agricole progresse peu, une fois passé le       communautés Jats dans les États du Pendjab            et les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel !
    rattrapage de la guerre. L’agriculture n’est pas     et de l’Haryana qui sont devenus en quelques          À partir des années quatre-vingts, la Chine,
    une priorité et l’on se contente d’une vaste         années le grenier à blé du pays puisque plus          puis l’Inde sont confrontées à une double
    réforme agraire dans les années cinquante.           de 80 % de l’accroissement de la produc-              inflexion de leur cycle agricole. La baisse ten-
    En Inde, la réforme est encore plus limitée          tion y ont été réalisés durant cette période.         dancielle des prix alimentaires dans le monde
    et confinée à ce qui reste de l’héritage féodal      Particularité du modèle indien : il convient          se conjugue avec les chocs énergétiques
    (zamindar). Dans les deux cas est fait le choix      parfaitement à des zones de fortes densités           de 1974 et 1980 qui renchérissent d’autant le
    d’une industrialisation lourde, de type sovié-       humaines, où la terre est rare et la main-            prix des intrants chimiques et de l’utilisation
138 tique et la modernisation de l’agriculture est                                                             des équipements agricoles : plus de la moitié
                                                         d’œuvre abondante, c’est-à-dire une situation
    reporté à plus tard. Mais, dans un contexte où       diamétralement opposée à celle de l’Afrique           des coûts de production. De plus, la loi des
    leur croissance démographique explose, les           dont la densité de population était à l’époque        rendements décroissants revient par la porte
    deux géants asiatiques vont en réalité devenir       inférieure d’au moins vingt fois à celle des          de derrière. Il devient de plus en plus diffi-
    de plus en plus dépendants des importations          deux géants asiatiques.                               cile de maintenir leur rythme de progression
    alimentaires conçues alors comme une sou-            D’un côté donc, un cercle vertueux agricole,          au fur et à mesure qu’ils atteignent des seuils
    pape face à l’urgence des crises.                    avec deux ou trois récoltes par an et des ren-        élevés. Sans compter les dégâts collatéraux
    Lors de la grande disette de 1958 – 1962, la                                                               de la révolution verte sous forme d’épuise-
                                                         dements qui quintuplent de 2 à 10 tonnes
                                                                                                               ment et de pollution des sols et des nappes
    Chine compte ainsi 30 millions de morts.             par hectare pour chacune d’entre elles. La
                                                                                                               phréatiques. Enfin, la disponibilité des terres
    L’Inde, indépendante, connaît des crises             production indienne de céréales passe ainsi
                                                                                                               agricoles diminue sous l’effet de la croissance
    agricoles régulières, ponctuées par le fameux        de 77 à 180 millions de tonnes entre 1970
                                                                                                               démographique et d’une urbanisation galo-
    cycle des moussons apportant selon les               et 2010, alors que la population augmente
                                                                                                               pante. En Chine, les surfaces consacrées aux
    années trop ou pas assez d’eau, alors que les        de 540 à 1 200 millions de personnes : soit           céréales sont passées de 185 à 167 millions
    systèmes d’irrigation restent primitifs jusque       140 à 150 kg par habitant et par an contre            d’hectares, avec une perte de 500 000 hec-
    dans les années soixante. Or, c’est l’époque où      à peine une centaine au moment de l’indé-             tares de terres agricoles par an. En Inde, l’ex-
    les États-Unis – vu comme le grand ennemi            pendance. La baisse des prix des denrées agri-        plosion urbaine est beaucoup plus récente,
    des régimes communistes ou socialistes –             coles permet aussi de faire reculer la pauvreté,      mais la progression des terres en culture
    maîtrisent en totalité le pouvoir alimentaire        même si – là encore – les modèles chinois             stagne depuis le pic de 1990.
    mondial puisque l’Europe ne se relève que            et indiens diffèrent grandement. En Chine,            Premier résultat : la production agricole croît
    lentement. La situation est devenue double-          l’État autoritaire impose un ciseau des prix          de moins en moins vite. En Chine, la produc-
    ment intenable : géopolitiquement et alimen-         favorables aux urbains et à l’industrie de            tion de céréales n’a augmenté que de 22 %
    tairement. En Inde, c’est le choc de la crise        sorte que la malnutrition disparaît quasiment         depuis les années quatre-vingts contre un tri-
    dramatique de 1965 qui entraîne ainsi le             avant 2000, mais au prix de campagnes plu-            plement dans la phase précédente. En Inde,
    tournant agricole du pays face à l’humiliation       tôt pauvres malgré les mesures de Deng Xiao-          la progression a été un peu plus rapide depuis
    de l’aide alimentaire américaine (PL 480),           ping favorables aux campagnes au début de la
    en pleine guerre avec le Pakistan. Quel tour-        libéralisation des années quatre-vingts 6. Mais
    nant ? Comme dans de nombreux pays en                le modèle a aussi son revers. La faible renta-        6. F. Lemoine, L’Economie de la Chine, éditions La Décou-
    développement, celui de la révolution verte.         bilité dans les campagnes est masquée par un          verte, collection Repères, 5e édition, Paris, 2010.

                                                                            Demeter
L’é m e r g e n c e d u t r i a n g l e C h i n e - I n d e - A f r i q u e

1980 (+ 50 %), mais elle avait doublé dans la      plus encore de la demande liée à deux phé-         tonne–calorie de viande, il faudrait multiplier
phase précédente. Partout, la progression des      nomènes fondamentaux qui se produisent en          d’autant la production mondiale de céréales,
rendements se tasse : +1,2 % par an en Chine       Chine et en Inde comme dans tous les pays          un vrai défi mondial vu sous cet angle ! Chez
dans les années quatre-vingt-dix et +1,6 %         émergents : la hausse du revenu par habitant       les deux géants, la consommation de légumes
en Inde où le niveau reste cependant encore        qui s’accélère à + 6 – 8 % par an et la fameuse    et de fruits s’est également accrue très rapide-
bien inférieur à celui de la Chine. Cet épui-      transition nutritionnelle qui combine hausse       ment, même si elle reste, là encore, assez loin
sement des sols et des techniques, ainsi que la    du niveau de vie et transformation des modes       derrière celle des pays développés, posant à
baisse de la rentabilité des producteurs face      de vie liée à l’urbanisation comme le travail      nouveau un problème d’équité pour la pla-
à la hausse des prix des intrants conduisent       des femmes et les modes alimentaires. De           nète, on y reviendra.
à un ralentissement marqué de l’investisse-        quoi s’agit-il ? Par analogie avec la transition   Au total, ces chocs d’offre et de demande sont
ment privé. Or, ce mouvement coïncide avec         démographique, on observe sur le long terme        bien à l’origine de la fin d’un cycle agricole
la baisse des investissements publics partout      un changement des habitudes alimentaires au        en Chine et en Inde comme dans le reste
dans le monde, notamment en Chine et en            fur et à mesure de l’élévation du niveau de        du monde et c’est ce qu’exprime la volatilité
Inde 7. Les deux géants ont en effet entrepris     vie, avec davantage d’aliments riches en pro-      des marchés, sous l’action d’une spéculation
au même moment, dans les années quatre-            téines comme la viande, les œufs ou le lait        entretenue par la libéralisation des marchés
vingts, leur grande mutation économique            et davantage de variétés comme les fruits, les     financiers et la crise monétaire durable du
consistant en une libéralisation interne et une    légumes ou les plats préparés. L’explosion des     dollar 11.
ouverture à la globalisation.                      classes moyennes et de l’urbanisation conduit
Le dernier coup de frein sur l’offre vient des     à modifier profondément l’équation alimen-         3. Comment nourrir
deux ruptures de la fin du siècle. Il s’agit,      taire du monde émergent, même si les carac-            trois milliards
d’une part, de la concurrence des biocarbu-        téristiques varient selon les pays. En Chine, la       d’êtres humains ?
rants au moment de la nouvelle envolée des         consommation de viande par habitant a ainsi
prix du pétrole, au début des années deux          été multipliée par quatre depuis 1980, celle       Les émeutes de la faim de 2008, puis les
mille, qui réduisent les terres vivrières. Les     de lait par dix et celle des œufs par huit. La     tensions de 2010 ont directement affecté
deux géants sont d’autant plus sensibles à         demande pourrait même s’accroître encore de        les deux géants, mais elles ont aussi révélé
cet usage du sol qu’ils ont peu de ressources      moitié dans les dix ans qui viennent et appro-     combien ils pouvaient à l’avenir jouer sur les
propres en hydrocarbures et que leur dépen-        cher celle des pays occidentaux, voire celle des   marchés agricoles mondiaux. En 2010, selon 139
dance énergétique explose littéralement en         États-Unis que la Chine talonne déjà pour la       l’annuaire Cyclope, le prix du blé a augmenté
même temps que leur décollage. Il s’agit,          consommation de poulet et bat à plate cou-         de 80 %, celui du maïs de 86 % et près de
d’autre part, des perturbations climatiques        ture pour la viande de porc 9. L’Inde se traîne    50 millions de personnes ont à nouveau bas-
croissantes qui introduisent une volatilité        loin derrière, avec seulement 3,5 kg de viande     culé dans la pauvreté au deuxième semestre
persistante de la production et des sources        de porc par habitant. Mais dans ce pays au         2010, sous le seul effet de la hausse des prix
d’approvisionnement peu propice à la sécu-         végétarisme lié à l’hindouisme, c’est déjà         des denrées. Pour la première fois, la Chine et
rité alimentaire de ces super-puissances en        un triplement depuis quinze ans et d’autres        l’Inde ont même fait figure d’accusés. Le rap-
devenir. Les grandes sécheresses en Australie      viandes progressent plus rapidement, tel le        porteur spécial à l’ONU pour le droit à l’ali-
plusieurs années consécutives, peu avant les       poulet dont la consommation double tous les        mentation, Olivier De Schutter, s’inquiète
émeutes de la faim, ont joué un rôle déclen-       cinq ans et dont l’Inde tend à devenir l’un des    par exemple du risque de réagir, comme en
cheur d’une véritable panique sur les marchés      premiers producteurs mondiaux. De plus, la
mondiaux 8. Or, l’Australie par exemple était      progression rapide de la consommation de
devenue un fournisseur-clé de la Chine. En         lait et de produits dérivés (beurre, yaourt)       7. Cf. sur ce sujet les travaux de l’un des grands experts mon-
                                                                                                      diaux de ces deux pays, Gilbert Etienne, Chine-Inde, la grande
Inde, la tentation de se spécialiser sur des       nécessite l’entretien du premier troupeau          compétition (Paris, Dunod, 2007).
cultures à plus forte valeur ajoutée, quitte à     bovin du monde, en raison notamment de             8. Cf. sur le sujet, le rapport Cyclope 2008.
importer davantage de céréales deux à trois        sa faible productivité 10. Pour comprendre la      9. La Chine cumule la consommation réunie des Etats-
                                                                                                      Unis, de l’Union européenne et du Japon. La consommation
fois moins chères sur le marché mondial, sou-      dynamique de la demande, il suffit de compa-       chinoise par habitant est passée de 23 à 46 kg depuis 1980
levait de plus en plus d’oppositions au nom        rer les niveaux de consommation de viandes         et elle représente aujourd’hui la moitié de la consommation
de la souveraineté du pays. Les partisans de       par habitant entre, d’un côté, les États-Unis      mondiale de viande de porc.
cette nouvelle révolution agricole arguaient       et l’Europe et, de l’autre, la Chine et l’Inde.    10. Ce troupeau pose d’ailleurs un problème majeur d’émis-
                                                                                                      sions de gaz méthane qui sont quatre fois plus denses que celle
en effet de la liberté des échanges agricoles      Si chaque Chinois et Indien consommaient           du CO2. Mais la transition vers une industrie bovine moderne
dans le monde pour justifier cette stratégie de    autant de viande qu’un Américain moyen,            n’est pas sans poser des dilemmes cruels à la société indienne,
spécialisation, cohérente avec la faible dispo-    soit 114 kg par an, il faudrait augmenter la       comme le raconte avec plein d’humour Radhika Jha dans Des
                                                                                                      lanternes à leurs cornes attachées (Picquier, 2011). Dans ce beau
nibilité de terres du pays.                        production mondiale d’une centaine de mil-         roman, l’auteur s’attache à une héroïne originale et hautement
Cette déprime de l’offre est intervenue en         lions de tonnes, comparé à une production          symbolique dans une Inde prise entre tradition et modernité :
plein coup de fouet de la demande. Nous            actuelle totale de 250 millions de tonnes.         une vache.
                                                                                                      11. Telle est en tout cas la thèse du grand économiste des
parlons ici non seulement de la demande            Et comme il faut en moyenne dix fois plus          monnaies Barry Eichengreen. Cf. sa tribune dans Syndicate,
liée à l’accroissement démographique, mais         de céréales pour obtenir l’équivalent d’une        Mai 2011.

                                                                      Demeter
L’ a g r i c u l t u r e , c h a m p g é o p o l i t i q u e d u      xxie   siècle

    1974 ou en 2008, avec le développement                duction. Le problème est qu’au moment de              le groupe multinational Monsanto pour les
    en urgence dans les pays pauvres de grandes           sa publication, un milliard d’êtres humains,          semences 13. La Chine et l’Inde y sont direc-
    plantations agro-industrielles pour rassurer          dont plus de 250 millions d’Indiens, souffrait        tement assez peu représentées, même si elles
    les marchés internationaux, mais sans béné-           de la faim. Or, rien ne dit que la « soif ali-        suivent de près les conclusions de ces orga-
    ficier aux plus pauvres. Or, l’Inde et la Chine       mentaire » de la Chine n’exacerbera pas leurs         nismes.
    sont de plus en plus des acteurs majeurs dans         difficultés : ne serait-ce qu’indirectement, par      Le raisonnement est simple : on augmente
    cette évolution.                                      la hausse des prix alimentaires mondiaux, par         d’abord l’utilisation des terres cultivables.
    Dans les deux pays, la disponibilité alimen-          des achats croissants à des pays agro-expor-          Selon la FAO, le potentiel de terres arables
    taire ne pose pas de problème majeur à court          tateurs comme le Brésil ou encore par des             aptes à l’agriculture pluviale serait de
    terme, mais un fort mécontentement social             acquisitions de terres, désormais lots quoti-         4,15 milliards d’hectares, soit près de trois
    est apparu du fait d’une inflation à deux             diens en Afrique. Il s’agit de centaines de mil-      fois l’étendue des surfaces actuellement culti-
    chiffres pour les produits alimentaires. L’Inde       liers d’hectares comme, par exemple, avec le          vées. Mais où ? L’Asie exploiterait déjà plus
    a notamment connu une nouvelle crise des              groupe singapourien Olam qui ne cache pas             de 80 % de ses ressources foncières, voire
    oignons, denrée de base de la cuisine natio-          son objectif de produire de l’huile de palme          plus pour la Chine, et l’Afrique du Nord,
    nale, car le prix a triplé sur certains marchés       et d’autres produits agricoles à destination          jusqu’à 93 %. Par contre, l’Afrique subsaha-
    durant l’hiver 2010. Deux ans après les élec-         principalement des « marchés asiatiques », un         rienne n’en exploiterait que le cinquième et
    tions générales, le gouvernement n’a pas pour         euphémisme qui désigne la Chine de moins              l’Amérique Latine, le sixième. À eux deux,
    autant aboli les contrôles à l’exportation de         en moins auto‑suffisante en la matière. L’Inde        ces continents disposeraient ainsi de près
    certaines denrées, comme le riz à destina-            elle-même se lance dans la course pour sécu-          des deux tiers du potentiel non-exploité
    tion de l’Afrique. Pour le même Olivier De            riser ses approvisionnements, comme en                (Tableau 1). De plus, le potentiel d’irrigation
    Schutter, « le vrai problème n’est pas qu’on ne       témoigne sa diplomatie très active en Afrique         de la seule Afrique subsaharienne ne serait
    produit pas assez, c’est que les revenus en zone      et en Amérique Latine.                                exploité qu’à hauteur de 13 % (Tableau 2).
    rurale sont trop faibles ». Cette explication est     Sur un plan global, la Chine et l’Inde suivent        Ceci permettrait donc de jouer sur la variable
    tout à fait pertinente dans le cas de l’Inde où       une diplomatie qui ressemble un peu à leur            « rendement » avec une intensification des
    de nombreuses ONG sont mobilisées pour                ligne de défense lors des négociations sur le         méthodes de culture. L’Afrique produit
    faire réformer la distribution des stocks ali-        changement climatique : contraindre « le              aujourd’hui l’équivalent de moins de 6 kilos-
140 mentaires disponibles dans le pays, mais sou-         Nord » à prendre ses responsabilités dans ce          calories par hectare et par jour (Kcal/ha/j),
    vent gâchés par l’impéritie des ministères en         domaine si sensible. Plutôt que de les accuser        soit les rendements de l’Asie en 1950, alors
    charge.                                               d’être la source des problèmes alimentaires           que ceux-ci ont aujourd’hui atteint 25 kcal.
    Sur le plan géopolitique enfin, la Chine et           mondiaux, « le Nord » ferait mieux de regar-          L’Amérique Latine serait elle aussi proche des
    l’Inde ont bien vu que la crise alimentaire de        der son mode d’alimentation, sa gestion du            25 kcal et ne pourrait donc miser que sur la
    ce début de siècle a indéniablement consti-           commerce mondial, son absence de transferts           variable « extension des terres ».
    tué l’un des facteurs des révolutions arabes          de technologie à des prix abordables pour
    du printemps 2011 et, de ce fait, introduit                                                                 Mais réussir cette intensification convention-
                                                          la petite paysannerie toujours au cœur du
    un facteur d’instabilité qu’elles considèrent                                                               nelle implique d’engager des moyens consi-
                                                          monde rural de notre planète. Pour autant,
    comme dangereux pour la poursuite de leur                                                                   dérables dans la recherche agronomique afin
                                                          Chindia hésite entre les modèles producti-
    décollage. Ce n’est pas sans raison qu’elles                                                                de sélectionner des céréales plus résistantes,
                                                          vistes et le paradigme de la double révolution
    sont restées toutes les deux très prudentes sur                                                             notamment à la sécheresse, et minimiser les
                                                          verte et sociale.
    les affaires libyennes et encore plus syriennes.                                                            apports en fertilisants et en pesticides. Les
    Outre le précédent du droit d’ingérence, cette                                                              organismes génétiquement modifiés (OGM)
                                                          3.1. La tentation du modèle                          constituent bien sûr l’une des clés de ces
    région du monde est également l’une des                     productiviste et le rôle-clé
    plus fragiles sur le plan agricole, compte tenu                                                             recherches car elles prennent désormais en
                                                                de l’Afrique et des OGM                         compte les contraintes d’un prix croissant de
    de son explosion démographique dans un
    contexte hydrique peu propice.                        Ce modèle bénéficie d’un soutien puissant si          l’énergie fossile, d’une variabilité plus grande
    En réalité, le croisement des défis alimen-           on en juge par la composition de l’alliance           du climat, ainsi que de l’érosion de la bio-
    taires de la Chine, de l’Inde et de l’Afrique         Agra qui a toutes ses entrées à la FAO. Prési-        diversité. Cette nouvelle révolution verte va
    correspond bien à l’image du choc alimen-             dée par l’ancien secrétaire général des Nations       en effet plus loin que la première « en maxi-
    taire mondial que décrivait le regretté profes-       unies, Khofi Anan, elle regroupe notamment            misant la production végétale et animale par
    seur Jean-Yves Carfantan. Que feront donc             des institutions aussi importantes que le             hectare, par goutte d’eau, par kilo d’azote ou
    la Chine, l’Inde, mais aussi l’Afrique dont           Nepad, le CGIAR, les fondations Rocke-
    tout le monde convient qu’ils vont ensemble           feller et Bill et Melinda Gates, les Agences
    jouer un rôle majeur dans la redistribu-              d’aide américaine et britannique, la Banque          12. FAO, World Agriculture towards 2030-50, interim report,
    tion des cartes alimentaires mondiales ? Les          africaine de développement ou la Banque              Rome, 2006.
                                                                                                               13. Marie-Dominique Robin, Le monde selon Monsanto, de la
    hypothèses du rapport de la FAO 12 peuvent            mondiale. De plus, elle bénéficie du soutien         dioxine aux OGM, une multinationale qui vous veut du bien,
    éventuellement se vérifier en termes de pro-          appuyé des principales firmes du secteur, tel        éditions La Découverte, 2008.

                                                                             Demeter
L’é m e r g e n c e d u t r i a n g l e C h i n e - I n d e - A f r i q u e

                                     TABLEAU 1                                                               concurrence avec des projets dédiés aux agro-
         Estimation des terres cultivables exploitées et disponibles en 2005                                 carburants. Ils sont aussi en rivalité avec une
                              (en millions d’hectares)                                                       autre grande zone importatrice, le Moyen-
                                                                                                             Orient, où les problèmes des terres et d’eau
                                                                                           Pourcentage
                            Surfaces         Solde
                                                            Total terres Pourcentage         du solde
                                                                                                             constituent autant de facteurs limitatifs, alors
                            cultivées       de terres
                                                            cultivables déjà exploité        mondial         même que la population continue de s’y
                            en 2005        cultivables
                                                                                           non exploité      accroître rapidement. Les pays du Golfe sont
                                                                                                             les premiers investisseurs fonciers en Afrique,
  Asie                        466                120            586            79 %            5%            où ils investissent une part croissante de leur
  Afrique
                              209                823                           20 %            31 %
                                                                                                             rente pétrolière. Sur le plan géopolitique,
                                                               1 031
  subsaharienne                                                                                              l’Inde et la Chine en ont fait depuis quelques
  Afrique du Nord /
                               92                 7              99            93 %            0%            années des cibles prioritaires qu’elles courti-
  Moyen-Orient                                                                                               sent pour partager avec elle la rente agricole
  Amérique Latine             170                896           1 066           16 %            34 %          de l’Afrique, dans un scénario productiviste
  OCDE                        372                502            874            43 %            19 %          mondialisé. Mais l’Amérique Latine est éga-
  Pays de l’Est               213                284            497            43 %            11 %
                                                                                                             lement la cible de leur nouvelle diplomatie
                                                                                                             car les deux géants ont bien conscience qu’ils
  Total Monde                1 521            2 632            4 153           37 %            100 %         ne pourront pas trop s’affronter aux pays du
                                                                                      Source : FAO 2010      Golfe qui leur fournissent déjà l’essentiel de
                                                                                                             leurs ressources énergétiques.
                                                                                                             Il est toutefois intéressant de noter que les
                                 TABLEAU 2                                                                   deux géants ont été étroitement associés aux
 Estimation du potentiel de terres irrigables en 2010 (en millions d’hectares)                               travaux de l’OCDE qui, en 2008, a consa-
                                    1) Terres irriguées     2) Terres irrigables    Pourcentage 1 / 2
                                                                                                             cré tout un groupe de travail à la promotion
                                                                                                             d’une agriculture commerciale en Afrique et
  Asie du Sud                               79                        142                  56 %
                                                                                                             ce, en insistant sur deux facteurs attractifs 14 :
  Asie de l’Est & du Sud-                                                                                    • Du côté de la demande, « la montée de la
                                            75                        111                  68 %                                                                 141
  Est                                                                                                           Chine et de l’Inde représente une opportunité
  Amérique Latine                           19                        78                   24 %                 nouvelle et potentiellement très significative
  Afrique du Nord
                                            28                        43                   65 %
                                                                                                                pour les exportations agricoles africaines…
  & Moyen-Orient                                                                                                La croissance rapide des revenus de ces deux
  Afrique subsaharienne                     5                         39                   13 %                 géants va probablement provoquer une explo-
                                                                             Source : FAO outlook 2050          sion de leur demande alimentaire. Bien que
                                                                                                                leurs importations agricoles en provenance
                                                                                                                d’Afrique aient rapidement augmenté ces der-
de phosphore minéral ». Mais satisfaire, sans             vers les zones déficitaires et même de plus en        nières années, la Chine et l’Inde ne représen-
remettre en cause la production, les exi-                 plus déficitaires d’Asie : la Chine en premier        tent encore que 7 % de ses exportations ».
gences environnementales actuelles et maî-                lieu, qui accroît ses importations d’huile ali-    • Du côté de l’offre, l’accent est mis par
triser l’utilisation des produits de traitement           mentaire et de soja pour l’alimentation ani-          l’OCDE sur le rôle des multinationales
rend indispensables les progrès génétiques et             male, mais aussi l’Inde dont les besoins sont         du secteur, considérées comme les mieux à
l’obtention de nouvelles variétés aux carac-              en train d’exploser, alors qu’elle exploite déjà      même de gérer cette transition vers la glo-
téristiques adaptées. Les biotechnologies                 l’essentiel de son potentiel foncier. Dans les        balisation de l’agriculture africaine. Sur les
sont ainsi au cœur de la mise au point de ces             deux pays, les possibilités d’intensification         49 firmes géantes du secteur figurant dans
variétés et les OGM en sont une composante                agricole se heurtent à des terres parmi les plus      la liste du Fortune global 500, 25 avaient
majeure. Enfin, il faudrait, pour cette école,            dégradées du monde, si on en juge par le der-         déjà des activités sur le continent africain,
industrialiser l’agriculture qui ne l’est pas             nier rapport du programme des Nations unies           essentiellement concentrées au nord et au
encore en généralisant l’accès au crédit, aux             pour l’environnement (PNUE), ainsi qu’à               sud, mais encore absentes dans la plupart
équipements modernes et à la commercialisa-               une pénurie croissante d’eau. On retrouve             des autres pays. Il y a ici une divergence
tion de l’agriculture encore vivrière.                    ici le triangle Chindiafrique qui, comme              très nette d’intérêt avec la Chine et l’Inde
Une telle intensification dans les deux zones             dans l’énergie, est loin d’être imaginaire ou         qui ne comptent aucune multinationale de
du monde ayant encore des marges agricoles                principalement géopolitique. D’ores et déjà,          poids dans ce secteur et qui ne souhaitent
suppose bien évidemment une redistribution                les firmes chinoises et indiennes investissent        surtout pas dépendre de ces grands trusts
des échanges agricoles mondiaux, en particu-              massivement dans l’agriculture africaine
lier des deux zones potentiellement excéden-              (mais aussi latino-américaine, pour la Chine)      14. Business for Development, Promoting Commercial Agricul-
taires que sont l’Afrique et l’Amérique Latine            par le biais d’achats de terres qui entrent en     ture in Africa, Centre de développement de l’OCDE, 2008.

                                                                             Demeter
L’ a g r i c u l t u r e , c h a m p g é o p o l i t i q u e d u      xxie   siècle

       pour leur approvisionnement alimentaire            géants se disputant le plus vaste château d’eau       verte en Asie, l’économiste Gilbert Étienne
       futur. D’où l’accélération d’une diplomatie        de la planète (l’Himalaya) n’est pas complè-          a résumé la situation par cette formule lapi-
       économique directe avec les États africains.       tement exagérée, mais on peut penser que              daire : « Greniers pleins, ventres vides » 16.
                                                          les deux pays essaieront d’abord de trouver           Le scénario productiviste est d’autant plus
     3.2. Chindia et le paradigme                        un nouveau paradigme d’utilisation de la              instable en termes politiques que rien ne
           de la « révolution doublement                  ressource plutôt que de voir monter des ten-          semble pouvoir arrêter la marée urbaine.
           verte » et sociale                             sions militaires aux résultats bien aléatoires.       Dans les quatre prochaines décennies, les
                                                          En témoigne d’ailleurs, toutes proportions            villes asiatiques devraient gagner près de
    L’une des grandes craintes face au modèle             gardées, le précédent de l’Inde obligée de            2 milliards de nouveaux habitants contre
    productiviste et commercial est son impact            composer avec le Bangladesh.                          900 millions en Afrique et 200 millions en
    sur la soutenabilité environnementale ou éco-         C’est là toutefois que les modèles chinois            Amérique Latine. L’un des facteurs majeurs
    logique de la planète. La Chine comme l’Inde          et indien diffèrent. En Chine, le nouveau             de ce glissement est la persistance d’une pau-
    sont de plus en plus sensibles à ces interro-         paradigme est mis en œuvre par de grosses             vreté rurale, double de la pauvreté urbaine
    gations, compte tenu de l’impact même de              unités ayant accès au meilleur de la recherche        actuelle. Entre 2000 et 2020, les bidonvilles
    la révolution verte, de l’épuisement des sols         publique et au crédit des grandes banques             africains pourraient ainsi accueillir près de
    et des problèmes climatiques. L’agronome              agricoles. En Inde, la structure agraire beau-        250 millions de personnes supplémentaires
    et écologue Gordon Conway a ainsi lancé               coup plus parcellisée entraîne la mise en             et abriter, par exemple, près de la moitié de
    en 1993 le concept de « révolution double-            œuvre de l’un des outils-clés de ce mode              la population du Nigeria. L’Inde se trouve sur
    ment verte », basé sur l’idée que les systèmes        de développement considéré comme alter-               une trajectoire assez similaire, même si elle
    agricoles sont des écosystèmes et non des             natif : la micro-finance. Il est expérimenté          est un peu moins marquée grâce aux efforts
    processus industriels. Il faudrait donc plu-          à une échelle de masse dans le sous-conti-            indéniables du gouvernement en faveur des
    tôt apprendre à piloter le cycle naturel et à         nent depuis de nombreuses années, avec des            populations rurales pauvres, via notamment
    introduire des innovations qui optimisent la          résultats plutôt très positifs. En fait, on est       le fameux Programme d’emploi rural garanti
    production de biomasse, assurent la sécurité          ici dans le deuxième paradigme alternatif,            (NREGA) qui fournit depuis 2004 des
    alimentaire dans le respect de l’environne-           social cette fois et non seulement écologique.        dizaines de millions de journées de travail
    ment et réduisent au maximum l’utilisation            Comme le dit Olivier De Schutter, rappor-             aux ruraux pauvres. Néanmoins, l’Inde pour-
    de ressources rares comme l’eau, les engrais          teur spécial des Nations unies pour le droit          rait compter en 2020 près de 500 millions de
142 ou les pesticides.
                                                          à l’alimentation, « nous comprenons mainte-           citadins, dont encore une centaine dans des
    On entre ici dans l’univers de l’agriculture          nant qu’accroître la production alimentaire et        bidonvilles selon le scénario le plus favorable.
    biologique – ou agro‑écologie – de l’agricul-         éradiquer la faim ou la malnutrition sont deux        La différence par rapport à la Chine tient à
    ture forestière et de la pisciculture soutenable.     objectifs différents, complémentaires peut-être,      un double facteur : le premier est le succès
    Cette révolution est appelée « doublement             mais pas nécessairement liés » 15. Il appuie sa       relatif de la Chine dans la création d’emplois
    verte » parce qu’on améliore les rendements           démonstration sur le fait que 80 % des études         urbains grâce à son statut d’usine du monde
    comme dans la révolution verte conven-                d’impact de la révolution verte des années            et le second résulte de la fin programmée de
    tionnelle, mais en gérant de façon intégrée           soixante-dix ont conclu que les inégalités se         la transition démographique qui réduit dras-
    l’ensemble des ressources naturelles. L’ac-           sont accrues trente ans après et que la malnu-        tiquement l’accroissement annuel de la popu-
    tivité agricole devient alors un « écosystème         trition n’a pas été éradiquée, sauf peut-être en      lation.
    cultivé ». Il s’agit, par exemple, du semis           Chine, mais au prix d’un coût important en
    direct sans labour, de la production intégrée         termes de libertés et d’écologie. La première         3.3. Le triangle
    de cultures utilisant les prédateurs naturels         révolution verte n’a en effet pas profité aux               Chine – Inde – Afrique
    comme les coccinelles contre les insectes nui-        petits paysans souvent installés sur des terres       Pour répondre aux deux défis productiviste
    sibles ou encore d’une rotation judicieuse des        marginales peu fertiles et, encore moins, aux         et agro-écologique, la relation triangulaire
    cultures. Cela comprend également l’utilisa-          femmes écartées de l’accès au crédit et aux ser-      entre les trois continents – appuyée par les
    tion innovante des eaux de pluie soigneuse-           vices techniques de support. Sans compter le          puissantes diasporas chinoise et indienne ins-
    ment collectées dans des réservoirs et utilisées      surendettement lié au coût élevé des intrants         tallées en Afrique – va jouer un rôle majeur,
    de façon parcimonieuse. À titre d’exemple,            et des équipements comme les pompes ou                même si on ignore encore quelles orientations
    l’Afrique subsaharienne n’utilise aujourd’hui,        les motoculteurs. Enfin, la révolution verte          vont l’emporter entre le modèle productiviste
    au mieux, que 5 % de ses eaux de pluie et             constitue le passage d’une agriculture inten-         et le modèle alternatif de la double révolu-
    ceci explique largement que son rendement             sive en travail à un modèle beaucoup plus             tion verte et sociale. Le plus probable semble
    par hectare atteigne à peine une tonne de             capitalistique, qui a entraîné un fort exode
    céréales, soit six à dix fois moins qu’en Asie.       rural faute d’emplois alternatifs et souvent          15. Introduction in World Watch Institute, Innovations that
    Des expériences-pilotes sont menées un peu            vers des mégalopoles déjà surpeuplées. Bref,          nourish the planet, State of the World 2011, Earthscan, 2011.
    partout en Afrique, mais aussi en Inde et en          un transfert des pauvres des campagnes vers           16. La formule concernait surtout l’Inde et l’Asie du Sud-Est.
                                                                                                                Gilbert Étienne, « La révolution verte en Asie : essai de bilan et
    Chine confrontées à une pénurie d’eau crois-          la pauvreté, voire la misère des villes. Dans         perspectives », in Revue Tiers-Monde, Volume 28, N°112, pp.
    sante. L’image de la guerre de l’eau entre deux       un article célèbre sur le bilan de la révolution      909-918, 19

                                                                             Demeter
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