L'émergence du triangle Chine - Inde - Afrique - par Monsieur Jean-Joseph Boillot
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L’é m e r g e n c e d u t r i a n g l e C h i n e - I n d e - A f r i q u e L’émergence du triangle Chine - Inde - Afrique par Monsieur Jean-Joseph Boillot Conseiller Pays émergents au Club du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) 135 Demeter
L’ a g r i c u l t u r e , c h a m p g é o p o l i t i q u e d u xxie siècle INTRODUCTION de processus s’ajoute celui caractérisant pour tout ce qui ressemblerait à une relation des espaces continentaux de cette taille : la de dépendance vis-à-vis d’autres puissances. L’instabilité politique du monde fait peur aux conquête de la puissance. Enfin, le processus De plus, la reconquête de l’indépendance deux géants, ainsi que tout ce qui l’alimente. n’a pas été linéaire. Les deux pays ont d’abord véritable et d’un statut de puissance équi- Et plus encore dans tout ce qui touche à leur connu une phase de repli sur soi qui corres- valent à leur puissance démographique et sécurité alimentaire pour des raisons his- pondait en fait à la construction des bases culturelle s’inscrit dans une trajectoire qui toriques, géopolitiques et tout simplement d’une société moderne. Ce fut le « compter sur leur paraît tout à fait favorable. À un Occi- politiques. La légitimité de leur régime est ses propres forces » de l’ère maoïste et la « self dent déclinant sur le plan démographique et proportionnelle à leur capacité à faire oublier reliance » des années Nehru, puis – de façon économique – un leitmotiv quotidien dans les images d’un passé pas si lointain, où la étonnamment concomitante – une ère de ces deux pays – s’opposerait une fenêtre d’op- faim était la préoccupation première de leur libéralisation et d’ouverture dans les années portunité de la reconquête du pouvoir que population. Mais plus qu’en rétrospective, quatre-vingts, avec les réformes des grands quelques chiffres illustrent bien. c’est désormais en prospective que raisonnent pragmatiques Deng Xiaoping et Manmohan les autorités chinoises et indiennes. La raison Singh. Cette phase semble toucher à sa fin au 1.1. Pouvoir démographique en est simple : les deux géants sont engagés fur et à mesure que les deux économies pren- dans une série de transitions qui sont démo- La Chine et l’Inde sont encore dans leur tran- nent du poids dans le monde et que la pour- sition démographique moderne, marquée graphiques, économiques et, bien sûr, poli- suite de leur expansion relativement extra- tiques comme géopolitiques. par une progression de leur population totale vertie contraste avec le déclin relatif, voire qui en fait les deux grands poids lourds de la Leur équation alimentaire s’inscrit dans absolu du monde riche. Au point d’en être ce carré complexe à gérer et elle va dès lors planète au 21e siècle. S’ajoute surtout l’effet parfois assimilée à une relation causale (les dynamique de ce qu’on appelle la « fenêtre mobiliser trois outils : délocalisations seraient la cause du déclin) et • Les politiques d’offre agricole proprement d’opportunité démographique », qui consti- de sentir un renversement des fronts sur le tue un coup de fouet pour l’économie, pour dites, avec une composante technologique plan des partisans de la globalisation qui sont essentielle autant que l’environnement institutionnel désormais bien plus nombreux en Chindia s’y prête. La proportion d’actifs, en parti- • Les politiques commerciales avec un lien qu’en Occident. Pour éviter ce syndrome de particulièrement fort avec l’Afrique culier de jeunes actifs, dans la population « la corde qui tient le pendu », la Chine et, de totale progresse rapidement, déclenchant un • L’outil géopolitique lui-même pour optimi- façon moindre, l’Inde – sans doute parce que 136 cercle vertueux bien connu : une progression ser la tension dépendance – indépendance l’extraversion et la puissance économique n’y alimentaire qui ne va cesser désormais de des taux d’épargne et d’investissement, mais ont pas atteint le même degré qu’en Chine aussi des taux de salaire attractifs en com- faire partie de leur paysage quotidien : un – comprennent qu’il leur faudra désormais domaine où l’on retrouve en première place paraison des pays développés et enfin, une moins compter sur l’effet d’entraînement du dynamique de la consommation et de l’inves- le continent africain et qui permet de situer reste du monde et, en tout cas, privilégier tissement portée par les jeunes classes d’âge les enjeux agricoles des deux grands géants dans tous les domaines les enjeux de sécurité, actif. Bref, la dynamique du « baby-boom » asiatiques autour d’un véritable ensemble comme le résume parfaitement un livre paru par opposition à celle du « papy krach ». S’en « Chindiafrique » en émergence dans les à New Delhi en 2010 et issu des travaux de suit la fameuse transition vers une économie années à venir 1. réflexion de la très confidentielle Commis- urbaine, industrielle, puis de services d’au- sion sur l’intérêt national 2. tant plus rapide que la croissance est forte. 1. LA RENAISSANCE Cette question de la transition se combine à Or, on n’a jamais connu dans l’histoire éco- DE CHINDIA : la notion de Renaissance. La Chine comme nomique mondiale des taux de croissance L’ÈRE DES TRANSITIONS l’Inde ont une mémoire longue de leur passé. aussi élevés et aussi longtemps qu’en Chine Longtemps premières puissances démogra- depuis trente ans (+ 10 % en moyenne depuis Éclairer les enjeux agricoles et les logiques phiques et économiques du globe 3, elles ont les années quatre-vingts) et qu’en Inde, diplomatiques pour les deux géants asiatiques ensuite connu l’ère de l’humiliation et du depuis les années quatre-vingt-dix (même suppose de rentrer dans la vision du monde déclin à partir de l’expansion coloniale de si le taux de croissance y est plus proche de de leurs dirigeants à un horizon qu’ils fixent l’Occident aux alentours du 18e siècle. En 8 %). Cet atout constitue toutefois aussi des eux-mêmes à 2030 – 2050, tout en compre- 1950, leur poids dans l’économie mondiale défis majeurs, notamment sur le plan agricole : nant les défis quotidiens auxquels sont expo- était tombé à moins de 5 % contre plus de comment nourrir une population qui explose sées des élites formées à l’art du pragmatisme 25 % dans les siècles précédents et elles ont et connaît une progression rapide de ses depuis des générations. Le mot-clé est tran- mal vécu le statut de pays pauvres et sous- sition. développés tellement contrasté avec celui La Chine et l’Inde sont entrées depuis les des « Indes florissantes » décrit par les voya- 1. Voir à ce sujet le livre de l’auteur à paraître aux éditions années cinquante dans l’ère des transitions geurs du 17e siècle ou avec celui de la Chine Odile Jacob en 2012 et dont le titre provisoire est Chindia- qui caractérisent la modernisation de socié- impériale décrit par Marco Polo au 13e siècle. frique, l’essor des trois géants du XXIe siècle. 2. Kumar Rajiv and Santosh Kumar, In the National Interest, tés restées traditionnelles jusqu’à la fin de la Cette humiliation nourrit aujourd’hui une A strategic foreign policy for India, BS books, New Delhi 2010. Deuxième Guerre mondiale. À cet ensemble volonté de revanche et une aversion profonde 3. Cf. sur ce sujet les travaux historiques de Angus Maddisson. Demeter
L’é m e r g e n c e d u t r i a n g l e C h i n e - I n d e - A f r i q u e revenus (transition nutritionnelle) dans un des prochaines décennies montre que ces 2. COMMENT SE PRÉSENTE espace déjà saturé ? On y reviendra par la suite. deux géants sont loin d’être à la pointe de DANS CE CONTEXTE LA la R & D en général, mais qu’elles couvrent QUESTION AGRICOLE ? 1.2. Pouvoir économique parfaitement plus des deux tiers du champ de ces nouvelles technologies 4. La Chine, La Chine et l’Inde sont deux grandes civi- Cette dynamique économique se traduit par qui rentre plus rapidement dans sa phase de lisations agricoles. Tous les spécialistes s’ac- une vigueur telle que les projections dont maturité et dispose d’un modèle de mobili- cordent pour reconnaître qu’elles étaient on dispose pour le monde en 2030 et 2050 sation étatique puissante, apparaît en avance même en avance sur l’Occident dans ce montrent qu’on se trouve bien en présence de sur l’Inde. Mais cette dernière a en fait joué domaine jusqu’au 18e siècle environ, comme deux puissances économiques majeures dans en témoignent les traces de systèmes d’irri- les prochaines décennies, avec une avance la carte de la globalisation de la R & D et elle gation sophistiqués 5. Puis sont arrivés les certaine pour la Chine qu’on peut rattacher attire de plus en plus les centres de recherche deux siècles de famine qui ont laissé des au calendrier de sa transition démographique et développement des grandes multinatio- traces profondes dans l’imaginaire collec- à la fois en avance de vingt ans et beaucoup nales qui y trouvent des bassins d’emploi tif. Parties d’une situation catastrophique à plus resserré dans le temps que dans le cas qualifié très attractifs. Toutes les deux restent l’indépendance – comme dans de nombreux indien. En effet, le retournement démogra- toutefois éloignées de ce qu’on appelle la pays en développement où plus de la moi- phique chinois, accéléré par la politique de frontière technologique dessinée par la puis- tié de la population disposait de moins de l’enfant unique adoptée en 1980, est déjà sance américaine et elles devraient le rester 2 400 calories par jour, un seuil minimal commencé, alors que la transition indienne encore durant plusieurs décennies. considéré comme acceptable – la Chine, va se poursuivre jusqu’au moins 2030. Logi- mais aussi l’Inde malgré ses problèmes de quement, la puissance de la « fenêtre d’oppor- 1.4. Pouvoir géopolitique répartition, ont largement fait face à leur tunité démographique » va glisser de la Chine défi alimentaire. Alors, ne pourraient-elles à l’Inde d’ici à 2020. La question-clé est ici celle de la sécurité au pas refaire le même chemin dans les trente Le pouvoir économique des deux puissances sens large. Compte tenu de leur passé dou- prochaines années ? Pas si simple en réalité. s’affirme d’année en année, à la fois sur le loureux, mais aussi de leur retard de dévelop- Le début du 21e siècle correspond, dans plan du pouvoir attractif de leur marché pement qui obère notamment les capacités ces deux pays-continents comme ailleurs comme on l’a vu pour la Chine qui est deve- militaires de pays ayant fait le choix inverse dans le monde, à la fin d’un cycle long fait 137 nue le premier marché automobile mondial de feu l’URSS (priorité au développement de deux phases bien distinctes : l’extension en 2010, sur le plan de leur compétitivité économique sur la puissance politique), la d’après-guerre du modèle productiviste qui s’exprime au travers des échanges de Chine comme l’Inde ont un souci extrême d’abord dans le Nord développé, puis à une marchandises (Chine) ou de services (Inde) de leur sécurité. Tout ce qui la compromet- grande partie du monde émergent dont la et enfin, sur le plan micro-économique où trait entraverait par là même leur capacité Chine et l’Inde et, ensuite, le retournement les firmes chinoises et indiennes montent du cycle dans les années quatre-vingts, avec de rattrapage et de reconquête de leur sou- progressivement aux premiers rangs du un décroisement des facteurs d’offre et de veraineté au sens large. Or, la vitesse du rat- classement Fortune des 500 plus grandes demande sur fond de crise énergétique et entreprises mondiales. Là encore, ce qui trapage économique est d’autant plus grande que ces économies restent ouvertes, comme climatique. Très clairement, les inquiétudes constitue un atout présente aussi un revers agricoles mondiales soulevées par le rap- de la médaille : risque de protectionnisme elles l’ont découvert dans les années soixante- dix et ce qui a justifié leurs réformes libérales port de la FAO à l’horizon 2050, sur fond de la part des puissances déclinantes, besoin d’émeutes récurrentes de la faim, inquiètent impérieux de matières premières et d’énergie des années quatre-vingts : accès aux marchés au plus haut point la Chine et l’Inde : com- dont ces puissances sont faiblement dotées, pour leurs exportations et importations, accès ment vont-elles nourrir leurs trois milliards autant de défis qui justifient des stratégies de aux technologies les plus modernes, attrac- d’habitants à l’horizon 2050 ? C’est bien le puissance à l’échelle internationale et un bon tion des firmes multinationales qui appor- tiers de la population mondiale attendue et équilibre entre ouverture et autonomie. tent leur savoir-faire et forment la main- donc le tiers du problème, voire plus avec d’œuvre aux techniques modernes, y compris l’effet de richesse prévu. 1.3. Pouvoir technologique de management, etc. La taille continentale Tous les indicateurs convergent pour éta- de leurs économies et leur statut de grande blir que la Chine et l’Inde sont en train de puissance ne leur permettent toutefois pas de conquérir une place de choix sur l’échelle du jouer une stratégie de spécialisation extrême. « pouvoir de la connaissance » grâce à l’abon- Leur sécurité va donc dépendre, d’une part, dance et à la qualité de leur capital humain, de leur capacité à développer chez elle le cœur 4. Silberglitt, Richard et al., The Global technology revolution mais aussi à des politiques publiques qui en de leurs besoins et, d’autre part, d’un système 2020, bio/nano/materials/information trends, drivers,barriers, ont fait une priorité depuis quelques années. d’alliances internationales garantissant l’accès and social implications, the RAND Corporation, Pittsburgh, 2006. L’enquête la plus récente de la Rand Corpora- aux marchés et aux ressources dont elles ont 5. Voir à ce propos les nombreux articles et ouvrages de Gilbert tion sur le contrôle des 25 technologies-clés impérativement besoin. Etienne. Demeter
L’ a g r i c u l t u r e , c h a m p g é o p o l i t i q u e d u xxie siècle 2.1. La situation à l’indépendance 2. 2. Le temps de la révolution contrôle strict des mouvements de popula- verte des années soixante tion par le biais du système du Hokou ou cer- Quelle est la situation au lendemain de la tificat de résidence. En Inde, les paysans sont Seconde Guerre mondiale ? Au-delà des Qu’est-ce que la révolution verte ? C’est à la souvent propriétaires de leur terre et la loi pays riches, le spectre de la famine est encore fois une révolution technique et une révolu- du marché est simplement encadrée par des présent un peu partout dans le monde et tion du monde rural qui supposait une trans- interventions publiques visant à stabiliser les notamment en Asie. En Chine, les magazines formation totale du mode de production : cours et à distribuer un minimum de surplus occidentaux publient les images dramatiques beaucoup d’eau et d’engrais, l’accès au cré- en faveur des plus démunis. En contrepartie, de colonnes de Chinois fuyant la guerre et dit pour financer les semences et les intrants il y a encore 250 millions de mal nourris en la révolution. En Inde, la famine de 1943 avant chaque saison, et une forte intervention raison des inégalités, dans les campagnes, soit fait à nouveau 1,5 million de morts. Il s’agit de l’État tant dans les infrastructures (irriga- les trois quarts des mal nourris et le système certes de la dernière grande famine indienne, tion et route) que sur les marchés et dans la de distribution publique (PDS) reste très comme le fait remarquer judicieusement diffusion des nouvelles techniques de pro- médiocre. Bref, l’éternel dilemme entre voie Amartya Sen pour montrer le lien étroit duction. Mais la Chine et l’Inde l’ont faite autoritaire et voie démocratique. entre colonisation et famines. Mais l’Inde des chacune à leur manière. La Chine l’a mise années cinquante reste celle de la faim quoti- en œuvre sous l’ère Mao via son modèle de 2.3. Le retournement dienne pour près des deux tiers de la popula- communes populaires très encadrées politi- du cycle offre et demande tion. En Chine, la répartition est plus égali- quement. L’Inde s’est appuyée sur les castes taire (communisme oblige), mais la produc- rurales riches et moyennes, notamment les Hélas, toutes les bonnes choses ont une fin tion agricole progresse peu, une fois passé le communautés Jats dans les États du Pendjab et les arbres ne montent jamais jusqu’au ciel ! rattrapage de la guerre. L’agriculture n’est pas et de l’Haryana qui sont devenus en quelques À partir des années quatre-vingts, la Chine, une priorité et l’on se contente d’une vaste années le grenier à blé du pays puisque plus puis l’Inde sont confrontées à une double réforme agraire dans les années cinquante. de 80 % de l’accroissement de la produc- inflexion de leur cycle agricole. La baisse ten- En Inde, la réforme est encore plus limitée tion y ont été réalisés durant cette période. dancielle des prix alimentaires dans le monde et confinée à ce qui reste de l’héritage féodal Particularité du modèle indien : il convient se conjugue avec les chocs énergétiques (zamindar). Dans les deux cas est fait le choix parfaitement à des zones de fortes densités de 1974 et 1980 qui renchérissent d’autant le d’une industrialisation lourde, de type sovié- humaines, où la terre est rare et la main- prix des intrants chimiques et de l’utilisation 138 tique et la modernisation de l’agriculture est des équipements agricoles : plus de la moitié d’œuvre abondante, c’est-à-dire une situation reporté à plus tard. Mais, dans un contexte où diamétralement opposée à celle de l’Afrique des coûts de production. De plus, la loi des leur croissance démographique explose, les dont la densité de population était à l’époque rendements décroissants revient par la porte deux géants asiatiques vont en réalité devenir inférieure d’au moins vingt fois à celle des de derrière. Il devient de plus en plus diffi- de plus en plus dépendants des importations deux géants asiatiques. cile de maintenir leur rythme de progression alimentaires conçues alors comme une sou- D’un côté donc, un cercle vertueux agricole, au fur et à mesure qu’ils atteignent des seuils pape face à l’urgence des crises. avec deux ou trois récoltes par an et des ren- élevés. Sans compter les dégâts collatéraux Lors de la grande disette de 1958 – 1962, la de la révolution verte sous forme d’épuise- dements qui quintuplent de 2 à 10 tonnes ment et de pollution des sols et des nappes Chine compte ainsi 30 millions de morts. par hectare pour chacune d’entre elles. La phréatiques. Enfin, la disponibilité des terres L’Inde, indépendante, connaît des crises production indienne de céréales passe ainsi agricoles diminue sous l’effet de la croissance agricoles régulières, ponctuées par le fameux de 77 à 180 millions de tonnes entre 1970 démographique et d’une urbanisation galo- cycle des moussons apportant selon les et 2010, alors que la population augmente pante. En Chine, les surfaces consacrées aux années trop ou pas assez d’eau, alors que les de 540 à 1 200 millions de personnes : soit céréales sont passées de 185 à 167 millions systèmes d’irrigation restent primitifs jusque 140 à 150 kg par habitant et par an contre d’hectares, avec une perte de 500 000 hec- dans les années soixante. Or, c’est l’époque où à peine une centaine au moment de l’indé- tares de terres agricoles par an. En Inde, l’ex- les États-Unis – vu comme le grand ennemi pendance. La baisse des prix des denrées agri- plosion urbaine est beaucoup plus récente, des régimes communistes ou socialistes – coles permet aussi de faire reculer la pauvreté, mais la progression des terres en culture maîtrisent en totalité le pouvoir alimentaire même si – là encore – les modèles chinois stagne depuis le pic de 1990. mondial puisque l’Europe ne se relève que et indiens diffèrent grandement. En Chine, Premier résultat : la production agricole croît lentement. La situation est devenue double- l’État autoritaire impose un ciseau des prix de moins en moins vite. En Chine, la produc- ment intenable : géopolitiquement et alimen- favorables aux urbains et à l’industrie de tion de céréales n’a augmenté que de 22 % tairement. En Inde, c’est le choc de la crise sorte que la malnutrition disparaît quasiment depuis les années quatre-vingts contre un tri- dramatique de 1965 qui entraîne ainsi le avant 2000, mais au prix de campagnes plu- plement dans la phase précédente. En Inde, tournant agricole du pays face à l’humiliation tôt pauvres malgré les mesures de Deng Xiao- la progression a été un peu plus rapide depuis de l’aide alimentaire américaine (PL 480), ping favorables aux campagnes au début de la en pleine guerre avec le Pakistan. Quel tour- libéralisation des années quatre-vingts 6. Mais nant ? Comme dans de nombreux pays en le modèle a aussi son revers. La faible renta- 6. F. Lemoine, L’Economie de la Chine, éditions La Décou- développement, celui de la révolution verte. bilité dans les campagnes est masquée par un verte, collection Repères, 5e édition, Paris, 2010. Demeter
L’é m e r g e n c e d u t r i a n g l e C h i n e - I n d e - A f r i q u e 1980 (+ 50 %), mais elle avait doublé dans la plus encore de la demande liée à deux phé- tonne–calorie de viande, il faudrait multiplier phase précédente. Partout, la progression des nomènes fondamentaux qui se produisent en d’autant la production mondiale de céréales, rendements se tasse : +1,2 % par an en Chine Chine et en Inde comme dans tous les pays un vrai défi mondial vu sous cet angle ! Chez dans les années quatre-vingt-dix et +1,6 % émergents : la hausse du revenu par habitant les deux géants, la consommation de légumes en Inde où le niveau reste cependant encore qui s’accélère à + 6 – 8 % par an et la fameuse et de fruits s’est également accrue très rapide- bien inférieur à celui de la Chine. Cet épui- transition nutritionnelle qui combine hausse ment, même si elle reste, là encore, assez loin sement des sols et des techniques, ainsi que la du niveau de vie et transformation des modes derrière celle des pays développés, posant à baisse de la rentabilité des producteurs face de vie liée à l’urbanisation comme le travail nouveau un problème d’équité pour la pla- à la hausse des prix des intrants conduisent des femmes et les modes alimentaires. De nète, on y reviendra. à un ralentissement marqué de l’investisse- quoi s’agit-il ? Par analogie avec la transition Au total, ces chocs d’offre et de demande sont ment privé. Or, ce mouvement coïncide avec démographique, on observe sur le long terme bien à l’origine de la fin d’un cycle agricole la baisse des investissements publics partout un changement des habitudes alimentaires au en Chine et en Inde comme dans le reste dans le monde, notamment en Chine et en fur et à mesure de l’élévation du niveau de du monde et c’est ce qu’exprime la volatilité Inde 7. Les deux géants ont en effet entrepris vie, avec davantage d’aliments riches en pro- des marchés, sous l’action d’une spéculation au même moment, dans les années quatre- téines comme la viande, les œufs ou le lait entretenue par la libéralisation des marchés vingts, leur grande mutation économique et davantage de variétés comme les fruits, les financiers et la crise monétaire durable du consistant en une libéralisation interne et une légumes ou les plats préparés. L’explosion des dollar 11. ouverture à la globalisation. classes moyennes et de l’urbanisation conduit Le dernier coup de frein sur l’offre vient des à modifier profondément l’équation alimen- 3. Comment nourrir deux ruptures de la fin du siècle. Il s’agit, taire du monde émergent, même si les carac- trois milliards d’une part, de la concurrence des biocarbu- téristiques varient selon les pays. En Chine, la d’êtres humains ? rants au moment de la nouvelle envolée des consommation de viande par habitant a ainsi prix du pétrole, au début des années deux été multipliée par quatre depuis 1980, celle Les émeutes de la faim de 2008, puis les mille, qui réduisent les terres vivrières. Les de lait par dix et celle des œufs par huit. La tensions de 2010 ont directement affecté deux géants sont d’autant plus sensibles à demande pourrait même s’accroître encore de les deux géants, mais elles ont aussi révélé cet usage du sol qu’ils ont peu de ressources moitié dans les dix ans qui viennent et appro- combien ils pouvaient à l’avenir jouer sur les propres en hydrocarbures et que leur dépen- cher celle des pays occidentaux, voire celle des marchés agricoles mondiaux. En 2010, selon 139 dance énergétique explose littéralement en États-Unis que la Chine talonne déjà pour la l’annuaire Cyclope, le prix du blé a augmenté même temps que leur décollage. Il s’agit, consommation de poulet et bat à plate cou- de 80 %, celui du maïs de 86 % et près de d’autre part, des perturbations climatiques ture pour la viande de porc 9. L’Inde se traîne 50 millions de personnes ont à nouveau bas- croissantes qui introduisent une volatilité loin derrière, avec seulement 3,5 kg de viande culé dans la pauvreté au deuxième semestre persistante de la production et des sources de porc par habitant. Mais dans ce pays au 2010, sous le seul effet de la hausse des prix d’approvisionnement peu propice à la sécu- végétarisme lié à l’hindouisme, c’est déjà des denrées. Pour la première fois, la Chine et rité alimentaire de ces super-puissances en un triplement depuis quinze ans et d’autres l’Inde ont même fait figure d’accusés. Le rap- devenir. Les grandes sécheresses en Australie viandes progressent plus rapidement, tel le porteur spécial à l’ONU pour le droit à l’ali- plusieurs années consécutives, peu avant les poulet dont la consommation double tous les mentation, Olivier De Schutter, s’inquiète émeutes de la faim, ont joué un rôle déclen- cinq ans et dont l’Inde tend à devenir l’un des par exemple du risque de réagir, comme en cheur d’une véritable panique sur les marchés premiers producteurs mondiaux. De plus, la mondiaux 8. Or, l’Australie par exemple était progression rapide de la consommation de devenue un fournisseur-clé de la Chine. En lait et de produits dérivés (beurre, yaourt) 7. Cf. sur ce sujet les travaux de l’un des grands experts mon- diaux de ces deux pays, Gilbert Etienne, Chine-Inde, la grande Inde, la tentation de se spécialiser sur des nécessite l’entretien du premier troupeau compétition (Paris, Dunod, 2007). cultures à plus forte valeur ajoutée, quitte à bovin du monde, en raison notamment de 8. Cf. sur le sujet, le rapport Cyclope 2008. importer davantage de céréales deux à trois sa faible productivité 10. Pour comprendre la 9. La Chine cumule la consommation réunie des Etats- Unis, de l’Union européenne et du Japon. La consommation fois moins chères sur le marché mondial, sou- dynamique de la demande, il suffit de compa- chinoise par habitant est passée de 23 à 46 kg depuis 1980 levait de plus en plus d’oppositions au nom rer les niveaux de consommation de viandes et elle représente aujourd’hui la moitié de la consommation de la souveraineté du pays. Les partisans de par habitant entre, d’un côté, les États-Unis mondiale de viande de porc. cette nouvelle révolution agricole arguaient et l’Europe et, de l’autre, la Chine et l’Inde. 10. Ce troupeau pose d’ailleurs un problème majeur d’émis- sions de gaz méthane qui sont quatre fois plus denses que celle en effet de la liberté des échanges agricoles Si chaque Chinois et Indien consommaient du CO2. Mais la transition vers une industrie bovine moderne dans le monde pour justifier cette stratégie de autant de viande qu’un Américain moyen, n’est pas sans poser des dilemmes cruels à la société indienne, spécialisation, cohérente avec la faible dispo- soit 114 kg par an, il faudrait augmenter la comme le raconte avec plein d’humour Radhika Jha dans Des lanternes à leurs cornes attachées (Picquier, 2011). Dans ce beau nibilité de terres du pays. production mondiale d’une centaine de mil- roman, l’auteur s’attache à une héroïne originale et hautement Cette déprime de l’offre est intervenue en lions de tonnes, comparé à une production symbolique dans une Inde prise entre tradition et modernité : plein coup de fouet de la demande. Nous actuelle totale de 250 millions de tonnes. une vache. 11. Telle est en tout cas la thèse du grand économiste des parlons ici non seulement de la demande Et comme il faut en moyenne dix fois plus monnaies Barry Eichengreen. Cf. sa tribune dans Syndicate, liée à l’accroissement démographique, mais de céréales pour obtenir l’équivalent d’une Mai 2011. Demeter
L’ a g r i c u l t u r e , c h a m p g é o p o l i t i q u e d u xxie siècle 1974 ou en 2008, avec le développement duction. Le problème est qu’au moment de le groupe multinational Monsanto pour les en urgence dans les pays pauvres de grandes sa publication, un milliard d’êtres humains, semences 13. La Chine et l’Inde y sont direc- plantations agro-industrielles pour rassurer dont plus de 250 millions d’Indiens, souffrait tement assez peu représentées, même si elles les marchés internationaux, mais sans béné- de la faim. Or, rien ne dit que la « soif ali- suivent de près les conclusions de ces orga- ficier aux plus pauvres. Or, l’Inde et la Chine mentaire » de la Chine n’exacerbera pas leurs nismes. sont de plus en plus des acteurs majeurs dans difficultés : ne serait-ce qu’indirectement, par Le raisonnement est simple : on augmente cette évolution. la hausse des prix alimentaires mondiaux, par d’abord l’utilisation des terres cultivables. Dans les deux pays, la disponibilité alimen- des achats croissants à des pays agro-expor- Selon la FAO, le potentiel de terres arables taire ne pose pas de problème majeur à court tateurs comme le Brésil ou encore par des aptes à l’agriculture pluviale serait de terme, mais un fort mécontentement social acquisitions de terres, désormais lots quoti- 4,15 milliards d’hectares, soit près de trois est apparu du fait d’une inflation à deux diens en Afrique. Il s’agit de centaines de mil- fois l’étendue des surfaces actuellement culti- chiffres pour les produits alimentaires. L’Inde liers d’hectares comme, par exemple, avec le vées. Mais où ? L’Asie exploiterait déjà plus a notamment connu une nouvelle crise des groupe singapourien Olam qui ne cache pas de 80 % de ses ressources foncières, voire oignons, denrée de base de la cuisine natio- son objectif de produire de l’huile de palme plus pour la Chine, et l’Afrique du Nord, nale, car le prix a triplé sur certains marchés et d’autres produits agricoles à destination jusqu’à 93 %. Par contre, l’Afrique subsaha- durant l’hiver 2010. Deux ans après les élec- principalement des « marchés asiatiques », un rienne n’en exploiterait que le cinquième et tions générales, le gouvernement n’a pas pour euphémisme qui désigne la Chine de moins l’Amérique Latine, le sixième. À eux deux, autant aboli les contrôles à l’exportation de en moins auto‑suffisante en la matière. L’Inde ces continents disposeraient ainsi de près certaines denrées, comme le riz à destina- elle-même se lance dans la course pour sécu- des deux tiers du potentiel non-exploité tion de l’Afrique. Pour le même Olivier De riser ses approvisionnements, comme en (Tableau 1). De plus, le potentiel d’irrigation Schutter, « le vrai problème n’est pas qu’on ne témoigne sa diplomatie très active en Afrique de la seule Afrique subsaharienne ne serait produit pas assez, c’est que les revenus en zone et en Amérique Latine. exploité qu’à hauteur de 13 % (Tableau 2). rurale sont trop faibles ». Cette explication est Sur un plan global, la Chine et l’Inde suivent Ceci permettrait donc de jouer sur la variable tout à fait pertinente dans le cas de l’Inde où une diplomatie qui ressemble un peu à leur « rendement » avec une intensification des de nombreuses ONG sont mobilisées pour ligne de défense lors des négociations sur le méthodes de culture. L’Afrique produit faire réformer la distribution des stocks ali- changement climatique : contraindre « le aujourd’hui l’équivalent de moins de 6 kilos- 140 mentaires disponibles dans le pays, mais sou- Nord » à prendre ses responsabilités dans ce calories par hectare et par jour (Kcal/ha/j), vent gâchés par l’impéritie des ministères en domaine si sensible. Plutôt que de les accuser soit les rendements de l’Asie en 1950, alors charge. d’être la source des problèmes alimentaires que ceux-ci ont aujourd’hui atteint 25 kcal. Sur le plan géopolitique enfin, la Chine et mondiaux, « le Nord » ferait mieux de regar- L’Amérique Latine serait elle aussi proche des l’Inde ont bien vu que la crise alimentaire de der son mode d’alimentation, sa gestion du 25 kcal et ne pourrait donc miser que sur la ce début de siècle a indéniablement consti- commerce mondial, son absence de transferts variable « extension des terres ». tué l’un des facteurs des révolutions arabes de technologie à des prix abordables pour du printemps 2011 et, de ce fait, introduit Mais réussir cette intensification convention- la petite paysannerie toujours au cœur du un facteur d’instabilité qu’elles considèrent nelle implique d’engager des moyens consi- monde rural de notre planète. Pour autant, comme dangereux pour la poursuite de leur dérables dans la recherche agronomique afin Chindia hésite entre les modèles producti- décollage. Ce n’est pas sans raison qu’elles de sélectionner des céréales plus résistantes, vistes et le paradigme de la double révolution sont restées toutes les deux très prudentes sur notamment à la sécheresse, et minimiser les verte et sociale. les affaires libyennes et encore plus syriennes. apports en fertilisants et en pesticides. Les Outre le précédent du droit d’ingérence, cette organismes génétiquement modifiés (OGM) 3.1. La tentation du modèle constituent bien sûr l’une des clés de ces région du monde est également l’une des productiviste et le rôle-clé plus fragiles sur le plan agricole, compte tenu recherches car elles prennent désormais en de l’Afrique et des OGM compte les contraintes d’un prix croissant de de son explosion démographique dans un contexte hydrique peu propice. Ce modèle bénéficie d’un soutien puissant si l’énergie fossile, d’une variabilité plus grande En réalité, le croisement des défis alimen- on en juge par la composition de l’alliance du climat, ainsi que de l’érosion de la bio- taires de la Chine, de l’Inde et de l’Afrique Agra qui a toutes ses entrées à la FAO. Prési- diversité. Cette nouvelle révolution verte va correspond bien à l’image du choc alimen- dée par l’ancien secrétaire général des Nations en effet plus loin que la première « en maxi- taire mondial que décrivait le regretté profes- unies, Khofi Anan, elle regroupe notamment misant la production végétale et animale par seur Jean-Yves Carfantan. Que feront donc des institutions aussi importantes que le hectare, par goutte d’eau, par kilo d’azote ou la Chine, l’Inde, mais aussi l’Afrique dont Nepad, le CGIAR, les fondations Rocke- tout le monde convient qu’ils vont ensemble feller et Bill et Melinda Gates, les Agences jouer un rôle majeur dans la redistribu- d’aide américaine et britannique, la Banque 12. FAO, World Agriculture towards 2030-50, interim report, tion des cartes alimentaires mondiales ? Les africaine de développement ou la Banque Rome, 2006. 13. Marie-Dominique Robin, Le monde selon Monsanto, de la hypothèses du rapport de la FAO 12 peuvent mondiale. De plus, elle bénéficie du soutien dioxine aux OGM, une multinationale qui vous veut du bien, éventuellement se vérifier en termes de pro- appuyé des principales firmes du secteur, tel éditions La Découverte, 2008. Demeter
L’é m e r g e n c e d u t r i a n g l e C h i n e - I n d e - A f r i q u e TABLEAU 1 concurrence avec des projets dédiés aux agro- Estimation des terres cultivables exploitées et disponibles en 2005 carburants. Ils sont aussi en rivalité avec une (en millions d’hectares) autre grande zone importatrice, le Moyen- Orient, où les problèmes des terres et d’eau Pourcentage Surfaces Solde Total terres Pourcentage du solde constituent autant de facteurs limitatifs, alors cultivées de terres cultivables déjà exploité mondial même que la population continue de s’y en 2005 cultivables non exploité accroître rapidement. Les pays du Golfe sont les premiers investisseurs fonciers en Afrique, Asie 466 120 586 79 % 5% où ils investissent une part croissante de leur Afrique 209 823 20 % 31 % rente pétrolière. Sur le plan géopolitique, 1 031 subsaharienne l’Inde et la Chine en ont fait depuis quelques Afrique du Nord / 92 7 99 93 % 0% années des cibles prioritaires qu’elles courti- Moyen-Orient sent pour partager avec elle la rente agricole Amérique Latine 170 896 1 066 16 % 34 % de l’Afrique, dans un scénario productiviste OCDE 372 502 874 43 % 19 % mondialisé. Mais l’Amérique Latine est éga- Pays de l’Est 213 284 497 43 % 11 % lement la cible de leur nouvelle diplomatie car les deux géants ont bien conscience qu’ils Total Monde 1 521 2 632 4 153 37 % 100 % ne pourront pas trop s’affronter aux pays du Source : FAO 2010 Golfe qui leur fournissent déjà l’essentiel de leurs ressources énergétiques. Il est toutefois intéressant de noter que les TABLEAU 2 deux géants ont été étroitement associés aux Estimation du potentiel de terres irrigables en 2010 (en millions d’hectares) travaux de l’OCDE qui, en 2008, a consa- 1) Terres irriguées 2) Terres irrigables Pourcentage 1 / 2 cré tout un groupe de travail à la promotion d’une agriculture commerciale en Afrique et Asie du Sud 79 142 56 % ce, en insistant sur deux facteurs attractifs 14 : Asie de l’Est & du Sud- • Du côté de la demande, « la montée de la 75 111 68 % 141 Est Chine et de l’Inde représente une opportunité Amérique Latine 19 78 24 % nouvelle et potentiellement très significative Afrique du Nord 28 43 65 % pour les exportations agricoles africaines… & Moyen-Orient La croissance rapide des revenus de ces deux Afrique subsaharienne 5 39 13 % géants va probablement provoquer une explo- Source : FAO outlook 2050 sion de leur demande alimentaire. Bien que leurs importations agricoles en provenance d’Afrique aient rapidement augmenté ces der- de phosphore minéral ». Mais satisfaire, sans vers les zones déficitaires et même de plus en nières années, la Chine et l’Inde ne représen- remettre en cause la production, les exi- plus déficitaires d’Asie : la Chine en premier tent encore que 7 % de ses exportations ». gences environnementales actuelles et maî- lieu, qui accroît ses importations d’huile ali- • Du côté de l’offre, l’accent est mis par triser l’utilisation des produits de traitement mentaire et de soja pour l’alimentation ani- l’OCDE sur le rôle des multinationales rend indispensables les progrès génétiques et male, mais aussi l’Inde dont les besoins sont du secteur, considérées comme les mieux à l’obtention de nouvelles variétés aux carac- en train d’exploser, alors qu’elle exploite déjà même de gérer cette transition vers la glo- téristiques adaptées. Les biotechnologies l’essentiel de son potentiel foncier. Dans les balisation de l’agriculture africaine. Sur les sont ainsi au cœur de la mise au point de ces deux pays, les possibilités d’intensification 49 firmes géantes du secteur figurant dans variétés et les OGM en sont une composante agricole se heurtent à des terres parmi les plus la liste du Fortune global 500, 25 avaient majeure. Enfin, il faudrait, pour cette école, dégradées du monde, si on en juge par le der- déjà des activités sur le continent africain, industrialiser l’agriculture qui ne l’est pas nier rapport du programme des Nations unies essentiellement concentrées au nord et au encore en généralisant l’accès au crédit, aux pour l’environnement (PNUE), ainsi qu’à sud, mais encore absentes dans la plupart équipements modernes et à la commercialisa- une pénurie croissante d’eau. On retrouve des autres pays. Il y a ici une divergence tion de l’agriculture encore vivrière. ici le triangle Chindiafrique qui, comme très nette d’intérêt avec la Chine et l’Inde Une telle intensification dans les deux zones dans l’énergie, est loin d’être imaginaire ou qui ne comptent aucune multinationale de du monde ayant encore des marges agricoles principalement géopolitique. D’ores et déjà, poids dans ce secteur et qui ne souhaitent suppose bien évidemment une redistribution les firmes chinoises et indiennes investissent surtout pas dépendre de ces grands trusts des échanges agricoles mondiaux, en particu- massivement dans l’agriculture africaine lier des deux zones potentiellement excéden- (mais aussi latino-américaine, pour la Chine) 14. Business for Development, Promoting Commercial Agricul- taires que sont l’Afrique et l’Amérique Latine par le biais d’achats de terres qui entrent en ture in Africa, Centre de développement de l’OCDE, 2008. Demeter
L’ a g r i c u l t u r e , c h a m p g é o p o l i t i q u e d u xxie siècle pour leur approvisionnement alimentaire géants se disputant le plus vaste château d’eau verte en Asie, l’économiste Gilbert Étienne futur. D’où l’accélération d’une diplomatie de la planète (l’Himalaya) n’est pas complè- a résumé la situation par cette formule lapi- économique directe avec les États africains. tement exagérée, mais on peut penser que daire : « Greniers pleins, ventres vides » 16. les deux pays essaieront d’abord de trouver Le scénario productiviste est d’autant plus 3.2. Chindia et le paradigme un nouveau paradigme d’utilisation de la instable en termes politiques que rien ne de la « révolution doublement ressource plutôt que de voir monter des ten- semble pouvoir arrêter la marée urbaine. verte » et sociale sions militaires aux résultats bien aléatoires. Dans les quatre prochaines décennies, les En témoigne d’ailleurs, toutes proportions villes asiatiques devraient gagner près de L’une des grandes craintes face au modèle gardées, le précédent de l’Inde obligée de 2 milliards de nouveaux habitants contre productiviste et commercial est son impact composer avec le Bangladesh. 900 millions en Afrique et 200 millions en sur la soutenabilité environnementale ou éco- C’est là toutefois que les modèles chinois Amérique Latine. L’un des facteurs majeurs logique de la planète. La Chine comme l’Inde et indien diffèrent. En Chine, le nouveau de ce glissement est la persistance d’une pau- sont de plus en plus sensibles à ces interro- paradigme est mis en œuvre par de grosses vreté rurale, double de la pauvreté urbaine gations, compte tenu de l’impact même de unités ayant accès au meilleur de la recherche actuelle. Entre 2000 et 2020, les bidonvilles la révolution verte, de l’épuisement des sols publique et au crédit des grandes banques africains pourraient ainsi accueillir près de et des problèmes climatiques. L’agronome agricoles. En Inde, la structure agraire beau- 250 millions de personnes supplémentaires et écologue Gordon Conway a ainsi lancé coup plus parcellisée entraîne la mise en et abriter, par exemple, près de la moitié de en 1993 le concept de « révolution double- œuvre de l’un des outils-clés de ce mode la population du Nigeria. L’Inde se trouve sur ment verte », basé sur l’idée que les systèmes de développement considéré comme alter- une trajectoire assez similaire, même si elle agricoles sont des écosystèmes et non des natif : la micro-finance. Il est expérimenté est un peu moins marquée grâce aux efforts processus industriels. Il faudrait donc plu- à une échelle de masse dans le sous-conti- indéniables du gouvernement en faveur des tôt apprendre à piloter le cycle naturel et à nent depuis de nombreuses années, avec des populations rurales pauvres, via notamment introduire des innovations qui optimisent la résultats plutôt très positifs. En fait, on est le fameux Programme d’emploi rural garanti production de biomasse, assurent la sécurité ici dans le deuxième paradigme alternatif, (NREGA) qui fournit depuis 2004 des alimentaire dans le respect de l’environne- social cette fois et non seulement écologique. dizaines de millions de journées de travail ment et réduisent au maximum l’utilisation Comme le dit Olivier De Schutter, rappor- aux ruraux pauvres. Néanmoins, l’Inde pour- de ressources rares comme l’eau, les engrais teur spécial des Nations unies pour le droit rait compter en 2020 près de 500 millions de 142 ou les pesticides. à l’alimentation, « nous comprenons mainte- citadins, dont encore une centaine dans des On entre ici dans l’univers de l’agriculture nant qu’accroître la production alimentaire et bidonvilles selon le scénario le plus favorable. biologique – ou agro‑écologie – de l’agricul- éradiquer la faim ou la malnutrition sont deux La différence par rapport à la Chine tient à ture forestière et de la pisciculture soutenable. objectifs différents, complémentaires peut-être, un double facteur : le premier est le succès Cette révolution est appelée « doublement mais pas nécessairement liés » 15. Il appuie sa relatif de la Chine dans la création d’emplois verte » parce qu’on améliore les rendements démonstration sur le fait que 80 % des études urbains grâce à son statut d’usine du monde comme dans la révolution verte conven- d’impact de la révolution verte des années et le second résulte de la fin programmée de tionnelle, mais en gérant de façon intégrée soixante-dix ont conclu que les inégalités se la transition démographique qui réduit dras- l’ensemble des ressources naturelles. L’ac- sont accrues trente ans après et que la malnu- tiquement l’accroissement annuel de la popu- tivité agricole devient alors un « écosystème trition n’a pas été éradiquée, sauf peut-être en lation. cultivé ». Il s’agit, par exemple, du semis Chine, mais au prix d’un coût important en direct sans labour, de la production intégrée termes de libertés et d’écologie. La première 3.3. Le triangle de cultures utilisant les prédateurs naturels révolution verte n’a en effet pas profité aux Chine – Inde – Afrique comme les coccinelles contre les insectes nui- petits paysans souvent installés sur des terres Pour répondre aux deux défis productiviste sibles ou encore d’une rotation judicieuse des marginales peu fertiles et, encore moins, aux et agro-écologique, la relation triangulaire cultures. Cela comprend également l’utilisa- femmes écartées de l’accès au crédit et aux ser- entre les trois continents – appuyée par les tion innovante des eaux de pluie soigneuse- vices techniques de support. Sans compter le puissantes diasporas chinoise et indienne ins- ment collectées dans des réservoirs et utilisées surendettement lié au coût élevé des intrants tallées en Afrique – va jouer un rôle majeur, de façon parcimonieuse. À titre d’exemple, et des équipements comme les pompes ou même si on ignore encore quelles orientations l’Afrique subsaharienne n’utilise aujourd’hui, les motoculteurs. Enfin, la révolution verte vont l’emporter entre le modèle productiviste au mieux, que 5 % de ses eaux de pluie et constitue le passage d’une agriculture inten- et le modèle alternatif de la double révolu- ceci explique largement que son rendement sive en travail à un modèle beaucoup plus tion verte et sociale. Le plus probable semble par hectare atteigne à peine une tonne de capitalistique, qui a entraîné un fort exode céréales, soit six à dix fois moins qu’en Asie. rural faute d’emplois alternatifs et souvent 15. Introduction in World Watch Institute, Innovations that Des expériences-pilotes sont menées un peu vers des mégalopoles déjà surpeuplées. Bref, nourish the planet, State of the World 2011, Earthscan, 2011. partout en Afrique, mais aussi en Inde et en un transfert des pauvres des campagnes vers 16. La formule concernait surtout l’Inde et l’Asie du Sud-Est. Gilbert Étienne, « La révolution verte en Asie : essai de bilan et Chine confrontées à une pénurie d’eau crois- la pauvreté, voire la misère des villes. Dans perspectives », in Revue Tiers-Monde, Volume 28, N°112, pp. sante. L’image de la guerre de l’eau entre deux un article célèbre sur le bilan de la révolution 909-918, 19 Demeter
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