L'Espagne face au laxisme marocain

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L’Espagne face au laxisme
             marocain
                              Gilles Delmote

         L'augmentation des flux d'immigration clandestine du
         Maroc vers l'Espagne a provoqué début 2002 une crise
         diplomatique entre ces deux pays. Le phénomène touche
         non seulement le détroit de Gibraltar et les enclaves de
         Ceuta et Melilla mais aussi les îles Canaries

 S
        i en France les médias ont rapporté les débarquements de
        centaines d’immigrés sur les côtes italiennes, ils n’abordent
        que très rarement l’immigration clandestine africaine passant
par l’Espagne. Cette immigration, certes moins spectaculaire, n’en
demeure pas moins dramatique par le nombre élevé de noyades
qu’elle a jusqu’à présent entraîné. Depuis 1991 – date de l’instauration
en Espagne du visa pour les Nord-africains et de l’adhésion de ce pays
aux accords de Schengen –, les quotidiens nationaux ou régionaux
espagnols évoquent régulièrement le phénomène des pateras, frêles
embarcations chargées d’immigrés maghrébins ou subsahariens
débarquant sur les plages andalouses.
  Bien qu’au début des années 90 l’Espagne ne soit pas encore vérita-
blement une terre de prédilection pour l’émigration nord-africaine, sa
situation géographique lui confère une fonction de «porte européenne
du Maghreb»1. Les médias, parfois accusés de propager le sentiment
d’«invasion» auprès de l’opinion publique espagnole, ont surtout
largement relaté le drame humain vécu par ces candidats à l’eldorado
européen, ainsi que l’évolution des voies d’immigration et des
réseaux mafieux qui les contrôlent. La tournure particulièrement
dramatique que prend l’émigration clandestine nord-africaine vers
l’Europe est pour une large part due à la singularité de la frontière de
l’Espagne avec le «Sud». Celle-ci se décompose en trois zones qui
constituent autant de voies d’accès – incertaines – à la péninsule
ibérique.

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Le détroit de Gibraltar

  La première zone est celle du détroit de Gibraltar, large de 14 km
dans sa partie la plus étroite. Les courants marins et le vent y sont
capricieux et ont été à l’origine de centaines de noyades et de dispari-
tions. Après l’instauration du visa pour les ressortissants du Maghreb
le 15 mai 1991, de nombreuses pateras entreprennent de traverser illé-
galement le détroit pour alimenter les marchés européens du travail
non déclaré. L’Espagne dont l’économie est en pleine mutation a, elle
aussi, un besoin vital de main-d’œuvre dans les secteurs du bâtiment,
de l’hôtellerie et de l’agriculture. Mais les emplois proposés sont mal
rémunérés et, pour la plupart, délaissés par les Espagnols. Cette situa-
tion génère un flux important d’immigration clandestine essentielle-
ment marocaine2 et conduit en février 1992 le gouvernement socialiste
de Felipe Gonzalez à signer avec les autorités marocaines un traité sur
la réadmission des immigrés clandestins. A partir de mars 1993, une
politique de quotas est mise en place et fixe annuellement le nombre
d’emplois déclarés attribués aux ressortissants des principaux pays
d’émigration. Mais l’immigration clandestine ne se tarit pas. Une des
dernières mesures du gouvernement de Felipe Gonzalez consiste
donc à réformer la législation relative aux étrangers datant de 1985.
Un processus de régularisation est organisé afin de faciliter les possi-
bilités d’intégration sociale des immigrés clandestins. Le nombre de
pateras franchissant le détroit se multiplie à cette occasion : les réseaux
de passeurs contrôlant les traversées font en effet espérer une régula-
risation rapide aux candidats au départ toujours plus nombreux. Les
médias ne cessent dès lors d’employer le terme d’«avalanches»3 d’im-
migrés sur les plages andalouses. Ces «avalanches» découlent concrè-
tement d’une stratégie des mafias qui les organisent, parvenant ainsi
à saturer les services de surveillance maritime de la zone du détroit.
Les départs s’effectuent principalement de nuit à partir de la côte
marocaine située entre Tanger et l’enclave espagnole de Ceuta pour
accoster sur les rivages de la province de Cadix, notamment dans le
secteur d’Algésiras.
  Face à ce flux d’immigrés clandestins, le nouveau gouvernement de
José Maria Aznar met en place au début de l’année 1997 le Plan Sur
qui renforce les moyens de contrôle des eaux du détroit. Cette
surveillance ne concerne pas uniquement les pateras, mais aussi l’en-
semble du trafic maritime entre les deux rives : des pêcheurs espa-
gnols sont arrêtés pour trafic d’immigrés et les fouilles de véhicules

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Les points de passage : Espagne

empruntant les car-ferries donnent lieu à des interpellations. La
surveillance du détroit se renforçant au fil des ans, les passeurs diver-
sifient leurs itinéraires pour débarquer sur les plages des provinces de
Malaga et de Grenade. Les traversées, plus longues, sont aussi plus
dangereuses et provoquent de nombreuses disparitions. Elles ne
découragent pas pour autant les candidats à l’émigration : en 1998,
certaines ONG espagnoles comptabilisent plus de 300 noyés et 1000
disparus au cours des cinq années écoulées4. Les organisations huma-
nitaires chargées par les pouvoirs publics de gérer l’accueil des immi-
grés clandestins tentent de sensibiliser la société espagnole à cette
hécatombe qui s’amplifie en 1999 et 20005… sans grand résultat.
  Mais au début de la seconde législature de José Maria Aznar, la
question de l’immigration devient un véritable thème de politique
intérieure. Le gouvernement oriente en effet clairement sa politique
de l’immigration vers les questions de contrôle. En décembre 2000, il
parvient à restreindre les droits des immigrés clandestins en réfor-
mant une loi ambitieuse sur les étrangers votée un an plus tôt par la
majorité des parlementaires. L’organisation du processus de régulari-
sation prévu par cette loi est maintenue et s’accompagne d’une forte
augmentation du nombre des pateras dans le détroit : 527 embarca-
tions interceptées en 2000 contre 281 en 1999. Il apparaît clairement
que ce nouveau processus de régularisation visant à réduire fortement
le nombre de travailleurs clandestins est mis à profit par les organisa-
tions mafieuses pour encourager les départs vers l’Espagne, ce qui
contribue à maintenir une forte proportion d’immigrés irréguliers.
  Les moyens de la Guardia Civil devenant au fil du temps plus
adaptés et plus performants (vedettes rapides, hélicoptères,
surveillance nocturne), les mafias s’adaptent. Les simples pateras sont
remplacées par des embarcations plus rapides et transportant plus de
passagers (ce qui augmente les bénéfices). Les passeurs sont équipés
de téléphones portables afin de déterminer au dernier moment les
lieux de rendez-vous sur les plages espagnoles.
  Ancré dans une logique de «blindage»6 de la frontière sud, le gouver-
nement de José Maria Aznar souhaite aujourd’hui accentuer la
surveillance de la zone du détroit par la mise en oeuvre du plan SIVE
(Sistema Integral de Vigilancia Exterior). Ce système devrait à terme être
composé d’un ensemble de trois tours de surveillance radar et
optique, d’un centre de coordination situé à Algésiras et d’unités de
surveillance électronique mobiles. Si la réalisation de cette structure
annoncée pour juin 2001 est depuis régulièrement repoussée,

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l’efficacité de la surveillance du détroit de Gibraltar n’en demeure pas
moins une réalité au point de détourner une partie du trafic des immi-
grés vers les Canaries. En 2001, 15 149 immigrés sont interpellés sur
les côtes andalouses à bord d’une patera, soit un peu moins qu’en 2000
(16 885 interpellations). Une autre voie permet cependant d’atteindre
l’Espagne sans prendre la mer.

Les enclaves de Ceuta et Melilla

  La seconde zone de passage de l’immigration clandestine visible – et
donc médiatisée – est constituée des deux enclaves espagnoles de
Ceuta et Melilla. Ces villes d’environ 60 000 habitants chacune se trou-
vent sur la côte méditerranéenne du Maroc à l’est et à l’ouest de la
région montagneuse et économiquement peu développée du Rif.
Ceuta fait face à Gibraltar, tandis que Melilla, à l’abri du cap des Trois
Fourches, est à moins de 150 km de la frontière algérienne et se trouve
à environ 160 km des côtes espagnoles. Territoires régulièrement
revendiqués par le Maroc, ces deux places inondent le Rif de leur
contrebande. Des dizaines de milliers de Marocains passent quoti-
diennement les postes frontières de ces villes espagnoles afin
d’acheter toutes sortes de marchandises pour les revendre ensuite au
Maroc. Dès 1991, les voies de l’émigration irrégulière marocaine, algé-
rienne puis subsaharienne passent par les deux ports francs où le
contrôle frontalier est, par nature, très relâché (les 10 km de frontière
terrestre de Ceuta et les 8 km de celle de Melilla sont alors facilement
franchissables). Les Maghrébins candidats à l’émigration peuvent se
fondre dans la population locale espagnole en partie originaire
d’Afrique du Nord et se mettre en relation avec un réseau local de
passeurs. Mais les Subsahariens se font plus facilement intercepter par
la police. Placés dans des centres de rétention, ils sont pris en charge
par des ONG humanitaires espagnoles. Contrairement aux Marocains,
ils ne peuvent être expulsés : il n’existe pas en effet d’accord de rapa-
triement avec les pays d’origine. Les centres de rétention sont donc
rapidement saturés et de nombreux Africains errent dans les deux
villes espagnoles sans ressources et surtout sans espoir de transiter
vers la péninsule. Cette situation génère de nombreux affrontements
avec la police tant à Ceuta qu’à Melilla. Certains élus locaux de la
majorité gouvernementale qualifient les enclaves de véritables
«passoires»7 et réclament une intervention d’urgence de l’Etat.
  Dès son arrivée au gouvernement, José Maria Aznar du Partido

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Les points de passage : Espagne

Popular (parti de droite) entend marquer sa différence avec le précé-
dent gouvernement socialiste. Il autorise en juin 1996 l’expulsion
collective de Melilla de 103 Subsahariens dans des conditions pour le
moins expéditives. Les partis politiques d’opposition dénoncent cette
pratique tandis que les organisations humanitaires soulignent le
manque de structures et de moyens mis en œuvre pour assister les
centaines d’immigrés clandestins bloqués depuis parfois plusieurs
mois à Melilla et à Ceuta8. Mais le gouvernement persiste et centre son
action sur l’«imperméabilisation» des frontières en réparant les
anciennes clôtures grillagées délimitant les enclaves, puis en installant
un double grillage de barbelés équipé de matériels électroniques de
surveillance9. En 2000, à la satisfaction des autorités locales, 90% des
immigrés subsahariens retenus à Ceuta et Melilla sont transférés vers
la péninsule en attente d’une régularisation. Enfin, de nouveaux
«centres de placement temporaire pour immigrés» plus adaptés rempla-
cent les anciens centres de rétention. Si les deux villes espagnoles
constituent toujours une voie de passage pour les immigrés nord-afri-
cains, elles sont fermées à l’immigration subsaharienne à partir de
février 2000 : de vaines tentatives d’entrée en force de groupes de
plusieurs dizaines d’Africains ont dissuadé les mafias de faire tran-
siter cette clientèle par Ceuta et Melilla. Les passeurs redéploient donc
leurs activités vers la zone plus incertaine du détroit et surtout celle,
moins surveillée, des Canaries.

Les Canaries

  La dernière zone est celle de l’archipel canarien comprenant sept îles
et situé à environ 1500 km de la péninsule ibérique. Les deux îles
orientales de Fuerteventura et de Lanzarote à environ 100 km des
côtes du Sahara occidental sont particulièrement concernées. En 1994,
les premières embarcations en provenance d’Afrique à venir aborder
aux Canaries transportent des Sahraouis cherchant à obtenir le statut
de réfugiés politiques. A partir de 1997 cependant, les pateras se multi-
plient, transportant des immigrés originaires de tout le Maroc, au
point que les responsables politiques locaux demandent au gouverne-
ment central d’intervenir. Il est urgent selon eux d’endiguer ce qu’ils
décrivent comme une arrivée «massive»10 d’immigrés maghrébins. Il
convient de relativiser : en 1997, 111 interpellations sont effectuées lors
de l’arraisonnement de 23 pateras, tandis qu’en 1998 on comptabilise
450 interpellations pour 60 embarcations interceptées. S’il est

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indéniable que la pression migratoire – mais aussi l’efficacité des
contrôles– augmente, les dirigeants canariens sont surtout préoccupés
par l’impact de la population immigrée sur l’image de l’archipel dont
l’industrie touristique est en plein développement.
   En 1999, 75 embarcations transportant 875 passagers sont intercep-
tées. Certains responsables du Front Polisario dénoncent cette année-
là une stratégie du pouvoir marocain visant à encourager le départ
des Sahraouis. Selon eux, cette manœuvre diminuerait le nombre de
votants favorables à l’indépendance du Sahara occidental en cas d’un
– improbable – référendum d’autodétermination11. Mais ce sont
surtout les Africains subsahariens – principalement des Nigérians et
des Ghanéens – qui inquiètent les autorités locales. Certains arrivent
cette fois par Gomera et Palma, deux îles de la partie occidentale de
l’archipel canarien. Les immigrés, à partir de ports d’Afrique occiden-
tale, voyagent durant plusieurs jours dans des cargos puis, à quelques
milles des Canaries, sont transbordés dans des canots motorisés pour
être enfin lâchés en mer à plusieurs dizaines de mètres du rivage.
D’autres, après avoir vainement essayé d’entrer à Ceuta ou à Melilla,
tentent d’atteindre Fuerteventura ou Lanzarote à partir de la côte
saharienne située entre les villes de Laâyoune et Ifni.
   En 2000, 177 pateras sont interceptées transportant 2387 immigrés
clandestins dont deux tiers de Subsahariens. De nombreux Africains,
n’ayant jamais vu la mer et ne sachant pas nager, périssent noyés
avant de mettre pied à terre. Quant à ceux qui ont réussi à gagner le
rivage mais n’ont pu échapper à la police, ils sont placés en transit
dans l’ancien terminal de l’aéroport de Fuerteventura en attendant
leur éventuelle expulsion. Ce terminal est vite saturé. Mais selon la loi
en vigueur, les immigrés non expulsés ne doivent pas rester plus de
quarante jours dans un centre de rétention et sont donc libérés par les
autorités qui réclament que le gouvernement central prenne ses
responsabilités. Celui-ci décide de répartir dans les autres îles des
Canaries l’ensemble des immigrés clandestins retenus dans le
terminal de Fuerteventura. Mais les interceptions de pateras alimen-
tent constamment ce centre de rétention où les conditions de vie se
dégradent (en 2001, plus de 4.000 immigrés, dont deux tiers de
Subsahariens, sont interpellés sur les plages des Canaries). En février
2002, l’association Human Rights Watch dénonce cette situation
auprès de l’ONU et de l’UE dans un rapport qui relève le laxisme du
gouvernement de José Maria Aznar et le manque de structures adap-
tées pour accueillir une population d’environ 500 hommes et femmes.

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Les points de passage : Espagne

Ici comme ailleurs en Espagne, les élus locaux, régionaux et le pouvoir
central se rejettent les compétences en matière de prise en charge des
immigrés tandis que la pression migratoire ne faiblit pas.

Les rouages de l’immigration clandestine passant par l’Espagne

  Au début des années 90, l’immigration régulière ou non en prove-
nance d’Afrique concernait surtout les Marocains, principalement
originaires du Rif, région située au nord du pays et ancien protectorat
espagnol. Peu à peu, les foyers d’immigration se sont diversifiés et ont
touché l’ensemble des régions marocaines, mais aussi l’Algérie et les
pays d’Afrique noire. Les simples passeurs faisant payer à prix d’or
une traversée du détroit ont rapidement fait place à des organisations
plus importantes, liées au trafic de la drogue et disposant d’infra-
structures et de réseaux très performants. Le marché de l’immigration
clandestine s’est en effet rapidement révélé juteux et pénalement
moins risqué que celui du hachich12 en cas d’interception par la
Guardia Civil. La connexion entre réseaux marocains et mafias euro-
péennes est formellement établie dès 1997 par les autorités espa-
gnoles13. Côté espagnol, la collusion entre organisations contrôlant le
trafic d’immigrés et certains employeurs ne fait aucun doute. Des cas
de corruption des services de police espagnols ont aussi été rapportés,
témoignant de l’emprise des mafias sur ce trafic. Côté marocain, les
réseaux sont d’autant mieux connus des autorités que de nombreux
responsables de la police ou de l’armée sont largement impliqués
dans les trafics de toutes sortes. Les autorités marocaines procèdent
bien ponctuellement à quelques arrestations, mais cela relève plus de
la restructuration des réseaux que d’une véritable lutte contre l’émi-
gration clandestine. Bien qu’officiellement condamnée, l’émigration
irrégulière permet de maintenir les transferts de capitaux essentiels à
l’économie du pays. Elle est aussi un des éléments du rapport de
forces qu’entretiennent les dirigeants marocains avec leurs homo-
logues espagnols. La surveillance des frontières marocaines varie
ainsi en fonction du climat politique – très conflictuel14 – entre les deux
Etats. En décembre 2001, le conseiller à l’emploi et aux affaires sociales
du gouvernement autonome canarien s’étonnait du fait que les auto-
rités marocaines interceptaient rapidement les bateaux espagnols
pêchant sans autorisation dans les eaux territoriales marocaines mais
qu’elles se révélaient incapables de repérer les pateras15.
  Toutes les brèches de la législation espagnole sont mises à profit par

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les mafias pour entretenir ce trafic. Ainsi le nombre d’interceptions de
femmes enceintes et de mineurs est en constante augmentation.
L’expulsion des premières est légalement difficile à mettre en œuvre
et moralement impossible à justifier. Les seconds, ne pouvant être
expulsés sans garantie de retour dans leur famille ou du moins sans
assurance d’un bon traitement par les autorités du pays d’origine,
sont généralement gardés dans des centres d’accueil ouverts et finis-
sent par fuguer. Connaissant l’accord hispano-marocain sur l’expul-
sion des immigrés irréguliers, les Marocains tentent de s’évanouir
dans la nature une fois débarqués sur le sol espagnol. En revanche,
informés du soutien dont ils pourront bénéficier auprès de certaines
ONG et de l’absence d’accord de rapatriement entre l’Espagne et leur
pays d’origine, de nombreux Subsahariens n’opposent aucune résis-
tance lorsqu’ils sont appréhendés par les autorités. Mais les mafias ne
se contentent pas d’assurer l’entrée illégale des étrangers en Espagne.
Elles peuvent aussi, en fonction du service payé, mettre l’immigré en
contact avec un employeur espagnol ou proposer le transport en
camion patera vers d’autres régions d’Espagne ou d’Europe. Des
pratiques plus crapuleuses se sont développées : l’établissement de
filières de prostitution, notamment d’origine nigérienne, ou encore
plus récemment la séquestration et la libération d’immigrés en
échange d’une rançon payée par les familles au Maroc.

Une responsabilité partagée de chaque côté du détroit

  Le gouvernement de José Maria Aznar entend mettre un terme à
l’«avalanche» des immigrés clandestins en imperméabilisant la fron-
tière sud espagnole, en réduisant au maximum les droits des immi-
grés irrégulièrement installés en Espagne et en signant des accords de
régulation des flux d’émigration avec certains pays. Mais les organi-
sations humanitaires et les partis d’opposition fustigent une politique
qui différencie clairement le statut d’immigré régulier de celui de
«clandestin» et qui favorise, selon eux, le travail non déclaré. Ils rejet-
tent par ailleurs la démarche gouvernementale qui consiste à imper-
méabiliser les frontières, ce qui renforce le rôle des mafias. Le pouvoir
marocain quant à lui ne semble pas réellement pressé de combattre les
réseaux mafieux de passeurs. Il a intégré la donnée de l’immigration
clandestine dans l’articulation de ses relations avec les dirigeants
espagnols, mais aussi européens à qui il demande un accroissement
des investissements financiers au Maroc. L’Union européenne enfin

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Les points de passage : Espagne

n’avance guère en matière d’harmonisation des législations sur l’im-
migration. Combien de centaines de noyés et de disparus faudra-t-il
encore pour inciter les responsables marocains et européens à
coopérer afin de combattre ces mafias qui contrôlent le trafic d’immi-
grés clandestins entre le Maroc et l’Espagne ?

Gilles Delmote est chercheur au Centre de recherches et d’analyses géopoli-
tiques de Paris 8. Il a publié à l’Harmattan, Ponts et frontières entre
Espagne et Maghreb (2001).

Notes :
1. Bernabé Lopez Garcia, «L’Espagne, porte européenne du Maghreb», Confluences,
Méditerranée, n°5, 1993.
2. Le premier processus de régularisation organisé en Espagne en 1985 place les Marocains au
septième rang de la communauté immigrée en majorité d’origine européenne. Lors du second
processus de 1991, les Marocains accèdent au premier rang avec 77000 immigrés réguliers.
3. La Verdad, 29 septembre 1996, «El gobierno, alarmado por la creciente avalancha de inmi-
grantes ilegales».
4. La Vanguardia, 17 mars 1998, «Un millar de desaparecidos en cinco años».
5. Les chiffres concernant les noyades varient énormément d’une source à l’autre donnant
entre 300 et 1000 morts entre 1999 et 2000 (El Pais, 6 mai 2000, «Una ONG cifra en 120 los
muertos en el Estrecho desde enero»).
6. El Pais, 16 mai 2000, «El gobierno quiere ‘blindar’ el Estrecho para erradicar las mafias de
inmigrantes».
7. El Pais, 7 janvier 1997 «Melilla es un ‘coladero’ para inmigrantes, se quejan dos dirigentes
del PP».
8. Jusqu’en 1999, les immigrés sont placés dans une grange agricole désaffectée à Melilla et
dans un ancien camp de Calamocarro à Ceuta.
9. El Pais, 30 septembre et 1er octobre 1996, «El Ejercito ha ya tres kilometros de alambrada
en la frontera de Melilla», «El Ejercito repone tambien en Ceuta la alambrada de la frontera».
10. La Vanguardia, 27 février 1998, «La inmigracion ilegal crea alarma en Fuerteventura y
Lanzarote».
11. Canarias7, 27 octobre 1999, «El Polisario acusa a Marruecos de ‘empujar’ las puertas
hacia Canarias».
12. La région du Rif produit la quasi-totalité du hachich consommé en Europe.
13. El Pais, 7 avril 1997, «Las redes de contrabando de hachis controlan la inmigracion ilegal
desde Marruecos».
14. Les accords de pêche, les importations de fruits et légumes marocains, les revendications
territoriales sur Ceuta et Melilla, la délimitation des eaux territoriales entre le Maroc et les
Canaries constituent, avec l’immigration, des thèmes de friction récurrents entre l’Espagne et
le Maroc.
15. La Vanguardia, 21 décembre 2001, «Interior repartira entre Madrid, Lanzarote y Las
Palmas a los inmigrantes de Fuerteventura».

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