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Document generated on 12/31/2021 8:39 p.m. Lien social et Politiques L’expertise comme pouvoir : le cas des organisations de retraités face aux politiques publiques en France et aux États-Unis Knowledge as power: Associations for retired people and public policy in France and the United States Daniel Béland and Jean-Philippe Viriot Durandal Société des savoirs, gouvernance et démocratie Article abstract Number 50, Fall 2003 The organisations representing retired people in France and the United States have different strategies for intervening in public policy debate, and this URI: https://id.erudit.org/iderudit/008282ar despite significant similarities in the two types of organisations. In the United DOI: https://doi.org/10.7202/008282ar States the emphasis is on professionalism, while in France the same kind of associations organise around their “amateur knowledge”, despite the rise of professional expertise within them. While the two cases display a reliance on See table of contents professional expertise, there is also an “advocacy logic” present in the two cases. For the moment, the development of any social opposition to public policies is more developed in the USA than in France. Publisher(s) Lien social et Politiques ISSN 1204-3206 (print) 1703-9665 (digital) Explore this journal Cite this article Béland, D. & Viriot Durandal, J.-P. (2003). L’expertise comme pouvoir : le cas des organisations de retraités face aux politiques publiques en France et aux États-Unis. Lien social et Politiques, (50), 105–123. https://doi.org/10.7202/008282ar Tous droits réservés © Lien social et Politiques, 2003 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/ This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/
LSP 50-2 29/06/04 15:02 Page 105 L’expertise comme pouvoir : le cas des organisations de retraités face aux politiques publiques en France et aux États-Unis Daniel Béland et Jean-Philippe Viriot Durandal Dans une « société sectorielle » † † de l’expertise légitime » en matière † publiques liées à leurs intérêts maté- hautement fragmentée (Jobert et de politiques publiques. Du Com- riels et immatériels. Muller, 1987), l’expertise occupe missariat général au plan à l’INSEE L’expérience américaine permet une place prépondérante. Face à la (Institut national de la statistique et de mieux saisir la spécificité hexa- complexité apparente des pro- des études économiques) en passant gonale en matière d’expertise dans blèmes socioéconomiques et tech- par le CNRS (Centre national de la le domaine des politiques publi- nologiques contemporains, les recherche scientifique), l’Institut ques. Aux États-Unis, il n’y pas à « situations d’expertise » se multi- † † national de la santé et de la proprement parler de monopole plient (Giddens, 1990). En matière recherche médicale (INSERM) ou étatique de l’expertise. En plus d’or- de politiques publiques, les appels à les commissions spéciales enca- ganismes officiels comme la Social l’expertise sont monnaie courante. drées par l’exécutif ainsi que les ser- Security Administration fédérale, il La multiplication des « commis- † vices de recherche comme la existe par exemple de nombreux sions d’experts », qui explorent des † DREES (Direction de la recherche, think tanks et centres de recherche thèmes aussi variés que l’avenir du des études, de l’évaluation et des autonomes par rapport aux pouvoirs nucléaire, les organismes généti- statistiques), l’État français produit publics. Souvent financées par des quement modifiés ou la réforme des une masse impressionnante de tra- fondations privées, ces organisa- retraites, témoigne de l’omnipré- vaux visant à évaluer les problèmes tions participent d’un modèle plu- sence des discours et des pratiques socioéconomiques et les politiques raliste de l’expertise dans lequel d’expertise dans le champ des poli- chargées de les résoudre. Quant aux les groupes de pression mobilisent tiques publiques. groupes de pression, ils dépendent une « expertise militante » indis- † † En France, le « monopole de la † généralement des informations dif- pensable à la réalisation de leurs violence légitime » inhérent à l’État † fusées par l’État pour construire objectifs politiques. Ces groupes moderne s’accompagne tradition- leurs stratégies de mobilisation jouissent donc d’une relative indé- nellement d’un quasi-« monopole concernant la réforme des politiques pendance heuristique par rapport Lien social et Politiques – RIAC, 50, Société des savoirs, gouvernance et démocratie, Automne 2003, pages 105 à 123.
LSP 50-2 29/06/04 15:02 Page 106 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES – RIAC, 50 bilité. L’action et les moyens de ces plexes qui se nouent entre l’État et bénévoles s’ancrent moins dans la les groupes de pression, et entre ces L’expertise comme pouvoir : le cas des organisations de retraités face aux permanence que ceux d’un profes- groupes eux-mêmes. Cette partie politiques publiques en France et aux sionnel formé et embauché pour explore également les formes d’ex- États-Unis consacrer son temps de travail à la pertise sociale employées par les construction d’une expertise. Pour organisations de retraités améri- autant, l’analyse que font les orga- caines et françaises. nisations françaises de leur capa- cité en la matière souligne les limites Les organisations de retraités et de cet amateurisme ainsi que leur la question de l’expertise volonté de professionnaliser leur L’émergence des groupes de rapport à l’expertise. Parallèlement à retraités aux États-Unis et en 106 cette première observation, nous France formulerons l’idée que sous l’in- aux statistiques et autres savoirs fluence d’une dynamique plura- Nous entendons par groupe de d’État. Cette situation contraste liste, la logique de l’expertise pression un groupe d’intérêt donc radicalement avec celle qui partisane (advocacy) se développe concret 3 dont l’activité principale, † prévaut généralement en France. en France. Nous percevons en fait généralement non exclusive et non la volonté de formation de contre- lucrative, consiste à promouvoir et L’objectif principal de cet article à défendre les intérêts matériels et pouvoirs sociaux dans le domaine de est de comparer, en tenant compte (ou) immatériels d’un groupe d’in- l’évaluation et de l’élaboration des des structures institutionnelles térêt concret ou potentiel. Le politiques publiques, où les capaci- propres à chaque société, les pra- groupe de pression se définit prin- tés d’expertise représentent un enjeu tiques d’expertise des organisations cipalement par l’exercice d’une considérable 2. L’organisation effec- † américaines et françaises de retraités action sur les pouvoirs qui régis- tive de tels contre-pouvoirs semble dans le champ des politiques sent ses intérêts, ce qui n’est pas toutefois beaucoup plus développée sociales. En raison de l’absence nécessairement le cas du groupe aux États-Unis qu’en France. durable de « monopole de l’expertise † d’intérêt. Jean Meynaud explique légitime » dans la société améri- † Divisé en deux parties, ce texte cette nuance par l’exemple d’un caine, la comparaison entre la présente d’abord des remarques syndicat de producteurs qui « se † France et les États-Unis s’impose, préliminaires au sujet de la consti- comporte en groupe d’intérêt s’il d’autant plus que les organisations tution des organisations de retraités institue et surveille par ses propres de retraités ont connu dans ce pays en France et aux États-Unis. Par la moyens la répartition de la clien- un développement exceptionnel. suite, une typologie des formes tèle entre ses membres » mais qui † Comme nous le soulignerons, l’ex- d’expertise que mobilisent les « devient groupe de pression s’il † pertise mobilisée par les organisa- groupes de pression permet d’offrir tente d’obtenir des pouvoirs tions américaines se construit un cadre général pour la compré- publics un texte réglementant l’en- généralement en empruntant une hension des stratégies cognitives trée de nouveaux éléments dans la logique dominante, celle de la pro- poursuivies par les organisations de branche » (Meynaud, 1965 : 10). † † fessionnalisation 1. En France, les † retraités dans le champ des poli- organisations de retraités fondent tiques publiques. Dans la deuxième Les groupes de pression agissent généralement leur action sur une partie de l’article, ces stratégies sur les détenteurs du pouvoir déci- sorte d’« amateurisme cognitif ». † sont ressaisies dans leur contexte sionnel en fonction des centres de Dans cette configuration, les fonc- institutionnel général. Dans ce gravité de l’autorité qui régit l’in- tions d’expertise sont assumées domaine, la comparaison entre la térêt défendu (secteur public, grâce à la mobilisation de béné- France et les États-Unis se révèle semi-public, associatif, entreprises voles et dépendent donc à la fois de des plus éclairantes, notamment en privées). Ainsi, dans les pays à forte leur motivation et de leur disponi- ce qui concerne les rapports com- tradition étatique, les décideurs
LSP 50-2 29/06/04 15:02 Page 107 publics (pouvoir politique, haute rement active en France et au États- tives de retraités, qui sont à la fois administration, mais aussi parte- Unis 4. Mais les débats sur ces sujets † empreintes d’une tradition de lutte naires sociaux) constituent les ont longtemps été polarisés sur les autour des questions de redistribu- cibles principales des pressions. À acteurs du système productif (cor- tion des richesses, et d’une logique la différence des partis politiques, porations, syndicats, organismes d’affirmation de la spécificité les groupes de pression n’ont pas patronaux), cette période correspon- d’une catégorie sociale du fait de pour vocation première la compéti- dant à un moment historique où les sa position dans le cycle du vieillis- tion pour le pouvoir politique et le paradigmes dominants se sont sement biologique et social 5. † gouvernement. Ils visent à influen- construits autour d’enjeux insépa- cer les décisions en faveur d’inté- En Amérique du Nord comme en rables des questions économiques et rêts particuliers, et non à exercer un Europe occidentale, le développe- des conflits de travail. pouvoir général au nom d’un pro- ment des organisations de retraités Avec la montée en puissance des apparaît comme inséparable de ce 1 gramme politique global. Bien qu’il existe traditionnellement une dis- valeurs individualistes, et l’affirma- contexte et de l’expansion des tinction stricte entre groupes de tion d’une volonté d’émancipation régimes publics de retraite dans pression et partis politiques, des par rapport au cadre hiérarchique et l’après-guerre. À l’origine destinés tentatives de transformation de à la distribution traditionnelle des essentiellement aux plus démunis mouvements catégoriels ou secto- rôles sociaux de la société d’avant- (pensions assistancielles) et aux riels en partis politiques sont guerre (Mendras, 1988), de nou- employés du secteur industriel (pen- venues perturber cette classification veaux groupes d’intérêts ont émergé sions assurancielles), ces régimes commode. Fondamentalement les et ajouté d’autres types de clivages couvrent depuis quelques décen- formes partisanes qu’ont adoptées aux conflits entourant les questions nies l’ensemble de la population. ces organisations (parti des chas- de production. L’étude des nou- Avec la généralisation de la retraite seurs, de retraités, de jeunes, de veaux mouvements sociaux à partir et l’augmentation de l’espérance de femmes) relèvent plus d’une muta- des années 1970 a ainsi mis au jour vie, les personnes âgées sont de tion dans le répertoire d’action col- de nouveaux acteurs de la contesta- plus en plus nombreuses tout en lective que d’une transformation de tion sociale centrés sur la défense disposant de temps libre susceptible leur finalité première, qui consiste à d’une identité (mouvements fémi- de générer une activité militante exercer des pressions sur les déci- nistes, homosexuels, ethniques) ou (Viriot Durandal, 2003b). deurs publics afin d’influencer leurs d’un mode de vie (par exemple, les À ces phénomènes s’ajoute un décisions. Ces acteurs bigarrés que mouvements écologistes), acteurs processus qualifié par la sociologue sont, par exemple, les partis de opposés à certaines formes de américaine Jill Quadagno d’« inté- retraités instrumentalisent la forme domination sociale et de contrôle gration des classes moyennes » † partisane en l’utilisant comme un culturel, au nom de l’autonomie du (Quadagno, 1991). Selon elle, la moyen supplémentaire de pression. sujet (Neveu, 1996; Touraine, 1978). généralisation du système de Catégoriels par nature, ces partis se L’apparition de ce type d’organisa- retraite à tous les travailleurs a fait positionnent rarement comme des tion constitué plutôt autour d’inté- entrer les classes moyennes dans un alternatives politiques globales et rêts immatériels a contribué à élargir vaste système d’intérêt collectif. Les ne défendent pas un projet de gou- le paysage des groupes de pression organisations de retraités peuvent vernement d’ensemble au-delà de tout en permettant l’intégration pro- ainsi profiter de l’importance numé- leurs champs d’intérêt; ils demeu- gressive d’acteurs supplémentaires rique de cette vaste catégorie d’inté- rent avant tout des groupes de pres- qui ne sont pas impliqués directe- rêts, et orienter les ressources sion (voir par exemple Iecovich, ment dans les luttes entourant le sys- matérielles, intellectuelles et sociales 2002). tème de production, notamment les des classes moyennes vers l’orga- conflits de travail. À partir de la fin des années 1950 nisation et la mobilisation pour la et dans les années 1960, l’étude des C’est dans ce contexte que nous défense de leurs « acquis sociaux ». † † groupes de pression a été particuliè- situons les organisations revendica- Après une brève présentation des
LSP 50-2 29/06/04 15:02 Page 108 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES – RIAC, 50 des 33 millions en 1991. Fin 2002, Americans depuis janvier 2001) est elle comptait plus de 35 millions de un groupe de pression moins impo- L’expertise comme pouvoir : le cas des organisations de retraités face aux membres. Pour cette raison, le sant mais plus immédiatement politiques publiques en France et aux magazine Fortune portait récem- politique que l’AARP. On pourrait États-Unis ment l’AARP en seconde place du en dire autant au sujet d’autres palmarès des 25 plus influents lob- organisations comme le NCPSSM bies actifs dans la société améri- (National Committee to Preserve caine (Birnbaum, 2001). Même si Social Security and Medicare) ou la majorité des membres de cette les célèbres Gray Panthers 8. † organisation cotise pour profiter Disposant généralement d’un per- d’avantages économiques (réduc- sonnel de soutien professionnel et tion sur les cartes de crédit, les permanent, ces organisations occu- 108 assurances ou le prix des hôtels), il pent aujourd’hui une place de n’en demeure pas moins qu’elle choix dans les débats sur l’avenir principales organisations améri- dispose d’énormes moyens pour des politiques publiques touchant caines et françaises, cette section défendre ouvertement la cause des les personnes âgées. Leur situation offrira une analyse typologique retraités à Washington et dans les enviable contraste avec celle des des principales formes d’expertise États fédérés 7. † organisations françaises de retrai- nécessaires à la mobilisation des tés, qui doivent toujours se battre En plus de l’AARP, des organi- groupes de pression tels que ceux- pour affirmer leur autonomie poli- sations moins imposantes comme ci. tique et leur légitimité auprès des le NCSC (National Council of Senior Citizens) ont également acteurs institutionnels en place. Les organisations américaines joué un rôle significatif dans la vie Les organisations françaises Par rapport aux autres sociétés politique américaine. Fondé en occidentales, les lobbies de retraités 1961 avec le soutien de l’associa- En France, une distinction s’im- semblent particulièrement dyna- tion Senior Citizens for Kennedy pose entre les organisation ancrées miques et puissants aux États-Unis et de la grande coalition syndicale dans une tradition syndicale, qui (Pratt, 1993) 6. Depuis les années † AFL-CIO (American Federation of ont dominé presque sans partage le 1950, les organisations américaines Labour-Congress of Industrial Orga- paysage des organisations revendi- de retraités se sont en effet multi- nizations), le NCSC avait comme catives de retraités jusqu’à la fin pliées rapidement tout en augmen- objectif initial de faire pression sur des années 1970, et les organisa- tant considérablement le nombre de le Congrès et la Présidence pour tions non syndicales qui, à partir du leurs membres. L’exemple le plus l’obtention d’une assurance médi- début des années 1980, se sont révélateur de cette expansion for- cale pour les personnes âgées. manifestées en réaction aux diffé- midable du lobby des retraités est L’avènement du programme fédéral rentes réformes de la politique de l’AARP (American Association of d’assurance hospitalisation Medi- la vieillesse 9. Comme aux États- † Retired Persons). Fondée à Los care, en 1965, est apparu comme Unis, la création du système de Angeles en 1958 à partir de une victoire pour cette organisation retraite généralisé et obligatoire a l’Association nationale des ensei- militante de gauche, qui poursuit ses largement facilité le développe- gnants retraités, cette organisation efforts pour protéger les « acquis † ment d’organisations représentant constitue aujourd’hui la plus impo- sociaux » des retraités américains † les intérêts des bénéficiaires. Par sante organisation de retraités au tout en soutenant l’instauration de exemple, à la suite de l’avènement monde. En effet, elle est passée de nouvelles mesures de protection des régimes de retraite pour les tra- 150 000 membres en 1959 au mil- sociale telles que l’assurance médi- vailleurs indépendants, les organi- lion d’adhérents dix ans plus tard, caments. Aujourd’hui fort de près sations de défense des retraités au pour dépasser neuf millions de per- 2,7 millions de membres, le NCSC sein de ces populations se sont net- sonnes en 1975 et franchir le cap (rebaptisé Alliance for Retired tement renforcées dans les années
LSP 50-2 29/06/04 15:02 Page 109 1970. Ce constat confirme l’in- 1970 et au début des années 1980 tique) dans la défense des intérêts fluence des politiques publiques sur (Guillemard, 1986 : 159) 10. † † sociaux. le contour des systèmes d’intérêt mis Le paysage des organisations Au tournant des années 1990, ce en place par l’État, à travers les sys- revendicatives de retraités est relati- pôle non syndical assez disparate a tèmes de retraite; le découpage des vement contrasté dans la mesure tenté de se densifier en créant un organisations en est profondément système d’alliances, souple tout où, pour une partie d’entre elles, les marqué (Viriot Durandal, 1999). d’abord, à travers un Bureau de activités de défense ne constituent Jusqu’au début des années 1970, qu’une activité parmi d’autres. liaison des organisations de retrai- la plupart des acteurs étaient donc Parmi les composantes les plus tés, puis plus structuré juridique- rattachés aux forces syndicales ou importantes des fédérations natio- ment, avec la création en 2000 de politiques. Outre la Confédération nales et non syndicales, la présence la Confédération française des nationale des retraités (CNR), pre- des amicales d’entreprises 11 est † retraités. Aux trois organisations 1 mière force indépendante de particulièrement significative. À présentées plus haut (UFR, CNR et FNAR), s’est ajoutée la Fédération l’après-guerre, toutes les autres titre d’exemple, la Fédération nationale des clubs d’aînés ruraux organisations dépendaient directe- nationale des associations de retrai- (FNCAR). En France, la FNCAR ment ou indirectement de la férule tés (FNAR), née dans la mouvance est l’organisation de retraités la syndicale ou restaient étroitement de la politique du troisième âge, a plus importante par le nombre, liées à un parti politique, comme graduellement intensifié son enga- avec plus de 800 000 membres. l’UNRPA (Union nationale des gement revendicatif. Initialement, Elle avait, jusqu’alors, développé retraités et personnes âgées, ex- la FNAR intégrait des clubs, puis fort peu d’activités de lobbying du Union des vieux travailleurs), long- elle s’est ouverte aux amicales fait de son ancrage dans les clubs temps proche du Parti communiste. d’entreprise, renforçant ainsi sa essentiellement consacrés aux loi- C’est à partir du milieu des années base revendicative, notamment sirs et aux activités de solidarité. 1970 que s’affirment les organisa- lorsque celles-ci se sont engagées En 2003 la nouvelle entité ainsi tions indépendantes des forces dans la défense des préretraités. créée à travers la CFR (Confé- politiques et idéologiques établies. dération française des retraités) La seconde composante active Contrairement aux organisa- des organisations revendicatives revendiquait 1,8 million de membres. Cette alliance straté- tions à caractère syndical, les non syndicales est constituée d’as- gique vise en partie à limiter les organisations revendicatives indé- sociations de défense des préretrai- effets de la diminution des effectifs pendantes se développent plutôt à tés inséparables de la mise en place de l’ensemble de ces organisations partir du milieu des années 1970 des procédures de préretraite. dans les années 1990 et à atteindre et jusqu’au deuxième tiers des L’Union française des retraités une masse critique suffisante face années 1980. En fait, le développe- (UFR), qui prend forme juridique- aux pouvoirs publics. Elle entend ment des groupes revendicatifs de ment à la fin de 1987, regroupe en aussi structurer la stratégie des retraités en France a été précédé fait ce type d’organisations, dont la états-majors et regrouper les par l’apparition d’un phénomène plupart ont vu le jour au début des moyens d’expertise. Néanmoins, associatif massif dès la fin des années 1980 à la suite d’un conflit l’approche quantitative n’est pas la années 1960. Avec la politique du sur la restriction des avantages liés seule réponse. Les organisations troisième âge des années 1970, à la préretraite. À partir de ces les plus engagées dans les activités encourageant le regroupement des conflits juridiques, des fédérations militantes ont aussi tenté de trans- retraités au sein de clubs (essentiel- non syndicales se sont progressive- férer aux autres organisations leur lement autour d’activités de loi- ment imposées au plan national et savoir-faire, à l’instar de l’UFR, sirs), le développement de ce type ont pris conscience de l’importance qui a organisé en 1996 une mani- de structure s’est particulièrement de l’expertise juridique (mais aussi festation commune avec d’autres affirmé tout au long des années de l’expertise économique et poli- organisations non syndicales, les
LSP 50-2 29/06/04 15:02 Page 110 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES – RIAC, 50 font appel à des formes d’expertise sion. Pour inciter les individus à se susceptibles de favoriser leur inté- mobiliser, à joindre leurs rangs, ces L’expertise comme pouvoir : le cas des organisations de retraités face aux gration au processus politique de organisations offrent parfois des politiques publiques en France et aux délibération et de négociation. services pour éclairer les adhérents États-Unis Sans une connaissance minimale sur leurs droits (sociaux, du des dossiers sociaux et politiques, consommateur). En offrant ce ces organisations ne peuvent agir genre de services, les groupes peu- efficacement dans le champ des vent encourager les individus à politiques publiques. Dans une joindre leurs rangs ou, du moins, à « société sectorielle » fondée sur une † † soutenir leurs efforts. Au-delà de gestion pragmatique des problèmes cette incitation fondée sur la sociaux, l’expertise apparaît comme réponse à des besoins cognitifs 110 un outil indispensable à l’élabora- individuels au sujet du fonctionne- tion — et à la contestation — des ment du marché et des politiques faisant ainsi entrer dans un réper- politiques publiques. Comme le rap- publiques, ce type d’expertise per- toire d’actions revendicatives qui pelle Neveu à propos de l’analyse met à ces groupes de construire une leur était encore peu familier 12. † classique de Gusfield sur les mobili- interprétation sociopolitique des sations contre l’alcool au volant, problèmes qui les concernent. En La mobilisation des ressources partageant leurs expériences et « une gestion technocratique des † pour la maîtrise du cadre et de leurs problèmes individuels avec problèmes implique d’avoir les l’information d’autres adhérents, ils peuvent en chiffres et la science avec soi, de Les travaux consacrés à l’action consacrer une énergie importante à effet prendre conscience de l’as- collective insistent généralement sur monter des dossiers » (Neveu, 1996 : † † pect collectif de la situation dans 99; Gusfield, 1981). L’expertise laquelle ils se trouvent engagés. l’importance de la maîtrise de l’in- apparaît ainsi comme un enjeu de Cette réalité renvoie à l’idée formation et du cadre d’interpréta- pouvoir essentiel dans la société d’« imagination sociologique » for- † tion pour la mobilisation des contemporaine. mulée par le sociologue américain groupes et des mouvements sociaux. C. Wright Mills 14. † Pour se situer dans l’arène poli- Du point de vue de l’action col- tique et bien identifier les enjeux lective dans le domaine des poli- La connaissance des mécanismes sociopolitiques au centre de leur tiques publiques, il est possible de économiques et juridiques généraux action, les mouvements sociaux et distinguer quatre principaux types favorise ainsi l’émergence d’une les groupes de pression mobilisent d’expertise : 1) l’expertise d’incita- † perception globale des problèmes, diverses ressources cognitives 13. La † tion; 2) l’expertise scientifique; qui sortent ainsi des trajectoires maîtrise de l’information et de la 3) l’expertise institutionnelle; individuelles pour être appréhendés terminologie savante représente 4) l’expertise médiatique. Comme en termes macrosociaux et macro- aujourd’hui une source fondamen- pour toute typologie, ses compo- politiques. Cette perception globale tale de légitimation, tant auprès des santes ne sont pas hermétiquement des problèmes peut stimuler la médias et de la population que séparées, et les domaines d’exper- mobilisation et l’engagement d’ad- devant les acteurs politiques. tise sont parfois liés. hérents non plus en tant qu’indivi- Comme le souligne Trépos, l’ex- dus défendant leur intérêt mais pertise — en tant que construction L’expertise d’incitation corres- comme membres d’un groupe sociale et politique — constitue pond à la maîtrise du cadre écono- social défendant une cause sociopo- une source fondamentale de pou- mique et juridique qui influe sur la litique. Ce fut par exemple le cas voir symbolique (Trépos, 1996). distribution des droits sociaux et, des organisations de préretraités en conséquemment, sur la vie quoti- France. L’un des présidents de Dans le domaine des politiques dienne des populations concernées l’UFR, qui les regroupe, s’exprimait publiques, les groupes de pression par l’action des groupes de pres- ainsi lors d’un entretien : †
LSP 50-2 29/06/04 15:02 Page 111 Je me suis intéressé à la défense des cadres d’interprétation semblables ensemble. Une telle expertise, retraités parce que ma société [une permettent aux membres de forger notamment adossée à une validation grande entreprise de la chimie] des repères ainsi qu’une identité statistique, permet également d’éva- n’avait pas tenu les promesses collective. En rassemblant les indi- luer l’effet — et les lacunes — des qu’elle avait faites par des plans vidus au sein de groupes et en leur politiques publiques existantes. sociaux aux salariés mis en prére- proposant une grille de lecture Cette évaluation peut donc justifier traite. […] Je me suis beaucoup intéressé à l’UFR parce que j’y vois commune des enjeux, des acteurs les revendications sociales des orga- une bonne enceinte de défense des et des conflits, les organisations nisations, en s’appuyant sur des retraités. Il faut évidemment dépas- façonnent des cadres d’interpréta- données statistiques pour pointer du ser largement les problèmes de tion qui ont permis aux individus doigt les insuffisances des politiques retraites internes, qui n’intéressent de se situer dans une relation à la existantes, ou les bienfaits des qu’un certain nombre de gens, mais vie collective dans laquelle sont mesures qu’elles soutiennent. Mais qui m’ont toujours apparu comme 1 identifiées les causes de problème l’expertise scientifique ne suffit pas. un fait précurseur d’un comporte- (logique de profit, discrimination Encore faut-il savoir transformer ment patronal malhonnête et que liée à l’âge), mais également les cette compétence en atout dans l’es- l’on retrouve maintenant dans cer- acteurs responsables (patronat, par- pace politique, qui constitue un tains comportements patronaux en tenaires sociaux, gouvernement, champ autonome par rapport à celui général 15. administration) (Viriot Durandal, de l’expertise (avec ses temps, ses Ce témoignage démontre bien la 2003b : 243-247). † règles et sa propre rationalité qui fait manière dont la lutte d’une organi- système). Cette « imagination sociologi- † sation revendicative en conflit avec que » (Mills, 1967) — qui découle † Comme son nom l’indique, l’ex- sa direction peut, par extension, de la mise en commun des pro- pertise institutionnelle concerne la inspirer à une autre échelle le cadre blèmes individuels — appelle d’analyse légitimant un engage- maîtrise des champs administratif souvent à la production d’une légiti- et politique. Sur le plan administra- ment pour la défense de droits col- mation scientifique du diagnostic lectifs où l’Entreprise, en termes tif, la compréhension des procé- social constitué à partir de l’expé- dures bureaucratiques favorise un génériques, prend la place de l’en- rience. Car l’expérience à elle seule suivi attentif de l’exécution des treprise en l’espèce. Dans ces ne suffit généralement pas à fonder règles et des normes qui affectent cadres d’interprétation largement la légitimité du cadre d’interpréta- les groupes de pression et leurs extrapolés à partir des trajectoires tion dans l’opinion publique et adhérents. Grâce à la connaissance personnelles, l’expérience prend auprès des experts ou des décideurs détaillée de ces procédures, ceux-ci un nouveau sens en s’inscrivant publics. Les organisations cherchent peuvent dénoncer les abus potentiels dans un destin collectif. Dans un alors à fonder ce cadre sur une extra- et faire valoir leur cause auprès des premier temps, les organisations de polation empirique assise sur des autorités administratives compé- préretraités se sont donc efforcées méthodes scientifiques. Nécessaire tentes. Dans ce contexte, la compré- de rassembler des personnes sur la à la représentation et à l’objectiva- hension du champ administratif base de leur expertise d’incitation tion des problèmes sociaux, cette permet aux représentants des concernant des problèmes juri- expertise scientifique renvoie direc- groupes de savoir à qui s’adresser diques individuels, pour transfor- tement à l’élaboration d’un cadre en cas de problème. mer le litige apparemment isolé en d’analyse général susceptible à la situation partagée et modifiable par fois de légitimer et d’orienter l’ac- Sur le plan politique et social, ce l’action collective. L’organisation tion générale des groupes de pres- type d’expertise est inséparable de et la structuration du groupe autour sion. En définissant avec précision la maîtrise cognitive des méca- de situations partagées (en termes les problèmes économiques et nismes législatifs et des politiques de statut, de droit, mais aussi d’ex- sociaux, les groupes peuvent justi- publiques dans leur ensemble. Du périence humaine face à la perte fier leur action auprès de leurs adhé- point de vue des groupes de pres- d’emploi et de statut social) et de rents et de la population dans son sion, une bonne connaissance du
LSP 50-2 29/06/04 15:02 Page 112 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES – RIAC, 50 campagnes législatives fructueuses, tut politique lui-même de l’expertise les groupes de pression font tout sociale se trouve déterminé par la L’expertise comme pouvoir : le cas des organisations de retraités face aux pour concevoir une stratégie de configuration institutionnelle propre politiques publiques en France et aux mobilisation susceptible de capter à chaque système national d’élabo- États-Unis l’attention et de susciter l’empathie ration des politiques publiques 18. † des médias et de la population dans Dans ce domaine, le contraste entre son ensemble. Pour sélectionner le la France et les États-Unis est tout à répertoire d’action collective le plus fait révélateur. Le pluralisme améri- adéquat 17, ces organisations s’ef- † cain de l’expertise sociale contraste forcent de bien connaître l’état de par rapport au modèle français, qui l’opinion (analyse des sondages) et est caractérisé par un quasi-«mono- la logique à l’œuvre dans le champ pole de l’expertise légitime » et où 112 † médiatique. Dans le but d’augmen- l’État occupe la place centrale 19. Au- † ter leur visibilité médiatique, les delà de cette différence générale, il système et des autres acteurs poli- différents groupes de pression convient toutefois d’explorer la tiques permet d’augmenter l’effica- consacrent donc une partie de leur configuration particulière des sys- cité des revendications. Pour se énergie à l’élaboration de stratégies tèmes de décision qui concernent les positionner efficacement dans médiatiques fructueuses. Pour ce politiques sociales destinées aux l’arène politique, il leur faut ainsi faire, ils ont parfois recours à des personnes âgées. Les différences connaître les méandres de la vie concrètes entre les deux systèmes consultants ou à des experts en rela- politique. La maîtrise des outils nationaux d’expertise en matière de tions publiques. Plus généralement, législatifs rend d’ailleurs possible politiques de la vieillesse révèlent en ils s’emploient à forger un message une critique systématique des pro- définitive une différence plus fonda- revendicatif et une mise en scène jets de loi discutés au parlement mentale entre les modèles qui les médiatique ayant de l’attrait. ainsi que l’élaboration de solutions inspirent. Les États-Unis sont en alternatives considérées comme Au-delà de ces remarques, la effet plus proches d’un modèle plu- sérieuses par l’élite politique et configuration de l’expertise varie raliste que la France, où la puissance juridique. De plus, les représentants considérablement d’une société à publique jouit d’une position quasi des groupes de pression doivent l’autre. Pour comprendre ce phéno- monopolistique en matière d’exper- pouvoir tisser des liens informels mène, il convient à présent d’ana- tise. Pour autant, il semble que les avec certains élus, qui peuvent leur lyser l’organisation institutionnelle groupes d’intérêts sociaux français, servir de relais auprès d’un parti ou de l’expertise qui caractérise les notamment les organisations non de la classe politique dans son deux pays qui nous intéressent. Par syndicales de retraités, tendent à ensemble. Généralement, une telle la suite, il sera possible de compa- vouloir constituer des pôles d’exper- expertise institutionnelle — et rela- rer les stratégies d’expertise des tise autonomes voire indépendants. tionnelle — renforce la légitimité organisations de retraités améri- Non sans difficultés, ils contribuent d’un groupe auprès de la classe poli- caines et françaises. ainsi à remettre en cause le modèle tique et des autres groupes de pres- monopolistique au profit d’une sion 16. Cette expertise seule paraît † L’expertise comme champ de approche davantage orientée vers le cependant insuffisante pour le pas- concurrence, d’affrontement et pluralisme. sage de l’arène politique à l’espace d’alliances public dans sa totalité. Pluralisme et professionnalisation Dans chaque pays, l’organisation de l’expertise : le modèle Le dernier type d’expertise du champ de l’expertise sociale américain concerne donc les stratégies média- dépend de la structuration des rap- tiques et idéologiques de sensibili- ports entre l’État, les « partenaires † Comme le souligne Christiane sation et de mobilisation. Pour faire sociaux » et les différents groupes de † Restier-Melleray (1990), la société valoir leur cause et organiser des pression. Plus généralement, le sta- américaine se caractérise par un
LSP 50-2 29/06/04 15:02 Page 113 modèle pluraliste de l’expertise, Brookings Institution); 2) les orga- le contexte du fédéralisme améri- dans lequel les différentes sources nismes de recherche qui travaillent, cain, des régimes d’assurance de savoir-faire intra- ou extra-éta- à contrat, comme consultants en sociale destinés aux personnes tiques coexistent, constituant ainsi politiques publiques auprès des âgées et aux invalides 23. Bien que † un système de contre-pouvoirs pouvoirs publics (par exemple les syndicats et les milieux d’af- sociaux. Dans ce contexte, l’exper- l’Urban Institute); 3) enfin, les faires exercent une influence indi- tise mobilisée par les pouvoirs organisations militantes (advocacy recte sur les réformes votées au publics n’est en rien considérée tanks), qui défendent ouvertement Congrès, la gestion des régimes comme la plus (ou la seule) légitime. une cause sociale ou politique (par fédéraux d’assurance vieillesse et Chaque groupe social capable de exemple l’Heritage Foundation) 22.† d’assurance invalidité (OASDI) est mobiliser une quantité suffisante de en effet la responsabilité exclusive ressources matérielles et symbo- La notion d’advocacy employée de la Social Security Administration 1 liques 20 peut donc recourir à ses pour désigner ce type d’organisation † (SSA) fédérale. Dans ces régimes propres moyens d’expertise ou, est symptomatique du modèle amé- assuranciels fortement centralisés, il comme c’est souvent le cas, faire ricain de l’expertise. Objet de dis- n’y a aucune place pour le parita- appel à des experts autonomes, putes et de controverses, l’expertise risme (Béland, 2001b). qui s’organisent dans différentes apparaît comme un champ de force structures d’expertise comme les conflictuel, dans lequel les différents Dans l’après-guerre, la SSA exer- lobbies professionnels, les think groupes sociaux et politiques mobi- çait un quasi-monopole intellectuel tanks ou les départements univer- lisent « leurs » (res)sources d’exper- † † dans le domaine des assurances sitaires d’études sur les politiques tise. Dans ce contexte pluraliste, sociales (Derthick, 1979). En l’ab- publiques (telle la fameuse l’expertise apparaît comme une sence de gestion paritaire, les syndi- Kennedy School of Government forme de combat militant, ce que cats et les entreprises ne possédaient de l’Université Harvard). désigne parfaitement la notion d’ad- en effet qu’une connaissance par- vocacy. En l’absence de monopole tielle des données sociales et des Le développement des think étatique de l’expertise politique, les modalités d’opération des assu- tanks (ou centres de recherche sur hommes politiques et les groupes de rances sociales. Favorable à l’élar- les politiques publiques) renvoie à pression s’alimentent à de nom- gissement des assurances sociales, la domination du modèle pluraliste breuses sources d’expertise, qui la SSA rassemblait de nombreux de l’expertise dans la société amé- émanent le plus souvent de la experts qui évaluaient les poli- ricaine (Béland, 2000). En raison société civile. Depuis les années tiques existantes tout en proposant de l’éclatement administratif des 1970, la multiplication rapide des des réformes parfois ambitieuses. pouvoirs publics et du manque de organisations militantes accentue à Malgré d’indéniables revers, la cohésion idéologique des partis la fois le pluralisme de l’expertise et SSA apparaissait alors aux yeux politiques, ces organisations de la la (multi)polarisation politique du des principaux acteurs politiques société civile — relativement auto- savoir-faire associée à la notion comme une source fiable d’infor- nomes par rapport à l’État et au sys- d’advocacy. mation et de projets de réforme, tème universitaire — fleurissent en inséparable de l’expansion du sys- effet depuis le début du 20e siècle 21. Cette évolution est particulière- † tème assuranciel fédéral. Cette Leur objectif principal est d’éclairer ment sensible dans le domaine des situation renvoie au consensus rela- la population et la classe politique politiques sociales destinées aux tif qui entourait alors ce système. sur les politiques publiques. On peut personnes âgées (retraites, assu- distinguer, à la suite de Weaver rance maladie destinée aux per- Dans un nouveau contexte éco- (1989), trois modèles de think sonnes âgées). Dans ce domaine en nomique, marqué par une hausse tanks : 1) les « universités sans étu- † † effet, le pluralisme de l’expertise simultanée du chômage et de l’in- diants », qui apparaissent comme † constitue une réalité relativement flation, le débat sur les assurances des centres de recherche de stature tardive, en raison de la centralisa- sociales se métamorphose à partir universitaire (par exemple la tion administrative, atypique dans du milieu des années 1970. Dès
LSP 50-2 29/06/04 15:02 Page 114 LIEN SOCIAL ET POLITIQUES – RIAC, 50 (Chambre de commerce, Asso- aucune distinction stricte ou subor- ciation médicale américaine) ou dination hiérarchique n’apparaît L’expertise comme pouvoir : le cas des organisations de retraités face aux sociaux (comme la puissante donc entre l’État et la société politiques publiques en France et aux AARP). En raison de la polarisa- civile, et ce même si l’État fédéral États-Unis tion idéologique qui caractérise dispose à lui seul de beaucoup plus désormais le débat social améri- de ressources que le plus puissant cain, le pluralisme de l’expertise des groupes de pression. triomphe : les assurances sociales † destinées aux personnes âgées A priori considéré comme légi- deviennent, comme les autres poli- time dans le cadre du modèle plura- tiques publiques fédérales, un liste américain, le savoir mobilisé enjeu de lutte cognitive inséparable par les organisations de retraités est 114 inséparable d’une forte profession- du combat politique (Powell, Bronco et Williamson, 1996 : 150- † nalisation de l’expertise. Consé- lors, l’expansion du système fédé- 200). Dans le domaine des retraites quence d’une stricte division du ral d’assurance sociale s’arrête. À et de l’assurance hospitalisation travail intellectuel, la professionna- la suite de l’élection de Ronald pour les personnes âgées, le plura- lisation renvoie à l’embauche de Reagan à la présidence, une ten- lisme polyphonique de l’advocacy consultants et de chercheurs par les dance à l’austérité budgétaire et à — généralement dominé par les organisations de retraités. Disposant la remise en cause des assurances voix hostiles à l’assurance sociale d’un poste permanent ou d’un sociales se confirme. Devant ces — met définitivement fin au quasi- contrat à durée déterminée, ces sala- événements, la SSA adopte une monopole intellectuel des experts riés de l’expertise militante possè- attitude défensive. Discréditée par fédéraux de la SSA ainsi qu’au dent généralement une formation certains problèmes administratifs consensus relatif entourant le sys- universitaire avancée. En fait, cer- et par des prévisions actuarielles tème fédéral d’assurances sociales. tains professionnels de la recherche qui se révèlent maintes fois œuvrant au sein d’organisations de Aux États-Unis, l’expertise pro- retraités occupent des postes d’en- inexactes, cette organisation perd duite par les organisations améri- également son quasi-monopole de seignants et de chercheurs dans le caines de retraités représente une système universitaire américain 26. l’expertise dans le domaine des forme parmi d’autres d’advocacy, † assurances sociales. Avec la mon- L’embauche d’universitaires recon- une source légitime de savoir-faire nus permet d’augmenter la crédibi- tée de la droite conservatrice et des dans le débat social et politique. think tanks de troisième génération lité intellectuelle des analyses et des Comme les syndicats, les organisa- propositions législatives émanant (advocacy tanks), des experts ouver- tions patronales, les groupes de des organisations de retraités 27. † tement hostiles aux assurances pression de retraités et les diffé- sociales s’organisent pour critiquer rents think tanks, ces organisations En plus d’universitaires recon- la SSA et les régimes d’assurance se positionnent sur un véritable nus, les organisations de retraités sociale qu’elle administre 24. En ce † champ concurrentiel de l’expertise, peuvent également embaucher d’an- qui concerne les assurances sociales dans lequel le savoir d’État est ciens hauts fonctionnaires qui pos- destinées aux personnes âgées (assu- moins central qu’auparavant. sèdent une expérience directe dans rance vieillesse, Medicare), on Contrairement à ce qui se passe en l’élaboration des politiques publi- assiste au développement d’une France, les organisations de per- ques 28. Ce phénomène renvoie à la † logique pluraliste, marquée par une sonnes âgées produisent une exper- mobilité des élites administratives compétition féroce entre les diffé- tise d’advocacy légitime, qui se américaines, dont les membres rentes sources d’expertise dévelop- trouve parfois reprise et convoquée demeurent parfois au service de pées par les think tanks ou les par l’administration et la classe l’État pour une période limitée lobbies qui représentent ouverte- politique elle-même 25. Dans le † avant de trouver un emploi dans le ment des intérêts économiques domaine de l’expertise sociale, secteur privé ou le tiers secteur
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