La domestication : un concept devenu pluriel - Inra
←
→
Transcription du contenu de la page
Si votre navigateur ne rend pas la page correctement, lisez s'il vous plaît le contenu de la page ci-dessous
INRA Prod. Anim., B. DENIS 2004, 17 (3), 161-166 Président de la Société La domestication : d’Ethnozootechnie, Professeur honoraire à l’Ecole vétérinaire de Nantes un concept ENVN, Atlanpole La Chantrerie, BP 40706, F-44307 Nantes cedex 3 devenu pluriel Les mots relatifs à la domestication tendent nous nous attacherons, très succinctement, à dériver dans leur signification. En y prêtant dans une première partie. Nous envisagerons un peu attention, il est aisé de vérifier que, ensuite des conceptions élargies, qui tendent selon la formation des personnes qui s’expri- à prévaloir en anthropologie et en sciences ment, “ animal domestique ” ou “ domestica- sociales, en nous référant aux travaux de tion ” ne sont pas utilisés selon la même deux chercheurs français. Nous présenterons acception. La signification la plus restreinte, enfin, à grands traits, les conceptions du qui est aussi la plus récente, fortement média- législateur en France. tisée, consiste à assimiler “ animal domes- tique ” à “ animal familier ”, chien et chat Ces évocations suffiront sans doute à illus- surtout. La domestication devient alors, trer notre propos, qui est d’attirer l’attention même si ce n’est pas dit explicitement, le pro- sur l’ambiguïté actuelle du mot domestica- cessus par lequel l’animal s’intègre à la famil- tion, mais elles ne sauraient en aucun cas pré- le, dont il finit par devenir un membre à part tendre être une synthèse exhaustive sur le entière. La signification la plus large revient à sujet. considérer comme domestique tout animal qui est élevé par l’Homme, pendant la pério- 1 / La conception zoologique de, courte ou longue, où celui-ci continue de s’intéresser à l’espèce ; la domestication est classique de la alors une action permanente que l’Homme domestication exerce sur l’animal et qui cesse dès que l’es- pèce n’est plus soumise à élevage. Entre ces La conception zoologique classique de la deux extrêmes se situent, notamment, la domestication a fait l’objet de nombreuses conception zoologique classique de la domes- publications. Plusieurs ouvrages de synthèse tication, plutôt étroite même si les contours ont été publiés en langue française depuis en sont flous, et celle du législateur qui, pour 1960, les plus récents étant, à notre connais- des raisons conjoncturelles, est obligé de sance ceux de Gautier (1990) et Guérin faire des choix, susceptibles de dérouter. (1994). On en trouve également une bonne présentation chez Jussiau et al (1999), même Il ne va donc plus de soi aujourd’hui que la si ces auteurs sont plutôt critiques à son domestication corresponde à ce qu’en égard. Enfin, nous avons tenté une présenta- disaient classiquement les zoologistes. Leur tion très générale récemment (Denis 2003). conception est même parfois oubliée, alors Nous avons retenu six points pour notre qu’elle conserve vocation à servir de référen- évocation. ce, compte tenu de son antériorité. Il importe d’en connaître les grandes lignes, ce à quoi 1) Il est très difficile de définir ce qu’est un animal domestique et aucune des définitions Résumé qui ont été proposées n’est réellement satis- faisante. Trois conditions paraissent toutefois Le mot domestication n’a plus, aujourd’hui, de signification univoque et nécessaires pour le caractériser : il est utilisé selon différentes acceptions. La conception zoologique clas- - un certain degré d’apprivoisement, qui doit sique, qui fut la référence, est présentée de façon très synthétique. Elle retient une liste limitée d’espèces domestiques, en raison de critères de normalement aller jusqu’à l’entretien d’un définition très restrictifs. Elle conserve sa logique, mais elle est souvent minimum de relations sociales avec l’Homme, critiquée de nos jours et volontiers remplacée par des conceptions élar- - un contrôle de la reproduction par gies, où toute action de l’Homme se traduisant par une activité d’élevage, l’Homme, qui va de pair avec la mise en même ténue, procède de la domestication, et où la liste des espèces oeuvre d’une sélection visant à l’ “ améliora- considérées comme domestiques se trouve considérablement augmen- tion ” des animaux, tée. Le législateur tient une position intermédiaire, en admettant qu’il - une utilisation des animaux : un animal existe des races ou variétés domestiques dans des espèces sauvages sou- inutile ne saurait être domestiqué ou ne le mises à élevage. Certains auteurs pensent qu’il conviendrait aujourd’hui reste pas. de supprimer le mot domestication, mais reconnaissent ne pas savoir par quoi le remplacer. Certains individus d’une espèce donnée peuvent, ponctuellement, satisfaire à ces cri-
162 / B. DENIS tères. Il faut qu’une proportion importante de Tableau 1. Liste des espèces domestiques sujets soit concernée pour qu’apparaisse une (d’après Bourlière 1974, cité par Digard 2003). “ espèce domestique ”. L’habitude prévalut pendant longtemps de distinguer l’espèce Sous-classe des Oiseaux sauvage de l’espèce domestique, même lors- Ordre des Ansériformes qu’elles demeurent très proches et s’hybri- Famille des Anatidés : Canard (Anas platy- dent sans difficulté, puis la tendance à revenir rhynchos), Canard de Barbarie (Cairina à une seule espèce s’imposa dans beaucoup moschata), Oie (Anser anser) de cas. La discussion paraît néanmoins se poursuivre. Ordre des Galliformes F. des Phasianidae : Poule (Gallus gallus) 2) La liste des espèces pour lesquelles le qualificatif de domestique n’est pas discuté F. des Numididae : Pintade (Numida meleagris) est restreinte : une trentaine au maximum F. des Meleagrididae : Dinde (Meleagris gal- (voir tableau 1). On trouve toutefois des listes lopavo) plus importantes, qui n’excèdent guère la cin- quantaine d’espèces lorsqu’elles émanent de Ordre des Columbiformes zoologistes, mais dont la subjectivité n’est pas F. des Columbidae : Pigeon (Columba livia) absente car ce ne sont pas toujours les mêmes espèces “ supplémentaires ” qui sont Sous-classe des Mammifères retenues. Il semble que la possibilité d’entre- Ordre des Rongeurs tenir des rapports sociaux avec l’Homme soit, F. des Caviidés : Cobaye (Cavia porcellus) consciemment ou inconsciemment, un élé- ment clé du choix, qui fait éliminer de la liste Ordre des Lagomorphes les insectes, les mollusques et même les pois- sons. Le fait qu’une espèce ne soit pas recon- F. des Leporidae : Lapin (Oryctolagus cuniculus) nue comme domestique n’interdit évidemment pas son élevage ou son utilisa- Ordre des Carnivores tion par l’Homme. Il est intéressant de signa- F. des Canidae : Chien (Canis familiaris) ler que les Ecoles vétérinaires distinguent F. des Felidae : Chat (Felis catus) traditionnellement la zootechnie, qui s’occu- pe de l’élevage des espèces domestiques Ordre des Périssodactyles stricto sensu, et la zoologie appliquée, qui F. des Equidae : Cheval (Equus caballus ou intègre notamment l’élevage des espèces non E. przewalskii ?), Ane (E. asinus) reconnues comme domestiques ; ainsi, l’aqua- culture et l’apiculture y sont du ressort de la Ordre des Artiodactyles zoologie appliquée et non pas de la zootech- nie. F. des Suidae : Porc (Sus domesticus) F. des Camelidae : Chameau (Camelus bac- 3) Dans la mesure où certaines familles ont trianus), Dromadaire (C. dromedarius), Lama procuré beaucoup plus d’espèces domes- (Lama glama), Alpaca (L. pacos) tiques que d’autres, il est apparu qu’il existait F. des Cervidae : Renne (Rangifer tarandus) une aptitude à la domestication, qui dépend F. des Bovidae : Boeuf (Bos taurus), Zebu (B. notamment de l’organisation sociale de l’es- indicus), Yak (B. grunniens), Gayal (B. fronta- pèce, de son mode de reproduction, de ses lis), Buffle d’eau (B. bubalus), Mouton (Ovis habitudes alimentaires, de l’influence de la aries), Chèvre (Capra hircus). captivité sur la fécondité des animaux, etc. En reconnaissant l’existence d’une aptitude à Cette liste de 26 espèces est “ étroite ”. A titre la domestication, les zoologistes admettaient d’exemple d’une liste plus large mais demeurant du même coup que, même s’il l’exploite, l’Homme ne peut pas domestiquer stricto néanmoins limitative, s’inscrivant bien dans la tra- sensu n’importe quelle espèce. dition zoologique, Corbet et Clutton-Brock (1984) arrivent à un total de 44, en ajoutant (compte non 4) C’est le processus de domestication qui tenu de la taxinomie, les noms d’espèces étant fait passer une espèce du statut de sauvage à empruntés à trois tableaux qui classent les ani- celui de domestique. Il est situé dans le temps, maux en fonction de leur “ degré ” supposé de à une époque très variable selon les espèces domestication) : Eléphant d’Asie, Ragondin, (le Chien à - 12 000, le Lapin au Moyen-Age, Chinchilla, Paon, Autruche, Banteng, Renard, voire plus tard, pour prendre les exemples Vison, Hamster doré, Souris (de laboratoire), Rat extrêmes) et peut naturellement en concerner de Norvège (de laboratoire), Cygne, Canari, de nouvelles. Les zoologistes n’ont jamais Perruche ondulée, Poisson rouge, Abeille, Furet, cherché à estimer la durée nécessaire à la Ver à soie. transformation sauvage/domestique, mais il est tacitement admis qu’elle est longue, voire très longue : il ne saurait suffire de quelques générations d’élevage en captivité. A partir du 5) La domestication entame un processus moment où la domestication peut être consi- de sélection dont les conséquences finiront dérée comme achevée, l’élevage se poursuit par être considérables pour les animaux, aux dans le cadre de la “ vie en domesticité ”. plans anatomique, physiologique, comporte- mental et génétique. Même dans l’hypothèse La domestication est également située dans où une espèce domestiquée depuis longtemps l’espace, avec, pour beaucoup d’espèces, une serait capable de retourner à l’état sauvage, il évolution des idées en faveur de l’existence faudrait que s’écoule une longue période d’ac- de plusieurs centres de domestication. tion de la seule sélection naturelle pour que INRA Productions Animales, Juillet 2004
La domestication : un concept devenu pluriel / 163 lui soit reconféré le qualificatif de sauvage : gique de France. On peut extraire de celle-ci ce n’est pas par hasard que les zoologistes les considérations suivantes, qui nous parais- préfèrent parler de “ marronnage ” pendant sent assez bien caractériser la pensée de l’au- cette longue période. En d’autres termes et teur. paradoxalement peut-être, selon la concep- tion zoologique classique de la domestication, La conception zoologique classique s’inté- il est accepté que des espèces sauvages soient resse trop, selon lui, aux résultats sur l’animal soumises à élevage et utilisation par du processus de domestication et en vient à l’Homme, tout en conservant le qualificatif de considérer comme domestiques les seules sauvage, et que des espèces domestiques espèces que l’Homme a beaucoup transfor- retournent à l’état sauvage, tout en conser- mées. Or, pour un anthropologue, l’Homme vant le qualificatif de domestique ... Au moins, est aussi intéressant à considérer que l’animal dans un cas comme dans l’autre, pendant un dans l’étude de la domestication : le projet certain temps. que le premier avait sur le second compte finalement plus que ce qui s’en est réellement 6) Le zoologiste ne s’intéresse pas particu- ensuivi pour les animaux. Ainsi, par domesti- lièrement aux objectifs de la domestication. Il cation, Digard entend “ l’action que les entérine donc les conceptions classiques, les- hommes exercent sur les animaux qu’ils pos- quelles ont évolué : sèdent, ne serait-ce qu’en les élevant. Cette - on a admis pendant longtemps que l’Homme action domesticatoire est identifiée non pas a domestiqué les animaux à des fins utili- au vu d’un résultat car l’action pré-existe tou- taires, donc par nécessité. Il est difficile de ne jours à son résultat, mais en fonction d’un pas se rallier à cette opinion, mais il est appa- projet, celui de faire quelque chose - on ne ru que ce n’était pas obligatoirement vrai au sait pas toujours très bien quoi - avec un ani- début du processus de domestication ; mal ”. - comme toutes les civilisations ont utilisé des animaux domestiques dans un contexte reli- L’action domesticatoire, poursuit Digard, gieux (soit en les divinisant, soit en les s’exerce sur des animaux concrets, non sur offrant en sacrifice), d’aucuns pensent, en des espèces. La notion classique d’espèce reprenant une expression de Leroi-Gourhan, domestique n’a guère de sens puisque : que “ l’homme primitif aurait au départ nour- - pour beaucoup d’entre elles coexistent à la ri son totem tandis que, peu à peu, l’inspira- fois des sujets domestiques et sauvages, tion l’aurait conduit à en faire son - il y a plus de 200 espèces pour lesquelles, à domestique ” ; un moment ou à un autre, l’Homme a exercé - d’autres pensent que la domestication se une action de domestication : il n’est donc serait faite plus ou moins d’elle-même, pas fondé de dresser une liste n’en compre- l’Homme ne se rendant pas bien compte de nant que 25 ou 30, ce qui se passait au fur et à mesure que les - la frontière sauvage/domestique ne passe liens sociaux se renforçaient entre l’animal finalement pas entre les espèces mais en et lui ; leur sein. - la thèse la plus récente, que l’on trouve for- mulée notamment par Sigaut et Digard (voir Aucune espèce animale ne peut être consi- paragraphe suivant), est que la domestica- dérée comme totalement et définitivement tion répondrait d’abord à une logique de domestiquée, et aucune espèce sauvage n’est séduction et de pouvoir sur l’animal, avant à l’abri de tentatives de domestication. d’être mise au service de l’Homme. Quoi qu’il en soit, le potentiel utilitaire des L’action domesticatoire est nécessairement animaux a été reconnu très vite. continue, chaque jour entretenue et renouve- lée, faute de quoi les animaux peuvent se “ dédomestiquer ” et retourner à l’état sauvage. Nous en resterons là. La conception zoolo- L’Homme doit, vis-à-vis de l’animal qu’il gique classique de la domestication est sou- détient, respecter les exigences fondamen- vent jugée trop étroite. On est libre ou pas de tales dont dépend la survie des individus et de l’accepter car les raisons ne manquent effec- l’espèce, lesquelles sont au nombre de trois : tivement pas de la moduler ou de la corriger, défense contre les agressions de toute nature comme on va le voir au travers d’autres (intempéries, prédateurs, etc), alimentation, conceptions. Il faut néanmoins, outre son reproduction. C’est au degré d’intervention antériorité, lui reconnaître une cohérence et de l’Homme à chacun de ces trois niveaux cri- une logique. tiques que l’on peut apprécier le niveau de domestication, le stade le plus avancé de 2 / Des conceptions élargies celle-ci correspondant au cas où aucune des trois exigences vitales ne peut être satisfaite Nous retiendrons ici les conceptions de sans l’assistance humaine : en ce sens, le Ver Digard (1990 et 2003) et celles de Sigaut à soie, qui est pourtant fréquemment omis (1988). dans les listes des zoologistes, est le plus domestique des animaux ! Concernant la finalité de l’action domesti- 2.1 / La domestication animale catoire, il est probable que l’Homme n’a pas revisitée par l’anthropologie eu pour objectif initial de tirer des services ou des produits matériels des animaux mais, au Tel est le titre de la communication de moins pour les premières domestications, a Digard (2003) au récent colloque de la Société plutôt essayé de satisfaire deux tendances d’Ethnozootechnie et de la Société zoolo- inscrites dans sa nature : INRA Productions Animales, Juillet 2004
164 / B. DENIS - la curiosité intellectuelle gratuite, le besoin tales qui ne sont pas utilisés matériellement ; de relever des défis, de réussir du “ jamais - appropriés, non apprivoisés, utilisés : ani- vu ”, de venir à bout de ce qui échappe, indé- maux sauvages montrés en spectacle ; utili- pendamment de toute nécessité ; sation du Chat ou de la Belette pour la - la “ compulsion mégalomaniaque de domi- chasse des rats et des souris qui, pour être ner les êtres et la nature, de se les appro- optimisée, demande à ce que l’animal n’ait prier, de les transformer ”. pas de familiarité avec l’Homme ; utilisation de la Vigogne dans les Andes, qui ne survit Aujourd’hui, certaines utilisations d’ani- pas en captivité et qui, à l’époque incaïque, maux domestiques qui échappent, au moins était rabattue chaque année dans des enclos quant à leur motivation initiale, à la logique pour la récolte de la laine, puis relâchée ; la économique, sont du plus grand intérêt pour Civette, qui ne donne son musc que sous l’ef- l’anthropologue : utilisations symboliques ou fet de la colère, laquelle devait être provo- religieuses, ludiques ou sportives, ornemen- quée en tourmentant l’animal. Le cas de tales ou pour la compagnie. Elles montrent l’Eléphant d’Asie se rattache à cette situa- que, de part et d’autre de la masse des ani- tion : on le maintient à l’état sauvage pour maux dits “ de rente ” en existent d’autres que éviter d’entretenir les jeunes à grands frais l’Homme “ joue à domestiquer ”, les uns sur le pendant 15 à 20 ans avant de les faire tra- mode tragique, avec l’exercice d’une violence vailler, alors que la capture et le dressage qui peut aller jusqu’à la mort (tauromachie), d’éléphants sauvages ne demandent que les autres “ sur le mode de la comédie senti- quelques mois. L’élevage du Cheval, en mentale, en les sur-domestiquant ”. Europe, s’est longtemps fait selon le même principe ; il en serait peut-être de même du L’Homme consomme certes des animaux Boeuf et du Porc ; domestiques (au propre et au figuré) mais il - appropriés, apprivoisés, utilisés : les ani- consomme aussi et surtout de la domestica- maux domestiques “ classiques ” rentrent tion, c’est-à-dire du pouvoir de l’Homme sur dans cette catégorie. l’animal. La domestication serait ainsi recher- chée pour elle-même et pour l’image qu’elle Sigaut estime que, si l’on accepte de distin- renvoie d’un pouvoir sur la vie et les êtres. guer les trois relations d’appropriation, de Même quand elle sert aussi à autre chose, l’ac- familiarisation et d’utilisation, et de les com- tion domesticatoire contient sa propre fin. biner entre elles, on peut sans difficultés cou- Corollairement, en construisant l’animal, vrir toutes les configurations possibles dans l’Homme se construit lui-même, élabore sa les relations Homme/animal et résoudre les culture. contradictions auxquelles conduit la notion trop globale de domestication. Il en arrive Au total on est, avec les analyses de Digard, alors à se demander ce qu’il convient de faire face à une tout autre conception de la domes- du mot “ domestication ”, qui daterait de 1836 tication. Cela dit, si, sur certains points, il selon le dictionnaire Petit Robert, mais dont prend nettement le contre-pied de la position l’idée est plus ancienne ; il a certes rendu bien classique des zoologistes, il ne vise nullement des services mais correspond aujourd’hui à à faire disparaître celle-ci mais à la prolonger, une notion inadéquate. La logique voudrait en l’élargissant. qu’on le supprime : Sigaut précise toutefois qu’en attendant d’avoir su le remplacer, il fau- 2.2 / Pour une suppression du dra bien continuer à l’utiliser. mot domestication ? Au total, cet auteur refuse, lui aussi, d’en- fermer la domestication dans des limites trop Selon Sigaut (1988), la notion très globali- sante de domestication implique des relations étroites - en ce sens, il rejoint sans doute les d’appropriation, de familiarisation et d’utilisa- idées de Digard - mais, au lieu d’élargir le tion des animaux. Dès que l’un ou l’autre de concept, il paraît préférer s’en éloigner et s’in- ces trois éléments manque, on parle volon- téresser aux relations Homme/animal sans, tiers de “ cas marginal ” ou de “ protodomes- finalement, se demander si ce dernier est tication ” alors que, spontanément, les domestique ou sauvage. animaux concernés sont bien considérés comme domestiques. Pour cet auteur, ces 3 / Une conception trois relations correspondent en fait à des réalités distinctes, qui obéissent à des pragmatique : celle du logiques différentes et assez largement indé- législateur pendantes. Les débats scientifiques illustrent la diffi- Ainsi, les animaux peuvent être : culté qu’il y a à appréhender la notion d’espè- - appropriés, non apprivoisés, non utilisés : ce animale domestique. Le législateur est chasse proprement dite, lorsque les terres et néanmoins obligé de définir clairement le le gibier appartiennent à quelqu’un ; champ d’application des mesures réglemen- garennes et pigeonniers médiévaux, où le taires qu’il édicte. Nous empruntons les infor- prélèvement des animaux s’apparentait, au mations qui suivent principalement à Perret moins dans l’esprit, à la chasse ; (2003). - appropriés, apprivoisés, non (ou peu) utili- sés : bétail de nombreuses sociétés d’Afrique La réglementation relative à la protection orientale et d’Asie du Sud et du Sud-est, qui de la nature porte notamment sur la préser- a une pure valeur d’échange ou de signe ; vation des espèces animales non domestiques animaux familiers de nos sociétés occiden- et offre une définition de celles-ci : INRA Productions Animales, Juillet 2004
La domestication : un concept devenu pluriel / 165 - “ Sont considérées comme espèces animales dans un élevage d’animaux au phénotype non-domestiques celles qui n’ont pas subi de “ domestique ” et de sujets au phénotype modifications par sélection de la part de “ sauvage ” fait considérer l’élevage tout l’homme ” (Article R.211-5 du Code rural), entier comme étant d’espèce non domestique - “ Sont considérés comme appartenant à des et le soumet à la réglementation sur la pro- espèces non-domestiques les animaux tection de la nature. n’ayant pas subi de modifications par sélec- tion de la part de l’homme ” (Article R.213-5 Les problèmes ne manquent évidemment du Code rural). pas dans l’application de la réglementation, laquelle, selon Perret, gagne à être manipulée Il ressort a contrario de ces définitions que avec souplesse. Au plan fondamental qui est “ les espèces domestiques sont celles qui ont le nôtre, on considérera la position du législa- fait l’objet d’une pression de sélection conti- teur, en France, comme pragmatique et inter- nue et constante ”, laquelle a abouti à la for- médiaire entre la conception zoologique mation de groupes d’animaux ayant acquis classique de la domestication et les concep- des caractères stables, génétiquement trans- tions élargies. missibles (races, variétés). Cela dit, le législateur reconnaît que l’espè- Conclusion ce ne constitue pas une entité permettant à elle seule de distinguer populations animales Le mot domestication n’a plus aujourd’hui domestiques et non domestiques, comme le de signification univoque et il est utilisé selon montre par exemple le cas du Lapin différentes acceptions. Chacune d’entre elles (Oryctolagus cuniculus). Il a donc énuméré, a sa propre logique. Il est dommage qu’il ne dans une Instruction de la Nature et des soit pas possible de recourir à des mots diffé- Paysages en date du 28 octobre 1994, non seu- rents pour les désigner, en réservant toutefois lement les espèces domestiques, mais aussi à la conception zoologique classique l’usage les races et variétés, devant être considérées de “ domestication ”, puisqu’elle fut la pre- comme domestiques. Les mentionner sort du cadre de cette étude : signalons seulement mière à apparaître et qu’elle fut longtemps la qu’une soixantaine d’espèces d’oiseaux de référence. volière est concernée (dont une trentaine de Psittaciformes). Il reste que, d’un point de vue strictement scientifique, ne prenant donc pas en compte Les animaux appartenant à l’une ou l’autre d’éventuelles contraintes réglementaires, des deux catégories se reconnaissent parce l’ “ élevage ” ne sous-entend pas obligatoire- qu’ils expriment un phénotype qui les fait cor- ment que les animaux qui y sont soumis respondre à un standard bien défini. Ce der- soient domestiques. Leur conférer ou non ce nier n’est toutefois pas une garantie car des statut est, finalement, une question de oiseaux d’espèces ornementales peuvent convention et, parfois aussi, de patience. Peu exprimer, par le jeu de la dominance et de la importe que de nouvelles tentatives de récessivité, un phénotype “ domestique ” tout “ domestication ” soient effectivement recon- en étant issus d’une retrempe récente avec nues comme telles ou non : l’essentiel est bien des congénères sauvages. C’est la raison pour que l’ “ élevage ” de nouvelles espèces répon- laquelle, lors de contrôles, la coexistence de aux espoirs qui ont été mis en elles. Références Corbet G.B., Clutton-Brock J., 1984. Appendix: Gautier A., 1990. La domestication. Et l’homme créa Taxonomy and nomenclature. In: I.L. Mason (ed), l’animal. Collection Jardin des Hespérides, Editions Evolution of domesticated animals, 434-438. Longman Errance, Paris, 277 p. Group Limited. Guérin C., 1994. L’homme et la domestication des ani- Denis B., 2003. La conception zoologique classique de la maux. ARPPAM-Edition, Museum de Lyon, 112 p. domestication : présentation générale. Ethnozootechnie, Jussiau R., Montméas L., Parot J.-C., Méaille M., 1999. 71, 3-10. L’élevage en France : 10 000 ans d’histoire. Educagri Digard J.-P., 1990. L’homme et les animaux domestiques. Editions, Dijon, 550 p. Anthropologie d’une passion. Collection Le temps des Perret M., 2003. L’approche réglementaire. sciences, Editions Fayard, Paris, 326 p. Ethnozootechnie, 71, 97-102. Digard J.-P., 2003. La domestication animale revisitée par Sigaut F., 1988. Critique de la notion de domestication. l’anthropologie. Ethnozootechnie, 71, 33-44. L’Homme, 108, 59-71. INRA Productions Animales, Juillet 2004
166 / B. DENIS Abstract Broadening conceptions of domestication. where the list of domesticated species is considerably increased. In French legislation, an intermediate posi- The word “ domestication ” is used today with diffe- tion is to be found: the existence of domesticated rent meanings. The author tries to synthetize the clas- breeds or varieties is recognized in some wild species sical zoological signification, which considers as which are bred by man. Some authors think that it domesticated a limited list of species, because of very would be suitable now to suppress the word domestica- restrictive choice criteria. It keeps its logic, but is now tion but it does not seem easy to find substitutes. often criticized and replaced by broader conceptions, where any breeding action of man on animals, even DENIS B., 2004. La domestication : un concept tenuous, is considered as a domestication one, and devenu pluriel. INRA Prod. Anim., 17, 161-166. INRA Productions Animales, Juillet 2004
Vous pouvez aussi lire