La domestication : un concept devenu pluriel - Inra

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INRA Prod. Anim.,            B. DENIS
2004, 17 (3), 161-166
                             Président de la Société
                                                                                La domestication :
                             d’Ethnozootechnie, Professeur honoraire
                             à l’Ecole vétérinaire de Nantes                    un concept
                             ENVN, Atlanpole La Chantrerie,
                             BP 40706, F-44307 Nantes cedex 3
                                                                                devenu pluriel

                               Les mots relatifs à la domestication tendent     nous nous attacherons, très succinctement,
                            à dériver dans leur signification. En y prêtant     dans une première partie. Nous envisagerons
                            un peu attention, il est aisé de vérifier que,      ensuite des conceptions élargies, qui tendent
                            selon la formation des personnes qui s’expri-       à prévaloir en anthropologie et en sciences
                            ment, “ animal domestique ” ou “ domestica-         sociales, en nous référant aux travaux de
                            tion ” ne sont pas utilisés selon la même           deux chercheurs français. Nous présenterons
                            acception. La signification la plus restreinte,     enfin, à grands traits, les conceptions du
                            qui est aussi la plus récente, fortement média-     législateur en France.
                            tisée, consiste à assimiler “ animal domes-
                            tique ” à “ animal familier ”, chien et chat          Ces évocations suffiront sans doute à illus-
                            surtout. La domestication devient alors,            trer notre propos, qui est d’attirer l’attention
                            même si ce n’est pas dit explicitement, le pro-     sur l’ambiguïté actuelle du mot domestica-
                            cessus par lequel l’animal s’intègre à la famil-    tion, mais elles ne sauraient en aucun cas pré-
                            le, dont il finit par devenir un membre à part      tendre être une synthèse exhaustive sur le
                            entière. La signification la plus large revient à   sujet.
                            considérer comme domestique tout animal
                            qui est élevé par l’Homme, pendant la pério-        1 / La conception zoologique
                            de, courte ou longue, où celui-ci continue de
                            s’intéresser à l’espèce ; la domestication est          classique de la
                            alors une action permanente que l’Homme                 domestication
                            exerce sur l’animal et qui cesse dès que l’es-
                            pèce n’est plus soumise à élevage. Entre ces          La conception zoologique classique de la
                            deux extrêmes se situent, notamment, la             domestication a fait l’objet de nombreuses
                            conception zoologique classique de la domes-        publications. Plusieurs ouvrages de synthèse
                            tication, plutôt étroite même si les contours       ont été publiés en langue française depuis
                            en sont flous, et celle du législateur qui, pour    1960, les plus récents étant, à notre connais-
                            des raisons conjoncturelles, est obligé de          sance ceux de Gautier (1990) et Guérin
                            faire des choix, susceptibles de dérouter.          (1994). On en trouve également une bonne
                                                                                présentation chez Jussiau et al (1999), même
                              Il ne va donc plus de soi aujourd’hui que la      si ces auteurs sont plutôt critiques à son
                            domestication corresponde à ce qu’en                égard. Enfin, nous avons tenté une présenta-
                            disaient classiquement les zoologistes. Leur        tion très générale récemment (Denis 2003).
                            conception est même parfois oubliée, alors            Nous avons retenu six points pour notre
                            qu’elle conserve vocation à servir de référen-      évocation.
                            ce, compte tenu de son antériorité. Il importe
                            d’en connaître les grandes lignes, ce à quoi          1) Il est très difficile de définir ce qu’est un
                                                                                animal domestique et aucune des définitions
Résumé                                                                          qui ont été proposées n’est réellement satis-
                                                                                faisante. Trois conditions paraissent toutefois
   Le mot domestication n’a plus, aujourd’hui, de signification univoque et     nécessaires pour le caractériser :
il est utilisé selon différentes acceptions. La conception zoologique clas-       - un certain degré d’apprivoisement, qui doit
sique, qui fut la référence, est présentée de façon très synthétique. Elle
retient une liste limitée d’espèces domestiques, en raison de critères de       normalement aller jusqu’à l’entretien d’un
définition très restrictifs. Elle conserve sa logique, mais elle est souvent    minimum de relations sociales avec l’Homme,
critiquée de nos jours et volontiers remplacée par des conceptions élar-          - un contrôle de la reproduction par
gies, où toute action de l’Homme se traduisant par une activité d’élevage,      l’Homme, qui va de pair avec la mise en
même ténue, procède de la domestication, et où la liste des espèces             oeuvre d’une sélection visant à l’ “ améliora-
considérées comme domestiques se trouve considérablement augmen-                tion ” des animaux,
tée. Le législateur tient une position intermédiaire, en admettant qu’il          - une utilisation des animaux : un animal
existe des races ou variétés domestiques dans des espèces sauvages sou-         inutile ne saurait être domestiqué ou ne le
mises à élevage. Certains auteurs pensent qu’il conviendrait aujourd’hui        reste pas.
de supprimer le mot domestication, mais reconnaissent ne pas savoir par
quoi le remplacer.                                                                Certains individus d’une espèce donnée
                                                                                peuvent, ponctuellement, satisfaire à ces cri-
162 / B. DENIS

tères. Il faut qu’une proportion importante de      Tableau 1. Liste des espèces domestiques
sujets soit concernée pour qu’apparaisse une        (d’après Bourlière 1974, cité par Digard 2003).
“ espèce domestique ”. L’habitude prévalut
pendant longtemps de distinguer l’espèce            Sous-classe des Oiseaux
sauvage de l’espèce domestique, même lors-           Ordre des Ansériformes
qu’elles demeurent très proches et s’hybri-            Famille des Anatidés : Canard (Anas platy-
dent sans difficulté, puis la tendance à revenir       rhynchos), Canard de Barbarie (Cairina
à une seule espèce s’imposa dans beaucoup              moschata), Oie (Anser anser)
de cas. La discussion paraît néanmoins se
poursuivre.                                          Ordre des Galliformes
                                                       F. des Phasianidae : Poule (Gallus gallus)
  2) La liste des espèces pour lesquelles le
qualificatif de domestique n’est pas discuté           F. des Numididae : Pintade (Numida meleagris)
est restreinte : une trentaine au maximum              F. des Meleagrididae : Dinde (Meleagris gal-
(voir tableau 1). On trouve toutefois des listes       lopavo)
plus importantes, qui n’excèdent guère la cin-
quantaine d’espèces lorsqu’elles émanent de          Ordre des Columbiformes
zoologistes, mais dont la subjectivité n’est pas       F. des Columbidae : Pigeon (Columba livia)
absente car ce ne sont pas toujours les
mêmes espèces “ supplémentaires ” qui sont          Sous-classe des Mammifères
retenues. Il semble que la possibilité d’entre-      Ordre des Rongeurs
tenir des rapports sociaux avec l’Homme soit,          F. des Caviidés : Cobaye (Cavia porcellus)
consciemment ou inconsciemment, un élé-
ment clé du choix, qui fait éliminer de la liste
                                                    Ordre des Lagomorphes
les insectes, les mollusques et même les pois-
sons. Le fait qu’une espèce ne soit pas recon-         F. des Leporidae : Lapin (Oryctolagus cuniculus)
nue      comme       domestique       n’interdit
évidemment pas son élevage ou son utilisa-           Ordre des Carnivores
tion par l’Homme. Il est intéressant de signa-         F. des Canidae : Chien (Canis familiaris)
ler que les Ecoles vétérinaires distinguent            F. des Felidae : Chat (Felis catus)
traditionnellement la zootechnie, qui s’occu-
pe de l’élevage des espèces domestiques              Ordre des Périssodactyles
stricto sensu, et la zoologie appliquée, qui           F. des Equidae : Cheval (Equus caballus ou
intègre notamment l’élevage des espèces non            E. przewalskii ?), Ane (E. asinus)
reconnues comme domestiques ; ainsi, l’aqua-
culture et l’apiculture y sont du ressort de la      Ordre des Artiodactyles
zoologie appliquée et non pas de la zootech-
nie.                                                   F. des Suidae : Porc (Sus domesticus)
                                                       F. des Camelidae : Chameau (Camelus bac-
  3) Dans la mesure où certaines familles ont          trianus), Dromadaire (C. dromedarius), Lama
procuré beaucoup plus d’espèces domes-                 (Lama glama), Alpaca (L. pacos)
tiques que d’autres, il est apparu qu’il existait      F. des Cervidae : Renne (Rangifer tarandus)
une aptitude à la domestication, qui dépend            F. des Bovidae : Boeuf (Bos taurus), Zebu (B.
notamment de l’organisation sociale de l’es-           indicus), Yak (B. grunniens), Gayal (B. fronta-
pèce, de son mode de reproduction, de ses              lis), Buffle d’eau (B. bubalus), Mouton (Ovis
habitudes alimentaires, de l’influence de la           aries), Chèvre (Capra hircus).
captivité sur la fécondité des animaux, etc.
En reconnaissant l’existence d’une aptitude à       Cette liste de 26 espèces est “ étroite ”. A titre
la domestication, les zoologistes admettaient       d’exemple d’une liste plus large mais demeurant
du même coup que, même s’il l’exploite,
l’Homme ne peut pas domestiquer stricto             néanmoins limitative, s’inscrivant bien dans la tra-
sensu n’importe quelle espèce.                      dition zoologique, Corbet et Clutton-Brock (1984)
                                                    arrivent à un total de 44, en ajoutant (compte non
  4) C’est le processus de domestication qui        tenu de la taxinomie, les noms d’espèces étant
fait passer une espèce du statut de sauvage à       empruntés à trois tableaux qui classent les ani-
celui de domestique. Il est situé dans le temps,    maux en fonction de leur “ degré ” supposé de
à une époque très variable selon les espèces        domestication) : Eléphant d’Asie, Ragondin,
(le Chien à - 12 000, le Lapin au Moyen-Age,        Chinchilla, Paon, Autruche, Banteng, Renard,
voire plus tard, pour prendre les exemples          Vison, Hamster doré, Souris (de laboratoire), Rat
extrêmes) et peut naturellement en concerner        de Norvège (de laboratoire), Cygne, Canari,
de nouvelles. Les zoologistes n’ont jamais          Perruche ondulée, Poisson rouge, Abeille, Furet,
cherché à estimer la durée nécessaire à la
                                                    Ver à soie.
transformation sauvage/domestique, mais il
est tacitement admis qu’elle est longue, voire
très longue : il ne saurait suffire de quelques
générations d’élevage en captivité. A partir du       5) La domestication entame un processus
moment où la domestication peut être consi-         de sélection dont les conséquences finiront
dérée comme achevée, l’élevage se poursuit          par être considérables pour les animaux, aux
dans le cadre de la “ vie en domesticité ”.         plans anatomique, physiologique, comporte-
                                                    mental et génétique. Même dans l’hypothèse
   La domestication est également située dans       où une espèce domestiquée depuis longtemps
l’espace, avec, pour beaucoup d’espèces, une        serait capable de retourner à l’état sauvage, il
évolution des idées en faveur de l’existence        faudrait que s’écoule une longue période d’ac-
de plusieurs centres de domestication.              tion de la seule sélection naturelle pour que
INRA Productions Animales, Juillet 2004
La domestication : un concept devenu pluriel / 163

lui soit reconféré le qualificatif de sauvage :        gique de France. On peut extraire de celle-ci
ce n’est pas par hasard que les zoologistes            les considérations suivantes, qui nous parais-
préfèrent parler de “ marronnage ” pendant             sent assez bien caractériser la pensée de l’au-
cette longue période. En d’autres termes et            teur.
paradoxalement peut-être, selon la concep-
tion zoologique classique de la domestication,           La conception zoologique classique s’inté-
il est accepté que des espèces sauvages soient         resse trop, selon lui, aux résultats sur l’animal
soumises à élevage et utilisation par                  du processus de domestication et en vient à
l’Homme, tout en conservant le qualificatif de         considérer comme domestiques les seules
sauvage, et que des espèces domestiques                espèces que l’Homme a beaucoup transfor-
retournent à l’état sauvage, tout en conser-           mées. Or, pour un anthropologue, l’Homme
vant le qualificatif de domestique ... Au moins,       est aussi intéressant à considérer que l’animal
dans un cas comme dans l’autre, pendant un             dans l’étude de la domestication : le projet
certain temps.                                         que le premier avait sur le second compte
                                                       finalement plus que ce qui s’en est réellement
   6) Le zoologiste ne s’intéresse pas particu-        ensuivi pour les animaux. Ainsi, par domesti-
lièrement aux objectifs de la domestication. Il        cation, Digard entend “ l’action que les
entérine donc les conceptions classiques, les-         hommes exercent sur les animaux qu’ils pos-
quelles ont évolué :                                   sèdent, ne serait-ce qu’en les élevant. Cette
- on a admis pendant longtemps que l’Homme             action domesticatoire est identifiée non pas
  a domestiqué les animaux à des fins utili-           au vu d’un résultat car l’action pré-existe tou-
  taires, donc par nécessité. Il est difficile de ne   jours à son résultat, mais en fonction d’un
  pas se rallier à cette opinion, mais il est appa-    projet, celui de faire quelque chose - on ne
  ru que ce n’était pas obligatoirement vrai au        sait pas toujours très bien quoi - avec un ani-
  début du processus de domestication ;                mal ”.
- comme toutes les civilisations ont utilisé des
  animaux domestiques dans un contexte reli-              L’action domesticatoire, poursuit Digard,
  gieux (soit en les divinisant, soit en les           s’exerce sur des animaux concrets, non sur
  offrant en sacrifice), d’aucuns pensent, en          des espèces. La notion classique d’espèce
  reprenant une expression de Leroi-Gourhan,           domestique n’a guère de sens puisque :
  que “ l’homme primitif aurait au départ nour-        - pour beaucoup d’entre elles coexistent à la
  ri son totem tandis que, peu à peu, l’inspira-         fois des sujets domestiques et sauvages,
  tion l’aurait conduit à en faire son                 - il y a plus de 200 espèces pour lesquelles, à
  domestique ” ;                                         un moment ou à un autre, l’Homme a exercé
- d’autres pensent que la domestication se               une action de domestication : il n’est donc
  serait faite plus ou moins d’elle-même,                pas fondé de dresser une liste n’en compre-
  l’Homme ne se rendant pas bien compte de               nant que 25 ou 30,
  ce qui se passait au fur et à mesure que les         - la frontière sauvage/domestique ne passe
  liens sociaux se renforçaient entre l’animal           finalement pas entre les espèces mais en
  et lui ;                                               leur sein.
- la thèse la plus récente, que l’on trouve for-
  mulée notamment par Sigaut et Digard (voir             Aucune espèce animale ne peut être consi-
  paragraphe suivant), est que la domestica-           dérée comme totalement et définitivement
  tion répondrait d’abord à une logique de             domestiquée, et aucune espèce sauvage n’est
  séduction et de pouvoir sur l’animal, avant          à l’abri de tentatives de domestication.
  d’être mise au service de l’Homme.
   Quoi qu’il en soit, le potentiel utilitaire des        L’action domesticatoire est nécessairement
animaux a été reconnu très vite.                       continue, chaque jour entretenue et renouve-
                                                       lée, faute de quoi les animaux peuvent se “
                                                       dédomestiquer ” et retourner à l’état sauvage.
   Nous en resterons là. La conception zoolo-          L’Homme doit, vis-à-vis de l’animal qu’il
gique classique de la domestication est sou-           détient, respecter les exigences fondamen-
vent jugée trop étroite. On est libre ou pas de        tales dont dépend la survie des individus et de
l’accepter car les raisons ne manquent effec-          l’espèce, lesquelles sont au nombre de trois :
tivement pas de la moduler ou de la corriger,          défense contre les agressions de toute nature
comme on va le voir au travers d’autres                (intempéries, prédateurs, etc), alimentation,
conceptions. Il faut néanmoins, outre son              reproduction. C’est au degré d’intervention
antériorité, lui reconnaître une cohérence et          de l’Homme à chacun de ces trois niveaux cri-
une logique.                                           tiques que l’on peut apprécier le niveau de
                                                       domestication, le stade le plus avancé de
2 / Des conceptions élargies                           celle-ci correspondant au cas où aucune des
                                                       trois exigences vitales ne peut être satisfaite
  Nous retiendrons ici les conceptions de              sans l’assistance humaine : en ce sens, le Ver
Digard (1990 et 2003) et celles de Sigaut              à soie, qui est pourtant fréquemment omis
(1988).                                                dans les listes des zoologistes, est le plus
                                                       domestique des animaux !
                                                         Concernant la finalité de l’action domesti-
2.1 / La domestication animale                         catoire, il est probable que l’Homme n’a pas
      revisitée par l’anthropologie                    eu pour objectif initial de tirer des services ou
                                                       des produits matériels des animaux mais, au
  Tel est le titre de la communication de              moins pour les premières domestications, a
Digard (2003) au récent colloque de la Société         plutôt essayé de satisfaire deux tendances
d’Ethnozootechnie et de la Société zoolo-              inscrites dans sa nature :
                                                                   INRA Productions Animales, Juillet 2004
164 / B. DENIS

- la curiosité intellectuelle gratuite, le besoin     tales qui ne sont pas utilisés matériellement ;
  de relever des défis, de réussir du “ jamais      - appropriés, non apprivoisés, utilisés : ani-
  vu ”, de venir à bout de ce qui échappe, indé-      maux sauvages montrés en spectacle ; utili-
  pendamment de toute nécessité ;                     sation du Chat ou de la Belette pour la
- la “ compulsion mégalomaniaque de domi-             chasse des rats et des souris qui, pour être
  ner les êtres et la nature, de se les appro-        optimisée, demande à ce que l’animal n’ait
  prier, de les transformer ”.                        pas de familiarité avec l’Homme ; utilisation
                                                      de la Vigogne dans les Andes, qui ne survit
   Aujourd’hui, certaines utilisations d’ani-         pas en captivité et qui, à l’époque incaïque,
maux domestiques qui échappent, au moins              était rabattue chaque année dans des enclos
quant à leur motivation initiale, à la logique        pour la récolte de la laine, puis relâchée ; la
économique, sont du plus grand intérêt pour           Civette, qui ne donne son musc que sous l’ef-
l’anthropologue : utilisations symboliques ou         fet de la colère, laquelle devait être provo-
religieuses, ludiques ou sportives, ornemen-          quée en tourmentant l’animal. Le cas de
tales ou pour la compagnie. Elles montrent            l’Eléphant d’Asie se rattache à cette situa-
que, de part et d’autre de la masse des ani-          tion : on le maintient à l’état sauvage pour
maux dits “ de rente ” en existent d’autres que       éviter d’entretenir les jeunes à grands frais
l’Homme “ joue à domestiquer ”, les uns sur le        pendant 15 à 20 ans avant de les faire tra-
mode tragique, avec l’exercice d’une violence         vailler, alors que la capture et le dressage
qui peut aller jusqu’à la mort (tauromachie),         d’éléphants sauvages ne demandent que
les autres “ sur le mode de la comédie senti-         quelques mois. L’élevage du Cheval, en
mentale, en les sur-domestiquant ”.                   Europe, s’est longtemps fait selon le même
                                                      principe ; il en serait peut-être de même du
   L’Homme consomme certes des animaux                Boeuf et du Porc ;
domestiques (au propre et au figuré) mais il        - appropriés, apprivoisés, utilisés : les ani-
consomme aussi et surtout de la domestica-            maux domestiques “ classiques ” rentrent
tion, c’est-à-dire du pouvoir de l’Homme sur          dans cette catégorie.
l’animal. La domestication serait ainsi recher-
chée pour elle-même et pour l’image qu’elle            Sigaut estime que, si l’on accepte de distin-
renvoie d’un pouvoir sur la vie et les êtres.       guer les trois relations d’appropriation, de
Même quand elle sert aussi à autre chose, l’ac-     familiarisation et d’utilisation, et de les com-
tion domesticatoire contient sa propre fin.         biner entre elles, on peut sans difficultés cou-
Corollairement, en construisant l’animal,           vrir toutes les configurations possibles dans
l’Homme se construit lui-même, élabore sa           les relations Homme/animal et résoudre les
culture.                                            contradictions auxquelles conduit la notion
                                                    trop globale de domestication. Il en arrive
  Au total on est, avec les analyses de Digard,     alors à se demander ce qu’il convient de faire
face à une tout autre conception de la domes-       du mot “ domestication ”, qui daterait de 1836
tication. Cela dit, si, sur certains points, il     selon le dictionnaire Petit Robert, mais dont
prend nettement le contre-pied de la position       l’idée est plus ancienne ; il a certes rendu bien
classique des zoologistes, il ne vise nullement     des services mais correspond aujourd’hui à
à faire disparaître celle-ci mais à la prolonger,   une notion inadéquate. La logique voudrait
en l’élargissant.                                   qu’on le supprime : Sigaut précise toutefois
                                                    qu’en attendant d’avoir su le remplacer, il fau-
2.2 / Pour une suppression du                       dra bien continuer à l’utiliser.
      mot domestication ?                             Au total, cet auteur refuse, lui aussi, d’en-
                                                    fermer la domestication dans des limites trop
  Selon Sigaut (1988), la notion très globali-
sante de domestication implique des relations       étroites - en ce sens, il rejoint sans doute les
d’appropriation, de familiarisation et d’utilisa-   idées de Digard - mais, au lieu d’élargir le
tion des animaux. Dès que l’un ou l’autre de        concept, il paraît préférer s’en éloigner et s’in-
ces trois éléments manque, on parle volon-          téresser aux relations Homme/animal sans,
tiers de “ cas marginal ” ou de “ protodomes-       finalement, se demander si ce dernier est
tication ” alors que, spontanément, les             domestique ou sauvage.
animaux concernés sont bien considérés
comme domestiques. Pour cet auteur, ces             3 / Une conception
trois relations correspondent en fait à des
réalités distinctes, qui obéissent à des                pragmatique : celle du
logiques différentes et assez largement indé-           législateur
pendantes.
                                                      Les débats scientifiques illustrent la diffi-
   Ainsi, les animaux peuvent être :                culté qu’il y a à appréhender la notion d’espè-
- appropriés, non apprivoisés, non utilisés :       ce animale domestique. Le législateur est
  chasse proprement dite, lorsque les terres et     néanmoins obligé de définir clairement le
  le gibier appartiennent à quelqu’un ;             champ d’application des mesures réglemen-
  garennes et pigeonniers médiévaux, où le          taires qu’il édicte. Nous empruntons les infor-
  prélèvement des animaux s’apparentait, au         mations qui suivent principalement à Perret
  moins dans l’esprit, à la chasse ;                (2003).
- appropriés, apprivoisés, non (ou peu) utili-
  sés : bétail de nombreuses sociétés d’Afrique       La réglementation relative à la protection
  orientale et d’Asie du Sud et du Sud-est, qui     de la nature porte notamment sur la préser-
  a une pure valeur d’échange ou de signe ;         vation des espèces animales non domestiques
  animaux familiers de nos sociétés occiden-        et offre une définition de celles-ci :
INRA Productions Animales, Juillet 2004
La domestication : un concept devenu pluriel / 165

- “ Sont considérées comme espèces animales                     dans un élevage d’animaux au phénotype
  non-domestiques celles qui n’ont pas subi de                  “ domestique ” et de sujets au phénotype
  modifications par sélection de la part de                     “ sauvage ” fait considérer l’élevage tout
  l’homme ” (Article R.211-5 du Code rural),                    entier comme étant d’espèce non domestique
- “ Sont considérés comme appartenant à des                     et le soumet à la réglementation sur la pro-
  espèces non-domestiques les animaux                           tection de la nature.
  n’ayant pas subi de modifications par sélec-
  tion de la part de l’homme ” (Article R.213-5                   Les problèmes ne manquent évidemment
  du Code rural).                                               pas dans l’application de la réglementation,
                                                                laquelle, selon Perret, gagne à être manipulée
   Il ressort a contrario de ces définitions que                avec souplesse. Au plan fondamental qui est
“ les espèces domestiques sont celles qui ont                   le nôtre, on considérera la position du législa-
fait l’objet d’une pression de sélection conti-                 teur, en France, comme pragmatique et inter-
nue et constante ”, laquelle a abouti à la for-                 médiaire entre la conception zoologique
mation de groupes d’animaux ayant acquis                        classique de la domestication et les concep-
des caractères stables, génétiquement trans-                    tions élargies.
missibles (races, variétés).

  Cela dit, le législateur reconnaît que l’espè-                Conclusion
ce ne constitue pas une entité permettant à
elle seule de distinguer populations animales                     Le mot domestication n’a plus aujourd’hui
domestiques et non domestiques, comme le                        de signification univoque et il est utilisé selon
montre par exemple le cas du Lapin                              différentes acceptions. Chacune d’entre elles
(Oryctolagus cuniculus). Il a donc énuméré,                     a sa propre logique. Il est dommage qu’il ne
dans une Instruction de la Nature et des                        soit pas possible de recourir à des mots diffé-
Paysages en date du 28 octobre 1994, non seu-                   rents pour les désigner, en réservant toutefois
lement les espèces domestiques, mais aussi                      à la conception zoologique classique l’usage
les races et variétés, devant être considérées                  de “ domestication ”, puisqu’elle fut la pre-
comme domestiques. Les mentionner sort du
cadre de cette étude : signalons seulement                      mière à apparaître et qu’elle fut longtemps la
qu’une soixantaine d’espèces d’oiseaux de                       référence.
volière est concernée (dont une trentaine de
Psittaciformes).                                                   Il reste que, d’un point de vue strictement
                                                                scientifique, ne prenant donc pas en compte
  Les animaux appartenant à l’une ou l’autre                    d’éventuelles contraintes réglementaires,
des deux catégories se reconnaissent parce                      l’ “ élevage ” ne sous-entend pas obligatoire-
qu’ils expriment un phénotype qui les fait cor-                 ment que les animaux qui y sont soumis
respondre à un standard bien défini. Ce der-                    soient domestiques. Leur conférer ou non ce
nier n’est toutefois pas une garantie car des                   statut est, finalement, une question de
oiseaux d’espèces ornementales peuvent                          convention et, parfois aussi, de patience. Peu
exprimer, par le jeu de la dominance et de la                   importe que de nouvelles tentatives de
récessivité, un phénotype “ domestique ” tout                   “ domestication ” soient effectivement recon-
en étant issus d’une retrempe récente avec                      nues comme telles ou non : l’essentiel est bien
des congénères sauvages. C’est la raison pour                   que l’ “ élevage ” de nouvelles espèces répon-
laquelle, lors de contrôles, la coexistence                     de aux espoirs qui ont été mis en elles.

                                                       Références

  Corbet G.B., Clutton-Brock J., 1984. Appendix:                   Gautier A., 1990. La domestication. Et l’homme créa
Taxonomy and nomenclature. In: I.L. Mason (ed),                 l’animal. Collection Jardin des Hespérides, Editions
Evolution of domesticated animals, 434-438. Longman             Errance, Paris, 277 p.
Group Limited.
                                                                  Guérin C., 1994. L’homme et la domestication des ani-
  Denis B., 2003. La conception zoologique classique de la      maux. ARPPAM-Edition, Museum de Lyon, 112 p.
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71, 3-10.                                                       L’élevage en France : 10 000 ans d’histoire. Educagri
   Digard J.-P., 1990. L’homme et les animaux domestiques.      Editions, Dijon, 550 p.
Anthropologie d’une passion. Collection Le temps des              Perret   M.,    2003.     L’approche     réglementaire.
sciences, Editions Fayard, Paris, 326 p.                        Ethnozootechnie, 71, 97-102.
   Digard J.-P., 2003. La domestication animale revisitée par      Sigaut F., 1988. Critique de la notion de domestication.
l’anthropologie. Ethnozootechnie, 71, 33-44.                    L’Homme, 108, 59-71.

                                                                              INRA Productions Animales, Juillet 2004
166 / B. DENIS

                                                      Abstract
  Broadening conceptions of domestication.                    where the list of domesticated species is considerably
                                                              increased. In French legislation, an intermediate posi-
   The word “ domestication ” is used today with diffe-       tion is to be found: the existence of domesticated
rent meanings. The author tries to synthetize the clas-       breeds or varieties is recognized in some wild species
sical zoological signification, which considers as            which are bred by man. Some authors think that it
domesticated a limited list of species, because of very       would be suitable now to suppress the word domestica-
restrictive choice criteria. It keeps its logic, but is now   tion but it does not seem easy to find substitutes.
often criticized and replaced by broader conceptions,
where any breeding action of man on animals, even               DENIS B., 2004. La domestication : un concept
tenuous, is considered as a domestication one, and            devenu pluriel. INRA Prod. Anim., 17, 161-166.

INRA Productions Animales, Juillet 2004
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