La dramaturgie du silence de Samuel Beckett et son héritage dans l'écriture dramaturgique de Nathalie Sarraute, Marguerite Duras et Franz Xaver Kroetz

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La dramaturgie du silence de Samuel Beckett et son
 héritage dans l’écriture dramaturgique de Nathalie
 Sarraute, Marguerite Duras et Franz Xaver Kroetz

                                Mémoire

                           Isabelle Durivage

 Maîtrise en littérature et arts de la scène et de l'écran - avec mémoire
                            Maître ès arts (M.A.)

                            Québec, Canada

                        © Isabelle Durivage, 2020
La dramaturgie du silence de Samuel Beckett et son
 héritage dans l’écriture dramaturgique de Nathalie
 Sarraute, Marguerite Duras et Franz Xaver Kroetz

                            Mémoire

                       Isabelle Durivage

                      Sous la direction de :

                        Liviu Dospinescu
   Professeur au Département de littérature, théâtre et cinéma
Résumé

       Ce mémoire s’intéresse au silence dans le théâtre postdramatique, et ce, à partir de la
dramaturgie de Samuel Beckett, que nous nommerons « dramaturgie du silence ». Notre
recherche vise à analyser les manières avec lesquelles Beckett a donné naissance à une
nouvelle forme dramaturgique en mettant à profit les formes d’un héritage dans le théâtre
postdramatique, au travers des œuvres de certains auteurs tels que Nathalie Sarraute,
Marguerite Duras et Franz Xaver Kroetz. Pour ce faire, nous analyserons deux pièces de
théâtre beckettiennes, soit En attendant Godot et Fin de partie. Nous relèverons alors les
stratégies et les effets du silence qui est privilégié pour ensuite chercher des pistes de réponses
à nos questions de recherche au travers de certaines œuvres de nos trois autres auteurs
précédemment identifiés. Les hypothèses issues de cette phase de travail ont alors été
analysées et comparées, afin que l’héritage beckettien en ressorte. Le présent mémoire retrace
donc ce processus et met en évidence les stratégies de cette dramaturgie du silence, dans
l’intention de démontrer que Samuel Beckett est le précurseur d’un renouvellement
dramaturgique basé sur le silence.

                                                ii
Table des matières
RÉSUMÉ ............................................................................................................................... II
REMERCIEMENTS .......................................................................................................... VII
INTRODUCTION .................................................................................................................. 1
   DESCRIPTION DU SUJET ........................................................................................................ 3
   INTÉRÊT DU SUJET ................................................................................................................ 4
   LES GRANDES LIGNES DE LA RECHERCHE ............................................................................. 6
CHAPITRE 1 : PROBLÉMATIQUE DE LA RECHERCHE ............................................... 8
   1.1 LES QUESTIONS DE RECHERCHE ...................................................................................... 8
   1.2 LES OBJECTIFS DE LA RECHERCHE .................................................................................. 9
   1.3 ÉTAT DE LA QUESTION .................................................................................................. 10
   1.4 CADRE CONCEPTUEL ET APPROCHE THÉORIQUE ........................................................... 11
   1.5 MÉTHODOLOGIE DE LA RECHERCHE ............................................................................. 15
CHAPITRE 2 : SAMUEL BECKETT ET L’AVÈNEMENT DE LA DRAMATURGIE DU
SILENCE .............................................................................................................................. 17
   2.1 SAMUEL BECKETT : CONSIDÉRATIONS BIOGRAPHIQUES ............................................... 17
   2.2 PRÉSENTATION DU CORPUS BECKETTIEN ...................................................................... 19
   2.3 INTROSPECTION ET SILENCE DANS L’UNIVERS DES PERSONNAGES BECKETTIENS .......... 21
      2.3.1 La dramaturgie du silence chez Samuel Beckett .................................................. 24
   2.4 EXPLORATION DE L’ASPECT PHÉNOMÉNOLOGIQUE DU SILENCE CHEZ SAMUEL BECKETT
   ........................................................................................................................................... 30
   2.5 LE RÔLE DU SILENCE DANS LE COMIQUE BECKETTIEN .................................................. 36
      2.5.1 La tragicomédie dans l’œuvre de Beckett ............................................................. 36
      2.5.2 L’absurde dans l’œuvre de Beckett ....................................................................... 37
      2.5.3 Le silence comme mécanisme comique ................................................................. 38
CHAPITRE 3 : ÉTUDE COMPARATIVE ENTRE LA DRAMATURGIE DU SILENCE
DE SAMUEL BECKETT ET LES SILENCES DANS LE THÉÂTRE DE NATHALIE
SARRAUTE, MARGUERITE DURAS ET FRANZ XAVER KROETZ ........................... 43
   3.1 LE SILENCE DANS L’UNIVERS THÉÂTRAL ET RADIOPHONIQUE DE NATHALIE SARRAUTE
   ........................................................................................................................................... 43
      3.1.1 La radio comme premier support théâtral ............................................................ 44
      3.1.2 Le silence comme représentation de la conversation usuelle ............................... 46
      3.1.3 Les tropismes comme procédés dramaturgiques du silence ................................. 48
   3.2 L’UNIVERS SILENCIEUX DES PERSONNAGES DE MARGUERITE DURAS .......................... 52
      3.2.1 Parole intérieure et imagination auditive ............................................................. 53
      3.2.2 Le silence comme véhicule thématique et rythmique ............................................ 56
   3.3 LE RÔLE DU SILENCE DANS L’ALIÉNATION LINGUISTIQUE CHEZ FRANZ XAVER KROETZ
   ........................................................................................................................................... 59

                                                                       iii
3.3.1 Le théâtre du quotidien ......................................................................................... 60
     3.3.2 Le laconisme kroetzien troué de silences .............................................................. 66
CHAPITRE 4 : SYNTHÈSE DE L’HÉRITAGE DE LA DRAMATURGIE DU SILENCE
DE SAMUEL BECKETT CHEZ NATHALIE SARRAUTE, MARGUERITE DURAS ET
FRANZ XAVER KROETZ ................................................................................................. 68
  4.1 LE LANGAGE DÉCONSTRUIT DES PERSONNAGES CAPTIFS DE LEURS QUOTIDIEN ............ 69
  4.2 LA PAROLE REFOULÉE ET LE NON-DIT ........................................................................... 71
  4.3 LA RÉCEPTION PHÉNOMÉNOLOGIQUE PROVOQUÉE PAR LE SILENCE .............................. 73
  4.4 LE RYTHME ET L’EFFET MUSICAL ................................................................................. 74
CONCLUSION .................................................................................................................... 79
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................... 84

                                                                iv
À Louis et Gabrielle

v
« L’écriture m’a conduit au silence. »
                           Samuel Beckett

vi
Remerciements

Je souhaite tout d’abord manifester ma reconnaissance à mon directeur de recherche, Liviu
Dospinescu. En acceptant de diriger mon projet de recherche malgré mon parcours
inhabituel, il m’a permis d’atteindre un objectif qui m’a toujours tenu à cœur. Liviu, tes
conseils, tes commentaires judicieux, ainsi que ton sens aigu pour la critique m’ont permis
de m’accomplir en tant que chercheure, voire de me surpasser. Un grand merci pour ta
patience et ton temps !

J’aimerais également remercier Jean-Marc Larrue et Lucie Roy. Ces professeurs m’ont
permis d’aller au-delà de mes réflexions et de pousser mes recherches dans une voie
insoupçonnée. Leur ouverture d’esprit, leur écoute et leurs grandes connaissances ont stimulé
et enrichi ma vision du monde, ainsi que mes recherches.

Je tiens à remercier mes proches pour leur soutien et pour avoir cru en moi tout au long de
mon parcours : papa, bro, Olivier, Isabelle, Jean-Christophe et Marie-Anne, mille mercis!
Vos encouragements m’ont poussée à me surpasser.

Je réserve enfin toute ma gratitude à Antoine. Ton amour, ta patience et tout le temps que tu
m’as offert m’ont aidée à persévérer et à traverser les moments difficiles. Tu as été derrière
moi tout au long de cette grande aventure et seulement toi connais véritablement tout le temps
et les efforts dont j’y ai mis. Grâce à toi, mes soupirs étaient un peu moins fréquents. Merci
mon amour, je te promets une reconnaissance éternelle !

                                              vii
Introduction

        Le silence a longtemps été paradoxal au théâtre, étant donné toute l’importance qu’on
accordait au Verbe. Ce n’est qu’au tournant du XVIIIe siècle que les premières mentions
« temps » et « court silence » se sont retrouvés dans la dramaturgie, notamment grâce à
Marivaux et à sa pièce La Double Inconstance (1724), dans laquelle on vit apparaitre cette
didascalie : « TRIVELIN, après quelques temps1 ». À cette époque, Marivaux commençait à
interroger la parole en mettant à l’épreuve le pouvoir du silence et celui des mots. Le
philosophe Denis Diderot mit également en cause la suprématie du verbe avec son ouvrage
Lettre sur les sourds et muets (1751), dont les concepts emmenèrent une réflexion
linguistique et épistémologique sur « l’instant unique 2 », qui influença plus tard la
théorisation et l’exploitation du silence au théâtre. Dans ses pièces Le Fils naturel (1757) et
Le Père de famille (1758), on rencontre la forme canonique « une pause », ce qu’Arnaud
Rykner commente ainsi : « [o]n s’aperçoit même que Diderot n’hésite pas à envisager le
langage comme une forme vide, capable seulement de produire une image du réel, en marge
du réel lui-même, sans jamais parvenir à le saisir directement3 ».

        Puis, au milieu du XIXe siècle, la majorité des spectateurs de Richard Wagner et de
son Théâtre Absolu souhaitait déjà que le reste du public soit totalement attentif aux
propositions, qu’il garde le silence et qu’il n’applaudisse qu’à la fin des représentations4. Ces
nouvelles contraintes changèrent totalement l’effet du silence au théâtre, puisque les
spectateurs perdirent peu à peu le droit de parole. De plus, la fin de ce siècle annonçait une
seconde révolution, soit celle de la reconnaissance de la mise en scène. Avec sa compagnie
Théâtre-Libre, André Antoine développa pour la première fois des interprétations

1
  Marivaux, La Double Inconstance, 1724, Paris, Théâtre classique, p. 74.
2
  Marc-André Bernier, La Lettre sur les sourds et muets (1751) de Denis Diderot : une rhétorique du punctum
temporis, Montréal, Lumen, 1999, p. 2.
3
  Arnaud Rykner, L’Envers du théâtre - dramaturgie du silence de l’âge classique à Maeterlinck, Paris,
Librairie José Corti, 1996, p. 181.
4
  En référence à cette citation : « Cosima [femme de Wagner] écrit dans son journal en date du [28 août] :
“Walkyrie se passe très bien, sauf pour M. Betz qui gâche ouvertement son rôle. Il éclate de rire lorsque, après
des applaudissements, la plus grande partie du public réclame le silence pour pouvoir écouter.” ». Dans
Christophe Looten, Bon baiser de Bayreuth : Richard Wagner par ses lettres, Paris, Éditions Fayard, 2013, p.
400.

                                                       1
personnelles et des démarches subjectives face aux textes, ce qui mena au jeu incarné plutôt
qu’au jeu déclamé, explorant ainsi une nouvelle approche sur le silence. À cette même
époque, Émile Zola enclenchait, avec sa pièce Thérèse Raquin (1867), la grande bataille des
naturalistes. Tout comme Diderot, il utilisait la notion de « vérité » comme moteur à la
réforme, voulant toucher à un théâtre qui se rapprochait le plus près possible de la nature
humaine. Rykner dira à propos de ce courant que « [l]a parole théâtrale se doit d’être le miroir
de la parole quotidienne : simple comme elle, elle doit savoir s’effacer devant l’expression
naturelle du sentiment5 ». Zola relativisait justement les mots et ne réduisait pas ses dialogues
à une succession de conversations, ce qui se vit également chez d’autres dramaturges tels que
Tchekhov et Ibsen, qui intégrèrent de grands moments de silence afin d’atteindre ou
d’exprimer l’intériorité de leurs personnages. D’un autre côté, le mouvement symboliste est
apparu en opposition au naturalisme, avec des dramaturges tels que Maeterlinck, Jarry et
Lugné-Poe, qui permettaient l’épanouissement des symboles pour susciter l’imagination.
Pour ce faire, les symbolistes inséraient bon nombre de silences afin de démontrer que
certains de leurs personnages n’avaient aucune prise sur leurs discours.

        Toutefois, il aura fallu attendre jusqu’au XXe siècle avant de voir apparaitre une
véritable dramaturgie du silence. Selon Patrice Pavis, « [d]ans les années Vingt, J.-J.
BERNARD, H.-R. LENORMAND et C. VILDRAC seront les représentants d’un théâtre du
silence (ou de l’inexprimé) qui systématisera, parfois trop grossièrement, cette dramaturgie
du non-dit6 ». Puis, dans les années 1950, Samuel Beckett fit son entrée avec son théâtre qui
mit de côté les effets spectaculaires pour faire place à la représentation de la vie dans toute
son incohérence. Le théâtre se penche alors sur la question de l’identité, ce que Jean-Pierre
Ryngaert explique ainsi : « Le modèle conversationnel autorise des dialogues de moins en
moins ‘‘intéressants’’, où ce qui se dit relève de l’apparente banalité, en rupture avec une
tradition de la réplique lourde de sens. La parole y est prise, abandonnée, interrompue,
solitaire, adressée, elle se dresse dans le silence, qui est, comme le rappelle Goffman, le
régime ordinaire de la vie sociale7 ». Or, le silence a tranquillement pris sa place au sein de
la dramaturgie, mais c’est au travers de la dramaturgie du silence de Samuel Beckett que ce

5
  Arnaud Rykner, op. cit., p. 261.
6
  Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Malakoff, Armand Colin, 2002, p. 371.
7
  Jean-Pierre Ryngaert, Nouveaux territoires du dialogue, Arles, Actes Sud-papiers, 2005, p. 21.

                                                      2
mémoire se penchera, car elle use du silence comme d’une composante centrale au texte
dramatique, ce qui occasionna un renouvellement dans l’écriture dramaturgique.

Description du sujet
           Ce mémoire s’intéresse à la « dramaturgie du silence », dont on découvre une
première définition en 1980 dans le Dictionnaire du Théâtre écrit par le professeur et
théoricien Patrice Pavis. Selon ce dernier, c’est au tournant du XXe siècle que le silence est
devenu un élément central de la composition des pièces de théâtre, ce qu’il précise en écrivant
que « […] le texte dramatique tend à être un pré-texte à silences : les personnages n’osent
pas et ne peuvent aller jusqu’au bout de leurs pensées, ou bien ils communiquent à demi-mot,
ou encore ils parlent pour ne rien dire, tout en veillant à ce que rien-dire soit compris par
l’interlocuteur comme effectivement lourd de sens 8 ». Cette définition prétend donc que
depuis une centaine d’années, les textes dramatiques se sont généralement construits autour
de personnages qui éprouvent de la difficulté à s’exprimer, donnant ainsi au silence une
profondeur psychologique.

           À ce propos, Catherine Naugrette dira, dans l’ouvrage Nouveaux territoires du
dialogue (2005), que « […] le dialogue dramatique apparaît dès les premières pièces
beckettiennes comme menacé et arraché au silence. Incapable de mimer la machine
conversationnelle tout en s’inscrivant dans les interstices d’une fiction en lambeaux dont il
ressasse les bribes, il tourne en rond et fonctionne sur fond d’inanité sémantique et de béance
communicationnelle9 ». Parallèlement, dans le chapitre intitulé « Des mots et leur volume de
silence » de l’ouvrage L’Avenir du drame : Écritures dramatiques contemporaines (1999),
Jean-Pierre Sarrazac dira que « [l]a parole, dans le drame moderne, est un signe fracturé : le
personnage parle, mais la pensée gît ailleurs, ajournée dans l’espace du langage. […] Le non-

8
    Patrice Pavis, op. cit., p. 371.
9
    Catherine Naugrette, « Samuel Beckett », dans Jean-Pierre Ryngaert, op. cit., p. 88.

                                                         3
dit creuse le dialogue dramatique et le mot théâtral s’annexe un extraordinaire volume de
silence10».

        Partant de ces constats, en particulier, et de la définition de Pavis, il s’agira de
démontrer que le silence est devenu un pivot dans la dramaturgie actuelle, et ce, grâce aux
stratégies dramaturgiques de Beckett qui le met à profit. Cette étude comparative se situe au
croisement des approches et les procédés dramaturgiques de trois auteurs choisis, afin de
mettre en lumière leurs liens avec la dramaturgie du silence de Samuel Beckett.

Intérêt du sujet
     Les références précédemment mentionnées ont été révélatrices quant au sujet de ce
mémoire, mais elles présentent plutôt un état général de la nouvelle articulation du langage
dramatique. Évidemment, il est ardu de mettre le doigt sur la cause exacte d’un tel
changement, mais il est pourtant impensable d’étudier la dramaturgie du silence sans passer
par l’œuvre de Samuel Beckett. Plusieurs théoriciens le mentionnent, dont Jean-Pierre
Ryngaert, qui mentionne que Beckett « a imposé au récit traditionnel un régime amaigrissant
impitoyable jusqu’au point de faire peser la menace permanente du silence définitif 11». Cette
recherche ira dans le même sens, en analysant les pièces beckettiennes pour y déceler les
points d’ancrage de ces silences fondateurs. Puis, nous répéterons le même procédé avec les
silences les plus significatifs dans les pièces que nous avons retenues du théâtre de Nathalie
Sarraute, Marguerite Duras et Franz Xaver Kroetz. Il s’agira de mettre à jour des pratiques
qui, leur étant communes, seraient assorties à la dramaturgie du silence chez Beckett.

     Plusieurs théoriciens comme Sarrazac, Pavis ou Ryngaert ont déjà accordé à Beckett une
grande importance dans la dramaturgie du silence que l’on connait aujourd’hui. L’intérêt de
ce sujet se trouve alors dans la sphère comparative qui lie intimement l’écriture théâtrale de
Beckett à celle des trois autres auteurs du corpus. En ce sens, nous explorerons le travail de
trois dramaturges dont le style d’écriture ne se rejoint pas forcément, pour qu’ainsi l’héritage

10
    Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame : Écritures dramatiques contemporaines, Belval, Éditions Circé,
1999, p. 119.
11
   Jean-Pierre Ryngaert, Lire le théâtre contemporain, Malakoff, Éditions Armand Colin, p. 65.

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beckettien ressorte de façon partagée. En explorant ainsi une variété d’œuvres d’auteurs
postdramatiques, l’on reconnaitra aussitôt que l’influence beckettienne tient essentiellement
à la manière de « penser le théâtre 12 ». Plusieurs liens se tisseront ainsi entre l’écriture
dramatique de Beckett et celle des trois auteurs, qui sont différents les uns des autres :
Nathalie Sarraute privilégie les non-dits, le manque de vocabulaire et l’absurdité des
dialogues de ses personnages ; Marguerite Duras impose un travail introspectif à ses
personnages silencieux et dans ses trames rythmiques faites de silences et Franz Xaver Kroetz
conserve de nombreux silences liés à la parole du quotidien. Bien que leurs approches de la
dramaturgie soient différentes, ces dramaturges partagent avec Beckett un même intérêt pour
le silence.

     Pour résumer, ce mémoire tentera de prouver que c’est à travers la rareté de la parole que
l’essence humaine se fait ressentir dans le Nouveau Théâtre. La recherche porte non
seulement sur le silence dans tous ses états, mais aussi sur sa nécessité, dans le but d’en
dégager le sens et les stratégies déployées à son profit. D’ailleurs, Patrice Pavis mentionne
dans son Dictionnaire du Théâtre que « le silence, employé trop systématiquement, devient
vite très bavard. BECKETT le sait bien dont les héros passent sans crier “gare” de l’aphasie
totale au délire verbal13 ». Tout comme Pavis, nos recherches affirmeront que le silence est
chargé de sens et de sensations, et que c’est pour cette raison que Sarraute, Duras et Kroetz
l’ont également exploité. En faisant le lien avec Beckett, qui a vécu de grands
bouleversements en temps de guerre, il y a également de forts liens à faire avec le déclin de
l’Église et l’expression d’une certaine incompréhension face au monde. Ainsi, il ne s’agira
pas de simplement relever le silence au théâtre comme d’un procédé stylistique, mais de le
considérer comme d’une nouvelle manière de penser l’écriture, et, du même coup, la vie.

12
   Jean-Pierre Sarrazac, « Penser le théâtre », note d’intention insérée à la suite de l’ouvrage de Denis
Guénoun, Le Théâtre est-il nécessaire ?, Paris, Circé, 1997, p. 181.
13
   Patrice Pavis, op. cit., p. 371.

                                                   5
Les grandes lignes de la recherche

   En s’appuyant sur cette notion de « dramaturgie du silence », ce mémoire vise à analyser
la façon dont le silence s’articule dans le théâtre postdramatique, tout en nommant les
« nomenclatures » de l’héritage beckettien. Pour ce faire, le premier chapitre définira
clairement la problématique que nous avons fait nôtre. Pour plus de précision, les questions
soulevées dans le cadre de la recherche et ses objectifs seront exposés. Le cadre conceptuel
sera défini, de même que les approches théoriques qui seront mobilisées.

    Dans le deuxième chapitre, qui a pour titre « Samuel Beckett et l’avènement de la
dramaturgie du silence », nous présenterons l’auteur de même que les deux textes
dramatiques En attendant Godot (1952) et Fin de partie (1957), qui seront les composantes
centrales de notre travail d’analyse. Puis, nous entrerons finalement dans le vif du sujet en
explorant l’introspection et le silence dans l’univers des personnages beckettiens. Ce volet
fera état des procédés et des stratégies dramaturgiques de Beckett face au silence, ce qui nous
mènera ensuite à l’exploration de la réception phénoménologique que cela engendre. Nous
conclurons ce chapitre par l’analyse du comique beckettien et du rôle qu’y occupe le silence.

   Dans le troisième chapitre, intitulé « Étude comparative entre la dramaturgie du silence
de Samuel Beckett et les silences dans le théâtre de Nathalie Sarraute, Marguerite Duras et
Franz Xaver Kroetz », nous mettrons en relation la dramaturgie de Beckett et les diverses
dramaturgies du silence de ces trois auteurs postdramatiques, afin de déceler les liens à y
faire avec le silence beckettien. Nous commencerons cette analyse comparative en identifiant
les silences véhiculés dans l’univers théâtral et radiophonique de Nathalie Sarraute, puis par
l’exploration de l’univers silencieux des personnages de Marguerite Duras et finalement par
le rôle du silence dans l’aliénation linguistique provoquée par le quotidien chez Franz Xaver
Kroetz.

   Finalement, dans le quatrième chapitre, nous revisiterons les approches proposées dans
le cadre du mémoire afin d’en exposer les enjeux principaux. Nous revisiterons alors nos
questions de recherches et les concepts clés abordés lors de notre chapitre premier, afin de
déterminer quelles sont, finalement, les stratégies dramaturgiques adoptées par Beckett et par
ses successeurs. À cette étape de notre travail, nous pourrons enfin déterminer si la

                                              6
dramaturgie du silence telle qu’on la connait aujourd’hui est bel et bien l’expression d’un
héritage beckettien.

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CHAPITRE 1 : Problématique de la recherche

       Dans un premier temps, il est important de comprendre que le but de cette recherche
est de démontrer l’influence de la dramaturgie du silence de Samuel Beckett sur celles des
trois autres auteurs qui font partie de notre corpus. Notre recherche prend obligatoirement la
voie d’une étude comparative, à partir de questions et d’objectifs de recherche communs. Le
thème principal de ce mémoire est le silence et il sera abordé selon la diversité de ses
fonctions et de ses effets dans le théâtre, à partir de l’œuvre de Samuel Beckett et chez
d’autres auteurs de la « dramaturgie du silence » définie par Patrice Pavis. Ainsi,
l’articulation de cette problématique portant sur l’héritage du silence beckettien au théâtre
sera développée tout au long de ce mémoire pour en définir les fondements. Ce premier
chapitre aura pour fonction de mettre la table sur les principales questions de recherche. Puis,
un bref retour en arrière sur l’état de ces questions sera proposé afin d’ancrer la recherche
dans un cadre conceptuel et théorique. Enfin, ce premier chapitre dévoilera notre
méthodologie de recherche.

1.1 Les questions de recherche
       Notre problématique, ainsi que ses différents aspects, sont assortis à des questions
auxquelles nous nous proposons de répondre dans le cadre de ce mémoire. La question
fondamentale est la suivante : comment le silence beckettien influence-t-il d’autres écritures
dramatiques ? Évidemment, essayer de mettre de l’ordre dans un paysage théâtral en
perpétuel mouvement est assez hasardeux. Le théâtre ayant été pendant longtemps centré sur
le pouvoir de la parole, il constituait un lieu de résistance au silence. Puis, au tournant des
années 1950, on rencontre des dramaturges tels que Beckett, Ionesco et Adamov, qui
s’opposent radicalement au « vieux théâtre ». L’avant-garde des années cinquante semblait
alors reprocher au Verbe l’incapacité de tout transmettre avec une égale autorité. Si, à son
époque, Bertolt Brecht a renouvelé le théâtre par l’emploi de formes épiques, Beckett, pour
sa part, a purgé peu à peu le texte pour en faire éclore des thèmes existentiels qui tournent
souvent autour du rapport face à la solitude.

                                                8
Afin d’approfondir cette question déterminante, il est important de se poser quelques
questions secondaires, qui pointent vers des aspects particuliers de cette problématique, à
savoir :

    -      Comment Samuel Beckett travaille-t-il le silence et selon quelles stratégies ?

    -      Comment le silence est-il perçu par le spectateur ?

    -      Qu’en est-il du silence chez Sarraute, Duras et Kroetz? Quels en sont les
           significations, les fonctions ou les effets sur le spectateur ?

    -      Ces dramaturges intègrent-ils le silence dans leurs œuvres de la même manière que
           Beckett ? Et, si oui, quels en sont les fonctions et à quelles stratégies se prêtent-ils ?

1.2 Les objectifs de la recherche
        L’objectif principal de ce mémoire est de déterminer les domaines d’héritage de la
dramaturgie du silence de Samuel Beckett chez Nathalie Sarraute, Marguerite Duras et Franz
Xaver Kroetz. Il s’agit, plus précisément, de brosser un portrait comparatif des thématiques
et des fonctions du silence. Nos manières de procéder et nos objectifs sous-jacents sont ainsi
les suivants :

    -      Analyser le silence sur un corpus de pièces de Samuel Beckett, afin d’en dégager les
           principales catégories thématiques et fonctions au niveau de la représentation.

    -      À partir de ces données, déterminer les possibles stratégies du silence, ses effets de
           sens et ses effets sensoriels, afin de définir les grandes lignes d’une dramaturgie du
           silence chez Samuel Beckett.

    -      Analyser le silence dans un corpus de pièces de Sarraute, Duras et Kroetz,
           respectivement, afin d’en dégager les principales catégories thématiques et fonctions.

    -      Comparer les résultats de cette analyse à la dramaturgie du silence beckettien afin
           d’identifier les points de convergence et les points de divergence.

    -      Déterminer la part d’un héritage beckettien chez les trois autres auteurs, mais aussi
           leur apport au développement de la dramaturgie du silence.

                                                   9
1.3 État de la question
       Cette étude n’est pas la première forme d’analyse à reconnaitre l’importance du silence
au théâtre. Cet art de la scène a toujours servi à créer des représentations de la situation
humaine, ce qui implique la présence de certains moments sans paroles. Le processus de la
représentation et les intentions des dramaturges ne sont évidemment pas les mêmes d’une
époque à une autre. Avant la venue des symbolistes, Arnaud Rykner s’est penché sur la
question de la dramaturgie du silence dans son ouvrage L’Envers du théâtre - dramaturgie
du silence de l’âge classique à Maeterlinck (1996). L’auteur prétend alors que « seule une
inversion radicale des présupposés du drame classique parviendra finalement à donner au
silence la place qui sera la sienne dans les dramaturgies les plus contemporaines14 ». Rykner
est l’un des seuls à avoir consacré un ouvrage entier à l’analyse de la dramaturgie du silence,
mais l’auteur s’est uniquement attardé sur son état sans considérer l’intervention des
symbolistes. Ce retour en arrière est fascinant, car il témoigne de l’évolution de ce concept
nouveau à cette époque, mais l’étude ne dépasse pas le début du XXe siècle, période pendant
laquelle les symbolistes ont apporté des changements notables à l’univers théâtral.

       En ce qui concerne Samuel Beckett, quelques études ont été consacrées à sa dramaturgie
du silence. Pensons entre autres à Aldo Tagliaferri et à son livre Beckett et la
surdétermination littéraire (1977) ou à Pascale Casanova et à son ouvrage Beckett
l’Abstracteur : Anatomie d’une révolution littéraire (1997), qui en sont de bons exemples.
Tagliaferri, pour sa part, prétend que l’écriture de Beckett se conçoit comme une attitude de
la conscience, dont le discours est un flux de pensée, tandis que le silence se présente comme
un vide, une absence de paroles. Pour Casanova, Beckett est celui qui a su créer une
subversion radicale de la littérature, et ce, au travers des non-dits de ses personnages. Ces
analyses restent toutefois sommaires, puisqu’elles parcourent toutes les perspectives de
l’écriture de Beckett et ne se penchent pas uniquement sur sa dramaturgie du silence. Ces
ouvrages constituent tout de même un point de départ pour la question du silence chez
Beckett, car ils révèlent des idées en ce qui concerne la forme des dialogues et le rythme
proposé par les mentions « temps », « pause » et « silence ». Le silence apparaît dans les

14
     Arnaud Rykner, op. cit., p. 12.

                                               10
œuvres de Beckett au moment où les personnages expriment le sentiment de solitude qu’ils
éprouvent ou qu’ils se trouvent dans une impossibilité de communiquer.

       De plus, certains théoriciens se sont interrogés sur l’importance du silence dans le théâtre
contemporain. Pensons encore une fois à Jean-Pierre Ryngaert et à son ouvrage Nouveaux
territoires du dialogue. L’auteur analyse plusieurs œuvres d’auteurs qui reformulent le
dialogue sur fond de non-dits, comme Samuel Beckett et Franz Xaver Kroetz. Jean-Pierre
Sarrazac écrit également, dans L’Avenir du drame : Écritures dramatiques contemporaines,
que :
         [l]’écrivain de théâtre doit peut-être accomplir deux pas : il lui faut enregistrer le
         silence qui monte des corps ; puis il lui faut transpercer ce silence afin de pouvoir
         le transcrire, le transposer en lui conférant sa plus haute expression théâtrale.
         D’autant que souvent, dans la vie, le vrai silence est bruyant et procède plus d’un
         trop-plein que d’une absence de mots15.
On comprend ici que Sarrazac croit, lui aussi, que le dramaturge contemporain doit d’abord
et avant tout faire un travail sur le silence avant de créer des dialogues. Il y a donc un
phénomène intéressant à relever de ces théories qui tendent à faire valoir l’idée d’un certain
vide propice à la réflexion dans l’identité et dans le langage des personnages. Cette intention
semble prouver que la dramaturgie s’éloigne de plus en plus de l’archétype de cet art du
Verbe pour se rapprocher plus particulièrement d’une écriture à caractère philosophique qui
interrogent les grandes valeurs de la vie, que les mots ne sauraient exprimer.

1.4 Cadre conceptuel et approche théorique

           Cette recherche s’appuie sur des concepts clés de la dramaturgie du silence, qui ont
été influencés par plusieurs approches théoriques. Certains concepts nous ont
particulièrement intéressée lors de nos recherches préliminaires, comme ceux de la parole du
quotidien (Jean-Pierre Sarrazac, 1999), le non-dit (Joseph Danan, 2005) et la réception
phénoménologique (Liviu Dospinescu, 2007).

           Dans un premier temps, l’ouvrage L’Avenir du drame de Jean-Pierre Sarrazac explore
la ligne de partage entre le texte dramatique et le spectacle théâtral des vingt dernières années

15
     Jean-Pierre Sarrazac, L’Avenir du drame, op. cit., p. 120.

                                                         11
en se penchant sur le renouvellement dramaturgique. Force est de constater que dans ce
processus de création théâtrale, le silence occupe une grande place, ce qui a poussé l’auteur
à consacrer un chapitre entier sur le sujet, soit le « Chapitre IV. Des mots et leur volume de
silence ». Le concept clé relevé de cet ouvrage se définit alors comme la parole du quotidien
des gens « ordinaire », qui ont de la difficulté à nommer leurs conflits et à les confronter. Le
silence, qui constitue l’expression de leurs troubles, révèlent alors leur vraie nature. Ce
concept démontre, entre autres, que c’est en présentant des gens « ordinaires » et en
démontrant la dialectique théâtrale des conflits intersubjectifs que le silence a fait sa place :
« Privé de sa fonction traditionnelle de formuler le conflit et de l’amener jusqu’à son terme,
à travers une série finie de relations duelles, le dialogue dramatique se résorbe et dépérit tel
un organe devenu inutile16 ». Ainsi, le silence participerait d’un discours d’isolement que les
compulsions solitaires du langage comme le soliloque et le monologue rendraient ultimement
accessibles. Ce déclin du personnage théâtral pourvu de « bons mots » est décrit par Sarrazac
de cette façon :

         Dans le dialogue traditionnel, le dire était en même temps un agir et l’élocution
         se plaçait sous le contrôle d’une pensée. Le théâtre contemporain, par la voix de
         Beckett dans les années cinquante, mais déjà auparavant par celles de Strindberg,
         Tchékhov ou Ibsen, marque le déclin de cette dialectique optimiste qui supposait
         que l’homme – le personnage de théâtre – est le sujet agissant du langage et que
         chacune de ses paroles – chacune de ses répliques – est sa propriété inviolable et
         l’extériorisation – la mise en actes – de sa pensée. S’il faut désormais enregistrer
         un assujettissement, c’est bien plutôt celui de l’homme au langage : identités
         vacillantes immergées dans l’indéfini du langage, les créatures beckettiennes
         n’en sont plus que de pâles précipités17.

Notre recherche retient l’idée de Sarrazac que le silence peut véhiculer une incapacité à
formuler et à assumer les véritables désirs et les pensées des personnages. Ces derniers
s’éloignent de ceux que le spectateur rencontrait dans le « vieux théâtre ». Il s’agirait alors
de faire entendre la voix singulière des gens « ordinaires » dans ce monde où il semble ardu
d’énoncer l’essentiel ou de dire la vérité et où le silence révélerait la complexité de l’Homme
contemporain à partir de thèmes reliés à la solitude et à l’aliénation sociale et langagière.

16
     Ibid., p. 112.
17
     Ibid., p. 112-113.

                                                 12
Le deuxième concept clé qui nous intéresse est le non-dit, qui se définit sous plusieurs
angles. La définition la plus pertinente dans le cadre de notre mémoire se retrouve dans
l’ouvrage Nouveaux territoires du dialogue, dirigé par Jean-Pierre Ryngaert, qui regroupe de
courts articles proposés par le groupe de recherche « Poétique du drame moderne et
contemporain », portant sur les diverses formes du dialogue reliées à la crise du drame
moderne. Joseph Danan mentionne, entre autres, le concept de désemboîtement, relevant de
la norme tacite de l’enchaînement des dialogues dramaturgiques, et qui s’est vu basculer lors
du XXe siècle. Il reprend également la notion de « bouclage » (mentionné auparavant par
Michel Vinaver), qui contient deux variantes :

      Au bouclage, Michel Vinaver oppose le « bouclage différé » et le « non-
      bouclage ». Il y a « bouclage différé » lorsque l’apparition d’une réplique trouve
      son « point d’accrochage » non dans celle qui la précède, mais dans une réplique
      antérieure. Il y a « non-bouclage » lorsqu’une réplique surgit, trouant le tissu
      textuel, sans antécédents apparents […] Chaque personnage, alors, ne dialogue
      en réalité qu’avec ses propres répliques. C’est à partir de là que se développeront
      aussi des écritures laissant une part importante au silence, comme si, à chaque
      instant, chacun était susceptible de se retrancher en lui-même18.

Or, ces concepts reliés au désemboîtement sont un point d’ancrage dans l’orientation de ce
mémoire. Ils fournissent des explications quant à l’emprunt du silence en tant que réplique
ou non-dit (refus intentionnel de dire). Dans les deux cas, le silence se présente comme une
extériorité consentie. En effet, en constatant que certaines répliques surgissent sans
antécédents apparents, il est possible de déceler la véritable nature des personnages, car ceux
qui recourent au « non-bouclage ». Ils nous font voyager dans une pensée qui gît ailleurs,
dans une pensée refoulée, et donc, dans le non-dit. L’ensemble des dramaturges de notre
corpus présentent d’ailleurs des paroles fracturées par des non-dits, ce qui enclenche une
subvention du contrôle sur le moi.

        Toujours dans l’ouvrage Nouveaux territoires du dialogue, Marie-Hélène Boblet écrit
un article qui prétend que le théâtre sarrautien « n’est pas un théâtre d’analyse ni de
psychologie au sens traditionnel, mais plutôt un théâtre phénoménologique 19 ». Or, le

18
   Joseph Danan, « Le Désemboîtement », dans Jean-Pierre Ryngaert (dir.), Nouveaux territoires du dialogue,
op. cit., p. 23.
19
   Marie-Hélène Boblet, « Nathalie Sarraute », dans Jean-Pierre Ryngaert, Ibid., p. 94.

                                                    13
« théâtre phénoménologique », ou plutôt la « réception phénoménologique », est également
un concept clé de ce mémoire. Le terme est, le plus souvent, employé lorsque la structure
d’ensemble de la représentation théâtrale fait moins appel au logos qu’au pathos. La plupart
des silences présents dans notre corpus travaillent davantage l’affect que la logique de la
parole. Le théâtre de Nathalie Sarraute est en effet empreint d’intentions phénoménologiques
et il en va de même pour Beckett et Duras, qui invitent les spectateurs à mobiliser leurs
expériences afin de comprendre le sens et la portée des silences. Ce concept nous renvoie à
la thèse de Liviu Dospinescu intitulée Pour une théorie de l’espace vide : stratégies
énonciatives de la mise en scène dans les « pièces pour la télévision » de Samuel Beckett, qui
présente justement le concept de « théâtre phénoménologique » en lien avec celui d’« espace
vide sémiotiquement non fonctionnel20 », qui se réfère à l’évacuation du sens qui place le
spectateur dans l’impossibilité d’interpréter et, par là même, à une expérience des vécus. Par
ce concept, Dospinescu présente le silence comme une forme d’espace vide reliée à l’écriture
dramatique et scénique de Beckett. Le vide de l’espace scénique invite le spectateur à porter
attention aux personnages et à ce qu’ils vivent : « l’écriture de Beckett est centrée sur ce qui
ne peut être révélé de l’être humain : ni rendu lisible en littérature ni rendu visible au
théâtre21 ». Il est alors question d’un « théâtre intérieur22 », dont le silence crée une fusion
temporelle avec le spectateur qui s’éprouve dans la durée. En ce sens, Patrice Pavis
mentionne que la réception phénoménologique fait référence au fait que « le spectateur
produit davantage ses perceptions et leurs connexions qu’il ne se contente de les relever23 ».
Ainsi, les approches théoriques de Boblet, Dospinescu et Pavis quant à la réception
phénoménologique renvoient au cadre conceptuel de ce mémoire, et ce, au travers du travail
théâtral des quatre auteurs de notre corpus.

20
   Liviu Dospinescu, « Pour une théorie de l’espace vide : stratégies énonciatives de la mise en scène dans les
« pièces pour la télévision » de Samuel Beckett », thèse de doctorat en études théâtrales, Montréal, Université
du Québec à Montréal, 2007, p. 146.
21
   Ibid., p. 467.
22
   Idem.
23
   Patrice Pavis, L’Analyse des spectacles : théâtre, danse, mime, théâtre-danse, cinéma, Paris, Armand Colin,
2012, p. 34.

                                                      14
1.5 Méthodologie de la recherche
       Afin que nos analyses puissent atteindre les objectifs spécifiques de cette recherche,
une méthodologie a été appliquée. Comme cela a été mentionné précédemment, ce mémoire
vise une approche analytique et comparative portant sur la dramaturgie du silence, ainsi que
sur les diverses manières de le représenter. Pour ce faire, nous commencerons par l’analyse
des œuvres de Beckett, dont le travail théâtral est considéré comme le repère principal de
notre étude. Ainsi, une compréhension claire de l’univers théâtral et du rythme que les
silences beckettiens imposent à la représentation sera envisagée, de même que la diversité
des fonctions du silence. Cette première partie est essentielle à l’élaboration du travail
comparatif, qui suivra par l’analyse du silence dans le théâtre de Sarraute (Le Silence), Duras
(Savannah Bay et India Song) et Kroetz (Haute-Autriche et Concert à la carte). Dans cette
deuxième partie, il s’agira d’abord de voir si les mêmes fonctions et les mêmes stratégies que
celles des œuvres de Beckett sont mobilisées. Finalement, une synthèse sera proposée qui a
l’avantage de présenter les résultats de cette recherche comparative. Pour l’approche
analytique, nous nous rapporterons aux principes et outils suggérés dans L’Analyse des
spectacles (1996) de Patrice Pavis, afin de dégager, sur la composante de la représentation,
les effets sensoriels du silence.

       Par ailleurs, un travail de littérature comparée sera appliqué par l’analyse des textes
dramatiques du corpus. Il nous permettra de dégager les effets de sens du silence ou les
rapports de sens qu’il engage avec les éléments du texte. L’analyse du discours et de
l’incidence du silence dans le flot de paroles devrait nous amener à comprendre les stratégies
prises en compte par les auteurs à l’intérieur de la dramaturgie du silence, ainsi que les effets
attendus à la scène.

       La portée méthodologique de cette recherche se trouve principalement dans
l’élaboration d’une grille d’analyse portant sur le silence tel qu’il apparaît dans le texte et tel
qu’il se manifeste dans la représentation. Ainsi, la comparaison se fait entre, d’une part, les
résultats de l’analyse du silence chez Beckett, et d’autre part, les résultats de l’analyse du
silence chez les trois autres auteurs à l’étude. Un tableau suit :

                                                15
L’héritage de la dramaturgie du silence
             Auteurs à l’étude                    de Samuel Beckett face aux pièces En
                                                     attendant Godot et Fin de partie

                                              Le silence comme véhicule exprimant la
Analyse du silence tel qu’il apparaît dans le perte identitaire et l’impuissance de la parole
texte Le Silence de Nathalie Sarraute         à la nommer. Le contenu des œuvres est
                                              obsolète, car tout est destiné à la parole, bien
                                              qu’elle ne puisse pas tout communiquer.

                                               Le spectateur est invité à vivre la même
Analyse du silence tel qu’il se manifeste dans attente que les personnages. Le spectateur
la représentation de la pièce Le Silence de partage la même phénoménalité, la même
Nathalie Sarraute                              expérience que les personnages à travers
                                               l’attente.

                                               Le silence représente l’écho intérieur des
Analyse du silence tel qu’il apparaît dans les personnages, dévoilant ainsi la parole
textes Savannah Bay et India Song de refoulée et le non-dit : lorsque les
Marguerite Duras                               personnages ne parlent pas, c’est qu’ils ont
                                               quelque chose à dire.

                                               Le concept de « non-bouclage » trouve tout
Analyse du silence tel qu’il se manifeste dans son sens dans les pièces de ces deux auteurs,
la représentation des pièces Savannah Bay et qui construisent le pont entre l’intériorité de
India Song de Marguerite Duras
                                               leurs personnages et leurs répliques sans
                                               antécédents apparents. Le spectateur
                                               comprend alors que les lourds silences
                                               évoque le passé.

                                               Le silence tend à nommer l’aliénation du
Analyse du silence tel qu’il apparaît dans les quotidien. Il est encore une fois question
textes Haute-Autriche et Concert à la carte d’intériorité, mais dans les pièces de théâtre
de Franz Xaver Kroetz                          de Kroetz et de Beckett, aucun personnage
                                               n’est confronté à une tragédie, hormis celle
                                               de leur existence.

                                               Les nombreux silences imposent une certaine
Analyse du silence tel qu’il se manifeste dans lenteur aux représentations. Le public fait
la représentation des pièces Haute-Autriche alors face à l’absurdité de nos gestes
et Concert à la carte de Franz Xaver Kroetz quotidiens et à nos discussions tenues sans
                                               but précis et que nous entretenons tous les
                                               jours.

                                            16
CHAPITRE 2 : Samuel Beckett et l’avènement de la
dramaturgie du silence

       Le travail dramaturgique de Samuel Beckett sur le silence est la composante
dominante de cette recherche. De ce fait, nous débuterons notre analyse par des
considérations biographiques du dramaturge, car il a été soumis aux aléas de la Seconde
Guerre mondiale, ce dont son œuvre témoigne. Puis, nous présenterons le corpus beckettien
retenu dans le cadre de ce mémoire. Il inclut deux pièces de théâtre, soit En attendant Godot
et Fin de partie. En choisissant ainsi de n’explorer que deux œuvres, nous limitons notre
corpus. Ces deux pièces de théâtre sont riches d’exemples d’emprunts du silence.

       Nous identifierons les moments où le silence s’exprime dans ses textes dramatiques
par des mentions comme « temps », « pause » et « silence ». Dès lors, une analyse s’amorcera
sur les différentes composantes de la dramaturgie du silence et des multiples stratégies de
Samuel Beckett.

       Ensuite, nous nous pencherons sur les répercussions du silence dans la représentation
théâtrale, qui a également connu un certain renouvellement. Nous reconnaitrons alors que le
silence a un impact considérable sur la réception d’En attendant Godot et de Fin de partie.

       Finalement, Samuel Beckett vacillait entre le tragique et le comique de ses œuvres,
marquant ainsi le genre tragicomique et le courant absurde. Il faut savoir que le silence est
un élément majeur dans ses intentions comiques, ce qui nous pousse à l’explorer également
dans le cadre du dernier volet de ce chapitre.

2.1 Samuel Beckett : considérations biographiques
   Samuel Barclay Beckett vit le jour à Foxrock, en Irlande, un Vendredi saint, le 13 avril
1906. Cet auteur a souvent ramené sa première expérience de solitude et de silence intérieur
à celle de sa naissance. À cette occasion, cette solitude initiale s’est inscrite dans son âme.
C’est la raison pour laquelle il éprouve une certaine nostalgie à propos du paradis utérin. Elle
a par ailleurs inspiré ses songes qui se sont exprimés dans une nouvelle intitulée L’Expulsé
(1946). On décrivait Samuel comme un enfant taciturne et intrépide à la fois, car, malgré son

                                                 17
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