La fabrication d'une cérémonie funèbre La mort d'un président de la République en France (1877-1996)

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Frontières

La fabrication d’une cérémonie funèbre
La mort d’un président de la République en France (1877-1996)
Pierre-Yves Baudot

Volume 19, numéro 1, automne 2006                                              Résumé de l'article
                                                                               Le pouvoir de l’État sur l’organisation du mourir des individus ne peut se
Enjeux politiques et mort                                                      comprendre que par les relations unissant les espaces sociaux et les
                                                                               institutions chargées de définir et d’organiser la mort. Les funérailles des
URI : https://id.erudit.org/iderudit/016635ar                                  présidents français entre 1877 et 1996 illustrent le propos. Bien que non
DOI : https://doi.org/10.7202/016635ar                                         représentatifs pour le chercheur, ces événements sont présentés comme tels
                                                                               par un certain nombre d’interprètes : journalistes, officiants religieux et
                                                                               étatiques, héritiers, mais aussi sociologues, anthropologues et politistes. Le but
Aller au sommaire du numéro
                                                                               de cet article est éminemment politique ; il vise à démonter la mécanique qui
                                                                               assure aux cérémonies funèbres présidentielles leur représentativité.
                                                                               L’époque, la position politique, la biographie du défunt, les qualités sociales et
Éditeur(s)                                                                     politiques de ses héritiers expliquent en partie la forme prise par l’événement.
                                                                               Dans les faits, ces éléments sont l’objet de négociation et de coproduction entre
Université du Québec à Montréal
                                                                               les institutions concernées. Loin de représenter fidèlement les volontés du
                                                                               défunt, la forme des cérémonies est marquée par les enjeux internes et les
ISSN                                                                           relations de pouvoir qu’entretiennent les institutions entre elles.
1180-3479 (imprimé)
1916-0976 (numérique)

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Citer cet article
Baudot, P.-Y. (2006). La fabrication d’une cérémonie funèbre : la mort d’un
président de la République en France (1877-1996). Frontières, 19(1), 43–48.
https://doi.org/10.7202/016635ar

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                                                                              services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique
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                                                                              l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à
                                                                              Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
                                                                              https://www.erudit.org/fr/
R     E      C       H       E        R       C      H   E

Résumé
Le pouvoir de l’État sur l’organisation
du mourir des individus ne peut se com-
prendre que par les relations unissant les
espaces sociaux et les institutions char-
                                                          LA FABRICATION
                                                         D’UNE CÉRÉMONIE
gées de définir et d’organiser la mort. Les
funérailles des présidents français entre
1877 et 1996 illustrent le propos. Bien
que non représentatifs pour le chercheur,

                                                              FUNÈBRE
ces événements sont présentés comme
tels par un certain nombre d’interprètes :
journalistes, officiants religieux et étati-
ques, héritiers, mais aussi sociologues,
anthropologues et politistes. Le but de
cet article est éminemment politique ; il
vise à démonter la mécanique qui assure
aux cérémonies funèbres présidentielles
                                                         La mort d’un président de
leur représentativité. L’époque, la posi-
tion politique, la biographie du défunt,
les qualités sociales et politiques de ses
                                                          la République en France
héritiers expliquent en partie la forme
prise par l’événement. Dans les faits, ces
éléments sont l’objet de négociation et
                                                                (1877-1996)
de coproduction entre les institutions
concernées. Loin de représenter fidèle-
ment les volontés du défunt, la forme
des cérémonies est marquée par les
enjeux internes et les relations de pouvoir
qu’entretiennent les institutions entre
elles.
                                                                                                        du premier président de la République,
Mots clés : Cérémonies funèbres –                                Pierre-Yves Baudot,                    Adolphe Thiers) et 1996 (année de la mort
présidents français – enjeux politiques                   postdoctorant, Université Lumière Lyon.
                                                                                                        du dernier président de la République
et institutionnels.
                                                       L’idée d’un pouvoir souverain de l’État          décédé, François Mitterrand). Nous ne nous
                                                   sur l’organisation du « mourir » des individus       arrêtons pas sur cet objet parce qu’il consti-
Abstract
The State’s power to organize the death            (Castra, 2003) évoque la figure effrayante           tuerait l’un de ces promontoires idéaux
of individuals can only be comprehended            d’un contrôle social omniprésent, d’une              d’où il serait possible d’apercevoir avec un
in light of the relationships that unite           domination s’exerçant par la contrainte.             recul suffisant des phénomènes sociaux se
different social spaces with the institu-          Plus lointaine semble la figure d’un pou-            déroulant en profondeur2. Au contraire. S’il
tions designated to define and organize            voir d’autant plus difficile à délimiter et à        s’agissait de cela, notre exemple serait parti-
death. The funerals of French Presidents           décrire qu’il n’en a pas l’aspect, puisqu’il         culièrement mal choisi. Un tel corpus laisse
between 1877 and 1996 illustrate this              s’appuie sur notre propre consentement –             en effet subsister d’importantes béances :
point. Although not representative by              « Si le pouvoir est fort, c’est qu’il produit        aucun enterrement présidentiel en France
research standards, these events are pre-                                                               entre 1907 et 1922 et entre 1974 et 1996.
                                                   des effets positifs au niveau du désir »
sented as such by a number of observers :
                                                   (Foucault, 1994b, p. 757) – et sur l’institu-        De plus, notre échantillon ne considère que
journalists, state and religious leaders,
and descendants ; in some cases, this is           tion d’un ensemble de rôles sociaux qui le           des individus originaires de (ou parvenus
equally true with certain sociologists,            font exister et qui le stabilisent. Partant, ce      à) une position sociale bien spécifique. De
anthropologists and political scientists.          « thanatopouvoir1 » – l’exercice du pouvoir          ce fait, prétendre analyser des phénomènes
The aim of this paper is essentially politi-       souverain de l’État de donner la mort, sur la        sociaux à l’aide de ces événements funèbres
cal ; it exposes the different mechanisms          mortalité et la mort et la gestion de la mort        présidentiels, c’est taire un biais important.
employed to ensure presidential funeral            survenue – ne peut se percevoir hors des             Ce que nous ferions alors, c’est analyser
ceremonies are perceived as the norm.              relations qui unissent entre eux différents          des représentations socialement situées, des
These mechanisms are in fact the object            espaces sociaux et différentes institutions          funérailles bourgeoises ou aristocratiques3,
of negotiations ; they are co-produced
                                                   investies dans la définition et l’organisation       en supposant la possible généralisation du
by the institutions concerned. Far from
                                                   des façons de mourir. C’est par l’étude de           modèle, son éventuelle édification comme
faithfully representing the desires of the
deceased, the form of these ceremonies             ces relations que l’on peut entreprendre de          norme de comportement, sans jamais nous
expresses internal concerns of different           décrire et de qualifier le type de pouvoir           interroger sur la construction politique dont
institutions and manifests the issues              exercé par l’État en ce domaine.                     relève la prétention à en faire des événe-
affecting their relationships.                         Pour mettre en évidence ce « gouver-             ments ayant valeur d’exemple ou d’illus-
                                                   nement des conduites » (Foucault, 1994a),            tration. Changement radical de perspective
Keywords : Funeral ceremonies – French
                                                   considérons un objet particulier : les funé-         en matière d’étude des rituels : alors que
Presidents – political and institutional
issues.                                            railles des présidents de la République              ces derniers sont généralement considé-
                                                   en France, entre 1877 (date de la mort               rés comme des prétextes (notamment par

                                                                           43                                                  FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2006
Clifford Geertz [Geertz, 1977, 1983], au          ciations. Nous allons les décrire successi-        et contrairement aux règlements en usage,
sens propre : un « pré-texte » à celui que le     vement dans ce texte. Le premier réunit la         jusqu’aux portes du cimetière (Baudot,
chercheur doit reconstituer pour lire en lui      famille aux héritiers politiques du défunt         2005b, p. 686). Les cas des trois présidents
les fondements culturels des sociétés), il        (ceux qui sont intéressés à la construction        de la Ve République décédés nous éclairent
s’agit là d’analyser les cérémonies politiques    de la grandeur du président décédé) et             également sur l’importance de cette négo-
en elles-mêmes, de montrer les conditions         porte sur la légitimité des organisateurs à        ciation entre les organisateurs politiques et
auxquelles elles peuvent être performées et       ordonnancer la cérémonie. Le deuxième, à           la famille du défunt. Ayant refusé par testa-
de rendre compte de leurs formes et de leur       l’intérieur même de ces entrepreneurs de           ment les « funérailles nationales », le général
pérennité (Bell, 1999 ; Mariot, 1999, 2006).      cérémonie, se définit entre enjeux politiques      de Gaulle limitait – sans les interdire plei-
Si les funérailles présidentielles ne sont pas    du moment et traditions protocolaires et           nement toutefois – les possibilités d’associer
un promontoire permettant d’apercevoir des        porte sur la forme de la cérémonie. Enfin,         la majesté de l’État au déroulement de ses
phénomènes invisibles ou plus difficilement       troisième lieu de négociations, celui qui          funérailles. Une négociation était possible.
perceptibles d’une autre façon (Hobsbawm,         oppose, autour du questionnement sur la            La rivalité politique entre les différents héri-
1995, p. 186), à quoi peut donc nous être         foi réelle du défunt, État et Église sur le        tiers du défunt, entre « gaullistes histori-
utile l’étude de ces cérémonies funèbres          contenu de la cérémonie et sur la grandeur         ques » et « gaullistes politiques » (Collovald,
présidentielles ?                                 à lui conférer. C’est à l’intérieur de ces espa-   1999, p. 123) l’a rendue impossible. La
    Ces événements ne sont donc pas repré-        ces, dans les relations qui se nouent entre        volonté du président Pompidou d’apparaître
sentatifs pour le chercheur. Ce dernier ne        ces différentes institutions (Église, famille,     comme le successeur du Général l’a conduit
peut monter en généralité à partir de ces         État), que se situe le pouvoir de gouverner        à passer outre l’accord de la famille, sans
cas (19 présidents inhumés en France, dont        les individus jusque dans leur mort.               pouvoir pour autant faire abstraction des
l’un, Alexandre Millerand, décédé en 1943,                                                           dispositions édictées par le défunt : le corps
est pour le moins passé sous silence, par            LE RÔLE DES PROCHES                             du général de Gaulle n’était pas présent lors
absence de sources) sans méconnaître dans             L’organisation des funérailles d’un pré-       de la cérémonie célébrée à Notre-Dame
le même mouvement les enjeux politiques           sident de la République fait l’objet d’une         de Paris, et le terme utilisé pour nommer
dont ces funérailles sont investies. Car force    intense négociation entre la « famille », les      cette journée d’hommage ne fut pas celui,
est de constater que ces événements sont          « commanditaires » (les héritiers politiques       traditionnellement utilisé, de « funérailles
en revanche présentés comme représen-             du défunt et le gouvernement qui a décidé          nationales », mais celui de « deuil national »,
tatifs par un certain nombre d’interprètes        par décret, ou par la voie législative de          formule qui sera ensuite réutilisée à l’occa-
autorisés : journalistes, bien sûr, officiants,   décerner des honneurs funèbres nationaux           sion des décès de Georges Pompidou et de
religieux ou étatiques, héritiers revendiqués,    au défunt) et les « officiants » (les organisa-    François Mitterrand (Baudot, 2006).
et encore sociologues, anthropologues et          teurs chargés de la réalisation matérielle de          Les négociations engagées avec la famille
politistes. Ce qui nous intéresse ici est de      la cérémonie et les « célébrants », qui inter-     permettent aux organisateurs d’afficher la
démonter la mécanique qui assure à ces            viendront physiquement dans son dérou-             conformité de leur entreprise aux volon-
cérémonies funèbres présidentielles cette         lement : orateurs et ministres du culte). Il       tés du défunt. Des individus chargés de
prétendue représentativité. Là est l’enjeu        faut voir dans l’autorité acquise par ces          la représenter sont intégrés aux instances
politique. C’est donc ici que se situe l’objet    héritiers d’ordre privé la conséquence de          décisionnelles, et cela n’est en rien propre
sur lequel nous devons faire enquête si nous      la législation funéraire française qui, depuis     aux funérailles présidentielles – et donc à
voulons mettre au jour ce qui « se passe »        la loi dite de « liberté des funérailles » du      la définition de la fonction présidentielle.
dans cet événement.                               15 novembre 1887, venue « combler un               Lors des funérailles de Victor Hugo et de
    La représentativité de ces événements         vide juridique pour tout ce qui avait trait à      Sadi Carnot, des personnages « multiposi-
repose sur l’accord qui parvient à s’établir      la propriété du cadavre » (Lalouette, 1997,        tionnés » (Boltanski, 1973), à la fois proches
entre les différentes institutions investies      p. 340), reconnaît au mourant – et à ses           du défunt, de sa famille et de l’espace poli-
dans la construction et la célébration de         héritiers d’ordre privé – le droit de décider      tique sont chargés de protéger les intérêts
l’événement. Cet accord vise à affirmer           de l’ordonnancement de ses funérailles.            de la famille dans la mise en place de la
l’évidence de son déroulement, en évitant             La négociation portant sur le respect des      cérémonie, mais aussi d’affirmer que les
le surgissement de la contestation, la rup-       volontés testamentaires du défunt porte sur        décisions prises l’ont été en conformité avec
ture du consensus. Cette dépolitisation de        plusieurs points. La famille doit d’abord          ses désirs. Le colonel Chamoin, représen-
l’événement entend faciliter la transmission      accepter les honneurs funèbres nationaux           tant la famille du président Carnot (assas-
de l’héritage légué par le défunt et préser-      proposés par le gouvernement. La famille           siné en 1894), était spécifiquement chargé
ver l’ordre politique. Si elle peut apparaî-      de Casimir-Perier (décédé en 1907), comme          de l’organisation des voyages présidentiels
tre comme un mode classique d’imposition          celle de Paul Deschanel (décédé en 1922)           et, à ce titre, disposait d’une prééminence
d’une certaine définition de la situation         et d’Emile Loubet (décédé en 1929), mais           protocolaire sur les autres corps politiques
(Boltanski et Bourdieu, 1976), cette exi-         aussi, par testament, les trois derniers pré-      suivant le président en déplacement (Vellay
gence de dépolitisation, cette neutralisation     sidents de la Ve République (Charles de            et Paul, 1982, p. 124 ; Harismendy, 1995,
d’un tel « lieu commun » (Rancière, 1995),        Gaulle en 1970, Georges Pompidou en 1974           p. 322). De même, Auguste Vacquerie était
est renforcée en des circonstances où seul        et François Mitterrand en 1996) ont refusé         à la fois un parent par alliance de Victor
le respect du défunt est dit commander les        les « funérailles nationales » que souhaitait      Hugo (son frère était marié à Léopoldine,
conduites des uns et des autres, alors que        leur accorder le gouvernement. Ces refus           fille du poète) et un de ses proches colla-
le politique est censé marquer une trêve4.        n’ont toutefois pas interdit la mise en place      borateurs en politique. Ils avaient fondé
Pour comprendre comment l’évidence et             de cérémonies qui dépassent largement la           ensemble Le Rappel en 1848. Auguste
la représentativité peuvent être ainsi pré-       sphère des relations privées du défunt. Des        Vacquerie plaide pour la suppression d’une
servées, il convient de s’intéresser aux          représentants du gouvernement assistent            halte du cortège funèbre devant l’Opéra. Il
relations nouées dans l’événement entre           aux funérailles des trois premiers cités,          intime également à la commission de s’en
les institutions en présence. Trois espaces       le corps de Paul Deschanel étant même              tenir aux dispositions testamentaires en
émergent, définissant trois types de négo-        escorté par la troupe, dans les rues de Paris,     ce qui concerne le choix du corbillard des

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M. Lepeer, Les amins (2003), plume et encre, 30 X 24 cm.

                                                           pauvres. Des volontés respectées, certes,            nement libre de prendre les mesures           étrangères Louis Barthou, assassiné aux
                                                           mais surtout interprétées dans un sens favo-         d’organisation qu’il juge convenables et      côtés du roi Alexandre Ier de Yougoslavie,
                                                           rable aux intentions de la commission :              qu’elle s’est montrée disposée à ratifier     à Marseille en octobre 1934. En l’absence
                                                              M. Vacquerie fait remarquer qu’en ce              toutes les dispositions à ce sujet6.          de famille proche (sa femme est décédée
                                                              qui concerne le char mortuaire, le tes-           L’opposition de la famille est indépas-       le 18 janvier 1930, son fils unique est mort
                                                              tament de Victor Hugo donne des indi-         sable. Malgré les supplications des républi-      pendant la Première Guerre mondiale), rien
                                                              cations dont on ne peut s’écarter. Victor     cains, l’envoi d’une délégation à Nice, et        n’interdit à l’État de s’approprier l’organisa-
                                                              Hugo désire être porté au cimetière sur       les courriers de Victor Hugo (Hugo, 1952,         tion de la cérémonie. Le communiqué offi-
                                                              le corbillard des pauvres. M. Guillaume       p. 82), le père de Léon Gambetta refusera         ciel du gouvernement, publié par Le Temps
                                                              dit que dans ces conditions, le cor-          l’inhumation définitive de son fils à Paris.      peut annoncer, sans crainte, que les volontés
                                                              billard des pauvres doit être adopté          Inhumé provisoirement au Père-Lachaise,           testamentaires de Louis Barthou ne seront
                                                              dans sa plus grande simplicité. Mais          au terme d’un cortège parti de la Chambre         pas respectées :
                                                              après lui suivraient les chars splendide-     des députés, le corps de Léon Gambetta fut          Les obsèques de M. Barthou ont été
                                                              ment décorés et cet admirable contraste       ensuite transporté en train à Nice, où il fut à     fixées à samedi matin. Dans son testa-
                                                              produirait la plus belle des apothéoses.      nouveau enterré, en présence des plus hautes        ment, le défunt avait demandé que des
                                                              M. Turquet approuve cette idée5.              autorités de la ville (Ben Amos, 2000, p. 188-      obsèques très simples lui soient faites.
                                                              Les représentants de la famille sont alors    196). De même, le refus de la famille de            Mais en raison des circonstances
                                                           chargés d’attester de la légitimité de la com-   Hoche de laisser transférer au Panthéon les         tragiques dans lesquelles le ministre
                                                           mission à prendre des décisions. C’est ce        cendres de leur aïeul aux côtés de celles de        des affaires étrangères a trouvé la mort,
                                                           que fait le colonel Chamoin en 1894, au          Lazare Carnot, Marceau, La Tour d’Auver-            le conseil a unanimement décidé qu’il
                                                           sein de la commission chargée des obsèques       gne et de Baudin conduit le gouvernement à          convenait que ces obsèques fussent
                                                           de Sadi Carnot :                                 retirer ce nom de la liste7. Une autre preuve       nationales8.
                                                                                                            de l’importance du rôle de l’accord de la           Les relations entretenues entre les com-
                                                              M. le colonel Chamoin fait savoir que
                                                                                                            famille dans la mise en place de la cérémonie     manditaires et les membres de la famille
                                                              Mme Carnot entend laisser le gouver-
                                                                                                            des obsèques, le cas du ministre des Affaires

                                                                                                                                  45                                                 FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2006
définissent ainsi une configuration dont la           À l’époque, un nombre considérable de         aussi et surtout sur la maîtrise d’un sens
forme de la cérémonie célébrée dépend en          délégations avaient été invitées à composer       pratique, acquis par une longue familiarité
grande partie. Cette configuration inclut         le cortège funèbre, comme cela est alors          avec l’activité (Baudot, 2005a).
également d’autres institutions. Les héritiers    usuel (Ben Amos, 1984). Mais, à la diffé-
et la famille doivent en effet tenir compte du    rence de ce qui s’était passé en 1894, où            LES EMPRUNTS AU RÉPERTOIRE
répertoire d’éléments matériels disponible,       plusieurs centaines de délégations s’étaient         CÉRÉMONIEL CATHOLIQUE
à l’intérieur duquel les organisateurs effec-     inscrites, peu nombreux sont les participants         La mise au point du répertoire d’élé-
tifs de la cérémonie (agents du bureau du         à rejoindre le cortège des funérailles du pré-    ments cérémoniels avec lequel fonction-
Protocole du Quai d’Orsay, services de la         sident Doumer. Des explications politiques        nent les agents du protocole doit, malgré
préfecture de Police de Paris ou personnel        peuvent rendre compte de cette désaffection.      les tendances à l’autonomisation de cette
préfectoral lorsque l’inhumation a lieu en        Cet événement est essentiellement approprié       sphère de production de l’événement funè-
province, administration des Beaux-Arts)          par la droite, alors que les partis de gauche     bre, s’entendre comme une coproduction.
peuvent effectivement composer une céré-          (SFIO et PCF) réactivent leur propre réper-       La principale critique des républicains laïcs
monie présentée comme unique, dédiée à            toire d’actions cérémonielles (Tartakowsky,       sur les cérémonies funèbres républicaines
la grandeur d’un individu singulier.              1999 ; Bernard, 1986 ; Rébérioux, 1984).          porte justement sur ce point : l’absence d’un
                                                  Seules des associations affiliées à la droite     cérémonial funèbre qui appartienne en
   UNE TRADITION                                  enjoignent à leurs militants de défiler dans le   propre à la République. Les organisateurs
   QUI NE DIT PAS SON NOM                         cortège : « Scouts de France », « Auvergnats      dépendent ainsi des formes de grandeurs
    L’espace des possibles est limitée par la     de Paris », « Croix de Feu et Briscards ».        funèbres instituées par l’Église catholique.
tradition des funérailles présidentielles, une    Même si cet échec peut permettre de don-          Avancer cela, comme cela fut le cas derniè-
tradition certes non écrite et ne se présen-      ner à voir le type de soutien dont bénéficie      rement au sujet des funérailles de François
tant jamais comme telle9, mais qui, déposée       la République au début des années 1930, ce        Mitterrand12, c’est oublier que la préser-
dans les archives de ces services chargés de      n’est pas cette explication que retiennent les    vation de la position de l’Église au sein
l’organisation, est activée, dans l’urgence,      organisateurs. Pour conjurer le risque d’un       des cérémonies républicaines a eu un coût
une fois connue la mort d’un président de         échec, ceux-ci décident de supprimer cette        important pour l’institution. Deux éléments
la République. Cet espace – à défaut d’être       invitation faite à des délégations, élément de    en témoignent principalement. C’est tout
totalement autonome, nous y revenons plus         la cérémonie sur lequel ils ne possèdent que      d’abord la disparition, au sein même de la
loin – présente certaines tendances ou, plu-      peu de moyens de contrôle. Ils remplacent         liturgie funèbre catholique, du discours de
tôt, certaines revendications à l’autonomi-       cette partie du cortège par une invitation        l’Église sur le politique. Disparition qui s’en-
sation. Il tend à fonctionner à partir de ses     adressée à une liste précise d’individus à        tend bien comme une « censure » (Bourdieu,
propres critères pour décider de l’échec ou       venir assister à la cérémonie, assis dans des     1984). En 1894, la question est déjà posée.
de la réussite de la cérémonie. Dans ces          tribunes.                                         Menacée par la polémique provoquée en
circonstances, des innovations proposées              C’est l’économie globale de ce type de        1897 par le contenu de l’homélie prononcée
ou imposées par d’autres acteurs ou insti-        mises en scène politiques qui s’en retrouve       à Notre-Dame devant le président de la
tutions investies dans l’organisation de la       modifiée. Les républicains du début de la         République par le père Ollivier à l’occasion
cérémonie, au nom de la grandeur politique        IIIe République concevaient ces cérémonies        de la cérémonie funèbre en l’honneur des
spécifique du défunt, se heurtent à la force      funèbres comme un moyen d’associer, dans          victimes du Bazar de la Charité (qui avait
du précédent qui a pour lui de garantir à         la rue, deux principes pensés comme anti-         présenté le drame comme une expiation des
tous le bon déroulement de la cérémonie et        thétiques, l’ordre et le nombre. Au contraire,    fautes de la France, selon un registre typi-
son succès. Car ce qui définit, pour les servi-   les metteurs en scène des années 1930 trans-      quement clérical d’association du religieux
ces du protocole le succès d’une cérémonie,       forment ces cérémonies en événements qui          et du politique ; Déloye, 1994), l’Église,
ce n’est ni l’adhésion qu’elle a provoquée,       exigent des participants un capital social        par la voix de Mgr Richard, cardinal-arche-
ni le renforcement des liens sociaux qu’elle      important. Les lettres de recommanda-             vêque de Paris, préfère ne pas prononcer
a réellement suscité. En effet, les organisa-     tion et les titres revendiqués par ceux qui       d’homélie lors des funérailles de Félix Faure
teurs – pas plus que les sociologues10 – ne       demandent des cartons d’invitation auprès         (1899). Il la remplace par une lettre diffusée
disposent d’outils pour mesurer de tels           de la direction des Beaux-Arts du ministère       dans la presse et lue en chaire dans toutes
phénomènes. Leur pratique repose de ce            de l’Éducation nationale en témoignent.           les églises de Paris le dimanche suivant. Une
fait sur des critères redevables d’une auto-      D’importantes catégories de participants,         attitude qui surprend Le Figaro de l’époque,
évaluation, si ce n’est même seulement sur        jusqu’alors intégrées à la cérémonie et donc      qui juge le texte pourtant tout en « sim-
la croyance en l’efficacité – jamais démon-       intéressées à son bon déroulement, sont           plicité voulue »13. Car l’Église ne fait pas
trée – des cérémonies qu’ils organisent.          repoussées aux marges du spectacle – qui se       seulement silence, elle modifie son discours
    Parmi ces critères, la conformation           clôt sur lui-même (Apostolides, 1981) – et        jusqu’à éliminer toute référence au politique
aux attentes. En 1932, lors des funérailles       deviennent de simples spectateurs (Baudot,        dans ses homélies. À partir des funérailles
de Paul Doumer, assassiné par le russe            2005b, p. 750-764).                               du général de Gaulle (1970), c’est l’homme
Gorguloff (Coeuré et Monier, 2000), les               L’autonomie acquise par la sphère de          qu’elle enterre, et non le politique :
organisateurs se plongent dans leurs archi-       production des cérémonies est donc en                 Et c’est pourquoi nous saluerons en lui
ves et reproduisent le déroulement des            partie attestée par la formation de critères          plus que le président, plus que le chef
obsèques du précédent président assassiné         spécifiques d’évaluation du succès et de              de l’État, nous saluerons notre frère,
en France, soit Sadi Carnot en 1894. Un           l’échec de ces cérémonies. Cette autono-              Georges Pompidou, et le mêlant affec-
certain nombre d’éléments attestent cette         mie est également établie par la carrière             tueusement aux morts de nos familles,
référence au précédent :                          de certains personnels administratifs spé-            nous prierons pour lui, dans l’espé-
                                                  cialement recrutés et formés à la gestion             rance de la résurrection pascale14.
   Délégations : aux Champs-Élysées – par
                                                  des questions protocolaires au sein même              La préservation de sa position, notam-
groupement – comme pour Carnot11.
                                                  de l’État. C’est sur un corpus de savoirs         ment de son invitation à célébrer des céré-
                                                  plus ou moins définis qu’ils s’appuient, mais     monies publiques, dépend de sa capacité à

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anticiper les critiques dont elle peut faire       graphiques du défunt, les qualités sociales          siècle. Revue d’histoire, (9), janvier-mars,
l’objet, à ne pas donner d’arguments aux           et politiques de ses héritiers putatifs sont         p. 37-52.
anticléricaux (Gadille, 1967). C’est sous la       autant d’éléments qui peuvent expliquer              BLUMER, J. G., J. R. BROWN, A. J. EWBANK
pression anticléricale que l’Église est donc       la forme prise par l’événement. Mais ils             et T. J. NOSSITER (1971). « Attitudes to the
amenée à modifier considérablement le con-         n’influent pas de manière mécanique. Ils             Monarchy : Their Structure and Development
tenu même de son discours sur le politique.        doivent nécessairement être retraduits par           during a Ceremonial Occasion », Political
                                                                                                        Studies, (19), p. 149-171.
C’est sous cette même contrainte qu’elle est       chacune des institutions en présence, en
amenée à modifier les principes réglant la         fonction des enjeux internes qui les struc-          BOLTANSKI, L. (1973). « L’espace position-
                                                                                                        nel. Multiplicité des positions institutionnelles
majesté funèbre. Il y a par ailleurs des luttes    turent à ce moment, en fonction également
                                                                                                        et habitus de classe », Revue française de
internes à l’institution sur la question des       des relations qu’elles entretiennent. Cela           sociologie, vol. 14, p. 3-26
modalités de la participation de l’Église aux      explique le type d’investissement qu’elles
                                                                                                        BOLTANSKI, L. et P. Bourdieu (1976).
cérémonies publiques. Il est en effet peu          sont prêtes à effectuer, dans l’événement,
                                                                                                        « Lieux neutres et lieux communs », Actes
de points de comparaison – en termes de            chacune en ce qui la concerne. Ces rela-             de la recherche en sciences sociales, (2/3),
décorum, de grandeur matérielle – entre            tions entre institutions représentent à la           juin, p. 58-65
les funérailles de la fin du XIXe siècle et        fois une contrainte, en limitant la marge de         BOURDIEU, P. (1984). « La censure », in
celles de la fin du XXe siècle. Aux tentures       manœuvre dont chacune d’entre elles dis-             P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris,
funèbres déployées sur Notre-Dame, sur le          pose. Mais surtout : ces relations les habili-       Minuit, p. 138-14.
Panthéon ou encore à l’Arc de triomphe,            tent. À l’intérieur de cet espace, l’accord qui      CASTRA, M. (2003). Bien mourir. Sociologie
à l’Élysée et au Palais-Bourbon, a succédé         s’établit entre elles les autorise à intervenir      des soins palliatifs, Paris, PUF.
la modestie des appareils funèbres, le plus        en un domaine où, pourtant, l’individu est
                                                                                                        COEURÉ, S. et F. MONIER (2000). « Paul
souvent un simple drapeau tricolore posé           dit « maître de ses dernières volontés ». Ce         Gorgulov, assassin de Paul Doumer (1932) »,
sur le cercueil, que le vent peut faire s’envo-    sont d’ailleurs ces mêmes institutions qui le        Vingtième siècle. Revue d’histoire, (65), p. 35-
ler15, sans autre forme de protocole. L’Église     proclament haut et fort.                             46.
est donc passée d’un type de grandeur à                                                                 DÉLOYE, Y. (1994). École et citoyenneté.
l’autre. Une cérémonie réussie n’est plus                                                               L’individualisme républicain de Jules Ferry
celle où une majesté maximale est déployée,           Bibliographie                                     à Vichy : controverses, Paris, PFNSP.
mais celle qui est édifiée à la mesure du             APOSTOLIDES, J.-M. (1981). Le roi-                DUBOIS, V. (1999). La politique cultu-
défunt. Cette évolution n’est pas sans susci-         machine. Spectacle et politique au temps de       relle. Genèse d’une catégorie d’intervention
ter des interrogations lorsqu’elle est utilisée       Louis XIV, Paris, Minuit.                         publique, Paris, Belin.
pour la première fois par l’Église catholique,        BAUDOT, P.-Y. (2004). « “In Manus Tuas…”          COLLOVALD, A. (1999). Jacques Chirac. Bio-
à l’occasion des funérailles du général de            Les funérailles religieuses des présidents de     graphie d’un héritier à histoire, Paris, Belin.
Gaulle (Baudot, 2005b, p. 868-879). Il serait         la République en France (1877-1996) », in
                                                                                                        FOUCAULT, M. (1994a). « Le sujet et le
toutefois erroné d’imaginer que la mise en            E. Dianteill, D. Hervieu-Léger et I. de Saint-
                                                                                                        pouvoir » [1982], dans Dits et écrits, vol. IV,
                                                      Martin (dir.), La modernité rituelle. Rites
place de cette cérémonie dépend des volon-                                                              Paris, Gallimard, p. 222-242, [« The Subject
                                                      politiques et religieux des sociétés modernes,
tés testamentaires du défunt. Celles-ci sont                                                            and Power », dans Hubert L. Dreyfus et Paul
                                                      Paris, L’Harmattan, p. 55-72
effectivement prises en compte, mais elles                                                              Rabinow, Michel Foucault. Beyond Struc-
                                                      BAUDOT, P.-Y. (2005a). « Creating Republi-        turalism and Hermeneutics, Chicago, The
sont réinterprétées à l’aide des nouvelles            can Ceremony : French presidential Funerals       University of Chicago Press, p. 208-226.]
catégories de définition de la grandeur               1880-1940 », dans I. Honohan et J. Jennings
funèbre mises en place par l’Église catho-                                                              FOUCAULT, M. (1994b). « Pouvoir et corps »
                                                      (dir.), Republicanism in Theory and Practice,
                                                                                                        [1975] dans Dits et écrits, vol. II, Paris,
lique à l’issue du concile Vatican II, par la         London, Routledge.
                                                                                                        Gallimard, p. [dans Quel Corps ?, (2), p. 2-
rédaction d’un nouveau rituel des mou-                BAUDOT, P.-Y. (2005b). Événement et ins-          5], p. 754-758
rants, le premier depuis 1610 (Gy, 1970). La          titution. Les funérailles des présidents de la
                                                                                                        FUREIX, E. (2003). Mort et politique sous
grandeur cérémonielle des funérailles pré-            République en France (1877-1996), Thèse pour
                                                                                                        les monarchies censitaires : mises en scènes,
sidentielles dépend en cela des définitions           le doctorat en Science politique, Université
                                                                                                        cultes, affrontements. 1814-1835, Thèse pour
institutionnellement reconnues, c’est-à-dire          Paris-I.
                                                                                                        le doctorat d’Histoire, Université Paris-I.
des luttes de pouvoir internes aux institu-           BAUDOT, P.-Y. (2005c). « L’histoire des
                                                                                                        GADILLE, J. (1967). La pensée et l’action
tions (ici, la victoire du courant de pastorale       représentations comme soutien normatif
                                                                                                        politiques des évêques français au début de
                                                      d’une politique publique : le cas des attitudes
liturgique porté par l’Institut catholique de                                                           la IIIe République, 1870-1883, 2 vol., Paris,
                                                      collectives face à la mort », Droit et Société,
Paris) plus que des volontés personnelles                                                               Hachette.
                                                      (60), p. 429-448.
du défunt. Interpréter le déroulement de                                                                GEERTZ, C. (1977). « Centres, rois et cha-
                                                      BAUDOT, P.-Y. (2006). « Funérailles », dans
la cérémonie des funérailles du général de                                                              rismes. Réflexions sur les symboliques du
                                                      C. Andrieux, Ph. Braud et T. Piketty (dir.),
Gaulle ou de François Mitterrand comme                                                                  pouvoir » [1977], in C. Geertz, Savoir local,
                                                      Dictionnaire Charles de Gaulle, Paris, Robert
le seul reflet de la biographie de l’individu,                                                          savoir global. Les lieux du savoir, Paris, PUF,
                                                      Laffont.
                                                                                                        1986, p. 153-182, p. 182. [Traduction de Local
c’est donc faire l’impasse sur la médiation           BELL, C. (1992). Ritual Theory, Ritual Prac-      Knowledge, Further Essays in Interpretive
qu’organisent les institutions qui prennent           tice, New York, Oxford University Press.          Anthropology, 1983, publié pour la première
en charge l’organisation de la cérémonie.                                                               fois in « Center, Kings and Charisma : Reflec-
                                                      BEN AMOS, A. (1984). « Les funérailles
    L’espace des possibles cérémoniels en             de Victor Hugo. Apothéose de l’événement          tions on the Symbolics of Power », in J. Ben
matière funéraire est une négociation : avec          spectacle », dans P. Nora (dir.), Les lieux       David et T.N. Clark (dir.), Culture and its Crea-
l’ordre de la tradition et avec les institutions      de mémoire, t. 1 : La République, Paris,          tors, Chicago, Chicago University Press, 1977.
représentant les appartenances plurielles de          Gallimard, p. 473-522.                            GEERTZ, C. (1983). « Jeu d’enfer. Notes sur
l’individu (Église, famille). Négociation, et         BEN AMOS, A. (2000). Funerals, Politics           le combat de coq balinais », in C. Geertz, Bali.
donc coproduction. L’événement funèbre                and Memory in Modern France 1789-1996,            Interprétation d’une culture, Paris, Gallimard.
                                                      Oxford, Oxford University Press.                  [Traduction par Louis Evrard de « Deep Play.
est fabriqué par les relations qui s’établissent
                                                                                                        Notes on the Balinese Cockfight », publié dans
entre ces institutions. L’époque, la position         BERNARD, J.-P. (1986). « La liturgie funèbre      Dædalus, (101), 1972, et republié dans The
politique considérée, les propriétés bio-             des communistes (1924-1983) », Vingtième

                                                                          47                                                  FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2006
Interpretation of Culture, New York, Basic               Notes                                                  9. On comparera avec profit le degré de formali-
   Books, 1973.]                                                                                                      sation d’une cérémonie funèbre présidentielle
                                                          1. Sur cette notion, voir le numéro de Quaderni
                                                                                                                      avec les voyages officiels, tels que le font les
   GY, P.-M. (1970). « Le nouveau rituel romain              qui est y consacré, à paraître en 2007.
                                                                                                                      analystes notamment Nicolas Mariot (Mariot,
   des funérailles », in La Maison-Dieu, (101),
                                                          2. Jacques Revel montre ce que le retour de                 1999, p. 85-90). Il n’existe pas de textes
   1970, p. 15-32.
                                                             l’événement doit à la redécouverte des struc-            officiels réglementant le déroulement des
   HARISMENDY, P. (1995). Sadi Carnot, L’in-                 tures dans lesquelles il est enchâssé, et qu’il          cérémonies funèbres en fonction de leurs dif-
   génieur de la République, Paris, Perrin.                  permettrait ainsi d’analyser. Cf. Revel, 2001.           férentes appellations (« obsèques officielles »,
   HERVIEU-LÉGER, D. (1999). « Les dou-                   3. Emmanuel Fureix remarque en ce sens, pour                « obsèques aux frais de l’État », « obsèques
   bles funérailles du Président », dans J. Julliard         le XIXe siècle, que « les funérailles politiques         nationales »). (Baudot, 2005, p. 582-640.)
   (dir.), La mort du Roi. Essai d’ethnogra-                 se sont pleinement conformées aux canons             10. Sur une tentative d’évaluation par sondage
   phie politique comparée, Paris, Gallimard,                de la mort des élites. Prétendant à la sobriété,         des propositions formulées par Edward Shils
   p. 88-109.                                                voire à l’indigence du décor, les funérailles            et Michael Young dans leur célèbre article sur
   HOBSBAWM, E. J. (1995). « Inventing Tradi-                libérales et républicaines n’ont en fait bien            le sens d’un couronnement (Shils et Young,
   tions», Enquête, (2), p. 171-179. [Traduction de          souvent que reproduit les funérailles les plus           1953), voir la tentative d’une équipe réunie
   l’introduction de E. J. Hobsbawm et T. Ranger             somptueuses de la haute bourgeoisie et ou                autour de J. Blumer (Blumer et al., 1971).
   (dir.), The Invention of Tradition, Cambridge,            de l’aristocratie parisienne » (Fureix, 2003,            Au sujet de cet article, N. Mariot indique
   Cambridge University Press, 1983.]                        p. 91).                                                  que cette méthode recueille finalement « une
                                                          4. Ces « figures imposées » du « respect dû au              “doctrine officielle” apprise par cœur, au
   HUGO, V. (1952). Correspondance, Tome IV :                                                                         moins autant qu’une “attitude intérieure” »
   années 1874-1885, Addendum, Paris, Albin                  mort » et de la « trêve » ne sont en rien des
                                                             invariants culturels, mais bien des construc-            (Mariot, 1999, p. 50).
   Michel.
                                                             tions historiques et politiques. La place man-       11. Prise de note manuscrite, papier à en-tête
   LALOUETTE, J. (1997). La libre pensée en                  que ici pour retracer leur genèse. Sur ce point,         du ministère de l’Instruction publique, sous-
   France, 1848-1940, Paris, Albin Michel.                   cf. Baudot, 2005.                                        secrétariat d’État aux Beaux-Arts, cabinet du
   MARIOT, N. (1999). « Conquérir unanime-                5. Procès-verbal de la commission des obsè-                 sous-secrétaire d’État, sans auteur, sans date.
   ment les cœurs ». Usages scientifiques et poli-           ques de Victor Hugo, séance du 24/05/1885.               AN/F21 4713.
   tiques des rites : le cas du voyage présidentiel          Source : Archives nationales [AN]/F1C11872.          12. Danielle Sallenave, « L’autre enterrement »,
   (1889-1998), Thèse pour le doctorat « Études              Turquet est sous-secrétaire d’État aux Beaux-            Le Monde, 19/01/1996. Pour une analyse,
   Politiques », EHESS.                                      Arts et, à ce titre, président de la commission          cf. Hervieu-Léger, 1999, et Baudot, 2004.
   MARIOT, N. (2006). Bains de foule. Les                    des obsèques. Eugène Guillaume est membre
                                                                                                                  13. Le Figaro, « Les funérailles du président Félix
   voyages présidentiels en France (1888-2002),              de l’Institut, ancien directeur des Beaux-Arts
                                                                                                                      Faure », 24/02/1899.
   Paris, Belin.                                             (1878-1879), professeur d’esthétique et d’his-
                                                             toire de l’art au Collège de France. Sculpteur,      14. Texte d’hommage à Georges Pompidou rédigé
   MONNIER, G. (1995). L’art et ses institu-                 il a réalisé la statue de Michel de l’Hospital           sur une feuille de messe de la paroisse de la
   tions en France. De la Révolution à nos jours,            pour le nouveau Louvre, et la « Musique »                Clusaz. Retrouvée dans une lettre envoyée
   Paris, Gallimard.                                         pour la façade de l’Opéra Garnier (source :              à Mme Pompidou en 1974 et conservée en
   RANCIÈRE, J. (1995). La mésentente. Poli-                 Dubois, 1999, p. 107 ; Monnier, 1995, p. 84 ;            AN/5 AG 2 623.
   tique et philosophie, Paris, Galilée.                     et L’illustration, no 292, 4/03/1899).               15. Lors des funérailles de François Mitterrand,
   RÉBÉRIOUX, M. (1984). «Le mur des Fédé-                6. Procès-verbal de la commission des obsèques              alors que le cercueil venait d’être rendu à la
   rés», in P. Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t. 1:      de Sadi Carnot, AN/F1C1 188, séance du                   famille, le drapeau tricolore qui le recouvrait
   La République, Paris, Gallimard, p. 619-649.              27/06/1894.                                              s’est envolé. Danielle et Gilbert Mitterrand se
                                                                                                                      sont alors penchés pour le remettre en place.
   REVEL, J. (2001). « Retour sur l’événement :           7. Sur cette affaire, voir les protestations de Noël-
                                                                                                                      Cela a suscité toute une production d’exégèse
   un itinéraire historiographique », in J.-L.               Parfait, dans le rapport que celui-ci adresse
                                                                                                                      symbolique, transformant cette bourrasque en
   Fabiani (dir.), Le goût de l’enquête. Pour                à la Chambre des députés : « Rapport fait au
                                                                                                                      symbole voulant signifier que le président est
   Jean-Claude Passeron, Paris, L’Harmattan,                 nom de la commission chargée d’examiner la
                                                                                                                      enfin rendu à sa seule individualité, dépouillé
   p. 95-118.                                                proposition de loi de M. Barodet […] ayant
                                                                                                                      des symboles du pouvoir. (Parmi de nombreux
                                                             pour but le transfert au Panthéon des cendres
   SHILS, E. et M. YOUNG (1953). « The Mean-                                                                          exemples, cf. Thiers, 1999.) Nous montrons
                                                             de Lazare Carnot, Hoche, Marceau et de Bau-
   ing of Coronation », Sociological Review, vol.                                                                     que le récit des funérailles de Mitterrand est
                                                             din, par M. Noël-Parfait, député ». Procès-ver-
   1, (1), p. 63-81.                                                                                                  justement structuré par cette volonté de faire
                                                             bal de la séance du 08/04/1889 – Chambre
   TARTAKOWSKY, D. (1999). Nous irons                                                                                 des derniers moments de l’homme l’heure de
                                                             des députés. Source : AN/F1C11872.
   chanter sur vos tombes. Le Père-Lachaise,                                                                          son indéniable vérité. En cela, l’interpréta-
                                                          8. Le Temps, « Les obsèques de M. Barthou »,                tion symbolique vient redoubler le discours
   XIXe-XXe siècle, Paris, Aubier.
                                                             11/10/1934. Cependant, des volontés expri-               que les divers commanditaires tiennent sur le
   THIERS, E. (1999). « La mort du président.                mées par des héritiers de Louis Barthou                  sens postulé de la cérémonie (Baudot, 2005b,
   Modernité et nostalgie française », Mil Neuf              (dont le degré de parenté avec le défunt n’est           p. 341-377).
   Cent. Revue d’histoire intellectuelle (Cahiers            pas précisé) seront tout de même prises en
   Georges Sorel), (17), p. 149-166.                         compte. Opposés, comme le défunt l’indi-
   VELLAY, M. et C. PAUL (1982). L’entourage                 quait, à un défilé dans les rues de Paris, ils ont
   militaire du président sous la IIIe République            demandé et obtenu qu’il n’y ait pas de céré-
   (1879-1939), Paris, IEP-IRPAJ.                            monie à Notre-Dame et que seuls quelques
                                                             intimes accompagnent le cortège conduisant
                                                             le corps du ministre des Affaires étrangères au
                                                             Père-Lachaise, à l’issue de la cérémonie reli-
                                                             gieuse aux Invalides, du défilé militaire et du
                                                             discours de Gaston Doumergue, président du
                                                             Conseil. « Ainsi sera réalisé le vœu de Louis
                                                             Barthou », conclut, contre toute évidence, Le
                                                             Journal (« Le cérémonial des obsèques du
                                                             président Barthou », 11/10/1934).

FRONTIÈRES ⁄ AUTOMNE 2006                                                         48
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