La Lettre de Penthes - Domaine de Penthes

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La Lettre de Penthes - Domaine de Penthes
La Lettre
de Penthes
Le magazine du Domaine de Penthes – Numéro 27, printemps 2016

ARTICLES
Tim Guldimann au Parlement

Suisse - France
500 ans d’accords mutuels

Artikel auf Deutsch:
Seiten 50 und 51

Articles in English:
Pages 14, 16, 42, 46 and 48

Exposition: Rembrandt à Genève
Les relations entre les Pays-Bas et la Suisse
La Lettre de Penthes - Domaine de Penthes
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SOMMAIRE |

| ÉDITIORIAL                                 | CEUX QUI ONT COMPTÉ
 Le bureau s’amuse                       2     POUR PENTHES                                36

| ARTICLES                                   | MOT DU DIRECTEUR                             37
 Tim Guldimann, un Suisse dans le
 monde au Parlement                     6
                                             | À TRAVERS LE MONDE
 Bernard Barbey, homme de lettres,
 officier, diplomate                    8    From Florida to Grenada
                                             In search of the Swiss Abroad                 40
 Alfred Baur (1865-1951)                10
                                             Jana Caniga
 Maurice Fatio, architect of the             Honorary Consul in Grenada, West
 American high society                  14   Indies                                        44

 Carl Elsener Junior                    16   Julia Anna Flisch (1861-1941)                 46

 Les Moriers, une famille étroitement        « Lasst mir die Heimat grüssen ! »
 mêlée aux intrigues européennes et          Marguerite Nerny Stäger, die älteste
 proche-orientales                      21   Auslandschweizerin Nordamerika                48

 Ferdinand de Saussure :
 un très discret savant genevois au
 rayonnement mondial                    26   | LA VIE DU MUSÉE
                                             Clara d’Atena Pizzolato
                                             De Rome à Genève – du microscope
| REVUE LITTÉRAIRE                           au pinceau                                    52
 Livres à lire                          30   Les relations entre les Pays-Bas et
 Adèle d’Affry (1836-1879). Marcello,        les Suisses                                   54
 Femme artiste entre cour et
                                             Suisses de France et Français
 bohème                                 34
                                             de Suisse : 500 ans d’accords
                                             mutuels                                       60

                                                               La Lettre de Penthes - No 27 | 3
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| ÉDITORIAL

                                                                    De gauche à droite : T. Zehnder, H. Schneebeli, R. Asnar, R. Imhoof

C’est à une présentation informelle du Bureau du Conseil de la Fondation* que je vous convie, puisque
le président Rodolphe Imhoof m’en a confié la rédaction. Faire connaissance avec ses membres, rien de
plus simple. Le cadre, le restaurant du Domaine de Penthes, à peine la première page de l’année 2016
était-elle tournée. Attablés devant un menu spécialement préparé par l’équipe de Sandro Haroutunian,
nous avons donc entamé la discussion. Moi, j’avais des exigences : Que représente le Musée des Suisses
dans le Monde pour vous ? Quelle image le Domaine de Penthes donne-t-il à Genève et au monde ? Quel
rôle pensez-vous tenir dans cette mission bénévole ? Y a-t-il un message à faire passer ? Comment voyez-
vous l’avenir de la Fondation ? Avouons qu’il y avait de quoi couper l’appétit du plus courageux… Les
membres du bureau avaient des inquiétudes : Que va-t-on dire ? Qui va nous lire ?
Mais rejoignons donc le groupe. Nous en sommes à peine à l’apéritif : le temps de délier les langues.
L’avantage, dans ce nouveau bureau, c’est que les uns et les autres se connaissent, plus ou moins bien. Ils
ont déjà partagé la séance plénière du Conseil de fondation du Musée, en octobre 2015, dans la salle du
Parlement d’Uri, à Altdorf. C’est là que le président Imhoof eut l’idée de cette table ronde, impromptue,
et de cet article de présentation sous forme d’édito. Dont acte.

* Le Bureau du Conseil de la Fondation est constitué de quatre membres bénévoles se chargeant de gérer les orientations de l’Institution
dans son ensemble.

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ÉDITORIAL |

                               Par
                    Daniel Bernard    Le Bureau s’amuse*
                                     Rodolphe Imhoof : président, ancien ambassadeur de Suisse.
                                     Hubert Schneebeli : vice-président, graphiste, enseignant et homme
                                     politique, ancien maire de la commune de Pregny-Chambésy.
                                     Thierry Zehnder : trésorier, homme des finances, toujours plongé
                                     dans les chiffres mais ouvert aux arts et à la communication.
                                     Ronald Asnar : avocat, collectionneur suisse de                      l’étranger
                                     puisqu’originaire du Liban avec lequel il a gardé des liens.
                                     Daniel Bernard : président des Amis de Penthes, chargé de l’édito.

L
      es Personnages sont réunis à table et la                   DANIEL – Ce que je souhaite c’est que chacun
      discussion à bâton rompu a commencé dès                    puisse exprimer librement les raisons pour
      le moment de l’apéritif. Les boissons délient              lesquelles il est monté dans ce train qu’est le
les langues et l’on se permet donc la familiarité                Musée des Suisses dans le Monde, c’est que vous
d’une fratrie, alors même que la table ronde                     me disiez ce que vous pensez du positionnement
évoque les chevaliers du même nom.                               de la fondation et du musée, et enfin que vous
                                                                 évoquiez brièvement l’avenir tel que vous
RODOLPHE (LE PRÉSIDENT) – Mes amis,                              l’imaginez !
chers membres du bureau, je vous propose de                      RODOLPHE – Quarante ans passés dans la
boire à la santé de Penthes, de sa Fondation et de               diplomatie suisse m’ont convaincu que les
son musée ! Bonne année !                                        meilleurs ambassadeurs de la Suisse, de son
HUBERT – Santé à vous tous et merci de m’avoir                   image, de ses valeurs, de son influence étaient
admis parmi vous !                                               ceux de nos compatriotes qui ont su dans leur vie
RONALD – De nous avoir admis, cher Hubert !                      conjuguer des racines et des ailes, garder ancré en
THIERRY – Bon, eh bien à votre santé. Surtout                    eux cet attachement à la glèbe natale et prendre
à la tienne, Président ! Non, pas vous, président,               leur envol pour découvrir et conquérir d’autres
je parle à celui des Amis de Penthes, celui qui                  espaces de vie avec ouverture, enthousiasme et
nous écoute et nous interviewe…                                  engagement. Voilà !
DANIEL – Santé à vous tous réunis. Merci de                      HUBERT – Tu veux que l’on mette cela dans le
participer à cette grande première ! À partir de                 texte ? In extenso ?
cet instant, tout ce qui sera entendu sera retenu                THIERRY – Si tu veux endormir le monde, oui,
contre vous, mais pour le musée et pour la Lettre                mais sinon, il va falloir raboter, rogner, ajuster,
de Penthes ! Santé !                                             c’est son boulot à Daniel, pas vrai ?
                                                                 DANIEL – Rodolphe, défends-toi ! Ce n’est
Ils boivent et commencent à déguster l’entrée.                   pas mal du tout je trouve. Peut-être la glèbe, à
                                                                 remplacer par la terre natale…

*référence au film: Le Congrès s’amuse (1931), réalisé par Erik Charelle et Jean Boyer.

                                                                                                   La Lettre de Penthes - No 27 | 5
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| ÉDITORIAL

              RODOLPHE – Je poursuis. La Fondation                      RONALD – La Fondation remplit une tâche
              pour l’Histoire des Suisses dans le Monde                 essentielle, citoyenne et patriotique. En
              est une plateforme culturelle qui participe au            cherchant à se développer, pour devenir un pôle
              développement de l’image positive de la Suisse, à         culturel incontournable au cœur de la Genève
              l’illustration de ses valeurs, à la mise en perspective   internationale, en expliquant et transmettant les
              de ses expériences, au patrimoine laissé par les          fondamentaux de l’histoire suisse et leur impact
              Suisses dans le monde. C’est la raison principale         sur la façon dont nous sommes perçus au plan
              qui m’a amené à saisir ce défi. Cela va, comme            international, nous thématisons les valeurs
              ça ?                                                      suisses qui ont contribué à asseoir notre image
              RONALD – Moi, mes origines, le Liban, me                  et nous perpétuons le dynamisme historique des
              rendent évidemment sensible aux rapports et               échanges culturels entre la Suisse et le monde.
              aux mélanges entre les peuples et les cultures, aux       Je vais t’écrire cela, mais j’y ai d’abord réfléchi
              apports réciproques dont peuvent s’enrichir les           comme tu vois !
              peuples et les cultures au contact d’autres. Alors        DANIEL – Parfait, maître. J’attends ton email.
              je m’y retrouve assez bien dans la définition du          HUBERT – Si je puis me permettre, dès mon
              président.                                                arrivée au Conseil municipal en 2003, j’ai œuvré
              DANIEL – Et toi, Thierry, tu es bien silencieux.          au rapprochement de la commune et de la
              THIERRY – Moi j’ai des mots clés ou des                   Fondation, convaincu dès le départ de la nécessité
              formules toutes faites : « Le seul musée au monde         de la défense de points d’intérêts communs
              qui parle de l’histoire des Suisses de l’étranger »,      au profit de la population de la commune,
              ou « Un phare pour les Suisses dans le monde et           puis plus généralement de Genève. Alors c’est
              pour les étrangers qui veulent connaître la Suisse,       tout naturellement que j’ai accepté de vous
              son histoire, son futur », ou encore « La maison          rejoindre, une fois mon mandat terminé au sein
              des Suisses dans le monde ». Je vis avec mon              de la commune. Curieuse ironie : pour exister et
              temps, les slogans, les texto, du rapide, du brut,        résister aux pressions extérieures, de ce petit bout
              des tournures comme pour la pub. Il nous faut             de pays une poignée de gens se sont exportés. Ils
              dépoussiérer !                                            ont dans leur élan disséminé une culture et un
              HUBERT – Avec tout le respect pour la                     savoir-faire qui fait briller la Suisse au-delà de ses
              poussière ?                                               montagnes. Plus qu’être reconnaissants, il nous
              THIERRY – Bien entendu, on respecte ce qui a              incombe de protéger et de partager cet héritage,
              été fait, mais on en parle au futur simple.               suscitant peut-être par l’exemple de nouvelles
              DANIEL – Je prends au vol ! Et toi, Hubert ?              vocations. Alors nous devons poursuivre, contre
              HUBERT – Il me semble que l’existence même                vents et marées !
              de la Fondation à Penthes est d’une évidente              RODOLPHE – Merci pour ton enthousiasme,
              nécessité. À une époque où beaucoup donnent               Hubert! Daniel, je sens que tu n’auras plus rien à
              l’impression de déserter leur identité, leur culture,     faire, ou presque, Président !
              leur histoire au profit d’autres qui s’imposent sans      DANIEL – Oui, président, mais gare: « Le secret
              bataille, il est primordial d’avoir une plateforme        d’ennuyer est celui de tout dire » !
              qui permet le souvenir de l’histoire passée,              THIERRY – C’est de toi ?
              témoignage de l’investissement de femmes et               HUBERT – Penses-tu, c’est au moins de
              d’hommes et de la construction d’un avenir                Rousseau ?
              solide de ces expériences et de ces valeurs.              RONALD – Non, Bouvier ou …
              RODOLPHE – Messieurs, notre rôle à nous                   DANIEL – Voltaire, mes amis ! Ceci pour dire
              maintenant ? C’est cela Daniel que tu veux                qu’il me faudra surtout couper vos élans lyriques,
              entendre ?                                                mais je trouve aussi que votre bonne humeur a
              DANIEL – Oui, aussi. Mais toi tu m’as déjà                ceci de positif, si j’ose l’exprimer ainsi, que l’on
              répondu. On t’écoute Ronald.                              voit que le bureau est solidaire et enjoué, qu’il

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croit à sa mission, et à celle du musée. Cela fait du   avec beaucoup d’intérêt et d’enthousiasme que je
bien des fois, de faire le point, non ?                 me suis engagé au sein du bureau du Conseil de
THIERRY – Moi je tiens les comptes, et je peux          la Fondation pour y contribuer.
dire que la technique du financier que je suis          THIERRY – Mais moi aussi !
est plus que positive. On voit les tendances,           HUBERT – Nous pouvons alors affirmer nous
on analyse les résultats. Or, comme vous le             inscrire dans une dynamique à long terme pour
savez tous, après plus de 35 ans de présence, se        être précisément le relais entre les générations,
développer, grandir pour devenir incontournable,        notamment au moyen du développement de
éclairer, célébrer et perpétuer le dynamisme de la      programmes pédagogiques pour nos plus jeunes
Suisse dans et avec le monde, jouer pleinement          visiteurs...
son rôle d’utilité publique, cela a un coût certain!    RODOLPHE – Excellent! C’est la raison de ta
Et c’est là que nous avons, nous, notre rôle à          présence, mon cher. Dites-moi, je n’ai pas vu
jouer ! Trouver les fonds indispensables à notre        passer le temps. Un petit café ? Daniel, tu as ce
mission, exercer une vigilance constante quant à        qu’il te faut pour ton papier?
la gestion...                                           DANIEL – Je crois que oui. J’attends donc que
RONALD – En termes de culture, je suis par              vous me mettiez cela par écrit, en trois mots.
ailleurs passionné d’histoire et d’art, j’exerce        THIERRY – Et toi, alors ? Tu ne nous as rien dit
notamment en droit de l’art, et suis moi-même           de tes raisons à toi !
collectionneur. Le rôle de la Fondation de la           DANIEL – Moi, j’ai l’Association des Amis de
transmettre et de la diffuser me paraît justifié !      Penthes à gérer. Alors, si vous le voulez bien, vous
Ceci au travers de l’influence qu’ont exercée des       vous reporterez à notre article dans ce numéro
Suisses dans le monde, me paraît d’une utilité          de la Lettre de Penthes. Et pour répondre au
fondamentale à notre époque, alors que les              président, oui, volontiers, un petit expresso avant
échanges entre les peuples n’ont jamais été aussi       de conclure. Merci à tous.
nombreux. Voilà, je vous passe la leçon.                RODOLPHE – Rendez-vous au printemps.
RODOLPHE – Bravo Ronald ! Tu vois Daniel,               Merci messieurs.
c’est cela que j’aimerais que l’on sente dans           RONALD – Merci pour votre accueil.
ton édito ! La passion personnelle de chacun et         HUBERT – Oui, merci.
l’intérêt collectif, ou pour la collectivité ! Non ?    RODOLPHE – Un dernier point et je me tais :
HUBERT – Encore une chose à ajouter : par               la globalisation entraîne, notamment auprès de
l’engagement associatif, civique ou politique, le       la jeunesse, un besoin d’enracinement dans les
Suisse est un membre actif de la collectivité ; et le   fondamentaux. La Fondation a pour mission
politique a pour responsabilité de mettre en place      d’y contribuer. Pour cela l’Histoire, contée
les conditions cadres en vue de faire perdurer          différemment et vue sous un autre angle, est un
le témoignage de ce qui nous a construit. Mon           véhicule indispensable.
parcours de magistrat communal m’a montré que           THIERRY – Rien à ajouter. Post tenebras lux…
cela est plus difficile qu’il n’y paraît, Cependant,    DANIEL – Si, mes amis, santé au directeur
je suis convaincu que le partenariat entre l’État       Anselm Zurfluh !
de Genève et la Fondation va dans ce sens.
DANIEL – Je suis sûr que les lecteurs vont              Les quatre personnages s’amusent du bon
comprendre cela, Amis de Penthes ou pas.                mot, tellement genevois « Post tenebras lux ».
Encore des idées ?                                      Ils se quittent non sans avoir pris le temps
RONALD – Oui, je pense aussi que la Fondation           d’immortaliser la scène avec un téléphone
a vocation à s’adresser aussi bien aux Suisses          portable.
qu’aux étrangers : elle trouve au sein de la Genève
internationale un accueil tout indiqué pour
développer sa mission et ses activités, et c’est

                                                                                          La Lettre de Penthes - No 27 | 7
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                                             Tim Guldimann,
                             Entretien par
                                             un Suisse dans le monde
                                             au Parlement
                 Bénédict de Tscharner
Président honoraire de la Fondation pour
     l’Histoire des Suisses dans le Monde

                                                                           pour le parti. C’est ce que j’ai fait et j’ai obtenu la
                                                                           troisième place parmi les élus socialistes zurichois
                                                                           avec plus de 100 000 voix. Ce résultat a été acquis
                                                                           aussi grâce à ma présence dans les médias.

                                                                           Votre profil un peu spécial, a-t-il été une
                                                                           aide ou un handicap pour votre élection ?

                                                                             Je pense avoir rendu la liste socialiste un peu
                                                                           plus colorée et plus diverse. Cela a peut-être
                                                                           contribué à conquérir, pour le parti, deux sièges
                                                                           supplémentaires dans ce canton, alors que c’est
                                                                           la droite nationaliste qui ailleurs a renforcé sa
                                                                           position dans les élections de 2015. Ajoutons
                                                                           qu’en même temps, le candidat socialiste Daniel
                                                                           Jositsch a été brillamment élu au premier tour
                                                                           pour occuper le siège zurichois au Conseil des
                                                                           États.

                                                                           Vous avez été élu sur la liste du Parti
                                                                           socialiste zurichois : que signifie cette
                    Monsieur le Conseiller national, vous                  appartenance politique pour vous ?
                    êtes le premier parlementaire fédéral qui
                    ait été élu en se présentant comme un                    Je suis un vieux soixante-huitard. Mais si je me
                    candidat « Suisse de l’étranger » ; pouvez-            compare au gros des socialistes, je suis devenu, il
                    vous nous rappeler les circonstances de                est vrai, un peu plus libéral entre-temps et aussi,
                    cette candidature et de cette élection ?               après 33 ans au service de la Confédération, plus
                                                                           sceptique à l’égard de l’intervention étatique.
                      La limite d’âge est impitoyable pour les             C’est sur le plan de l’action sociale, mais aussi
                    fonctionnaires fédéraux, même si on se sent            quant à l’ouverture du pays sur le monde, que je
                    encore apte à fournir du travail. C’est positivement   reste résolument de gauche.
                    que le Parti socialiste de Zurich a accueilli mon
                    idée de me porter candidat à un siège au Conseil       Que répondez-vous à ceux qui estiment
                    national ; mais il y eut aussi des voix sceptiques.    qu’habitant Berlin, vous n’êtes pas
                    En fin de compte, l’assemblée des délégués me          suffisamment connecté à la réalité
                    plaça à la dixième place de la liste – sur les sept    suisse de tous les jours pour prendre les
                    sièges occupés alors par ce parti dans la Chambre      décisions qui seront celles du Parlement
                    basse. Le message était clair : efforce-toi, aussi     suisse dans les années à venir ?

 8 | La Lettre de Penthes - No 27
La Lettre de Penthes - Domaine de Penthes
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  En effet, ma biographie m’a mené loin du           mon objectif central est bien de sauver – et de
Grütli ; en même temps, je suis en mesure de         développer – les accords bilatéraux avec l’Union
jeter un regard de l’extérieur sur notre pays. Au    européenne. L’idée d’une « clause de sauvegarde »
vu de notre schizophrénie, cela me paraît être       prévue par le Conseil fédéral, les met en danger,
une contribution essentielle, car tout en restant    car cette clause implique des mesures introduites
un des pays dont l’interaction avec le monde est     de façon unilatérale, si elles ne font pas l’objet
la plus intense, nous nous délimitons en Europe      d’un accord avec Bruxelles. Ainsi, le seul terme
dans notre culture politique ; et ce « patriotisme   devient absurde : une clause fait partie d’un traité
de l’isolement » se renforce encore.                 et ne peut pas être transformée en un instrument
                                                     servant à violer ce traité…
Les Suisses de l’étranger, c’est une
catégorie d’électeurs, certes, mais ce               On dit que la Suisse a une excellente
sont aussi des destins fort différents :             image dans le monde – et on dit en
l’homme d’affaires habitant Singapour,               même temps qu’elle est mal perçue, mal
le retraité de la Côte d’Azur, l’agriculteur         comprise, inaudible, insignifiante… Qu’en
du Canada, l’étudiant de Londres,                    dites-vous, vu de Berlin, par exemple ?
l’ingénieur travaillant en Afrique… Quel
lien significatif y a-t-il entre eux ?                 La Suisse jouit en effet d’une bonne
                                                     réputation, pour ne pas dire d’une image
  Malgré toutes ces différences, les Suisses et      presque indestructible. Et pourtant, cette image
Suissesses de l’étranger partagent d’importants      est mise en cause quand nous nous mettons à
objectifs – qui ne sont pas de gauche. C’est         violer des obligations internationales ou quand
ainsi qu’ensemble avec 63 autres signataires,        nous tentons de changer les règles du jeu par
surtout issus du camp bourgeois, j’ai lancé une      nos nombreuses initiatives constitutionnelles.
motion au Conseil national demandant qu’après        Dans le passé, une des forces de la Suisse a été
les nombreuses pannes que nous avons vécues,         sa fiabilité ; celle-ci est à présent en danger. En
tous les électeurs de la Cinquième Suisse            effet, nous figurons parmi les 20% des nations
puissent enfin voter par voie électronique lors      économiquement les plus importantes du monde
des prochaines élections en 2019. Cela dit, je ne    et nous nous rendons nous-mêmes insignifiants
prétends pas représenter, avec mes convictions       en nous complaisant d’être un petit État.
politiques, tous les Suisses dans le monde, même
si le Parti socialiste compte le plus important
électorat parmi eux.

Il y a les Suisses de l’étranger, mais il y a
aussi la Suisse dans le monde : serez-vous,
également en tant qu’ancien diplomate,
LE conseiller national de la politique
étrangère ?

Il est vrai qu’au cours de la campagne électorale,
je me suis présenté comme « Internationalrat » ;
                                                        *Conseiller national, ancien ambassadeur de Suisse
mais le Conseil national compte 199 autres           (Berlin, Téhéran) ; auteur de « Aufbruch Schweiz ! Zurück
experts en politique étrangère ! Je ne suis donc     zu unseren Stärken », entretiens avec Christoph Reichmuth
pas LE conseiller national de la politique           et José Ribeaud, Nagel & Kimche, Zurich 2015 ; version
étrangère ; mais je peux tirer le meilleur profit    française : « Demain la Suisse. Dialogue avec Tim Guldimann,
de mon expérience diplomatique. Aujourd’hui,         diplomate et citoyen », Éditions Alphil, Neuchâtel 2015.

                                                                                             La Lettre de Penthes - No 27 | 9
La Lettre de Penthes - Domaine de Penthes
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                Bernard Barbey,
                homme de lettres, officier,
                diplomate
                                     C’est en février 2011 qu’eut lieu, au Centre Général Guisan à Pully, un grand
                                     colloque sur la vie et l’œuvre du Vaudois Bernard Barbey (1900-1970).
                                     Les actes de ce colloque sont à présent publiés sous la direction de Roger
                                     Durand aux Éditions La Baconnière, actes réunissant les exposés, augmentés
                               Par
             Bénédict de Tscharner
                                     d’autres textes inédits, ainsi que d’une belle collection de photographies que
                                     la famille a mise à la disposition du Comité Bernard Barbey.

                                                                        I
                                                                           ssu d’une famille de notables du Nord vaudois,
                                                                           Bernard Barbey s’est formé aux sciences
                                                                           sociales aux universités de Lausanne et de
                                                                        Genève. Jeune marié à la Genevoise Andrée
                                                                        Duval, il s’installe à Paris à l’âge de 23 ans où
                                                                        il mène une carrière littéraire très remarquée :
                                                                        introduit par Guy de Pourtalès comme secrétaire
                                                                        de rédaction à La Revue hebdomadaire, il perce dans
                                                                        le monde littéraire avec la publication de l’ouvrage
                                                                        Le Cœur gros que François Mauriac adoube
                                                                        immédiatement. L’écrivain sera couronné par le
                                                                        Prix du roman de l’Académie française en 1951
                                                                        pour Chevaux abandonnés sur le champ de bataille.

                                                                          Parallèlement à sa carrière littéraire et à sa vie
                                                                        familiale, le capitaine Bernard Barbey accomplit
                                                                        ses obligations militaires suisses. La Seconde
                                                                        Guerre mondiale le ramène en Suisse où, en
                                                                        1940, il devient chef de l’état-major particulier
                                                                        du général Henri Guisan, commandant en chef
                                                                        de l’Armée suisse. De cette expérience hors pair,
                                                                        Bernard Barbey tirera le fameux P.C. du Général,
                                                                        apprécié de tous sauf peut-être auprès d’une
                                                                        certaine camarilla militaire…

                                                                          La paix revenue, Bernard Barbey désire rentrer
                                                                        à Paris ; mais il doit trouver un moyen pour
                                                                        nourrir sa famille. Le général Guisan tente de
                                                                        faire de sa « main droite » un attaché militaire,
                                                                        projet qui n’est pas du tout du goût des militaires
                                                                        de carrière. Max Petitpierre, en revanche, voit
                                                                        dans cette candidature inhabituelle la chance
                                                                        de renforcer la présence culturelle de la Suisse
                                                                        dans la Ville Lumière. Bernard Barbey devient
                                              Le général Henri Guisan
10 | La Lettre de Penthes - N 27o
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                       Le Corbusier et Bernard Barbey

donc diplomate, attaché culturel et de presse à
la Légation de Suisse à Paris, dirigée alors par
Carl Jacob Burckhardt, ancien président du
CICR et lui-même une personnalité marquante
de la vie littéraire. Des postes similaires avaient
déjà été créés à Washington et à Londres ; ces
capitales étaient sans doute tout à fait centrales si
la Suisse voulait veiller, en ce moment crucial, à
ce que sa position de pays neutre et épargné par
la guerre soit bien comprise dans le camp des
vainqueurs du conflit mondial. À noter que les
premiers attachés de presse suisses avaient fait
leur apparition en 1930 à Berlin et à Rome…

   Bernard Barbey exercera cette tâche pendant
                                                        tant que fonctionnaire fédéral, Bernard Barbey est
vingt ans. Il comprend son rôle comme celui d’un
                                                        élu membre du Conseil exécutif de l’UNESCO
acteur parfaitement intégré dans la vie culturelle
                                                        pour quatre ans, élection qui est clairement un
parisienne et française où l’on trouve, n’oublions
                                                        témoignage de l’estime exceptionnel en laquelle
pas, bon nombre de Suisses de renom : Blaise
                                                        le tiennent ses collègues. Mentionnons, pour
Cendrars, Le Corbusier, Alberto Giacometti,
                                                        prendre un seul exemple, le rôle important que
Arthur Honegger – sans oublier le chansonnier
                                                        Bernard Barbey a joué dans le sauvetage, sur
Gilles ou encore l’acteur Michel Simon et bien
                                                        initiative de l’UNESCO, des monuments d’Abou
d’autres. Bernard Barbey conçoit son rôle comme
                                                        Simbel, en Haute-Égypte.
celui de facilitateur des échanges et des contacts
plutôt que comme d’un agent de promotion, voire
                                                          La diplomatie culturelle et scientifique
de propagande culturelle ; d’ailleurs, il ne dispose
                                                        multilatérale, si elle avait déjà été pratiquée au
d’aucun budget permettant à la représentation
                                                        sein de la Société des Nations de l’entre-deux-
diplomatique suisse d’organiser elle-même ou de
                                                        guerres à travers sa Commission internationale
subventionner des manifestations culturelles en
                                                        de coopération intellectuelle – où la France joue
France. Mais sans Bernard Barbey la magnifique
                                                        un rôle de premier plan – est malgré tout un
exposition de François Daulte des chefs-d’œuvre
                                                        phénomène nouveau dans l’histoire diplomatique
des collections privées suisses, qui avait déjà
                                                        suisse, à une époque, rappelons-le tout de
fasciné les visiteurs de l’Exposition nationale à
                                                        même, où la Suisse n’est pas encore membre des
Lausanne en 1964, n’aurait pas, en 1967, trouvé
                                                        Nations unies ! La grande crainte, à l’époque,
le chemin de Paris, à l’Orangerie des Tuileries.
                                                        est une « politisation » de ces organisations
Certaines des initiatives de l’attaché culturel
                                                        internationales sous l’impact des tensions Est-
apparaissent, aujourd’hui, clairement comme
                                                        Ouest ou Nord-Sud. On peut affirmer que
précurseurs du futur Centre culturel suisse que
                                                        Bernard Barbey a donné à cette présence suisse
la Fondation Pro Helvetia ouvrira dans le Marais
                                                        de la forme et de la substance.
en 1985.
                                                          Fin janvier 1970, une voiture folle fauche
   Quatre ans après son retour à Paris, en 1949, la
                                                        Bernard Barbey devant son domicile, avenue
charge de représentant de la Suisse à l’UNESCO
                                                        Georges-Mandel. C’est la philosophe genevoise
s’ajoute au mandat d’attaché de légation ; cette
                                                        Jeanne Hersch qui lui succède auprès de
nouvelle charge vaut à Bernard Barbey, dès 1957,
                                                        l’UNESCO.
le titre diplomatique de ministre plénipotentiaire.
En 1964, alors qu’il est proche de sa retraite en

                                                                                        La Lettre de Penthes - No 27 | 11
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                Alfred Baur
                (1865-1951)
                                        À chaque publication de la Lettre de Penthes correspond le nom de Suisses
                                        qui ont marqué l’histoire de leur pays qu’elle soit scientifique, militaire,
                                        économique ou culturelle : de Meuron présente son régiment, Nicollier sa
                                  Par
                                        sortie extravéhiculaire dans l’espace, Daniel Peter son chocolat, Bertrand
                    Vérène Nicollier    Piccard son ballon, et aujourd’hui, Baur son thé, ses noix de coco et son
  Ancienne assistante du conservateur
  du Musée des arts d’Extrême-Orient
                                        futur musée. En effet, en 2016, Alfred Baur vient à peine de fêter son 150e
                     (Fondation Baur)   anniversaire ; mais qui est-il ?

          Estampe d’Utamaro (env. 1792), « Courtisane lisant une lettre »

                                                                            A
                                                                                      lfred Baur naît le 7 juin 1865 à
                                                                                      Andelfingen d’un père, Johannes Baur,
                                                                                      maître-forgeron et agriculteur, dont
                                                                            l’atelier est installé au pied du château.

                                                                               Alfred est bon élève. Après une année à
                                                                            Winterthour à l’Industrieschule, il est engagé
                                                                            en 1881 comme apprenti de commerce, chez
                                                                            les Frères Volkart, une importante société
                                                                            active dans le commerce avec l’Inde et
                                                                            Ceylan. L’apprenti Alfred Baur est intelligent,
                                                                            entreprenant, travailleur ; Volkart l’envoie faire
                                                                            un stage à Manchester pour se familiariser avec
                                                                            les méthodes commerciales modernes. En 1884,
                                                                            il est délégué par la maison Volkart pour la
                                                                            représenter à Ceylan.

                                                                              Alfred a 19 ans quand il part pour Ceylan. Sur le
                                                                            bateau qui fait la traversée se trouve Ferdinand de
                                                                            Lesseps, le constructeur du canal de Suez, alors
                                                                            âgé de 79 ans. Alfred s’en souviendra et dira de lui
                                                                            « que ce grand monsieur aux manières courtoises
                                                                            m’a fortement influencé dans ma trajectoire
                                                                            professionnelle ». Lorsqu’il débarque dans le
                                                                            port de Colombo, Alfred décrit un port bordé
                                                                            de cocotiers et de maisonnettes « bungalows ». À
                                                                            27 ans, Alfred sera promu fondé de pouvoir de la
                                                                            maison Volkart.

                                                                              En 1894, c’est le premier retour en Suisse.
                                                                            Alfred regagnera son poste marié avec Eugénie
                                                                            Brunner née Duret, une jeune veuve rencontrée
                                                                            aux bains de Loèche. C’est aussi lors de ce retour

12 | La Lettre de Penthes - No 27
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                                                        Alfred et Eugénie Baur à Tournay

au pays que son père donne de l’argent à son
fils pour fonder sa propre société. On prête à
Johannes les propos suivants : « Cet argent, je ne
le reverrai jamais plus. » Pourtant, nous le verrons
plus tard, cela fut un bon investissement.

  En 1897, Alfred se lance donc à son compte et
crée sa propre compagnie The Ceylon Manure
Works (Compagnie des engrais de Ceylan). Au
début, il ne s’agit que d’une modeste échoppe
qui propose des engrais faits de guano et de
poudre d’os. Pas de grand succès la première
année ; mais Baur persévère. C’est aussi l’année
du jubilé de la reine Victoria qui fête ses 60 ans
de règne, celle où la ville de Colombo est équipée
d’électricité. C’est aussi le temps de la liberté
d’entreprendre ; certains s’en plaignent, dont le
doyen du Ceylon Medical College qui parle des
odeurs envahissantes et malsaines qui viennent de
fabriques de thé, d’usines à gaz, de fabriques de
savon, de carrières de brique, d’usines d’engrais,
de teinturiers, d’entrepôts d’os, etc.
                                                          Baur surveille lui-même les travaux ; il s’est fait
  En 1901, Baur déménage ses installations à            construire un pavillon sur la colline. Quand il le
Kelaniya où l’usine d’engrais se trouve toujours        faut, il fait la route de Colombo à Chilaw dans
de nos jours. Durant presque un siècle, la société      une carriole tirée par un cheval ; le trajet prend
d’engrais fondée par Baur joue un rôle important        une journée. Puis de Chilaw à Palugaswewa, il
dans l’île ; une sirène y annonce le début du           voyage par char à bœufs. La première voiture
travail, les pauses et la fermeture. Sept ans plus      automobile est importée à Ceylan en 1902.
tard, le patron engage son premier collaborateur
suisse.                                                    Le caoutchouc est une autre importante
                                                        ressource de Ceylan et Baur a peut-être hésité à
   Alfred Baur se lance à fond dans la mise au          l’exploiter également ; en effet, avec l’arrivée de
point d’engrais et la culture de la noix de coco,       l’automobile et de l’utilisation de pneus dans le
plutôt que dans celle du thé qui pourtant fait          monde entier, les commandes de caoutchouc
rage à l’époque et supplante le café. Interrogé         deviennent énormes ; mais Baur reste prudent,
alors par un journaliste du Times of Ceylon sur         les hauts et bas de cette nouvelle industrie lui
ses choix, Baur répond : « Beaucoup de gens             déplaisent ; il ne se lance donc pas dans ce
dénigrent les nouvelles méthodes prétendant que         commerce qu’il qualifie d’aléatoire, mais désire
les vieilles sont le résultat d’années d’expérience ;   rester « agraire », dans le domaine de sa formation
dans ma compagnie, nous combinons les deux :            initiale dans le milieu familial.
l’expérience et la recherche scientifique. » Il lance
alors un mélange spécifique d’engrais organique           Les années de la Première Guerre mondiale
de sa composition qu’il commercialise sous le           sont évoquées dans une brochure qui sera éditée
nom de Baur’s Special Coconut Manure.                   en 1997 pour fêter les cent ans de l’entreprise Baur
                                                        au Sri Lanka. C’est en 1917 que les architectes
                                                        Maurice Turrettini et Guillaume Revilliod

                                                                                           La Lettre de Penthes - No 27 | 13
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                                                                  Pot à eau et vase
                                                                  « peau de pêche »,
                                                                  Époque Qing, marque
                                                                  et règne de Kangxi
                                                                  (r. 1661-1722)

                                                                  Eumorfopoulos qui vendra sa collection au
                                                                  Victoria & Albert Museum à Londres « pour un
                                                                  prix dérisoire », Baur dixit.
                                                                     Pour l’année 1933, on ne retrouve dans les
                                                                  archives qu’une seule lettre de Baur. Les prix
                                                                  du thé, du caoutchouc et de la noix de coco
                                                                  baissent dangereusement. Les plantations
                                                                  ferment, les planteurs travaillent sans salaire ou
                                                                  perdent leur emploi. En 1935, nouvel achat de
                                                                  303 acres, le Clarendon Estate. Cette immense
                                                                  plantation était devenue une jungle après avoir
                                                                  été, dès 1883, une vaste étendue de culture du
                                                                  café, de cannelle et de quinquina. Lorsque Baur
                                                                  l’acquiert, il entreprend immédiatement une
                                                                  opération de sauvetage. Même le Tea Research
              construisent la villa privée de l’entrepreneur      Institute a de grands doutes sur le succès de cette
              sur la colline de Pregny-Chambésy et à 57 ans,      entreprise : comment transformer des hectares
              Alfred Baur commence sa collection d’œuvres         de jungle et comment récupérer des arbres à thé
              d’art. En 1924, il voyage en Chine et au Japon,     devenus géants sans les abîmer et empêcher leur
              où il rencontre Kumasaku Tomita, un marchand        productivité ; le travail prendra deux ans. Cette
              japonais qui deviendra un ami. En 1925, il          même année, le collectionneur prête des jades
              fait transformer le château d’Andelfingen en        chinois à la Royal Academy of Arts à Londres
              maison pour personnes âgées. Dès 1926, une          pour une exposition, de même qu’il prêtera
              correspondance abondante s’établit avec Blow,       des estampes au Kunsthaus de Zurich l’année
              marchand d’art anglais. En 1928, Baur se lance      suivante.
              dans la nourriture pour animaux, mais l’aventure
              ne dure pas ; l’importation de bois, notamment        En 1936, une nouvelle usine est ouverte par M.
              de tek de Birmanie et de Thaïlande, a plus de       Leiber, un Suisse qui en deviendra le directeur.
              succès ; elle sera suspendue pendant la guerre et   Le Times of Ceylon écrira : « C’est incroyable que la
              reprise dans les années cinquante.                  plantation sauvage de Clarendon soit à nouveau
                                                                  sur la carte des plantations de thé dignes de
                Le nom de Ceylon Manure Works est changé          ce nom. » Clarendon est la première fabrique
              en A. Baur & Co. C’est en 1929 que Baur entre       fonctionnant entièrement à l’électricité ; elle
              en concurrence avec le collectionneur anglais       deviendra un exemple pour bien d’autres.
              Percival David lors de l’achat de porcelaines
              chinoises. Il complète sa collection de jades, de     Alfred Baur augmente ses collections et achète
              porcelaines, de tabatières chinoises.               des objets d’art chinois et japonais en grande
                                                                  quantité. La correspondance avec les marchands
                C’est au cours des années trente que Ceylan       se fait sous forme codée. Un jour, c’est Bisko
              et le thé sont devenus synonymes. Baur achète       qui signifie : « Arrêtez tous les achats. » Il
              alors les 358 acres d’une plantation. Même en       renonce à une offre d’achat de Blow pour des
              cette période dite de la Grande Dépression, Baur    surimono (estampes japonaises) pour cause
              sait donner une nouvelle vie à ses plantations et   de manifestations à Genève ; il préfère en effet
              doubler la dimension de sa fabrique d’engrais.      donner du pain aux manifestants.

                Sur le marché de l’art, la concurrence est          En 1937, estampes, céramiques et objets d’art
              vive. Baur entre en compétition avec George         japonais quittent le Japon pour la Suisse. C’est au

14 | La Lettre de Penthes - No 27
ARTICLES |

mois de mars 1938 que la société prend le nom              Peu avant la mort du collectionneur, l’achat de
d’A. Baur & Co. Ltd et devient donc une société         l’immeuble qui abritera le musée est conclu. Le 8
anonyme. Baur rendra visite à son entreprise et         de la rue Munier-Romilly a été construit en 1898
à ses employés le 21 décembre et repartira le 11        et achevé avec le siècle par Charles Gampert et
février 1939 ; ce sera son dernier voyage à Ceylan.     son beau-fils Jean-Louis Cayla. Le public est déjà
                                                        au courant. Des amis écrivent à Baur : « Quel
  Pendant les années de guerre, toutes les              beau fleuron pour Genève, quelle belle cocarde
compagnies nourrissent leurs ouvriers à l’usine.        d’art pour notre ville. »
Chez Baur aussi : galette de céréales, noix de
coco, chili, oignon et… thé. On encourage les             Alfred Baur meurt le 9 décembre 1951.
ouvriers à planter des légumes et des fruits dans
les parties non cultivées des plantations et Baur         Pour marquer le centième anniversaire de la
fournit les engrais, si nécessaire.                     création des activités de Baur au Sri Lanka en
                                                        1997, un Fonds du Centenaire Alfred Baur est créé
  Alfred Baur expose jades et céramiques au             dont le but principal est « l’aide aux conditions de
Musée Ariana. En 1939, il achète une jarre              vie, à l’infrastructure et à l’éducation du Sri Lanka
chinoise de la période Song, un des clous de            rural ».
sa collection. Il décide de faire construire un
immeuble à Colombo par un architecte suisse.              Baur a donc laissé un patrimoine d’une richesse
Celui-ci sera inauguré en 1941. Baur écrit à            incroyable : une collection importante, mais aussi
Tomita : « Toutes les nations continuent la course      un capital permettant de l’entretenir, avec des
aux armements et s’appauvrissent au lieu de             statuts très précis pour la fondation qui va faire
penser à leur bien-être. »                              perdurer ses vœux, à savoir faire connaître son
                                                        musée (qu’il n’a pas connu) et publier le contenu
   En 1943, les plantations s’agrandissent encore       de ses collections. Il a également laissé un capital
de 300 hectares. De son côté, Tomita continue           dont les revenus permettent des dons importants
d’amasser des objets pour Baur, mais n’envoie           aux œuvres de bienfaisance qui lui tenaient à
rien. Une année plus tard, une facture de Tomita        cœur. Enfin, il a rédigé des directives pour toutes
pour les achats faits entre 1939 et 1944 annonce        les activités de sa société au Sri Lanka.
que les objets feront le trajet dès la réouverture du
transit maritime. Plus tard, le drame d’Hiroshima        La présence d’Alfred Baur à Penthes est toute
ne sera jamais mentionné dans les lettres de            méritée.
Tomita.

  Lorsque la société Baur fête ses cinquante ans
en 1947, Palugaswewa est décrite comme « la
propriété la mieux entretenue et au rapport le
plus haut du pays si ce n’est de l’Orient ». Les        BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE :
lettres de Tomita sont désormais marquées du
sigle OJ pour Occupied Japan.                           M. CRICK, H. LOVEDAY, E. NIKLÈS VAN OSSELT
                                                        Alfred Baur, pionnier et collectionneur
   C’est en 1949 que les objets en provenance du        Fondation Baur et Cinq Continents Éditions Genève
Japon rejoignent l’Europe par le navire SS Mount        et Milan 2015
Davis ; ils seront dédouanés en septembre. Dans
le courant de 1950, Baur envoie des photos de           L. El-Wakil
                                                        « Transformer un hôtel particulier en musée
l’hôtel particulier Micheli-Ador à son marchand
                                                        d’art » dans Bulletin des Collections Baur No 60
et ami Tomita.                                          Fondation Baur, Genève 1998, pp. 13-61

                                                                                          La Lettre de Penthes - No 27 | 15
| ARTICLES

                Maurice Fatio,
                architect of the
                American high society
                                     My grandfather Maurice Fatio had charm, talent, good looks and impeccable
                                     manners; those qualities permitted every aspect of his life until his premature
                                     death at age 46. How could he have foreseen that 73 years after his death,
                                By
                                     a house he had designed for a Texan would be listed as the most expensive
             Andrea Taylor-Brochet   home for sale in the United States?

                                                                                                      Casa della Porta
                                                                                                   Palm Beach, Florida

16 | La Lettre de Penthes - No 27
ARTICLES |

                                      Maurice Fatio

M
          aurice was born in Geneva, Switzerland
          at the turn of the 19th century to a
          respectable Swiss family in the heart
of Calvinist society. At a young age he was
exposed to the privileges of an educated society
that prided itself on intellectual wealth rather
than on the display of frivolous luxuries. Young
Maurice’s forebears belonged to a long line of
established bankers, historians and politicians.
During his youth he demonstrated a precocious         affinity for entertainment at the Cotton Club
inclination towards the arts and was admitted         in Harlem, for dinners with the Marx Brothers,
to the prestigious Zurich Polytechnic School          for cocktails with the literary members of the
where he studied architecture under Karl Moser.       Algonquin Club and for strolls on the beach with
One could imagine that he was subjected to an         George Gershwin. Their combined charm led
austere upbringing, being prepared for a career       to an inordinate number of wealthy and famous
designing large, public building. However, thanks     relations who in turn commissioned Maurice
to his mother Marguerite’s penchant for social        with enough plans to sustain his family with a
gaiety, he acquired a knack for quick wit, charm      lavish lifestyle. At that time, America’s sober
and eloquence. Also, Maurice chose to spend his       economic climate demanded a new architectural
career designing residential architecture.            vocabulary that would counterblaance what had
                                                      come to be perceived as the excesses of the
  At age 23, he left the shores of Lake Leman         1920’s. Fatio looked to the Colonial architecture
and crossed the Atlantic with suitcases filled with   of the Caribbean and the American South for his
ambition and letters of introduction. He found        inspiration. These styles had clean, uncluttered
a position in the offices of Harrie Lindeberg,        lines and used unpretentious building materials.
a well-known society architect who designed           The houses were light and modern, a welcome
Norman and English-style villas. The doors of         contrast to the opulence for which Palm Beach
New England’s high society were adeptly opened        was known. The Reef was Maurice Fatio’s best
and, by the time he was 26, Maurice was voted the     Modern-style design. Built in 1936, it incorporates
most popular architect in New York. Charming          Le Corbusier’s, another Swiss architect, five
and handsome, he moved easily in the world of         points of architecture. The Reef was possibly the
Vanderbilts, Rockefellers and Wideners.               best design of Maurice’s career, as he won a gold
                                                      medal for “the most modern house in America”
  In 1925, he moved to Palm Beach, Florida,           in 1937 Paris International Exhibition. Maurice
attracted by the Florida land boom. He brought        has built over 200 houses in Florida.
with him fresh ideas to a community that had
reached a saturation point with Spanish-style           By the time World War II broke out, the fairy
architecture, where he designed nowadays              tale existence of Maurice and Eleanor came to a
landmarked houses and luxurious villas. The           tragic end – he succumbed to lung disease, the
Italian-Mediterranean style was first used by         effect of his excessive smoking habit, and shortly
Maurice in many of his commissions. At the            after his wife ended her life, broken hearted. Their
height of the depression, Maurice, the debonair       son Pierre died less than 20 years later. 40 years
bourgeois gentleman with the irresistible French      after Maurice’s death, their only surviving child
accent wed Eleanor, the beautiful young socialite     Alexandra willed her father out of oblivion by
whose ancestry reached back to Scottish Royalty.      meticulously preserving his plans, land marking
Soon after, they had two children. Maurice and        his houses and publishing a comprehensive book
Eleanor were perfectly suited and shared an           on his accomplishments.

                                                                                       La Lettre de Penthes - No 27 | 17
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                          Carl Elsener Junior
                             The family company which started making
                           knives for the Swiss army more than a century
                           ago is now run by the great-grandson of the
                           founder — having diversified from knives and
With kind permission of
    Perspectives Pictet    cutlery into timepieces, travel gear, fashion and
             Magazine      fragrances.

                           “The Victorinox company has been
                           part of our lives since we were
                           children.”

                          W
                                     hen Karl Elsener founded a cutlery
                                     workshop in 1884 in the village of
                                     Ibach in the Canton of Schwyz, his
                          aim was to provide employment for local people
                          who were forced to emigrate in order to find
                          work. The Original Swiss Army Knife which
                          he developed is still issued to every soldier in
                          Switzerland, but is also widely used around the
                          world because of its quality, functionality and
                          design. Today, Victorinox under the leadership
                          of the fourth generation of the founder’s family
                          is diversifying into other products while never
                          forgetting the values that have sustained it for
                          more than a century.

                            Most cutlers and knife manufacturers have long
                          ago moved production to low-wage countries,
                          but Victorinox continues to employ 900 people           and admired around the world. And in the spirit
                          in Ibach, the biggest employer in Schwyz. They          of its 125-year history, the company constantly
                          make around 60,000 pocket knives a day, almost          innovates – there are now 360 models of the
                          half of them the traditional Swiss Army Knife,          little red Swiss Army Knife offering up to 80
                          as well as some household knives. The factory           functions. The top-of-the-range Swiss Champ,
                          makes 15 million parts each month – stamping            for example, has 33 functions, the SwissFlash®
                          them from sheet metal, polishing them and heat-         is a USB pocket knife with up to 32GB of digital
                          treating those that need to be hardened, before         storage capacity, and the Victorinox Rescue Tool
                          assembling the knives and quality checking them.        has found life-saving uses for rescue and security
                          Up to 80 per cent of the knives are sold through        services.
                          retail outlets, and the rest to the corporate market.
                          And 90 per cent are exported, with half the               Victorinox now has 1,800 employees world-
                          remainder bought by tourists visiting Switzerland       wide, but it retains the culture of a family firm,
                          who take them home.                                     not having dismissed anyone for economic
                                                                                  reasons for more than 80 years. Eight of the
                           With its roots in the heart of Switzerland,            eleven children of Carl Elsener Senior, the
                          Victorinox celebrates its commitment to the             grandson of the founder who died in June 2013,
                          Swiss quality that is embedded in its products          work for the company – including Carl Elsener

        18 | La Lettre de Penthes - No 27
ARTICLES |

                                                                                              Karl Elsener

Junior, who succeeded his father in 2007 having
shared an office with him for more than 30 years.
One of his brothers – the family geek – heads
the IT department, while another who liked
working with his hands is in charge of quality
management and customer service for the Swiss
Army Knife.

  ‘We are a very big family, and family values are
important to us,’ says Carl Junior. ‘The Victorinox
company has been part of our lives since we
were children – I was born across the street from
the factory, and below us was the office, the
warehouse and other departments. Victorinox
was our playground, and we earned our first
pocket money in the factory on Wednesday and
Saturday afternoons by packaging knives in busy
periods.

  ‘It was very important for my father to give
us the feeling of the company, and he always
introduced us to customers visiting the company
from the USA, Germany or Italy. We had to sit
quietly and listen, and while we did not always
understand the conversation, we understood            the foundation, the family had never drawn a
that these people were very important for our         dividend from the company, earning only salaries
company. My father always said that at the centre     which are no more than five times the average
of his thinking he put our people, our products       wage of employees.
and our customers – and that a business which
concentrates on those cannot do much wrong              The remaining 10 per cent of the shares are
in the long-term. He gave every new employee a        in a charitable foundation established in memory
booklet setting out the company’s history, values     of Carl Senior’s mother and father, which uses it
and philosophy. In that, he wrote that owner-         to support charitable projects in Switzerland and
families should not look at the reserves that the     worldwide – for example, to build hospitals and
company has built over the years, the machines,       schools and dig wells in Africa. These ownership
the land and the buildings as their property, but     arrangements reflect the Christian values that
as something that is entrusted to them to manage      have inspired all four generations of Elseners,
and lead responsibly.’                                of ‘gratitude towards employees, customers and
                                                      our Creator’, as Carl Junior put it at his father’s
  In line with this philosophy, the family            funeral.
established a Victorinox Foundation in 2000
which now owns 90 per cent of the share                 Victorinox is an iconic company today, but
capital and reinvests its share of the profits in     the early days of Karl Elsener’s business were
the business. This will preserve the company’s        difficult. At first he founded an association
assets intact through the generations, so that it     of 25 Swiss craftsmen cutlers to cooperate on
can continue to develop and remain financially        producing within Switzerland the knives used by
independent. Even before the creation of              the soldiers of the Swiss army. The first delivery

                                                                                      La Lettre de Penthes - No 27 | 19
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