La musique klezmer des shtetl

La page est créée Sarah Legrand
 
CONTINUER À LIRE
La musique klezmer des shtetl
La musique klezmer des shtetl

Travail réalisé pour l’obtention du Bachelor of Arts HES-SO en musique

                                Par :
                    Yasmina Spiegelberg

             Coordinatrice du travail: Angelika Güsewell
              Professeur d’instrument : Frédéric Rapin

               Lausanne, année académique 2009-2010

     Conservatoire de Lausanne – Haute Ecole de Musique (HEM)
J’aimerais remercier tout particulièrement François Lilienfeld et Cléna Stein pour leur aide
 très précieuse. Merci encore à Cléna pour son autorisation à jouer lors de mon récital de
                 Bachelor Dulitski’s Doyna qu’elle a elle-même arrangée.

                                             2
TABLE DES MATIERES

• Introduction                                                        p. 4

• 1. Définition du terme klezmer                                      p. 5
   2. L’influence de la musique de la synagogue et du chant yiddish
   sur la musique klezmer                                             p. 5
   3. Les modes                                                       p. 6
   4. Les formes musicales les plus fréquentes                        p. 8
   5. Les instruments                                                 p. 10
   6. Les influences réciproques entre la musique klezmer et celle
   des populations locales                                            p. 12
   7. L’apprentissage de la musique klezmer                           p. 13
   8. Les enregistrements                                             p. 15
   9. L’interprétation de la musique klezmer                          p. 16

• Conclusion                                                          p. 18

• Annexes :                                                           p. 19
  - Moshe Beregovski
  - Les klezmorim (Généralités – Les kapelyes – La rémunération)
  - Résumé chronologique des évènements en Europe Centrale
  et en URSS, depuis la création de la Zone de Résidence jusqu’à
  la mort de Staline
  - La Zone de Résidence et la vie des shtetl
  - Commentaire des sources
  - Lexique

• Références bibliographiques                                         p. 33

                                          3
Introduction :
Depuis mon enfance, j’aime jouer de la musique klezmer, mais dès mon entrée en HEM j’ai
eu moins de temps et cette musique me manquait. Ce projet de Bachelor a donc été l’occasion
de jouer une pièce1 que j’aime et, pour mieux l’interpréter, d’étudier la musique klezmer dans
son contexte historique.
Je ne me suis pas centrée uniquement sur l’aspect clarinettistique de la musique klezmer parce
que je tenais à la saisir plus globalement. De toute manière, les morceaux n’y sont jamais
composés pour un instrument spécifique puisque c’est de la musique folklorique. Les
musiciens jouaient sur ce qu’ils trouvaient (avec les pogroms et la pauvreté, un violoniste
devenait flûtiste si son violon était perdu ou cassé). Aux Etats-Unis, après la vague
d’émigration juive au tournant du 20ème siècle, la clarinette occupa une place importante.
J’aurais pu en faire mon projet de Bachelor mais il m’a paru plus pertinent d’étudier cette
musique à sa source, dans les shtetl*2 d’Europe centrale et de l’Est. Il s’agit en effet d’une
manière très différente de faire de la musique en comparaison de notre culture classique. En
plus j’ai eu la chance de disposer d’un des ouvrages de Moshe Beregovski3, un trésor de
documentation impossible à passer sous silence.

Après avoir défini le terme klezmer et ses origines, son contexte social et religieux, je
développe les questions liées à son langage (modes et formes) et aux instruments. J’aborde
ensuite les influences réciproques entre la musique klezmer et celle des populations locales.
Puis un chapitre est consacré à l’apprentissage de la musique klezmer. Ensuite, c’est sur la
base des enregistrements historiques que je parle pour finir de l’interprétation de la musique
klezmer.
Je me suis limitée à la musique folklorique juive du milieu du 19ème siècle à la mort de
Staline.
J’ai laissé de côté la période qui a suivi et qui concerne principalement les Etats-Unis (théâtre
yiddish, Revival*, etc.)
Je n’ai pas abordé la musique klezmer sous le nazisme parce que la théorie de l’antisémitisme
nazi aboutissait par définition à la solution finale. Par contre, sous les tsars et sous Staline,
malgré un antisémitisme persistant et souvent violent, le génocide systématique des juifs
n’était pas érigé en doctrine. La musique klezmer a donc continué d’être pratiquée malgré des
restrictions très sévères.

Les développements historiques sur lesquels j’ai basé mon travail sont consignés en annexes.

1
  Dulitski’s Doyna (Doyna – Gas Nigun – Skocne I – Skocne II) collectée par Moshe Beregovski et arrangée par
Cléna Stein.
2
  Les termes suivis d’un astérisque sont définis dans le lexique à la page 31.
3
  Cf. Annexes, Moshe Beregovski. Il fut l’un des plus grands ethnomusicologues de la musique folklorique
juive.

                                                     4
1. Définition du terme klezmer
Le terme yiddish « klezmer » est la contraction des mots hébreux kley (« outil ») et zemer
(« mélodie, chant »). C’est donc l’ « instrument du chant » ou l’instrument de musique. Dans
le langage courant, c’est le style particulier de musique instrumentale populaire joué dans les
communautés des juifs ashkénazes* d’Europe centrale et de l’Est et aussi, après les grandes
vagues d’émigration au tournant du 20ème siècle, des Etats-Unis. En outre, le klezmer (plur. :
klezmorim) est aussi l’interprète de ce type de musique.
Aujourd’hui, on peut entendre cette musique dans les salles de concert ou les festivals, mais à
l’origine on la jouait presque exclusivement lors des mariages juifs.

2. L’influence de la musique synagogale et du chant yiddish sur la musique
klezmer
En 70 ap. J.-C., le Second Temple de Jérusalem fut détruit par Titus. En signe de deuil, les
rabbins interdirent la musique instrumentale dans les synagogues et lors de nombreuses fêtes
juives, alors qu’elle faisait partie intégrante du culte juif. Toute une tradition musicale
disparut et encore aujourd’hui on ne sait quasiment rien de la musique jouée dans le Temple.
Mais grâce à une loi disant : « Il faut réjouir le marié et la mariée », les instruments de
musique restèrent permis lors des mariages (et aussi lors des fêtes villageoises, comme les
anniversaires, les inaugurations de synagogues, etc.) et aussi dès le Moyen Age pour
Hanukkah et Pourim, deux fêtes juives non mentionnées dans la Torah.
Au début du 19ème siècle, l’avènement des synagogues libérales et réformées permit le retour
progressif de la musique instrumentale dans les communautés juives et même souvent dans
les synagogues. Mais l’office orthodoxe est resté encore aujourd’hui strictement chanté, la
voix étant, selon les juifs pratiquants, le chemin le plus authentique pour aller à Dieu.4 Il
existe d’ailleurs des chants sans paroles (on est ainsi totalement concentré sur la musique), les
niggunim5.

La musique klezmer ne peut être réduite au domaine profane car le quotidien des juifs était
imprégné de religion. Par exemple, lors du mariage juif, les instrumentistes, en plus de jouer,
étaient aussi des maîtres de cérémonie dans les moments profondément religieux.6 Dans la
préface de Beregovski (2001), Izaly Zemtsovsky écrit : „The musical aspect of all Jewish
spiritual culture was inextricably connected with the depths of religion and national history“
(p. xii).7
La musique klezmer fut directement influencée par le chant synagogal (en hébreu) dont elle
reprit certains modes.8 Elle tire aussi ses racines du chant populaire juif (en yiddish et issu de
l’environnement quotidien des juifs) en ayant adapté de ses mélodies, alors que lui
s’appropria aussi des mélodies klezmer. La musique klezmer s’est vraiment développée dans
un contexte culturel, historique, religieux, social, etc. et n’existerait pas sans la musique de la
synagogue ni les chansons yiddish.
3. Modes
4
  Cette idée se retrouve chez les pratiquants du chant grégorien de l’Europe occidentale au Moyen Age.
5
  Cf. 4. Les formes musicales les plus fréquentes.
6
  Les klezmorim étaient de véritables animateurs, et selon le dicton « Tel klezmer, tel mariage », la réussite du
mariage dépendait d’eux.
7
  « L’aspect musical de toute la culture spirituelle juive était inextricablement liée aux profondeurs de la religion
et de l’histoire nationale. » Traduction personnelle
8
  Cf. 3. Les modes.

                                                         5
Comme je l’ai dit, la musique synagogale est liée à la musique klezmer par les modes.
D’après Lilienfeld (2009), transmis de génération en génération, ils seraient les seuls restes de
la musique du Temple. Lilienfeld explique encore que des mélodies que l’on chantait
traditionnellement dans les synagogues pouvaient être reprises par les klezmorim, sans que ça
ne choque, preuve du lien profond entre les domaines religieux et profane de la musique
folklorique instrumentale. Par contre, d’après Roy (2002), la seconde augmentée, si
caractéristique de cette musique, serait absente des gammes bibliques.
Les chants grégoriens seraient en partie issus de ces modes juifs. Et entre ces derniers et les
maqamates arabia, ou gammes arabes, des influences mutuelles sont très nettes. Mais les
quarts de ton, très présents dans la musique arabe, ne jouent aucun rôle dans le klezmer.
En plus de la gamme mineure naturelle (la gamme majeure est presque totalement absente),
les klezmorim reprirent trois gammes importantes de la cantillation liturgique. Leurs noms
reprennent les premières mots de mélodies chantées dans ces modes.

       •   Ahava Raba (ou « grand amour ») : Beregovski (2001) le nomme « phrygien altéré »
           et on le trouve aussi sous le nom yiddish « freygish ». Il est dérivé du mode médiéval
           phrygien, mais avec un accord de tonique majeur :

                                        (Borzykowski, 2009)9

           Beregovski critique le fait que la musicologie soviétique considérait ce mode comme
           une gamme mineure harmonique se résolvant sur la dominante (le sol deviendrait donc
           la tonique dans l’exemple ci-dessus). Dans un morceau en sol mineur, il y aurait
           forcément un moment où le fa bécarre apparaîtrait, ce qui n’est pas le cas dans un
           morceau klezmer en mode phrygien altéré. Et si le morceau se résolvait en effet sur la
           dominante et se terminait dessus, on aurait un sentiment d’instabilité. Or, c’est le
           contraire qui se passe. La mélodie et l’harmonie se développent de telle façon que
           c’est le sol (dans la tonalité de l’exemple ci-dessus) qui paraît instable. Et même avec
           les modulations fréquentes en sol mineur pendant le morceau, on retourne toujours en
           ré phrygien altéré.
           Ce mode occupe une place importante dans la musique klezmer, apparaissant dans
           25% du répertoire instrumental et un peu moins dans les chansons yiddish et les
           niggunim.

       •   Mi sheberakh (ou « celui qui bénit ») :

                                                 (Id.)

           Beregovski le nomme « dorien altéré » et Abraham Zevi Idelsohn (1882-1938), autre
           très grand ethnomusicologue, l’appelle « dorien-ukrainien » (on le retrouve en effet
           dans le folklore ukrainien). L’accord de tonique est mineur et la septième également
           (mais parfois diminuée). La quarte est augmentée et la sixte est majeure. Mais dans les

9
    http://borzykowski.users.ch/

                                                     6
chansons folkloriques, très souvent composées de quatre phrases, la troisième a
         fréquemment le 4ème degré (et aussi parfois le 6ème) abaissé d’un demi-ton, rehaussé à
         la quatrième phrase, comme dans l’exemple ci-dessous. Le début de cette chanson
         d’amour10 yiddish a aussi un rythme typique de hora, une forme ternaire11.

                                                      (Id.)12

         Les morceaux en dorien altéré font l’usage constant d’une pédale de tonique.
         Ce mode est moins fréquent que le précédent, avec 12 et 13% des chansons et
         morceaux klezmer et seulement 3% des niggunim.

     •   Adonoï molokh (ou « Dieu roi », « l’Eternel est roi ») :

                                                       (Id.)

         Il apparaît assez rarement selon Lilienfeld et Beregovski estime son utilisation aussi
         entre 12 et 13%, plus présent dans les niggunim que dans les pièces instrumentales et
         très rare dans les chansons. Ce mode est une sorte de gamme majeure sans sensible.
         Mais Beregovski le nomme « gamme majeure » sans préciser que la septième est
         mineure. Et je n’ai pas trouvé d’exemple musical collecté par lui-même qui me
         permette de savoir si les deux musicologues parlent du même mode. Mais je pense que
         oui car les enregistrements que j’ai écoutés en général ne font pas apparaître le mode
         majeur avec sensible.

     •   Beregovski parle aussi du mode mineur naturel, présent dans presque 50% de la
         musique folklorique juive. Le 2ème degré est souvent abaissé, ce qui l’apparenterait
         alors au mode phrygien médiéval.

10
   Premiers mots traduits : « Je vais vendre mes bottes et prendre la diligence pour te rejoindre… ».
11
   Cf. 4. Les formes musicales les plus fréquentes.
12
   Les 3ème temps des 1ère et 5ème mesures de A sont erronés. Ce n’est pas sib-la, mais la-sol.

                                                        7
Le 5ème degré est parfois aussi abaissé un petit moment, provoquant un triton avec la
        tonique. Combiné à l’abaissement du 2ème degré et en commençant la gamme sur le
        2ème degré, on obtient une gamme majeure. Mais encore une fois, cette théorie ne
        fonctionne pas parce que l’on garde le sentiment de la tonique de la gamme mineure
        mélodique.
        Il y a plusieurs raisons pour lesquelles la gamme mineure naturelle est aussi courante.
        Non seulement cette gamme était très présente dans la musique folklorique allemande
        entre les 12ème et 16ème siècles, période d’influences mutuelles entre la musique
        folklorique juive et la musique folklorique allemande. En plus, ce mode est encore
        aujourd’hui prédominent dans les pays slaves de l’Europe de l’Est où les Juifs
        vécurent pendant plusieurs siècles.
        Quant à la gamme mineure harmonique, elle est rare et la mélodique est absente.

Il y a aussi des motifs et des phrases caractéristiques aux modes. Pour établir clairement le
mode ou transposer une mélodie dans un autre mode, le compositeur (ou l’interprète en
improvisant) fait usage de ces motifs typiques grâce auxquels13 on perçoit rapidement les
modulations (constantes dans la musique klezmer).14

4. Les formes musicales les plus fréquentes
Les mariages juifs se faisaient toujours en musique et les formes musicales différaient selon
les rituels.15 Le répertoire comptait de nombreuses musiques de danse, mais lors de l’accueil
des invités, des banquets, des processions des invités dans la rue, etc., on jouait aussi de la
« musique pour écouter »16.
Les klezmorim jouaient très rarement des morceaux isolés, mais plutôt une « série », c’est-à-
dire une suite de morceaux de formes différentes. On commençait souvent par une doina,
librement mesurée et improvisée. Suivaient ensuite une hora ou un gas nign, à trois temps, et
parfois aussi un bulgar, danse modérée à 8/8. Puis venait un freilekh (ou parfois un sher),
danse très rapide où l’on accélérait à la fin et avec laquelle on finissait. Mais parfois on la
remplaçait ou y ajoutait un ou deux skotshne, morceaux encore plus rapides sur lesquels on ne
pouvait même plus danser.
Les morceaux devenaient au fur et à mesure toujours plus rapides et comme on jouait et
dansait toute la nuit, soit les danseurs, soit les musiciens, ou les deux, s’écroulaient au petit
matin !

     • Le nign (plur. : niggunim) : Mélodie sans parole chantée sur des syllabes (yam-bam-
       bam, daï-daï-daï, etc.) et empruntée aux hassidim17. Selon eux, chantée à plusieurs,
       elle permet l’extase divine. Ce n’est pas une forme musicale définie (certains
       niggunim sont très rapides, d’autres lents) ni une danse, mais simplement une mélodie
       sans parole. Elle influença toute la musique juive d’Europe centrale et de l’Est et fut
       souvent adaptée instrumentalement par les klezmorim.

13
   Et aussi au fait que les instruments solistes dominent nettement la kapelye*.
14
   Cf. Annexes, Exemples de motifs et phrases caractéristiques des modes (Beregovski, 2001).
15
   Par contre, en dehors des versets du badchen*, il n’y avait pas de chant spécifique pour les mariages juifs.
16
   Listening music en anglais. Les formes n’étaient pas forcément très différentes de celles sur lesquelles on
dansait, mais on les jouait peut-être plus calmement.
17
   En français, « pieux ». Ce sont les membre du courant religieux juif (le hassidisme) prônant la joie de vivre,
l’amour de Dieu et des hommes.

                                                       8
•   La doina : Complainte roumaine librement improvisée sur des motifs modaux
         typiques. Dans la doina traditionnelle roumaine, l’instrument soliste est accompagné
         par des accords tenus et l’on s’arrête après l’avoir jouée. Souvent, il n’y a même pas
         d’accompagnement, car à l’origine c’était le berger qui chantait ou jouait cette
         complainte (après un chagrin d’amour ou la perte d’une de ses brebis). Les klezmorim
         reprirent cette forme en l’arrangeant dans leur style, le soliste (violon, flûte ou
         clarinette) accompagné par des accords (accordéon ou cymbalum, basse). La doina est
         alors toujours la première d’une série de morceaux (improvisée dans le mode et avec
         des motifs du ou des morceaux qui suivaient, elle se terminait sur la dominante) et
         servait à attirer l’attention du public pour qu’il se prépare psychologiquement et
         physiquement à des morceaux rapides sur lesquels il devrait danser.
         Dans le mariage juif, on jouait ce morceau quand le badchen devait faire pleurer la
         mariée qui quittait sa vie de jeune fille pour assumer les nombreux devoirs de
         l’épouse.
     •   La hora : A ne pas confondre avec la hora lunga, nom souvent utilisé par Bartók pour
         désigner la doina roumaine. La hora (« danse » en roumain), d’origine bessarabe18, est
         une forme spécifique de danse du folklore roumain. Sa mesure est à 3/8 ou 3/4, et les
         premier et troisième temps sont accentués.19 Le tempo est moyen.
     •   Le gas nign : « Mélodie de rue » en yiddish, il est joué en procession sur la rue en
         raccompagnant chez eux les invités du mariage ou d’une autre fête, souvent la nuit ou
         au petit matin. Il est en forme de hora, à trois temps.20
     •   Le bulgar : Etonnamment, il n’est pas d’origine bulgare. On ne sait pas pourquoi on le
         nomme ainsi, puisqu’on joue peu de musique klezmer en Bulgarie (la population juive
         de là-bas est séfarade).
         Sa mesure est à 8/8, décomposés 3 + 3 + 221, accompagnée de croches régulières à 4/4.
         La mélodie alterne beaucoup les croches et les triolets.
         Aujourd’hui, les ensembles klezmer le jouent très rapidement (surtout chez les juifs
         américains où il est très à la mode), mais c’est à l’origine une danse modérée. Par
         contre, c’est dans la tradition d’accélérer de plus en plus vers la fin du morceau.
     •   Le freilekh : « Joyeux » en yiddish, il est plus vif que le bulgar et se danse à deux
         temps, avec des phrases de huit ou seize mesures. Les deux formes se ressemblent et
         on ne les différencie presque plus, surtout aux Etats-Unis où le freilekh désigne
         n’importe quelle danse joyeuse. Parfois, les klezmorim reprennent aussi la sirba,
         danse rapide de Roumanie, en la jouant en freilekh auquel elle ressemble aussi.
         Le freilekh se danse en cercle en se tenant par la main ou les épaules, et une ou deux
         personnes exécutent à l’intérieur des danses gracieuses ou comiques.
     •   Le sher : (« ciseaux » en yiddish) D’origine juive, cette danse pour quatre ou huit
         couples, toujours bien rythmée à 4/4, a les mêmes caractéristiques que le freilekh, mais
         est souvent un peu plus lente. Avec de nombreux pas de danse différents, le sher doit
         durer au moins vingt à vingt-cinq minutes.
     •   Le skotshne : Ressemblant au freilekh, le skotshne, à 2/4, est plus exigeant
         techniquement, c’est pourquoi on l’écoute au lieu de danser dessus.

18
   La Bessarabie est une région d’Europe orientale partagée aujourd’hui entre la République de Moldavie et
l’Ukraine. Elle fut annexée par les Russes en 1812, rattachée à la Roumanie de 1918 à 1940 et de 1941 à 1944,
puis à l’URSS de 1940 à 1941 et de 1944 à 1991.
19
   Généralement marqués d’une basse ou d’un accord et d’un tacet au deuxième temps.
20
   C’est drôle qu’un morceau sur lequel on marche soit ternaire plutôt que binaire ! Etat alcoolisé vers la fin de la
nuit ?
21
   En règle générale, une noire et une croche + une noire et une croche + une noire.

                                                         9
• Dès la fin du 19ème siècle, les klezmorim jouaient aussi avec beaucoup de succès des
         danses européennes comme le quadrille, la mazurka, la polka, le rondo, la valse, etc.

Dans ces danses, l’ambitus oscille entre une octave et une dixième, avec certaines sections
rejouées à l’octave supérieure, et les intervalles dépassent rarement la quarte ou la quinte. Les
danses rapides comportent de nombreuses croches, doubles-croches et syncopes.
Il nous reste peu de documents et de partitions de musique klezmer, mais il n’y a quasiment
rien sur les pas de danse. Ceux-ci étaient rarement notés et on ne trouve presque aucun expert
des danses juives, alors qu’il en existe sur la musique klezmer. Peu de gens savent danser
traditionnellement. Mais le site http://borzykowski.users.ch/YidDanse.htm donne une
explication des danses juives, peu détaillée mais permettant de se faire une idée… Michael
Alpert (New York), musicien klezmer, est aussi un des rares spécialistes de la danse.

5. Les instruments
Dès le Moyen Age, les klezmorim jouaient sur les instruments qu’ils trouvaient : harpe, luth,
viole, tambour, etc.
Aux 18ème et 19ème siècles, alors que la facture instrumentale s’améliorait, plusieurs shtetl* de
la Zone de Résidence22, surtout en Ukraine, subirent les interdictions des rabbins sur les
instruments dits de « forte » intensité (clarinette, trompette).23 Heureusement, les instruments
à cordes et la flûte étaient joués librement, qualifiés de « faible » intensité. Ces interdits furent
souvent aussi émis par les autorités locales non juives, mais dans ce cas pour restreindre les
droits et la liberté des juifs.
Mais, dans la première moitié du 19ème siècle, la conscription obligatoire, avec un service
militaire de 25 ans, de tous les Juifs âgés de 12 à 25 ans fut imposée par Nicolas Ier (1796-
1855), tsar de Russie. Des musiciens juifs intégrèrent les rangs des orchestres militaires et
eurent accès à la clarinette, la trompette, le cornet ou le trombone. Plus tard, l’armée tsariste
revendit parfois les vieux instruments aux klezmorim, seul avantage que l’armée tsariste leur
procura, comme le dit Lilienfeld (2009)…

Pendant plusieurs siècles, l’instrument roi chez les klezmorim était sans conteste le violon.
Les tziganes en fabriquaient et la qualité était extraordinaire pour des prix très bas. Le
musicien amateur commençait généralement par apprendre le violon, et dans beaucoup de
familles juives, presque chacun savait en jouer. On l’appréciait pour ses qualités expressives
proches de la voix humaine, sa sonorité douce, chaude et lyrique et parce qu’il se prêtait
facilement aux ornementations. Il existait de nombreuses pièces pour violon très virtuoses,
mais les préférées étaient les lyriques dans lesquelles le violon pouvait « pleurer » et
« gémir ». Une autre raison à son succès auprès des klezmorim : sa facilité de transport pour
un peuple fuyant les pogroms perpétuels.
La flûte conique fut aussi intégrée aux kapelye, mais on préférait généralement le piccolo
pour son faible prix et sa fabrication plus aisée.
Dans la seconde moitié du 19ème siècle, la clarinette devint la rivale du violon. Ses moyens
expressifs avec un son pouvant imiter le krechts (« sanglots » en yiddish) étaient très
appréciés. De plus, la clarinette pouvait jouer beaucoup plus fort que le violon, d’où son grand
succès aux Etats-Unis. Là-bas, les salles étaient très grandes et cet instrument s’y adaptait

22
     Cf. Annexes, La Zone de Résidence et la vie des shtetl.
23
     Mais ils restaient tolérés dans les mariages de la classe noble, plus rarement de la classe marchande et artisane.

                                                           10
bien mieux que le violon24. Presque tous les clarinettistes klezmorim optèrent pour la
clarinette en do (système Albert) au son très clair, presque criard et facilement modulable en
glissandi et autres effets, plutôt que la si bémol.
Le cymbalum (photo ci-dessous), ou « tsimbl » en yiddish, était très traditionnel en Europe.

                                            (Wikivisual, 2006)

Il était composé d’une centaine de cordes en métal aux longueurs différentes frappées avec
deux petits marteaux de bois, et le son était amplifié par une caisse de résonance sous les
cordes. Le cymbalum disparut presque complètement à la fin du 19ème siècle en Europe25 et
fut remplacé aux Etats-Unis par le piano et l’accordéon, sa sonorité n’étant pas assez forte
pour les grandes salles américaines. Mais il réapparaîtra lors du Revival* des années 1970.
Le piano ne fut joué que par les klezmorim établis aux Etats-Unis. En Europe, seules les
classes aisées dont les klezmorim étaient souvent exclus pouvaient payer un piano et
l’entreposer dans un grand appartement. Mais un piano n’était pas adapté aux fêtes de villages
sur les places de marché puisqu’on marchait souvent en jouant. Cependant, Sfar le mentionne
dans sa bande dessinée (2005, p. 10) et on le trouve sur les disques du Belf’s Romanian
Orchestra.
L’accordéon à boutons, généralement diatonique et apparu à la fin du 19ème siècle, était très
apprécié pour son timbre riche et chaleureux mais coûtait souvent trop cher.
Les klezmorim préféraient parfois le violoncelle à la contrebasse : attaché aux épaules avec
une sangle, on pouvait jouer en se déplaçant. De plus, les lignes mélodiques s’exécutent
mieux au violoncelle, alors que la contrebasse se prête mieux à basse et aux pizzicati. Dans les
grandes salles américaines, celle-ci fut parfois remplacée par le tuba.
On aimait beaucoup aussi la balalaïka26, avec ses trois cordes et sa caisse de résonance
triangulaire à fond bombé.
Aux Etats-Unis, les klezmorim découvrirent aussi le saxophone, à la sonorité puissante et très
modelable. La trompette (très souvent soliste avec la clarinette), le cornet et le trombone (qui
accompagne souvent à la basse, mais improvise aussi des solos), achetés auprès des armées
tsaristes, avaient déjà connu un grand succès dans les shtetl. Celui-ci perdura aux Etats-Unis

24
   On ajoutait donc parfois au violon un pavillon de gramophone pour amplifier le son, pratique surtout répandue
chez les tziganes roumains.
25
   C’est en Biélorussie qu’il perdura le plus longtemps.
26
   Très présente dans le folklore russe.

                                                      11
sous l’influence des nombreux brassbands de jazz et sont une marque de l’intégration des
juifs au pays et à sa culture.
Les percussions prirent beaucoup d’importance aux Etats-Unis. En Europe, on se contentait
d’un simple tambour ou d’une grosse caisse de petit format (appelée poyk), avec souvent une
cymbale disposée dessus, alors qu’en Amérique on ajouta la batterie aux kapelye.

Chaque instrument pouvait à un moment devenir soliste au cours d’un morceau. Mais en règle
générale, le premier violon, la clarinette et la trompette interprétaient la mélodie et ses
variations, alors que le second violon, les cordes graves, le trombone ou le tuba, et le tambour
et la grosse caisse accompagnaient. Le cymbalum et l’accordéon alternaient les deux rôles.

6. Les influences réciproques entre la musique klezmer et celle des
populations locales
Dès le début de son histoire, le peuple juif dut fuir ses nombreux oppresseurs et donc se mêler
à d’autres populations aux cultures différentes. Il s’intégra presque toujours à son pays
d’adoption et apprit la langue et les coutumes locales, tout en conservant ses propres racines.
Le yiddish, langue vernaculaire des juifs ashkénazes, en est un exemple. Ce terme n’existe
que depuis le 18ème siècle et vient de l’adjectif allemand jüdisch. C’est dans les vallées du
Rhin et de la Moselle que l’on aurait trouvé les traces les plus anciennes de l’Uryiddish
(ancêtre du yiddish) et des premiers dialectes judéo-allemands. Les Ashkénazes sont les juifs
d’Allemagne, de Pologne, de Lituanie, de Russie, de l’ancien Empire austro-hongrois et de
manière générale d’Europe centrale et de l’Est. Dérivé du Mittelhochdeutsch (allemand
médiéval) et constitué d’éléments slaves et hébreux, le yiddish est l’expression d’un grand
brassage de cultures. „C’est la plus jeune des langues européennes (Kafka), langue arlequin,
faite de petits bouts d’autres langues, d’allemand d’abord, d’hébreu ensuite, d’araméen
talmudique aussi, de français parfois, de slave varié, souvent, de roumain et de hollandais et
même de latin, étonné de se trouver là !“ (Sfar, 2005, Préface de Marc-Alain Ouaknin).

Depuis le milieu du 19ème siècle, ce mélange de cultures se retrouve aussi dans la musique.
Les klezmorim professionnels devaient absolument sortir du shtetl pour gagner leur vie. En
jouant pour les non-juifs, ils se mêlèrent à d’autres traditions musicales. Le contact avec les
autres peuples (en particulier les tziganes) marqua profondément le style des klezmorim.27
Ceux-ci formèrent avec les tziganes28 des ensembles et orchestres mixtes (même encore
aujourd’hui). Et du 19ème siècle au début du 20ème, il y avait souvent au moins un musicien
juif par ensemble tzigane. Les musiques klezmer et tziganes sont donc difficilement
différenciables.29
La structure rythmique et mélodique de la musique klezmer fut très influencée par les autres
populations locales comme les Ukrainiens, les Biélorusses, les Polonais, les Moldaves, les
Hongrois, etc. Des chants d’origine ukrainienne furent réarrangés (souvent pour le violon)
dans le style klezmer.

27
   C’est un phénomène comparable à celui des années 1900, lors de la grande vague d’émigration des juifs aux
Etats-Unis. Ils intégrèrent à la musique klezmer de nombreux traits caractéristiques du jazz, du swing, du blues,
du fox-trott, etc. et plusieurs jazzmen furent aussi influencés par cette musique des shtetl d’Europe Centrale et de
l’Est.
28
   Il y eut beaucoup d’échanges entre les nombreux tziganes et la grande communauté de juifs de Roumanie, qui
devint musicalement très riche.
29
   Le terme doina vient du sanskrit « d’haina », preuve de l’influence des tziganes, originaires d’Inde.

                                                        12
Inversement, le style klezmer, très populaire même chez les non-juifs, eut beaucoup d’impact
sur ces peuples ; le répertoire de danses ukrainiennes comporte des danses juives, et des
Ukrainiens et des Biélorusses jouent, encore aujourd’hui, lors de mariages traditionnels juifs.
Pendant plusieurs décennies (même encore bien après la mort de Staline), le phrasé
typiquement klezmer influença les compositeurs et aussi la chanson populaire de l’ex-URSS.
Glinka utilisa par exemple des mélodies juives dans Le Prince Khomlsky.
Il faut bien se rendre compte qu’on retrouve des influences mutuelles entre ethnies dans toutes
les musiques folkloriques, et celles-ci inspirèrent aussi les grands compositeurs. Néanmoins,
le clergé juif se battit pour enlever ces mélodies extra-ethniques du répertoire synagogal, mais
en vain car la population les adorait.
Les chrétiens jouèrent souvent pour les juifs (lors de mariages par exemple) et vice-versa mais
les restrictions étaient nombreuses. Au 16ème siècle, aucun des deux ne pouvait jouer pour
l’autre (ce qui augmentait la pauvreté des klezmorim). Au 17ème siècle, à Lwów (aujourd’hui
Lviv en Ukraine), un accord permit aux juifs de jouer pour les chrétiens et vice-versa, mais les
juifs devaient payer une taxe pour pouvoir en profiter. Toujours est-il qu’ils furent alors
tellement demandés que les musiciens non juifs n’eurent plus assez de travail et insinuèrent
que les juifs jouaient mal, qu’ils étaient incapables de garder le tempo et qu’ils faisaient
toujours des caricatures moqueuses de la « musique élevée ». (Beregovski, 2001)
Certaines villes bénéficièrent des mélanges de musiques, comme Salonique (Grèce). De
nombreux musiciens grecs s’étaient exilés en Turquie à Izmir d’où ils avaient été chassés dans
les années 1920. Beaucoup s’étaient installés à Salonique où vivaient alors de nombreux juifs,
ce qui enrichit les musiques des deux peuples. Malheureusement, peu de juifs de la ville
survécurent à la Seconde guerre mondiale, mettant un terme à ces échanges.

Avec les nombreux voyages des juifs et les multiples influences dont ils profitèrent, on ne
peut pas vraiment parler d’une école « juive » de klezmorim. Le style typiquement juif et
klezmer existait, mais avec les influences tziganes, ukrainiennes, roumaines, etc. Après,
l’interprétation dépendait de la personnalité des musiciens (certains comme le violoniste A.
Steiner ou les clarinettistes américains Naftule Brandwein et Dave Tarras sortirent du lot),
mais on sentait toujours les différentes cultures dont le klezmer s’était imprégné.

7. L’apprentissage de la musique klezmer :
On ne sait pas comment les klezmorim apprirent leur art avant le 19ème siècle. Les musiciens
du 20ème siècle interrogés par Beregovski n’avaient plus aucune idée du type d’enseignement
qu’avaient reçu leurs ancêtres. Cette tradition musicale se transmettait dans les familles de
génération en génération (mais seulement masculine car les femmes n’avaient pas le droit de
se produire en public). Ces familles étaient de véritables dynasties de klezmorim. Cependant
on trouvait, surtout dès le début du 19ème siècle, des instrumentistes non issus de familles
musiciennes ayant appris avec un musicien klezmer local. Il y avait toujours plus d’amateurs
car la population juive désirait plus souvent écouter et jouer de la musique. A la fin du 19ème
siècle, des douzaines de jeunes par ville apprenaient à jouer d’un instrument30. Avaient-ils
appris d’oreille en écoutant des klezmorim en concert, ou alors pris des leçons avec des
professeurs ? Un musicien qui n’aurait pas baigné dans la musique depuis son enfance aurait
eu de la peine à apprendre la musique simplement par l’observation. Mais les familles juives

30
   Le plus souvent du violon. Sholem Aleichem disait (Beregovski, 2001) : „Playing the violin was one of the
necessary skills“ (p. 36). (« Jouer du violon était un des savoir-faire nécessaires. » Traduction personnelle)
Lilienfeld (2009) cite J. L. Peretz : „Vous voulez savoir combien d’hommes vivent dans une maison ? Comptez
les violons !“

                                                     13
des shtetl étaient rarement assez fortunées pour payer un professeur. L’élève (ou la famille)
rendait donc service au professeur qui lui donnait des cours en échange.
Mais un professeur ne donnait pas de vraies méthodes de travail et ne lisait souvent pas la
musique, donc l’élève apprenait par imitation.
En fait, la grande majorité des klezmorim du 19ème siècle (même Gusikov, Shepsl, etc.) ne
savaient pas lire la musique et jouaient tout d’oreille. S’ils composaient aussi, ils gardaient
toutes leurs oeuvres en mémoire. L’absence de littérature musicale ne limita pourtant pas
l’élargissement du répertoire. Le klezmer avait l’habitude d’apprendre tout le temps de
nouvelles pièces. Et comme beaucoup gagnaient leur vie avec la musique, ils devaient
connaître par cœur tout un répertoire de musiques non juives pour satisfaire tous les publics.
Néanmoins, déjà au milieu du 19ème siècle, quelques klezmorim avaient des notions de la
notation musicale, comme le père du grand violoniste Stempenyu (1822-1879) à qui il en
enseigna les bases. Et parfois, les klezmorim de shtetl commandaient des mélodies écrites à
ceux des villes, ce qui les obligeait à savoir les lire. Mais habituellement, on n’écrivait jamais
ses compositions, sauf pour ses élèves amateurs. De toute façon, l’interprète personnalisait
toujours beaucoup les pièces avec des ornementations, et on changeait les nuances et les
articulations à volonté puisque l’auteur des mélodies notait généralement le strict minimum,
c’est-à-dire les notes. Il existe donc énormément de différentes variantes pour une même
mélodie.31

Pour ce qui est des conservatoires, leur accès était défendu aux juifs puisqu’ils n’avaient pas
le droit d’aller dans les grandes villes.32 Cependant, un des plus grands violonistes, Leopold
von Auer (1845-1930), juif converti, put accepter dans sa classe du Conservatoire de St-
Péterspourg des élèves du milieu klezmer. Grâce à ses excellentes relations avec la cour du
tsar, il put obtenir des dérogations pour que ces jeunes juifs talentueux viennent vivre avec
leur famille à St-Pétersbourg.
Durant le dernier tiers du 19ème siècle, de plus en plus de klezmorim violonistes lisaient la
musique et jouaient aussi le répertoire européen « classique ». Certains intégrèrent des
orchestres (même symphoniques), des ensembles et même des opéras. Cette génération
n’avait fait aucune étude musicale mais son excellente oreille et sa grande fantaisie étaient
très appréciées. Dès 1870, certains envoyèrent leurs enfants dans des conservatoires où ils
reçurent un enseignement plus systématique.
Selon Lemaire (2001), les juifs33 purent déjà au début du 19ème siècle entrer dans des
conservatoires russes, qui firent décliner par leur enseignement rigoureux la fantaisie qui
faisait le charme des klezmorim. D’ailleurs Beregovski (2001) explique que les anciennes
traditions juives furent oubliées au tournant du 20ème siècle et que les klezmorim étaient
progressivement devenus de simples musiciens.

8. Les enregistrements

31
   Le cas des compositeurs de musique klezmer est très différent de ceux d’Europe occidentale qui ont chacun un
style particulier et amènent souvent des concepts musicaux novateurs. Les compositeurs klezmer étaient très
ancrés dans la tradition musicale populaire et l’interprète était toujours une sorte de co-auteur en personnalisant
les compositions. Reconnaître le compositeur d’une mélodie est donc impossible.
32
   Autre raison pour la transmission de génération en génération de cette musique.
33
   Mais ils ne devaient pas être très nombreux puisque la grande majorité des juifs avaient été expulsée dans les
shtetl, et que, autant en Russie qu’en Europe centrale ou de l’Est, l’antisémitisme était très fort au 19ème siècle.

                                                        14
Il fut très difficile pour les ethnomusicologues de se documenter sur la musique klezmer, à
cause de sa transmission orale de père en fils et de la rareté des enregistrements.
En plus, la documentation sur les musiciens et la musique klezmer est presque inexistante34.
Les enregistrements sont donc presque les seules sources. D’ailleurs, ils remontent plus loin
dans le temps que les documents écrits.
La première chanson yiddish fut enregistrée en 1901. Avant le 20ème siècle, rien n’a été
enregistré. En fait, la quantité d’enregistrements de musique folklorique juive est
„minuscule“35 comparée aux cultures hongroise, lituanienne, etc.
A. Steiner est un des tout premier violoniste klezmer à avoir enregistré en 1908. Et
typiquement, on ne connaît rien de sa vie, sauf l’initiale de son prénom ! Le premier
enregistrement d’un groupe klezmer, le Belf’s Romanian Orchestra, aurait eu lieu en 1910. A
cette époque, on faisait peu de disques klezmer parce qu’il y avait peu de clients, ceci pour
deux raisons : les juifs des shtetl étaient trop pauvres pour les acheter, et ceux des grandes
villes comme Kiev ou Varsovie préféraient écouter des airs d’opéras ou des chants de
synagogue plutôt que de la musique du « peuple ». Par exemple, Fred Gaisberg, un des
premiers producteurs de musique classique de la Gramophone Company, voyagea dans
plusieurs endroits du monde pour y enregistrer les musiques traditionnelles, sans s’intéresser à
la musique klezmer, précisément parce que ça ne se vendait pas.
D’où l’importance de ces rares enregistrements pour connaître son interprétation.
La situation était différente aux Etats-Unis : malgré de meilleures conditions de vie, les juifs
restaient nostalgiques des campagnes d’Europe orientale et des fêtes de villages, et comme ils
avaient un peu plus d’argent que dans les shtetl, plusieurs centaines de disques klezmer furent
enregistrés pour satisfaire ces nouveaux clients. Victor et Columbia se feront même une
compétition acharnée pour amasser le plus de clients juifs possibles.
En 1937, M. I. Rabinovitch et son Ensemble d’Etat de musique populaire juive36
enregistrèrent trois disques 78 tours de musique juive la plus typique (des shers, des
niggunim, des freilekhs, des bulgars, etc.) Beregovski enregistra aussi une reconstitution du
mariage juif traditionnel.37 Ces documents sont uniques.
En Russie, les enregistrements de musique juive se firent jusqu’en 1940 sur les rouleaux de
cire (Thomas Alva Edison avait inventé le phonographe en 1877). Il n’y avait pas d’autre
technique pour les ethnomusicologues s’ils n’étaient pas ingénieur du son. Et à cause de
l’usure rapide des rouleaux de cire, il fallut tout réenregistrer sur disque, travail colossal.
Le Yidisher Visenshaftlikher Institut, ou YIVO, fut fondé en 1925 à Wilno (Pologne) pour
étudier l’histoire des juifs, en particulier ashkénazes. En 1940, il fut transféré à New York et
renferme actuellement 10'000 disques enregistrés entre 1885 et 1942, certains typiques de
l’Europe de l’Est, d’autres plus influencés par le jazz. Mine d’or pour la musicologie, cet
institut permit aussi à la génération de klezmorim du Revival de se documenter sur
l’interprétation de cette musique.38

9. L’interprétation de la musique klezmer

34
   Ces écrits viennent principalement des ethnomusicologues Moshe Beregovski et Abraham Zevi Idelsohn. Peu
d’autres ethnomusicologues s’intéressèrent à la musique juive. Bartók par exemple l’ignora complètement.
35
   http://www.klezmershack.com/articles/robinson/010830.slobin.html
36
   Cf. Annexes, Résumé chronologique des événements en Europe centrale et en URSS.
37
   Cf. Annexes, Moshe Beregovski.
38
   Les enregistrements et les écrits de Moshe Beregovski sont eux aussi utilisés comme documents historiques.

                                                     15
A cause du manque de sources, il est difficile de connaître l’interprétation authentique de
cette musique.39
Je me suis essentiellement basée sur l’étude de Beregovski (2001) et un peu sur la bande
dessinée de Joann Sfar (2005).

Avec les répressions successives des régimes tsariste et communiste et l’intensification de
l’antisémitisme, les musiciens klezmer avaient presque tous rangé leurs instruments.40 La
jeune génération avait donc été très peu au contact de cette musique folklorique. Beregovski
fit face à de grandes difficultés pour collecter ses mélodies. C’est pourquoi, lors de ses
recherches, il enregistra des musiciens au moins d’une quarantaine d’années qui avaient arrêté
de jouer. Paradoxalement, ce fut très utile parce que la tradition, retransmise de génération en
génération, était celle de leurs père et grands-pères et ils jouaient dans le style du milieu du
19ème siècle, ce qui permit à Beregovski de s’en faire une meilleure idée.

Au 19ème siècle et jusqu’au début du 20ème, les juifs devaient rester cantonnés dans une Zone
de Résidence41 et vivaient dans les shtetl, petites bourgades juives. Mais malgré l’instabilité
de leur situation et la peur (pauvreté, pogroms répétés et meurtriers, plus tard la Shoah), il y
avait aussi les joies du shtetl et des fêtes juives. Les chanteurs yiddish et les instrumentistes
klezmer42 exprimaient en musique et le plus intensément possible ces émotions extrêmes.
Le célèbre écrivain Sholem Aleichem disait : „Chaque cœur, et surtout un cœur juif, est un
violon. Tu travailles les cordes et en tires toutes les mélodies possibles, la plupart tristes et
sombres. […] Tout ce dont tu as besoin pour cela est d’être un vrai musicien, de devenir un
maître du violon“ (Lemaire, 2001, p. 109).
Beregovski (2001) insiste beaucoup sur l’importance de l’expressivité et de la capacité de
toucher le public, surtout dans les morceaux dramatiques et lyriques. „His violin speaks
words“43 (p. 20) : si un violoniste recevait ce commentaire du public, le but était atteint. Il
rapporte aussi la description d’un klezmer nommé Khayim, d’un shtetl en Ukraine :

     He [Khayim] was a real artist, with big, dreamy eyes, a pale gaunt face, and fingers long,
     thin, white, and sensitive. He knew almost nothing of the real world ; any child could take
     advantage of him (…) but when he placed his cheek against the fiddle and first drew the
     bow across the strings, he would open up a truly new world for you. You felt that a captive
     soul, hidden in his fiddle, was trying to break free. It wailed, wept, and begged. (…) Men
     with long beards and hardened faces became like small children when they heard Khayim
     the klezmer. One wanted to cuddle up to someone, to be babied like a child by its mother,
     to lament one’s bitter fate. And the fiddle spoke, the fiddle sang. (…) Khayim played
     beautifully at weddings, but even more beautifully alone sometimes, at night, as the town
     slept. (…) On those occasions, people would open their windows and listen as Khayim’s
     soul strove to reach the heavens. Young people would stand in the shadow of the houses
     and listen in amazement. Khayim was a poet, a born artist.44 (pp. 22-23)

39
   Cf. 8. Les enregistrements.
40
   Pour plus de détails concernant le travail de Beregovski, cf. Annexes, Moshe Beregovski.
41
   Cf. Annexes, La Zone de Résidence et la vie des shtetl.
42
   Le musicien klezmer imitait avec son instrument l’intensité de la voix humaine. Mais alors que les chanteurs
n’ont « que » leur voix pour exprimer toute une palette d’émotions, les klezmorim ont tout un choix
d’instruments aux sonorités, articulations, ornementations, etc. différentes, et encore les harmonies. D’où
aujourd’hui la présence souvent d’un chanteur dans les kapelyes, pour allier la voix et les instruments.
43
  « Son violon parle, dit des mots, raconte quelque chose. » Traduction personnelle
44
  « Khayim était un véritable artiste, avec de grands yeux rêveurs, un visage pâle et décharné et de longs doigts
minces, blancs et sensibles. Il ne savait presque rien du monde extérieur ; n’importe quel enfant aurait pu

                                                       16
Cette description (certes idéaliste) exprime très bien l’importance de la musicalité, des
émotions. Ces musiciens n’étaient pas appréciés seulement pour leur technique, presque
secondaire parfois : l’essentiel était de toucher le cœur du public.
Sholem Aleicheim décrit aussi Stempenyu, violoniste extraordinaire : „How did you think it
[Stempenyu’s violin] spoke ? With real words, with a tongue – you should pardon the
comparison – just like a human being !“ (Id., p. 20)45

Les spécificités stylistiques de la musique klezmer se retrouvent dans les très fréquentes
ornementations (trilles, mordants, appoggiatures, etc.) Les glissandi sont eux aussi très
présents, surtout chez le clarinettiste qui, comme le dit Lilienfeld (2009), les fera ressembler,
avec ses lèvres et sa gorge, à des « piaillements d’oiseaux » (sortes de tshuik-tshuik). Le
violoniste les fait avec sa main gauche.
L’improvisation dans la musique klezmer est très différente de celle du jazz. Il n’y a pas de
schéma harmonique constant sur lequel on improvise. Ce qui est le cas aux Etats-Unis où des
groupes de klezmorim remplacent des mélodies de jazz par des motifs typiquement klezmer.
Mais ce n’est plus de la musique traditionnelle juive où l’improvisation porte sur les
ornements qui varient à chaque exécution. Il faut aussi faire preuve de spontanéité dans les
tempi qui changent constamment. Fréquemment, deux instruments solistes (clarinette et
violon souvent) jouent unisono mais avec des ornements différents ou même des variantes
mélodiques, pourtant les dissonances provoquées ne dérangent ni les klezmorim, ni le public.
D’après Joann Sfar (2005), l’improvisation consiste plutôt à surprendre le public par la
spontanéité : „Parce que vous ne savez jamais la note que vous allez faire l’instant d’après.
Mille fois jouez la même ritournelle, que mille fois elle soit différente“ (p. 9). Les morceaux
joués sont les traditionnels que tout le monde connaît par cœur, mais le klezmer improvise des
ornements, change les tempi, change les nuances, et aussi fait du show pour amuser le public.
Certains jouaient le violon derrière le dos, et même avec des gants !

l’exploiter (…) mais lorsqu’il plaçait sa joue contre le violon et appuyait l’archet sur les cordes, il vous ouvrait
un monde véritablement nouveau. Vous sentiez qu’une âme captive, cachée dans son violon, essayait de
s’échapper. Elle hurlait, pleurait et suppliait. (…) Les hommes aux longues barbes et aux visages endurcis
devenaient comme de petits enfants s’ils entendaient Khayim le klezmer. On voulait se blottir contre quelqu’un,
être chéri comme un enfant par sa mère, se lamenter sur son destin amer. Et le violon parlait, chantait. (…)
Khayim jouait magnifiquement lors des mariages, mais encore mieux seul parfois, la nuit, lorsque la ville
dormait. (…) A ces occasions, les gens ouvraient leurs fenêtres et écoutaient l’âme de Khayim s’efforçant
d’atteindre les cieux. Les plus jeunes se tenaient dans l’ombre des maisons et écoutaient avec émerveillement.
Khayim était un poète, un artiste né. » Traduction personnelle
45
   « Comment pensiez-vous qu’il [le violon de Stempenyu] parlait ? Avec des mots, avec une langue – excusez la
comparaison – juste comme un être humain ! » Traduction personnelle

                                                        17
Vous pouvez aussi lire