LES CHINOISERIES DE VICTOR HUGO - Musée Victor Hugo
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LES CHINOISERIES DE VICTOR HUGO L a première rencontre de Victor Hugo avec la Chine, ou plutôt les arts décoratifs chinois, a lieu en 1811 en Espagne. C’est l’émerveillement d’un garçon de 9 ans à l’imagination déjà débridée face à un monde peut-être plus riche d’étrangetés que tout ce qu’il a rêvé. Dans Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie, Adèle Hugo fait le récit de la découverte d’une grande civilisation par le futur grand homme : « Ce n’étaient que dorures, sculptures, écrit-elle, verres de Bohème, lustres de Venise, vases de Chine et du Japon. Il y avait particulièrement, dans la galerie, deux vases de Chine d’une taille invraisemblable et comme M. Victor Hugo n’en a jamais revus depuis. » Plus tard, lorsqu’il quitte le toit maternel pour se marier, Victor Hugo peut exprimer son penchant pour les objets décoratifs venant de Chine ou inspirés de l’art chinois. L’intérieur de la maison que les Hugo occupent d’octobre 1848 à décembre 1851 est connu grâce à la description que Théophile Gautier, ami de longue date des Hugo, fait de la vente des biens de la famille Hugo après la proscription du poète. Ce mobilier, transfuge de l’appartement de la Place Royale qu’Adèle Hugo juge trop agité pour y élever ses enfants, est un assemblage hétéroclite de meubles et d’objets décoratifs de différentes époques et provenances. Hugo mêle le style gothique à l’exotique au gré de sa fantaisie et de ses découvertes chez Temple oriental, Victor Hugo les antiquaires. Dans ces œuvres d’alors, la Chine est parfois évoquée et mélangée, de la même manière, à tout un imaginaire de fantaisie. Dans « Ma Chambre », poème inséré plus tard dans Toute la lyre (V, 8), il dit : « […] Partout, autour de moi, sur maints vieux parchemins, Sur le satin fleuri, sur les pots, sur les laques, Vivent confusément les djinns, les brucolaques, Les dragons, les magots, et ces démons chinois Forts laids, mais pétillants de malice et de flamme, Qui doivent ressembler aux rêves d’une femme […] Ce décor sans style précis et dont on peut douter du bon goût, est la préfiguration de ce que sera Hauteville House, la maison d’exil de Guernesey. Théophile Gautier, qui entretient des liens particuliers avec la Chine, reprend, dans le chapitre Vente du mobilier de Victor Hugo en 1852, publié dans son Histoire du romantisme, le texte de la brochure annonçant la vente : « Catalogue sommaire d’un bon mobilier, d’objets d’art et de curiosité, meubles anciens en bois de chêne sculpté, bois doré et laque du Japon, pendule en marqueterie de Boule, bronzes, porcelaine de Saxe, de Chine, du Japon, faïences anciennes, verreries de Venise, terres cuite, bustes en marbre, médaillons en bronze, tableaux, dessins, livres, Voyage en Égypte, armes anciennes, rideaux, tentures, tapis et tapisseries, couchers, porcelaines, batterie de cuisine, etc., dont la vente aux enchères publiques aura lieu pour cause du départ de M. Victor Hugo, rue de la Tour-d’Auvergne, n° 37 (…) » Gautier, romancier et poète de talent, qualifie Prospectus de la vente des biens de Victor Hugo déjà cet intérieur de « poème domestique (…) vendu hémistiche par hémistiche ». Conception, réalisation : Département de la Seine-Maritime - Direction de la Communication et de l’Information Temple chinois et pagode, Victor Hugo Paysage oriental, Victor Hugo
LES LUMIÈRES, LA CHINE ET LES JÉSUITES L es jésuites jouent, jusqu’à la dissolution de l’ordre en 1773, un rôle essentiel dans la connaissance mutuelle de la France et de la Chine. Chaque État découvre un mode de pensée totalement différent, une société tout aussi structurée et fonctionnelle mais fondée sur des bases opposées. La confrontation de ces modes de pensée, de ces philosophies différentes contribue au développement de l’esprit et de la philosophie des Lumières. La connaissance plus poussée de la culture chinoise et de sa richesse est une des causes de la remise en question de la pensée unique telle qu’elle est pratiquée dans une Europe largement dominée par la culture française. Si une autre civilisation a pu se développer sans aucun contact avec l’Europe et atteindre un tel raffinement avec un mode de pensée et de vie si différent, peut-être l’Occident ne détient-il pas la vérité ? Par quel mystère, un empereur qualifié de « barbare » par certains, a-t-il fait preuve de suffisamment d’ouverture d’esprit pour tolérer les jésuites et leur culte sur son territoire alors que Louis XIV vient de faire révoquer l’édit de Nantes ? De telles interrogations sapent progressivement les fondements de la Illustration pour L'Orphelin de la Chine, tragédie de Voltaire monarchie absolue de droit divin. Les philosophes des Lumières sont tous lecteurs des descriptions que les jésuites font de la Chine et les utilisent à leur profit. Montesquieu est embarrassé par le régime politique chinois qu’il ne parvient pas à faire entrer dans son système de pensée. Dans L’Esprit des lois (1748) il déclare que la Chine « est une objection qu’on peut faire à tout ce [qu’il a] dit jusqu’ici ». Voltaire, qui n’aime pas Montesquieu, exalte la vertu et la morale chinoises face à la « force aveugle et barbare ». Alors qu’il est poursuivi par la justice, il va jusqu’à prétendre vouloir trouver asile dans l’Empire du Milieu. Rousseau, qui n’aime pas Voltaire, s’en prend violemment à la Chine (Discours sur les sciences et les arts, 1750) : « Il n’y a point de vice qui ne domine [les Chinois], point de crime qui Montesquieu, De l'Esprit des lois ne leur soit familier. » Les échanges sont pourtant freinés car la Chine impériale cultive l’isolement et interdit les voyages en dehors de ses frontières. Par exemple, en trois siècles, moins d’une dizaine de Chinois voyagent jusqu’en Europe et toujours en fraude, dans les bagages des missionnaires… C’est donc uniquement par le regard des Européens voyageurs que se développe le « goût de la Chine » qui, au 18e siècle, envahit le quotidien des Européens en général et des Français en particulier. Fascinés par cette puissance culturelle et économique tellement différente de leur monde, les éléments de décor chinois sont partout présents. Rousseau, Discours sur les sciences et les arts Des céramiques hollandaises de Delft, à celles de Rouen ou de Forges, les motifs chinois sont les plus reproduits. De même pour ce qui est du tissage des étoffes ou des motifs de tentures Conception, réalisation : Département de la Seine-Maritime - Direction de la Communication et de l’Information et de papiers peints. Les objets et le mobilier en provenance de Chine se mêlent dans les intérieurs européens aux créations locales “enchinoisées”. Ce goût perdure jusqu’au début du 19e siècle et Victor Hugo grandit dans une atmosphère mêlée de détails chinois, même Les bains chinois à Paris érigés par Samson-Nicolas Lenoir s’il n’en a pas conscience. Les motifs décoratifs chinois et une vision fantasmée de la Chine imprègnent l’inconscient et l’imaginaire de plusieurs générations. La Chine est synonyme de mystère et de “bizarrerie”.
PRISES DE GUERRE S eules quelques rares consciences éclairées s’émeuvent du pillage et de la destruction du Palais d’été, au moment des faits. Parmi eux, le baron de Chassignon qualifie l’acte de « barbare parce que nous sommes au 19e siècle et que, malgré moi, rapprochement fatal, il me ramène brusquement à ces Normands du 11e siècle, débarquant sur les rives de la Seine pour y brûler, saccager et se jeter ensuite sur leurs barques, chargés de butin ». Mais l’opinion française ne s’est jamais véritablement intéressée à cette expédition lointaine dont la France sort victorieuse, confortée dans son statut de puissance coloniale. Les soupçons d’enrichissement personnel des militaires ayant participé à cette expédition sont source de plus d’indignation que les destructions commises ! Nombre des objets ramenés par la commission mixte franco-anglaise, créée sur place, sont offerts par l’armée à l’Empereur français. Parmi ces objets offerts à Napoléon III figurent : - deux bâtons de commandement en or aux extrémités de jade - un costume complet de l’empereur de Chine en soie lamé or, en acier - une pagode en bronze doré - deux énormes chimères en cuivre doré - des bagues, des colliers, des coupes, des laques, des porcelaines, etc. Dès le retour de l’expédition, des ventes aux enchères publiques se succèdent à Paris comme à Londres à l’initiative des officiers et pour leur propre compte. Elles aggravent la mauvaise image de l’expédition dans le public. Une commission d’enquête de la Cour des comptes se penche même sur les prises de guerre en Chine mais conclut qu’il n’y a rien à redire : le partage des prises de guerre est réglementaire. Ce qui est inhabituel, ce n’est pas le procédé mais l’importance du butin. La fontaine avec les têtes restituées Hugo proteste violemment contre ces faits mais son comportement est plus étonnant. Le poète, établi à Guernesey en novembre 1865, aime toujours visiter les antiquaires et l’île n’en manque pas. Les six agendas qu’il tient de novembre 1855 à avril 1865 nous apprennent qu’en moins de dix ans, Hugo achète quarante-huit objets chinois et dépense pour cela, plus de trois mille francs. Ces objets : soieries, paravent, porcelaines, chimères… enrichissent la décoration de sa maison d’Hauteville House, notamment dans les salons rouge et bleu, mais aussi celle d’Hauteville Fairy, demeure achetée par Hugo pour Juliette Drouet. Certaines de ces antiquités chinoises proviennent bien du Palais d’été et Hugo le sait, comme en témoigne son agenda en date du 23 février 1865 : « acheté tout le lot de soieries de Chine vendu par un officier anglais qui était de l’expédition et qui l’a pris au palais d’été de l’Empereur de Chine ». Pourtant, Hugo écrit dans la lettre au capitaine Butler : « J’espère qu’un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée ». Le nouveau musee chinois de l'impératrice Eugénie. 1863 Les objets offerts à l’Empereur par le corps expéditionnaire français sont d’abord exposés aux Tuileries dès avril 1861 avant d’être transférés au château de Fontainebleau où ils complètent avantageusement le salon et le musée chinois de l’Impératrice. 22 de ces pièces (sur plus de 300) sont dérobées en 2005. Enfin, le 23 février 2009, la collection d’art réunie par Yves Saint-Laurent et Pierre Bergé est mise aux enchères. Parmi les lots figurent une tête de rat et une tête de lapin en bronze issues du pillage du Palais d’été. Ces deux têtes faisaient partie d’une fontaine à eau qui se dressait devant l’un des palais de l’empereur Qianlong. Le gouvernement chinois demande la restitution des deux objets en pure perte. Les deux têtes d’animaux sont adjugées pour 34 millions de dollars à un acheteur chinois, mandaté par son pays, et qui refuse de payer. C’est finalement la famille Pinault qui rachète ces deux Bronze chinois de la collection Saint Laurent-Bergé têtes à Pierre Bergé et qui les restitue à la Chine. Conception, réalisation : Département de la Seine-Maritime - Direction de la Communication et de l’Information Réception des ambassadeurs du Siam par Napoléon III
SUITE DES CHINOISERIES L es références à la Chine ponctuent les œuvres de Victor Hugo et sont toujours présentes dans sa décoration. Pourtant, Victor Hugo ne rencontre qu’une seule fois des représentants de la nation chinoise. Cette rencontre a lieu à Bruxelles, au tout début de l’exil. Une famille composée d’un homme, sa belle-sœur, ses deux épouses et une servante est à cette époque montrée aux habitants des capitales européennes comme une curiosité. Cette façon de traiter les étrangers, si elle nous choque aujourd’hui, est totalement admise au 19e siècle. Le chef de famille chinois tirant un revenu substantiel de la situation (le public paie pour avoir le droit d’admirer ces personnages exotiques) s’en accommode très bien et considère sans doute les Occidentaux avec la même curiosité mêlée de dédain. Ces Chinois sont en tournée à Paris à l’automne 1851 mais se déplacent vers la Belgique au moment des troubles liés au coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, chemin que prend Hugo un peu plus tard. Le journal L’Illustration du 18 octobre 1851, publie une gravure représentant les cinq Chinois et dit : « Autre invention : la Chine ! une Chine authentique, avérée, irrécusable, celle qui miroite dans les keepsake, la fête du caprice, la Chine peinte sur émail, nuancée comme un arc-en-ciel, historiée de figures bizarres et de lanternes bariolées, peuplées de trois ou quatre femmes aux pieds mignons et aussi bien mises que des sultanes, voilà l’invention ! » Figure de fantaisie, Victor Hugo C’est, en quelques lignes, une définition parfaite de ce qu’est la Chine pour les Européens de l’époque : un ensemble d’images et d’idées tenant bien plus du rêve que d’une quelconque connaissance de la culture chinoise. Le reste de l’article ne va pas beaucoup plus loin dans la recherche du savoir : une description rapide et superficielle des costumes et des coutumes que le petit groupe veut bien montrer à son public, quelques détails sur leur alimentation. Le journaliste, comme les lecteurs, ne souhaite pas bousculer davantage l’image qu’il s’est construit de l’Empire du Milieu. Conception, réalisation : Département de la Seine-Maritime - Direction de la Communication et de l’Information À partir du 1er mars 1852, la presse belge relaie la nouvelle de la présence de cette famille de Cantonais à Bruxelles. Le 30 mars, Hugo, accompagné de la fidèle Juliette Drouet, rend visite à la famille de M. Chung-Ataï. C’est par une lettre puis par le récit que Juliette fait que cette rencontre nous est connue. Tête de cauchemar, Victor Hugo Les deux Français sont-ils plus délicats, plus respectueux de cette famille exilée, eux qui sont aussi en exil ? Pas vraiment, le fossé culturel est tel qu’il est difficile pour les uns comme pour les autres de ressentir une réelle empathie.
LES LAVIS Composition abstraite, Victor Hugo (Maison Victor Hugo Paris) L e goût des Européens pour les arts asiatiques et chinois, allié au plaisir que Victor Hugo ressent à « dénicher » des objets rares, anciens et insolites a sans doute influencé, même de manière inconsciente, sa pratique du dessin. En effet, la technique du lavis est assez caractéristique des artistes chinois et il est difficile de croire qu’un homme aussi féru d’antiquités que Victor Hugo n’ait pas eu, à plusieurs reprises et dès sa jeunesse, l’occasion d’admirer la finesse du travail de certains maîtres de la discipline. Pour Hugo qui refuse jusqu’à la fin de ses jours d’utiliser une plume métallique pour écrire et qui aime le bruit de la plume d’oie sur le papier, l’utilisation de l’encre, et a fortiori de l’encre de Chine, est quotidienne et on peut aisément imaginer le poète avec les doigts souvent noircis. Hugo apprend le dessin dès l’enfance, comme le veut l’éducation du début du 19e siècle. Jusqu’à la fin des années 1840, sa pratique est souvent destinée à ses proches ou à l’illustration de ses carnets de voyage. Le lavis apparaît progressivement à partir des années 1840, d’abord comme un ajout dans le Exemple de lavis chinois dessin jusqu’à devenir la nature même de la création. La place de plus en plus importante accordée au lavis d’encre marque en fait les périodes de crise, d’interrogation profonde. Des moments où, peut-être, la pensée ne parvient plus à s’exprimer par le biais des mots et où le dessin permet à l’imagination de dire certaines émotions, certaines angoisses. En 1848, époque charnière où le poète se fait homme politique et trouve peut-être moins le temps de prendre la plume pour écrire, il la prend pour s’exprimer par des compositions de plus en plus fantaisistes et abstraites. Il installe un véritable atelier dans la salle à manger de Juliette Drouet qui s’en plaint dans ses lettres : « […] dans le cas où tu viendrais avant moi, tu trouveras ton atelier dans le même état où tu l’as laissé et tu n’auras qu’à demander à Suzanne ce qui te faut (sic) pour achever ton margouillis, ton gâchis, ton infamie. » (Lettre du 28 août 1850, conservée à la BnF). Ou encore : « Plus je me lave les mains et plus elles sont noires. […] Au même moment, je m’aperçois que ma figure ressemble à une lithographie sur papier de Chine, mon mouchoir en est tout noir. Comment voulez-vous après cela que je vous voie dessiner en robe ? Mais quoique vous m’en Conception, réalisation : Département de la Seine-Maritime - Direction de la Communication et de l’Information fassiez voir de toutes les couleurs, je fais assez grise mine à la nouvelle industrie que vous venez de vous créer. Sans parler des dépenses extraordinaires que cela me forcera de faire avec mon blanchissage. La forteresse de Vianden, Victor Hugo (Maison Victor Hugo, Paris) Tenez je crois décidément que j’aime mieux jouer aux dames avec vous. Ça n’est pas aussi SALE et c’est plus embêtant. Vous êtes bien heureux que votre chère bonne femme aille de mieux en mieux, car sans cela je ne prendrais peut-être aussi philosophiquement les dégâts que vous faites dans ma maison sous prétexte d’ART […] » La période allant de la Seconde République à l’avènement de la Troisième coïncide avec une véritable explosion créatrice : écriture et dessin se complètent mais sans jamais se confondre. Les lavis de Victor Hugo sont comme ses poèmes : un condensé d’émotions, de maîtrise sous une fausse apparence de simplicité. Et surtout, dans un cas comme dans l’autre, ils sont l’œuvre d’un artiste visionnaire.
LA CONQUÊTE PAR LES ARTS L a seconde moitié du 17e siècle voit la parution de nombreux ouvrages traitant de la Chine. Le récit du Hollandais Jan Nieuhoff, publié en 1665 et richement illustré, nourrit l’imaginaire européen. C’est par le biais de ce livre que l’Occident découvre ce qu’est une pagode. La mode est bientôt lancée dans l’architecture française avec notamment la construction du Trianon de porcelaine (1670) pour Mme de Montespan, favorite de Louis XIV. Structures de bois recouvertes de carreaux de porcelaine (d’où son nom), cet ensemble de bâtiments est une étrangeté exotique au chœur d’un siècle classique. Bien avant le musée chinois de l’impératrice Eugénie à Fontainebleau, Louis XIV Louis XIV s’enthousiasme pour les chinoiseries. En 1667, le jésuite allemand Athanase Kircher fait paraître China Monumentis illustrata. Suite à cette lecture, Louis XIV fait garnir son appartement de somptueuses étoffes aux motifs d’inspiration chinoise. La manufacture royale de Beauvais produit des soieries aux motifs inspirés de cette vision idéalisée de la Chine, commune à toute l’Europe. Les objets ramenés de Chine arrivent également. Richelieu et Mazarin collectionnent les chinoiseries, preuve de l’extrême raffinement de leur propriétaire. En 1686, l’ambassade siamoise offre à Louis XIV une exceptionnelle collection de porcelaine et d’autres pièces de mobilier. Comme souvent, le goût de la Cour finit par atteindre les classes bourgeoises et la vente de porcelaine de Chine, Johan Nieuhof introduites par les Hollandais, explose en France entre 1680 et 1700. Louis XIV, sous l’influence de jésuites, ressent la nécessité d’asseoir son pouvoir au delà des frontières de l’Europe. Pour cela, des sommes importantes sont investies dans le développement d’une flotte navale qui devient, en 1664, la Compagnie française des Indes orientales. Celle-ci poursuit ses activités commerciales tournées vers l’Océan Indien jusqu’à la Révolution française. Louis XIV ressent la nécessité d’approfondir les connaissances géographiques et scientifiques. Il se tourne alors vers les jésuites, déjà bien introduits en Chine pour poursuivre cette mission. Philippe Couplet, jésuite en mission depuis 20 ans en Chine et qui vient de rentrer en France, se voit chargé de cette tâche par l’Académie des sciences, sous couvert du Roi. Le champ de ses recherches est large et lui et les autres jésuites envoyés par Louis XIV fondent en 1680 la Le Trianon de porcelaine Mission française de Pékin. Louis XIV initie parallèlement un dialogue privilégié avec l’Empereur chinois, notamment par l’envoi de scientifiques devant éclairer la cour chinoise à propos des avancées occidentales. Cet acte politique fort, qui reconnaît la souveraineté et la grandeur de l’empire chinois et instaure une diplomatie franco-chinoise, permet la promulgation par l’empereur Kangxi d’un édit de tolérance autorisant la libre prédication du christianisme en Chine. C’est la victoire des jésuites : leurs liens avec l’empire chinois sont renforcés. L’intelligence politique de Louis XIV et la réelle curiosité mutuelle des deux souverains, entretenues de chaque côté du globe par les jésuites, permettent à la France de regagner, en 1700, le terrain qu’elle avait laissé aux Portugais. De l’autre côté du fil tendu par les jésuites Conception, réalisation : Département de la Seine-Maritime - Direction de la Communication et de l’Information entre la France et la Chine, la lecture des Vues des plus beaux bâtiments de France donne l’envie à l’empereur Qianlong de construire des bâtiments d’inspiration européenne. C’est ainsi que naît le Xianglou ou « palais de l’Océan occidental ». Suivent « le palais des Délices de l’harmonie » et « le palais de la Mer calme ». Enfin, pour accueillir un ensemble de six tapisseries Le Yuanyingguan par Guiseppe Castiglione de Beauvais de la série chinoise, le Yuanyingguan ou « Observatoire des océans lointains ». Tous sont édifiés dans l’enceinte du Yuanmingyuan.
POSTÉRITÉ DE VICTOR HUGO EN CHINE E n 1903, Lu Xun, considéré en Chine comme le porte-drapeau de la littérature chinoise contemporaine et premier auteur à écrire en mandarin moderne, traduit le premier un texte de Victor Hugo. Rebaptisé « La Poussière du tragique », traduit à partir de la version japonaise - Lu Xun ne connaît pas le Français - La Vie de Fantine est adaptée d’une partie des Misérables. Ce roman marque le point de départ de l’influence de Victor Hugo sur la Chine moderne. Durant les trois décennies qui vont suivre, Victor Hugo est l’écrivain occidental le plus traduit et le plus commenté. Cette époque est celle d’un grand changement politique en Chine : la République est instaurée en 1911 et la révolution se poursuit en 1919 avec le mouvement culturel du 4 mai. La Chine ouvre ses portes à la littérature étrangère et surtout occidentale. Il s’ensuit un essor Un des panneaux peints par Victor Hugo. sans précédent de la traduction littéraire avec une prédilection pour les « romans sociaux », l’idée étant chez les réformateurs chinois de trouver dans cette littérature, l’inspiration, l’élan pour l’œuvre de modernisation à accomplir. C’est dans cette perspective que Hugo va devenir une référence chez les intellectuels chinois. À compter de la première traduction par Lu Xun, seuls des extraits des Misérables sont traduits en chinois, notamment par le poète anarchiste Su Manshu. Ce n’est qu’en 1931 que la traduction complète du roman est achevée par Li Dan et Fang Yu. Les Misérables connaissent une extraordinaire carrière en Chine, comme précédemment dans d’autres pays du monde mais d’autres romans sont traduits durant cette même période : L’homme qui rit et Bug Jargal en 1905, Le Dernier jour d’un condamné en 1906, Quatre-vingt- treize en 1913, Notre-Dame de Paris en 1923 et enfin Les Travaillleurs de la mer en 1928. C’est l’écrivain Zeng Pu qui réalise la traduction de l’œuvre théâtrale de Victor Hugo : Hernani, Ruy Blas, Lucrèce Borgia et Angelo Tyran de Padoue entre 1927 et 1934. La traduction des poèmes de Hugo ne débute que bien plus tardivement, peut-être parce que cet aspect de l’œuvre est moins en phase avec l’image que la société chinoise se fait de l’humaniste Hugo. De plus, la poésie est un des genres littéraires les plus délicats à faire passer d’une langue à une autre. Il faut donc attendre la célébration du centenaire de la mort de V. Hugo en 1985 pour que Shen Baoji et Cheng Zenghou se Conception, réalisation : Département de la Seine-Maritime - Direction de la Communication et de l’Information Victor Hugo un vecteur d’amitié franco-chinoise. consacrent à cette tâche. Victor Hugo demeure l’écrivain occidental le plus connu en Chine. Il a exercé et exerce encore une influence considérable sur la construction de la pensée chinoise moderne et son œuvre a servi de référence aux réformateurs chinois dans leur entreprise visant à extraire leur société du système féodal qui était encore le sien à l’aube du 20e siècle. Lu Xun écrivait en 1903 : « Assez souvent l’homme est victime de son fanatisme, de ses habitudes et de son milieu. Ainsi le dogme religieux peut tuer, les lois peuvent étouffer, le milieu peut opprimer. (…) Fantine, un des personnages des Misérables, est née pauvre, sans recours. Qui plus est, elle a le tort de donner jour à un enfant. Quel malheur pour elle d’être mère. Elle se trouve prise dans le piège tendu par une société cruelle… Hélas ! Ces pièges, nous les retrouvons partout dans le monde, en Asie comme en Europe ! Si Hugo vivait encore, pourrait-il s’arrêter de décrire ces misères ? Quand le pourrait-il ? ». Cette interrogation est encore d’actualité.
LES GUERRES DE L’OPIUM ET L’EXPÉDITION FRANCO- BRITANNIQUE DE 1860 L’ Angleterre, grande puissance maritime et com- merciale, n’est pas satisfaite de la situation dans la région chinoise puisqu’elle n’est pas à son avantage. L’Empire du Milieu considère les autres pays comme barbares et cultive son autarcie. L’Angleterre cherche à rééquilibrer à son profit ses relations commerciales avec la Chine qui demeure méfiante et protège son économie. Le protectionnisme économique chinois irrite les Anglais, habitués à imposer leur domination. Portrait de l’empereur Qianlong.La Compagnie anglaise des Indes orientales, très bien installée et peu regardante sur les moyens mis en œuvre, n’hésite pas à écouler, dès 1830, des quantités considérables d’opium provenant d’Inde et d’Afghanistan. Le prix de l’opium est élevé et son volume faible, ce qui en fait un produit commercial idéal. En Chine, fumer du tabac est moralement condamné. L’opium apparaît donc d’abord comme un moyen, pour la jeunesse aisée, de contourner une interdiction. Très vite la Chine voit sa balance commerciale avec l’Angleterre s’inverser et constate les ravages provoqués sur sa population par cette drogue appelée « la boue étrangère ». Ce sont surtout les classes supérieures et dirigeantes du pays qui sont touchées par ce fléau. Ceci provoque la colère des paysans chinois qui n’ont plus confiance en leurs dirigeants. La réaction de la Chine face à cette agression déguisée est à l’origine de la première guerre de l’opium de 1856 à 1859. Un second conflit suit en 1860 mené cette fois par un corps expéditionnaire franco- britannique avec à sa tête Lord Elgin pour l’Angleterre et le Général de Cousin-Montauban pour la France. En France, ces campagnes militaires sont considérées comme des réussites à tout point de vue : peu de pertes humaines et accès aux trésors de la Chine. L’armée accentue cette impression en imprimant une série de mouchoirs d’instruction militaire, vantant les victoires des troupes françaises. Lord Elgin par Theophile Hamel en 1849 Parallèlement, et alors même que le commerce perverti les relations franco-chinoises et que la curiosité pour l’Extrême Orient laisse place au cynisme, un petit groupe d’esprits éclairés défend la connaissance de la culture chinoise. En France, Abel Rémusat est à l’origine de la première chaire de langue et de littérature chinoises au Collège de France. En 1843, le Chinois est introduit à l’École des langues orientales. Les bases de l’école française de sinologie sont posées. Abel Rémusat Prise de Pekin, image d’Epinal Conception, réalisation : Département de la Seine-Maritime - Direction de la Communication et de l’Information
LA LETTRE AU CAPITAINE BUTLER L e 25 novembre 1861, Victor Hugo, dans un texte de deux pages adressé au capitaine Butler, dénonce le pillage du Palais d’été du Yuanming Yuan. D’autres avant lui se sont élevés contre cet acte de destruction. Mais moins connus que le célèbre exilé, leurs écrits n’ont pas le même poids. Les motivations politiques pèsent fortement dans l’éclatement de cette colère. Comment résister en effet, à la tentation de fustiger une fois de plus les méfaits de « Napoléon le petit » ? Mais il ne faut pas sous- estimer l’émotion et la colère sincères qu’éprouve Hugo face à cette tragédie. Nombreuses sont ses prises de position, tout au long de sa vie, pour dénoncer des destructions d’édifices dictées, la plupart du temps, par des considérations Au Capitaine Butler, lettre gravée. matérielles. Il écrit, par exemple, à propos de l’abbaye cauchoise de Saint-Wandrille « Le cloître si beau de Saint-Wandrille (…) est débité, pièce par pièce, par je ne sais quel propriétaire ignorant et stupide, qui ne voit dans le monument qu’une carrière à pierres. » Tel un lanceur d’alertes, il multiplie les mises en garde et préconise une loi pour protéger le patrimoine historique et naturel. En France, ce texte voit le jour le 30 mars 1887. QUI ÉTAIT LE CAPITAINE BUTLER ? On sait peu de choses sur ses liens avec Victor Hugo. William Francis Butler ne rencontre Victor Hugo à Guernesey qu’à partir de 1866 (comme en témoignent les agendas du poète) alors qu’il vient d’y être envoyé avec son régiment. La lettre « Au capitaine Butler », datée du 25 novembre 1861 et adressée à un correspondant rencontré cinq ans après est donc assez mystérieuse. La lettre, publiée en 1875, figure dans le volume II du recueil Actes et Paroles, compilation de textes révélant la pensée et les engagements de Hugo durant la période de l’exil. Buste de Victor Hugo près de la lettre Au capitaine Butler Les doutes concernant la date exacte de la rédaction du texte et même sur la réalité de son destinataire ne comptent guère finalement. Demeure un texte fort, une louange à la beauté d’un site rêvé par Hugo et au peuple qui l’a bâti, une condamnation des « deux bandits », la France et l’Angleterre, qui l’ont détruit. Une prise de position en faveur de la Chine tout entière, méprisée par l’Occident, est résumée dans ce « J’accuse » hugolien par cette seule phrase : 一八六一年 远征中国 « Nous européens, nous sommes les civilisés, et 致巴特勒上尉 pour nous les chinois sont les barbares. Voilà ce 先生,你征求我对远征中国的意见。你认为这次远征是体面的,出色的, que la civilisation a fait à la barbarie. » 多谢你对我的想法予以重视;在你看来,打着维多利亚女王和拿破仑皇帝双重 旗号对中国的远征,是由法国和英国分享的光荣,而你很想知道,我对这次英 法的胜利又想给予多少赞赏。 既然你想了解我的意见,以下就是: 在世界的某个角落,曾有一个世界奇迹;这个奇迹叫圆明园。艺术有两种 Cette phrase est restée dans la mémoire collective 起源,一是理想,理想产生欧洲艺术,一是幻想,幻想产生东方艺术。圆明园 在幻想艺术中的地位,就如同巴特农神庙1在理想艺术中的地位。一个几乎是超 du peuple chinois qui ne s’y est pas trompé. Par ce 人民族的想象力所能产生的成就尽在于此。这不是一件绝无仅有的、独一无二 的作品,如同巴特农神庙那样;这是幻想的某种规模巨大的典范,如果幻想能 texte, Hugo est considéré comme l’ami du peuple 有典范的话。请想象一下,有言语无法形容的建筑物,有某种月宫般的建筑物, 这就是圆明园。请用大理石、美玉、青铜和瓷器建造一个梦境,请用雪松做这 chinois. Peuple qui ressentit et ressent encore la 梦境的屋架,上上下下铺满宝石,披上绸缎,这儿建庙宇,那儿造后宫,盖城 楼,里面放上神像,放上异兽,饰以琉璃,饰以珐琅,饰以黄金,施以脂粉, destruction du palais d’été comme une offense. 请又是诗人的建筑师建造一千零一夜的一千零一个梦,再添上一座座花园,一 片片水池,一眼眼喷泉,加上成群的天鹅、朱鹭和孔雀,总而言之,请假设有 某种人类异想天开产生的令人眼花缭乱的洞府,而其外观是神庙,是宫殿,这 就是这座园林。为了创建圆明园,曾需要一代又一代人的漫长劳动。这座大得 Le site est aujourd’hui un lieu de pèlerinage et le 犹如一座城市的建筑物,是由世世代代建造而成的,为谁建造?为了各国人民。 因为,岁月完成的事物是属于人类的。艺术家,诗人,哲学家,都知道圆明园; symbole du patriotisme chinois qui pourrait se 伏尔泰谈到过圆明园。我们过去说:希腊有巴特农神庙,埃及有金字塔,罗马 有斗兽场,巴黎有圣母院,东方有圆明园。如果说,大家没有看见过它,大家 résumer par : « Plus jamais ça ». 也梦见过它。这曾是某种令人惊骇的不知名的杰作,在不可名状的晨曦中依稀 可见,如同在欧洲文明的地平线上瞥见亚洲文明的剪影。 这个奇迹已经消失了。 有一天,两个强盗进入了圆明园。一个强盗洗劫,另一个强盗放火。看来, Il n’est donc qu’à demi surprenant de retrouver, 胜利女神可能是个窃贼。对圆明园进行了规模巨大的劫掠,由两个战胜者分享。 我们看到,这整个事件中还与额尔金2的名字有关,这注定又会使人想起巴特农 gravé dans le marbre, le cri de colère de Victor 神庙。从前对巴特农神庙怎么干,现在对圆明园也怎么干,干得更彻底,更漂 亮,以致于荡然无存。即使把我们所有大教堂的所有财宝加在一起,也抵不上 Hugo sur les lieux du saccage. 东方这座了不起的富丽堂皇的博物馆。园中不仅仅有艺术珍品,还有成堆的金 银制品。丰功伟绩,收获巨大。两个胜利者,一个塞满了口袋,另一个看见了 便装满箱箧;他们手挽手,笑嘻嘻地回到了欧洲。这就是两个强盗的故事。 我们欧洲人,我们是文明人,中国人对我们是野蛮人。这就是文明对野蛮 1 巴特农神庙(le Parthénon),《简明不列颠百科全书》译成“帕台农神庙”,是希腊最负盛名的古建筑,位 于雅典的卫城之上,公元前 447 – 432 建成,原为供奉雅典娜女神的神庙。 2 托马斯·额尔金是英国外交官,在他 1799 年 – 1802 年任驻土耳其大使时,参与毁坏巴特农神庙,并私自 盗走大批神庙精美的大理石石雕。其子詹姆斯·额尔金是英法联军焚毁圆明园时的英国大使,是焚烧圆 La traduction chinoise de Au capitiane Butler 明园的主要罪魁祸首。 1 Conception, réalisation : Département de la Seine-Maritime - Direction de la Communication et de l’Information Ruines du Palais d’été après 1870
IL ÉTAIT UNE FOIS LA CHINE… 1492. Pour nous, cette date est celle de la découverte du Nouveau Monde. Pourtant, Christophe Colomb, inspiré par un autre grand explorateur Marco Polo, cherche une nouvelle route de la soie et des épices : une route vers la Chine. Avec la Renaissance, les Européens, Espagnols et Portugais en tête, partent à la conquête du monde et de l’Orient. Matteo Ricci En 1514, les Portugais abordent près de Canton. Leur comportement conquérant et méprisant vis-à-vis des populations locales fait de cette première prise de contact un échec qui a des conséquences à très long terme sur les relations porto-chinoises. Suite à cette incursion, tout contact avec l’Europe est suspendu durant plusieurs décennies et c’est la lutte contre la piraterie japonaise en mer de Chine qui permet l’installation des Portugais sur la presqu’île de Macao. Il ne s’agit cependant que d’une tolérance : Macao est séparée du reste de l’Empire chinois par une muraille. Au-dessus du portail, cette inscription sans ambiguïté : « Craignez notre grandeur et respectez notre vertu ». Le commerce déjà dense dans la mer de Chine s’intensifie. Malgré la réticence chinoise, les intérêts commerciaux prennent le pas sur le protectionnisme. Pour la Chine, c’est la possibilité d’avoir accès au métal argent venu d’Amérique et qui sert d’étalon monétaire. Il est d’abord question d’infiltrer le marché chinois mais l’exportation de produits chinois vers l’Europe devient progressivement essentielle. Dès lors, les Hollandais et les Anglais tentent de poser leurs jalons en Chine. En 1582, l’arrivée en Chine du jésuite Matteo Ricci fait évoluer l’intérêt occidental vers la culture chinoise et plus seulement le commerce. Pour les premiers jésuites arrivés, il s’agit de comprendre la civilisation chinoise et de devenir « Chinois parmi les Chinois ». Grâce à cette attitude respectueuse, l’Empereur chinois va tolérer leur présence. Alors que les Compagnies des Indes anglaise et hollandaise ne cessent de se développer et que le reste de l’Europe part à la conquête du Nouveau Monde, la France est absente de cette frénésie d’Orient. Louis XIV, symbole inégalé de la monarchie de droit divin, concentre les pouvoirs et agit comme un pôle d’attraction qui influence la vie politique et économique. Le royaume de France vise une expansion continentale et se montre peu enclin à la conquête de territoires non-européens, Matteo Ricci et un jésuite hormis quelques incursions au Canada et aux Antilles. Mais si la France est absente du territoire chinois, la Chine n’est pas absente de France. Les Français, déjà plus penseurs qu’aventuriers au 17e siècle, sont fascinés par le récit de Marco Polo puis par celui du moine Juan Gonzalez de Mendoza, auteur du premier livre « moderne » sur l’Empire du milieu, L’Histoire du grand royaume de la Chine. Publié en France en 1588, le succès est immédiat et l’ouvrage devient la référence de tous les lettrés de France sur le sujet. Il est le seul témoignage sur la Chine auquel accède toute une génération. Le tableau est idéalisé, dans la droite ligne de Marco Polo, et marque profondément l’imaginaire collectif. À la même époque, les jésuites reprennent le travail d’évangélisation en Chine. Afin de susciter des vocations de missionnaires ainsi que pour obtenir des financements, ils contribuent, par leurs récits et leurs témoignages, à faire de la Chine le pays de toutes les richesses et de tous les possibles. Nicolas Trigault, jésuite né à Douai et œuvrant selon les mêmes principes que Matteo Ricci, développe une véritable « propagande missionnaire ». Il traduit et édite le témoignage de Ricci, fait le tour des cours européennes où son récit suscite une curiosité de plus en plus grande : le « rêve chinois » avant le « rêve américain ». Durant cette tournée européenne, il collecte de nombreux ouvrages de référence qui, envoyés en Chine, forment les bases de la célèbre bibliothèque des jésuites. Cette Conception, réalisation : Département de la Seine-Maritime - Direction de la Communication et de l’Information bibliothèque leur permettra d’être dans les bonnes grâces de plusieurs Empereurs chinois. Trigault ramène également en Chine une sélection d’objets issus du savoir-faire occidental et qui suscitent l’intérêt de la Cour de l’Empereur de Chine. Planisphère de Cantino (1502)
LE JOYAU DE LA CHINE : LE YUANMING YUAN L e Yuanming yuan ou « Jardin de la Clarté Parfaite » (une des résidences des Empereurs de Chine avec la Cité interdite) est décrit par les contemporains comme une des merveilles du monde. Victor Hugo le compare au Parthénon, aux Pyramides, au Colisée et à Notre-Dame de Paris. Il fut construit sur 150 ans aux 17e et 18e siècles par les Empereurs mandchous de la dynastie des Qing. Il comprend plus de 200 édifices chinois, pavillons et pagodes rouge et or, pour la plupart en bois, répartis sur 350 hectares. Voilà ce qu’en disait le Général de Montauban au Ministre de la guerre dans une lettre datée du 12 octobre 1860, publiée dans le Journal des débats du 30 décembre 1860 : « Il me serait impossible, Monsieur le Maréchal, de vous dire la magnificence des constructions nombreuses qui se succèdent sur une étendue de quatre lieues, et que l’on appelle le Palais d’été de l’empereur : succession de pagodes renfermant toutes des dieux d’or et d’argent ou de bronze d’une dimension gigantesque. Ainsi un seul dieu en bronze, un Bouddha, à une hauteur d’environ 70 pieds, et tout le reste est à l’avenant : jardins, lacs et objets curieux entassés depuis des siècles dans des bâtiments en marbre blanc, couverts de tuiles éblouissantes, vernies et de toutes couleurs : ajouter à cela des points de vue d’une campagne admirable, et Votre Excellence n’aura qu’une faible idée de ce que nous avons vu. Dans chacune des pagodes il existe, non pas des objets, mais des magasins d’objets de toutes espèces. Pour ne vous parler que d’un seul fait, il existe tant de soieries du tissu le plus fin, que nous avons fait emballer avec des pièces de soie tous les objets que je fais expédier à Sa Majesté.* » Vues du Palais d'été de l'Empereur de Chine * l’impératrice Eugénie. EXTRAITS DES SOUVENIRS DU MÊME GÉNÉRAL, COMTE DE PALIKAO, SUR L’EXPÉDITION DE CHINE. 1860 La prise du Palais d’été « Ce que l’on appelait le Palais d’été était un grand terrain carré d’environ 4 lieues de tour, planté de beaux arbres et arrosé par des cours d’eau qui, sur certains points, formaient quelques pièces d’eau sur lesquelles on pouvait se promener en bateau. Vingt palais destinés à divers usages existaient sur ce terrain, enceint d’un mur, dégradé sur quelques points. Ces vingt palais avaient des destinations diverses. Le premier, le plus important et le plus élégant, était destiné à l’habitation de l’Empereur. Un autre renfermait des paons et des oiseaux rares ; il avait le nom de palais des paons. Un troisième renfermait des quantités nombreuses de pièces d’étoffe de soie ; on m’a dit que chaque fabricant de soierie était obligé de faire hommage à l’Empereur d’une pièce de soie, d’une valeur déterminée ; à voir ce que renfermait ce palais, on eût pu croire que l’Empereur fournissait de soie tous ses sujets. Je pense qu’en outre de l’habillement des gens de sa maison, ces étoffes étaient données par l’Empereur à ses principaux mandarins. Je parlerai encore d’un palais dont je déplore le pillage ; c’était Conception, réalisation : Département de la Seine-Maritime - Direction de la Communication et de l’Information celui qui renfermait les archives de la Chine, consistant en de nombreux tableaux carrés de cinquante centimètres de côté, avec un cartouche indiquant le sujet auquel se rapportait le dessin du tableau ; l’histoire de la Chine devait se trouver tout entière dans cette collection de dessins dont les couleurs étaient encore aussi vives que s’ils venaient de sortir du pinceau. J’ai pu rapporter seulement quelques-uns de ces tableaux, et plusieurs officiers ont fait comme moi. » Bernard Brizay, historien, auteur de l’ouvrage Le sac du Palais d’été - Seconde guerre de l’opium, risque cette comparaison : « (…) sa disparition, par la faute des troupes anglo-françaises, serait équivalente à celle de Versailles, mais aussi du musée du Louvre et de la Bibliothèque nationale du fait des Prussiens, si Le général de Montauban ces derniers en avaient décidé ainsi (…) »
LA BATAILLE DÉCISIVE DE PALIKAO ET LE PILLAGE DU PALAIS D’ÉTÉ G râce à une victoire remportée sans gloire le 21 septembre 1860 sur des troupes chinoises mal armées - la bataille du Pont de Palikao八里桥 - la route de Pékin est ouverte aux troupes occidentales. L’Empereur Xiangfen s’enfuit. Les Chinois prennent en otage des prisonniers anglais et français. Devant le refus de les libérer opposé à plusieurs reprises par le Prince Gong, frère de l’Empereur et désormais La Guerre de Chine - Grand panorama illustré. seul interlocuteur du corps expéditionnaire franco- britannique, ceux-ci décident d’investir, le 6 octobre 1860, le Palais d’été de l’Empereur, le Yuanming yuan. La magnificence du lieu qu’ils découvrent dépasse de loin ce que l’on peut imaginer. Les tentatives de description de ce site sont nombreuses mais (aux dires mêmes de leurs auteurs) ne rendent pas justice à sa beauté. Prise de la résidence d’été de l’Empereur de Chine. Le général de Montauban écrit : « Rien dans notre Europe ne peut donner l’idée d’un luxe pareil, dont il m’est impossible de vous décrire les splendeurs dans ces quelques lignes et surtout sous l’impression de l’éblouissement que m’a causé la vue de tant de merveilles ». Triste routine des prises de guerre, le Palais d’été est mis à sac de manière méthodique les 7 et 8 octobre, par les Français et les Anglais qui se partagent les trésors pillés. Une commission est même créée afin de « faire choix des objets les plus remarquables pour être envoyés à sa Majesté l’Empereur et à sa Majesté britannique ». Le trésor est partagé en deux, 400 000 francs pour les Français et autant pour les Anglais. La commission française, après que Le Monde illustré - Exposition des curiosités chinoises. chacun de ses membres se soient abondamment servi, décide de faire cadeau de la plupart des objets précieux à l’impératrice Eugénie. Bon nombre de ces pièces sont encore visibles dans le salon chinois du château de Fontainebleau. À côté de ce pillage organisé, la soldatesque, des officiers supérieurs aux simples troupiers, ne se prive pas pour se servir. La catastrophe ne s’arrête pas là. Le retour des otages franco-anglais morts ou torturés provoque l’incendie du Palais d’été les 18 et 19 octobre 1860, par les troupes anglaises : les Français s’étaient désolidarisés de cette entreprise. Conception, réalisation : Département de la Seine-Maritime - Direction de la Communication et de l’Information Le capitaine Charles Gordon, à la tête des troupes anglaises chargées de l’incendie écrit : « On peut difficilement imaginer la beauté et la magnificence des endroits que nous avons incendiés. Cela vous fait saigner le cœur que de les brûler (…) Ce fut un travail démoralisant pour une armée. Tout le monde était fou de pillage. » Le lieutenant-colonel Wolseley écrit : « quand nous sommes entrés la première fois dans ces jardins, ils nous rappelaient ces endroits magiques décrits dans les contes de fées. Nous en sommes partis le 19 octobre, laissant dernière nous un terrain vague, lugubre, parsemé de ruines qui ne ressemblaient plus à rien.» Général Charles Gordon
LE PLUS CHINOIS DES PROSCRITS FRANÇAIS A près le départ de Jersey et l’achat de Hauteville House sur l’île de Guernesey, Hugo s’installe pour la première fois dans une demeure dont il est propriétaire. En homme passionné, il s’implique totalement dans l’aménagement et la décoration de cette maison et reproduit ce même schéma dans la maison qu’il achète pour la fidèle Juliette Drouet : Hauteville Fairy ou Hauteville II. Comme dans ses domiciles précédents, une juxtaposition d’objets, de pièces de mobilier de styles divers prend place dans les deux maisons et les chinoiseries sont très bien représentées. De la même manière que le dessin lui permet de s’exprimer sans mot, la décoration est un moyen d’expression supplémentaire qui devient un écrin, un décor dans lequel son imagination trouve un terrain de jeu presque illimité. Le génie parle et se met en scène dans un seul mouvement. Hauteville House est une œuvre, une création à part et à part entière, dans l’univers du génie. Véritable parcours dans l’imaginaire hugolien, ces deux maisons, et plus particulièrement Hauteville House qui peut encore être admirée, entraînent le visiteur dans une nouvelle dimension créatrice. L’offrande à la belle, Victor Hugo Hugo achète, pour meubler les deux demeures, de nombreuses pièces de mobilier et objets décoratifs importés de Chine et notamment du Palais d’été mais pas seulement. Là encore, son génie créateur s’approprie le motif et presque l’esprit figuratif des artistes et artisans chinois pour en faire des décors surprenants où il recrée de toutes pièces cette Chine de fantaisie tant aimée des Européens. Ainsi, de nombreux panneaux peints et pyrogravés (technique qu’il décline sur les ornements des cadres de certains de ses lavis) sont dessinés par Hugo et se mêlent avec une fantaisie et un humour manifestes aux authentiques soieries des empereurs de Chine. À Hauteville II, Suzanne, la fidèle cuisinière de Juliette Drouet, prend les traits d’un chinois caricatural dans une composition appelée « SHU-ZAN » tandis que sur d’autres panneaux, les initiales des deux amants se dévoilent pour qui sait ouvrir l’œil. Les deux panneaux pyrogravés reproduits ici ont été imaginés par Hugo et pour sa chambre. On peut encore les y voir. Ils servaient de support au poète pour inventer des récits fantastiques à l’intention de Georges et Jeanne, ses deux uniques petits-enfants : « Cachant d’un côté sa toilette, de l’autre une armoire, deux panneaux de bois sculptés et peints par lui. C’est l’histoire d’une belle, d’un chevalier et d’une bête. Ces dessins nous intriguaient au point que nous emmenions parfois Papapa dans cette chambre pour qu’il nous les racontât. Et il nous disait comme le chevalier, qui aimait la belle, devait, pour se faire aimer d’elle, tuer le dragon et lui rapporter la tête. Ajoutant la parole au dessin, il nous décrivait le combat du chevalier avec le monstre aux griffes crochues, dont la queue annelée se tord avec rage ; comment l’amoureux, monté sur un oiseau fantastique, d’un Conception, réalisation : Département de la Seine-Maritime - Direction de la Communication et de l’Information coup de lance dans la gueule, avait tué le dragon. Puis, devant l’élégante silhouette de la belle au profil innocent et aux longs yeux La Lutte du chevalier contre le dragon, Victor Hugo d’Orientale, il nous disait l’ardeur du jeune guerrier agenouillé, coiffé d’une capeline, cuirassé de bleu et d’or, gorgerin et cuissards enrichis d’arabesques ; et que cette fleur que tenait la belle en un geste de petite idole, était le symbole de l’amour pur qu’elle donnait à son amant. Nous nous réjouissions alors de la mort du dragon dont la tête coupée, hideusement verte, les yeux gonflés et clos, la bouche baveuse, pendait au bras tendu du chevalier ». Cet extrait de Mon grand-père de Georges Hugo n’est-il pas la plus belle illustration du dialogue entre les formes de création chez Victor Hugo ? Son choix de dormir auprès de cette évocation de la Chine et de ses mythes prouve la place particulière de la Chine dans son imaginaire.
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