L'orang-outan déclassé. Histoire du premier singe à hauteur d'homme (1780-1801) et ébauche d'une théorie de la circularité des sources

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Giulio Barsanti

L'orang-outan déclassé. Histoire du premier singe à hauteur
d'homme (1780-1801) et ébauche d'une théorie de la circularité
des sources
In: Bulletins et Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, Nouvelle Série, tome 1 fascicule 3-4, 1989. pp. 67-
104.

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 Barsanti Giulio. L'orang-outan déclassé. Histoire du premier singe à hauteur d'homme (1780-1801) et ébauche d'une théorie de
 la circularité des sources. In: Bulletins et Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, Nouvelle Série, tome 1 fascicule 3-4,
 1989. pp. 67-104.

 doi : 10.3406/bmsap.1989.2576

 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/bmsap_0037-8984_1989_num_1_3_2576
Abstract
THE ORANG-UTAN DOWNGRADED (Pongo wurmbii TIED.) History of the first monkey of human
height (1780-1801) and outline of a theory of the circularity of sources Summary. — The Great Pongo of
Batavia was discovered by von Wurmb (1780) when the gorilla was unknown and the chimpanzee
appeared to be too small to be put near man. In context of the first formulations of the transformist
hypothesis, it made a big impression. It seemed to encourage those who, with Lamarck, were thinking
about the simian origin of man. On examination of its acute facial angle, it was nonetheless relegated by
Cuvier and Geoffroy Saint-Hilaire (1795) to a place among the baboons, and therefore classed far away
from man, on the second to last rung of the ape ladder. For most of scholars, it was to keep this
taxonomie position until 1835. Based on academic writings, iconography, measuring instruments,
archival documents, « minor » literature and the object itself (the skeleton of the Pongo, which the
author rediscovered in the Museum of Natural History), this article proposes a chronology of the
quarrels caused by the first mansized ape. It brings us to conclude, on the one hand that Cuvier and
Geoffroy Saint-Hilaire borrowed their data from another naturalist, Audebert, without mentioning him ; on
the other hand, that these data, submitted to new goniometric tests, were not correct. Analysis of the
intellectual stakes of the period shows that, apart from the authors' technical choices and the adoption
of facial angle as the differential criterion, ideological concerns probably led to the downgrading of von
Wurmb's Pongo.

Résumé
Résumé. — Le grand Pongo de Batavia a été découvert par von Wurmb (1780) alors que le gorille
n'était pas connu et que le chimpanzé apparaissait d'une taille trop petite pour être rapproché de
l'homme. Dans le contexte des premières formulations de l'hypothèse transformiste, il fit une grande
impression. Il paraissait encourager ceux qui pensaient, avec Lamarck, à l'origine simienne de l'homme.
Sur l'examen de son angle facial aigu,, il fut néanmoins relégué par Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire
(1795) parmi les babouins, et donc classé loin de l'homme, à l'avant-dernier degré de l'échelle des
singes. Pour la plupart des savants, il conservera cette position taxinomique jusqu'en 1835. En
s'appuyant sur la littérature académique, l'iconographie, les instruments de mensuration, les pièces
d'archives, la littérature « mineure » et l'objet lui-même de ce dossier (le squelette du Pongo, que
l'auteur a retrouvé au Muséum d'Histoire Naturelle), cet article propose une chronologie des querelles
soulevées par le premier singe à hauteur d'homme. Il permet de conclure, d'une part que Cuvier et
Geoffroy Saint-Hilaire empruntèrent leurs données à un autre naturaliste, à savoir Audebert, sans le
mentionner ; d'autre part, que ces données, soumises à de nouveaux contrôles goniométriques,
n'étaient pas correctes. L'examen des enjeux intellectuels de la période montre qu'au-delà des choix
techniques des auteurs et l'adoption du critère différentiel de l'angle facial, des préoccupations
idéologiques conduisirent probablement au déclassement du Pongo de von Wurmb.
Bull, et Mém. de la Soc. d'Anthrop. de Paris, n.s., t. 1, nos 3-4, 1989, pp. 67-104

                 L'ORANG-OUTAN DÉCLASSÉ
                      (Pongo wurmbii Tied.)
     Histoire du premier singe à hauteur d'homme (1780-1801)
       et Ébauche d'une théorie de la circularité des sources

                                    Giulio Barsanti (*)
        Résumé. — Le grand Pongo de Batavia a été découvert par von Wurmb (1780) alors
que le gorille n'était pas connu et que le chimpanzé apparaissait d'une taille trop petite
pour être rapproché de l'homme. Dans le contexte des premières formulations de l'hypo
thèsetransformiste, il fit une grande impression. Il paraissait encourager ceux qui pensaient,
avec Lamarck, à l'origine simienne de l'homme. Sur l'examen de son angle facial aigu,,
il fut néanmoins relégué par Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire (1795) parmi les babouins,
et donc classé loin de l'homme, à Г avant-dernier degré de l'échelle des singes. Pour la plu
part des savants, il conservera cette position taxinomique jusqu'en 1835.
        En s'appuyant sur la littérature académique, l'iconographie, les instruments de mensur
ation, les pièces d'archives, la littérature « mineure » et l'objet lui-même de ce dossier (le
squelette du Pongo, que l'auteur a retrouvé au Muséum d'Histoire Naturelle), cet article
propose une chronologie des querelles soulevées par le premier singe à hauteur d'homme.
Il permet de conclure, d'une part que Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire empruntèrent leurs
données à un autre naturaliste, à savoir Audebert, sans le mentionner ; d'autre part, que
ces données, soumises à de nouveaux contrôles goniométriques, n'étaient pas correctes. L'exa
mendes enjeux intellectuels de la période montre qu'au-delà des choix techniques des auteurs
et l'adoption du critère différentiel de l'angle facial, des préoccupations idéologiques con
duisirent     probablement au déclassement du Pongo de von Wurmb.
                         THE ORANG-UTAN DOWNGRADED
                                 (Pongo wurmbii TIED.)
                History of the first monkey of human height (1780-1801)
                   and outline of a theory of the circularity of sources
     Summary. — The Great Pongo of Batavia was discovered by von Wurmb (1780) when
the gorilla was unknown and the chimpanzee appeared to be too small to be put near man.
In context of the first formulations of the transformist hypothesis, it made a big impress
ion.It seemed to encourage those who, with Lamarck, were thinking about the simian
origin of man. On examination of its acute facial angle, it was nonetheless relegated by
Cuvier and Geoffroy Saint-Hilaire (1795) to a place among the baboons, and therefore clas
sed far away from man, on the second to last rung of the ape ladder. For most of schol
ars, it was to keep this taxonomie position until 1835.
     Based on academic writings, iconography, measuring instruments, archival documents,
« minor » literature and the object itself (the skeleton of the Pongo, which the author redis
covered in the Museum of Natural History), this article proposes a chronology of the quarrels
caused by the first mansized ape. It brings us to conclude, on the one hand that Cuvier
and Geoffroy Saint-Hilaire borrowed their data from another naturalist, Audebert, without
mentioning him ; on the other hand, that these data, submitted to new goniometric tests,
were not correct. Analysis of the intellectual stakes of the period shows that, apart from
the authors' technical choices and the adoption of facial angle as the differential criterion,
ideological concerns probably led to the downgrading of von Wurmb's Pongo.
     Universita di Firenze, Dipartimento di Storia. Via S. Gallo 10, 50129, Firenze, Italia.
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                        I. — LA LITTÉRATURE ACADÉMIQUE

        En 1780, le baron Fredrik von Wurmb, employé de la Compagnie Hollandaise
des Indes à Batavia, l'actuelle Djakarta, décrit pour la première fois un orang-
outan adulte (1). Capturé et tué peu de temps auparavant par un marchand hol
landais     (2), le « Pongo des Indes orientales », ainsi nommé, fut expédié dans de
l'eau de vie à von Wurmb, naturaliste amateur et secrétaire de la Société locale
des Arts et Sciences. Son mémoire (von Wurmb, 1780) provoqua une vive discus
sionen Europe où la plupart des lecteurs nièrent l'existence d'un tel singe, et en
particulier se refusèrent à croire qu'il mesurait 1,30 m (3).
        Cette prise de position s'explique aisément : la littérature consacrée à l'orang-
outan ne comprenait alors que des témoignages fantastiques et contradictoires — dont
les premiers remontent à l'Antiquité — , et quelques descriptions scientifiques qui
différaient beaucoup de celle de von Wurmb. Les uns parlaient d'un « satyre » qui
« ressemble à l'homme » et « s'accouple avec d'autres bêtes » (Pline, 1983 : VII.24
et VII. 30), « se tient debout », a une « épaisse fourrure » et est « très libidineux »
(Gesner, 1551 : 971), ou de véritables « hommes qui ont une queue mesurant une
paume » (Polo, 1954 : chap. CXLVI), ou encore d'une créature (cf. fig. 1) « pudi
que », susceptible d'éprouver toute la gamme des émotions, intelligente et même
capable de parler : si elle s'y refuse, alléguait-on, ce n'est que par peur d'être démas
quée, reconnue pour variété dans l'espèce humaine, et donc contrainte à travailler
(Bondt, 1658 : 84-85, fig. p. 84) (4). Dans les descriptions scientifiques, il était ques
tion d'orangs-outans d'une taille très inférieure (cf. fig. 2 à 8) (5) : il s'agissait
en vérité d'individus jeunes, dont on ne se doutait pas, faute d'être identifiés tels,
 qu'ils puissent grandir.
        Dans un premier temps, les témoignages fantastiques avaient fait forte impres
sion     : des singes aussi doués risquaient d'ébranler l'un des piliers fondamentaux
de la métaphysique encore accréditée, ils pouvaient disputer à l'homme sa supér
 iorité et son isolement du règne animal. Mais de tels risques avaient été facil
ement écartés puisque la plupart de ces Relations étaient le fait d'explorateurs amat
eurs, sans préparation scientifique, et donc peu dignes de confiance. Du reste,
 les rapports scientifiques de la fin du xvnie siècle avaient fait justice des premièr
 es     affirmations. Certes, ce singe pouvait sans aucun doute emprunter la station
debout (6) mais, beaucoup plus petit que l'homme, il ne pouvait en être rappro-

    (1) Pour une vue d'ensemble cf. Barsanti, 1990 a.
    (2) II s'appelait Palm et avait fait « de longs efforts pour prendre vivante cette terrible bête au
milieu de l'épaisse forêt qui est à mi-chemin de Landak ». Mais la bête « brisait continuellement de
lourdes pièces de bois et des branches vertes et les lançait sur nous ». Palm se détermina donc à faire
feu et tua l'orang-outan d'un coup de fusil : « la balle entra par le côté de la poitrine, de sorte qu'elle
ne produisit pas beaucoup de désordres ». Ce récit, qui est de Palm lui-même, fut publié dans Rader-
macher, 1780 : 142-143.
    (3) 1,282 cm exactement. Le texte de von Wurmb dit en effet 4 pieds rhynlandiques et 1 pouce ;
le pied rhénan était égal à 0,31383 et le pouce équivalait à un douzième de pied. Palm avait aussi
estimé la hauteur de l'orang-outan à « 49 pouces » ; cf. Radermacher, 1780 : 143.
    (4) Cette légende, qui eut une grande diffusion, avait été attribuée dans un premier moment aux
babouins (cf. Jobson, 1623) et fut ensuite appliquée au chimpanzé ; cf. Froger, 1698.
    (5) II s'agit, en succession, de Allamand, 1771 : fig. XI ; Vosmaer, 1778 : fig. XIV ; Camper, 1782 :
fig. II ; Allamand, 1785 : fig. XVIII ; Buffon, 1789 : fig. I ; Audebert, 1797-1800 ; fig. 2 ; Latreille
1801 : fîg. III.
    (6) « II se tenoit aussi sur les deux pattes de derrière, et c'étoit la posture qu'il gardoit le plus
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     Figure 1. — L'ourang outang sive homo silvestris de Jakob de Bondt (1658).

ché. Arnout Vosmaer n'hésitait pas à affirmer qu'un singe plus haut de deux pieds
et demi « assurément n'existe pas ») Vosmaer, 1778 : 6, lin., 12) et selon Peter
Camper, qui examinait des orangs-outans depuis 1770, leur physionomie n'annonç
ait  « rien d'humain » (7).
    Le mémoire de von Wurmb relance la discussion parce qu'il décrit un singe
de la taille d'un homme et qu'il est publié, non pas dans un quelconque récit de
voyage, mais dans les actes d'une société savante. Le parti des sceptiques ne peut
qu'invoquer le bénéfice du doute, se réservant d'effectuer les contrôles qui s'impo-

souvent à son arrivée, et lorsque il étoit encore en pleine force » ; Camper, 1779 : 34-33. L'exemplaire
dont il est question est un jeune singe qui vécut à la ménagerie d'Amsterdam.
   (7) « L'orang vivant n'avait rien d'humain dans les traits de son visage, aucune passion n'y est
exprimée » ; Camper, 1779 : 34.
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sent. Dans ce but, l'exemplaire est embarqué dans un navire à destination de la
Hollande, mais, si Ton en croit la rumeur, le navire fait naufrage et l'océan englout
it      sa cargaison (8). Il est pourtant possible, au contraire, qu'il soit arrivé à Amst
erdam,         puisqu'en 1795 les envahisseurs français s'approprient la collection du Cabi
netd'Histoire Naturelle du Stathouder, et cette collection renferme le squelette
d'un grand orang-outan : lorsqu'il est transporté au Muséum d'Histoire Naturelle
de Paris (9), Etienne Geoffroy Saint-Hilaire affirme que c'est bien le Pongo de
von Wurmb (cf. Geoffroy Saint-Hilaire, 1795 : 113).
         Il l'examine avec Georges Cuvier et parvient aux conclusions suivantes (10) :
il s'agit effectivement d'un singe de très grande taille, capable de se tenir debout
et de le rester pendant longtemps, mais son angle facial est très aigu. Le critère
différentiel de l'angle facial avait été inventé par Camper vers 1768 pour exprimer
la mesure réelle de la projection de la face, ou du museau, de l'homme et des
animaux (cf. Camper, 1791 : fig. 1 ; ici, fig. 9) (11). À partir de 1795, Geoffroy
 Saint-Hilaire et Cuvier avaient réformé la systématique de l'ordre des « Quadru
manes» en classant les singes, selon le modèle camperien, en série décroissante
de l'Orang (60°) à l'Alouate (30°). Le Pongo de von Wurmb présentait, à la dif
 férence       des formes juvéniles de l'orang-outan, un angle régressif d'à peine 30°.
Considéré d'une espèce distincte et tout-à-fait nouvelle, il fut donc agrégé au genre
des Babouins et ainsi relégué, avec le mandrill, au sixième et avant-dernier degré
de l'échelle des singes (12).

       (8) Cf. Greene, 1971 : 232, et von Wurmb lui-même : « malheureusement nous avons entendu dire
que le bâtiment qui le [Pongo] portait a fait naufrage » (lettre au baron von Wollzogen, expédiée de
Batavia le 18 février 1781, citée par Huxley, 1868 : 117). Von Wurmb mourut dans le courant de la
même année 1781.                                    /
       (9) Les Procès verbaux des Séances des/Professeurs Administrateurs du Muséum national d'his
toire naturelle donnent les indications suivantes : Jussieu annonce à l'assemblée « que les deux pre
miers envois du Cabinet qui vient de hollande [sic] sont arrivés » dans la séance du 4 messidor l'an
3 ; « on lit une lettre du Cit. touin [sic] dattée [sic] de la haye [sic] le 28 prairial qui annonce le 4e envoi
qui est parti le 24 » dans la séance du 14 messidor l'an 3 ; « un membre annonce que les trois derniers
envois du Cabinet de la haye [sic], réunis en un seul, sont arrivés hier, et que les objets qu'ils com
prennent      se trouvent heureusement en bon état » dans la séance du quatrième jour complémentaire
l'an 3 (Archives Nationales, Paris, AJ. 15.97 : 48, 53, 76). Sans qu'il nous soit possible de savoir dans
quelle cargaison il se trouvait, le squelette du Pongo parvint donc à Paris entre le 22 juin et le
22 septembre 1795.
       (10) Je m'exprime ainsi, n'attribuant à Cuvier qu'un rôle secondaire, car j'estime que l'initiative
de la recherche revient à Geoffroy Saint-Hilaire et qu'il en fut le véritable inspirateur : lui seul fait
des communications sur le Pongo aux sociétés savantes (cf. la Bibliographie) et c'est lui qui écrit sur
le sujet l'article le plus important. Cuvier était d'ailleurs arrivé au Muséum d'Histoire Naturelle dans
le courant de la même année 1795.
       (1 1) L'angle facial est l'angle formé par l'intersection de la « ligne horizontale », qui joint l'ori
fice auriculaire à la racine du nez, et de la « ligne faciale », tirée du tranchant des incisives supérieu
res    à la proéminence de l'os frontal. Une fois les deux droites tracées sur le dessin d'un des deux côtés
de la tête ou du crâne, l'angle obtenu est mesuré avec un rapporteur. L'exposé de cette technique
fut présenté une première fois à l'Académie des Beaux Arts d'Amsterdam en 1770 et à l'Académie
des Sciences de Paris en 1777. Le texte de Camper ne fut rédigé dans sa forme définitive qu'en 1786 ;
publié à titre posthume, il fut connu grâce aux deux éditions françaises citées dans la bibliographie.
Pour une vue générale cf. Barsanti, 1986, et surtout Blanckaert, 1987.
       (12) L'échelle de Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier est la suivante : I. Orang, 60° ; H. Sapajou, 60° ;
III. Guenon, 50° et plus ; IV. Macaque, 50° ; V. Magot, 40° ; VI. Babouin, 30° ; VIL AUouatte, 30° :
cf. Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, 1795 ; Geoffroy Saint-Hilaire, 1796 ; Cuvier, 1797 ; Geoffroy
Saint-Hilaire, 1797, 1798 a, 1798 b ; Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, 1798.
       En 1796 la traduction française du mémoire de von Wurmb est publiée, probablement à la suite
des sollicitations de Geoffroy Saint-Hilaire qui aurait cherché ainsi à rouvrir le débat : l'avertissement
du traducteur qui se réfère explicitement à la découverte du naturaliste français le laisse penser.
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Figure 2. — Le singe sans queue de Jean-Nicolas-Sébastien Allemand (1771).
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     Figure 3. — Les orangs-outangs de Arnout Vosmaer (1778).
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Figure 4. — L'orang-outang de Peter Camper (1782).
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     Figure 5. — L'orang-outang de Jean-Nicolas-Sébastien Allamand (1785).
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Figure 6. — L'orang-outang de Buffon (1789).
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     Figure 7. — Le pongo de Jean-Baptiste Audebert (1797-1800).
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Figure 8. — Le jocko ou orang-outang de la petite espèce de Pierre-André Latreille (1801).
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     Pour Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier, comme pour la plus grande partie de
la communauté scientifique, le « Pongo de Batavia » demeure un babouin jusqu'en
 1817. Il faudra attendre la publication des recherches de Richard Owen (1835) pour
qu'il soit reconnu comme la forme adulte de l'orang-outan et assigné, dans l'échelle
de la nature, au rang que nous lui reconnaissons encore aujourd'hui. Ignorée des
historiens, la chronologie des débats mérite d'être rappelée.
     En 1797, Jean-Baptiste Audebert confirme que le singe de Wurmb appartient
à « une espèce différente de toutes celles qui nous sont connues », espèce qui doit
être rapprochée du mandrill (Audebert, 1797-1800 : 21, 23-24). Quelques années
plus tard, Bernard-Germain-Etienne de Lacepède élève le Pongo à la dignité d'un
genre zoologique inédit, inférieur à celui des Macaques (13). Dans le même temps,
Pierre-André Latreille réaffirme que « le Pongo de Wurmb occupe presque le der
nier rang dans la famille nombreuse des singes, par la conformation de sa tête :
il doit être placé entre les mandrills et les alouates » (Latreille, 1801 : 263). En
 1808, Friedrich Tiedemann, qui introduit dans la nomenclature le nom Pongo
 wurmbii, considère avec Lacepède qu'il s'agit d'un genre distinct, mais il le rel
ègue au plus bas de l'échelle simienne, après les Babouins (14). Trois ans plus tard,
Johann Cari Wilhelm Illiger révise ce jugement et réintègre avec quelque bienveil
lance  l'espèce pongo parmi les Cynocéphales (15). Cependant, dans le sillage de
Tiedemann, Geoffroy Saint-Hilaire puis Cuvier rétrogradent le Pongo au dernier
rang de la série, sous les Mandrills (16).
     La réhabilitation du Pongo s'amorce soudainement en 1818 lorsque Cuvier lui-
même reçoit de Wallich, directeur du Parc Naturel de la Compagnie des Indes,
un crâne d'orang-outan de forme intermédiaire à celui des Orangs et à celui du
Pongo. D'« âge moyen », celui-ci « a déjà le museau plus saillant et le front plus
reculé ; on y voit des commencements de crêtes temporales et occipitales ». La
diagnose antérieure de Cuvier est, de ce fait, désavouée. Réfléchissant au fait que
tous les Orangs examinés à ce jour étaient très jeunes — « ils n'avaient, remarque-
t-il, point encore changé leurs dents de lait » — et que l'exemplaire de Wallich
établit un terme de transition vers les formes du Pongo, Cuvier considère posit
ivement l'hypothèse que les deux espèces n'en fassent qu'une. Dès lors, « il ne serait
pas impossible que le grand singe de Wurmb ne fût qu'un orang-outang ordinaire
adulte ». Cette autocritique, prononcée à la troisième personne, est claire et sans
indulgence : « c'est mal-à-propos que M. Cuvier lui-même, déterminé par la peti
tesse de son crâne, l'avait laissé auprès des mandrilles (sic) et des autres singes
à long museau » (Cuvier, 1818 : 210-211).
     Toutefois, et paradoxalement, Henri Ducrotay de Blainville prend seul une posi
tion immédiate et ferme en faveur de cette hypothèse (cf. Blainville, 1818 : 313).
Comme nous en informe Anselme-Gaétan Desmarest, et malgré la pertinence de

    (13) L'échelle de Lacepède est la suivante : 1. Singe ; 2. Guenon ; 3. Sapajou ; 4. Sagouin            ;
5. Alouatte ; 6. Macaque ; 7. Pongo ; 8. Babouin ; Lacepède, 1801 : 3-4.
    (14) L'échelle de Tiedemann est la suivante : 1. Orang ; 24 Sapajou ; 3. Guenon ; 4. Magot             ;
5. Alouate ; 6. Babouin ; 7. Pongo. ; Tiedemann, 1808-1814, I, 1808 : 317-329.
    (15) L'échelle d'Illiger est la suivante : 1. Simia ; 2. Hylobates ; 3. Lasiopyga ; 4. Cercopithecus   ;
5. Cynocephalus ; 6. Colobus ; 7. Ateles, etc. ; Illiger, 1811 : 67 sq.
    (16) L'échelle de Geoffroy Saint-Hilaire est la suivante : 1. Troglodyte ; 2. Orang-outang             ;
3. Gibbon ; 4. Orang varié ; 5. Wouwou ; 6. Pongo ; Geoffroy Saint-Hilaire, 1812 : 3-5.
    L'échelle de Cuvier est la suivante : 1. Orangs ; 2. Guenons ; 3. Babouin ; 4. Cynocéphales            ;
5. Mandrills ; 6. Pongos ; Cuvier, 181Z, I : 102-111.
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ses propres arguments, Cuvier restait incertain. En manière d'alternative, il sup
posera     que les trois types simiens (Orang, spécimen de Wallich et Pongo) pour
raient représenter autant d'espèces distinctes. Trois espèces donc au lieu d'une.
Dans la communauté savante considérée, la thèse de l'unité spécifique semblera
prévaloir (cf. Virey, 1818 : 597). Mais la circonspection restera de mise : en 1820,
Desmarest réévaluera avantageusement la situation du Pongo dans l'échelle des
quadrumanes, sans confondre pourtant son genre avec celui de l'orang-outan (17) ;
en 1825, Frédéric Cuvier objecte à toute décision tranchée que l'hypothèse de son
frère, consistant à reconnaître le Pongo pour la forme adulte de l'Orang, demeure,
en l'état des connaissances, une « conjecture » (F. Cuvier, 1825 : 284). Il n'est
pas le seul naturaliste à penser ainsi. En 1826, Antoine Desmoulins affirme encore
que le Pongo n'est « identique d'espèce ni avec l'Orang-Outang, ni avec aucun
Gibbon » (Desmoulins, 1826 : 304). Il reste donc favorable aux conceptions ancien
nes.L'année suivante, Jean-Baptiste Bory de Saint- Vincent leur préfère le com
promis      de Desmarest, qu'il propose à ses lecteurs (Bory de Saint- Vincent, 1827 :
262).
       L'imprécision demeure. En 1829, l'année où René-Primevère Lesson publie une
synthèse très documentée sur les différents éléments historiques du débat (Lesson,
 1829 : 264-268, 335-348), Cuvier occulte encore la question zootaxique qui divise
les naturalistes contemporains : le Pongo est-il d'une espèce, voire d'un genre natur
eldistinct ? Traitant du Pongo en appendice au texte de l'Orang-Outan, il sem
ble en fait abandonner au futur de régler cette difficulté : « on peut le croire un
adulte, sinon de l'espèce de l'orang-outang, du moins d'une espèce très voisine »
(Cuvier, 1829 : 88-89). Longtemps contestée, la proximité s'affirme. Il apparte
nait    à Richard Owen de lever cette dernière indécision : il affirma que le Pongo
est certainement « an adult Orang Utan » et plaça son espèce immédiatement au-
dessous du chimpanzé, au second rang des singes (Owen, 1835 : 372-373) (18).
       La réhabilitation du singe de Wurmb était dorénavant acquise. La reconnais
sance     du statut taxinorhique réel du Pongo impliquait un bouleversement radical
de l'échelle des angles faciaux communément admise. Le critère classificatoire de
Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier se voyait par conséquent remis en cause. Desmar
est     était au nombre des naturalistes qui en avaient recommandé l'usage. Or ses
résultats, particulièrement décevants, démentaient empiriquement la méthode uti
lisée : il résultait de ses mesures que le premier des singes, le Troglodyte, avait
un angle facial de 50° ; le second, l'Orang, offrait un angle avantageux de 65° ;
le troisième, le Pongo, régressait à 30° alors que le quatrième, le Colobe, oscillait
entre 40 et 45° (Desmarest, 1820 : 30 sq.). L'incohérence de ce classement deve-

    (17) L'échelle de Desmarest est la suivante : 1. Troglodytes ; 2. Orang ; 3. Pongo ; 4. Colobe ;
5. Guenon ; 6. Cynocéphale ; Desmarest, 1820 : 30-46.
    (18) Les critères de son choix méritent d'être rappelés : Owen répéta, de quelqre façon, le calcul
qu'avait fait Edward Tyson à la fin du xvn« siècle, dans le but d'établir, d'une manière quantitative,
la distance qui sépare l'homme du chimpanzé et celui-ci des singes inférieurs (Tyson, 1699 : 92-95).
Owen étendit ce calcul à l'orang-outan et obtint le résultat suivant : le chimpanzé et l'orang-outan
différent de l'homme par 21 caractères communs et entre eux par 23 caractères particuliers : mais le
chimpanzé est plus proche de l'homme que l'orang-outan par 16 caractères, tandis que l'orang-outan
est plus proche de l'homme que le chimpanzé par 3 caractères seulement (Owen, 183S : 344-370). Après
avoir pris 102 mesures sur les deux espèces, et soit sur des jeunes exemplaires, soit sur des adultes
(374-375), Owen put ainsi conclure : « it results that the Chimpanzee ought to rank above the Orang
in a descending series » (369).
L'ORANG-OUTANG DÉCLASSÉ                                         81

nant évidente, il s'avérait que le critère goniométrique revendiqué, après Camper,
par Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier, devait être abandonné. Il était dorénavant
reconnu inutile, et plus encore fautif et trompeur.
    Geoffroy Saint-Hilaire lui-même dut y renoncer. Il était le naturaliste le plus
exposé dans son crédit scientifique par la réhabilitation du Pongo. Ce n'est pas
par hasard qu'il lui fit obstacle jusqu'au début des années Л 830, en s'ef forçant
de faire accepter le compromis de Desmarest et Bory de Saint- Vincent (Geoffroy
Saint-Hilaire, 1828 : leçons 5e et 7e). Mais il dut, à son tour, sanctionner la fail
lite de la classification par les angles faciaux : « en raisonnant d'après ces nouvell
es  données, nous accorderons moins d'importance aux considérations des crânes »
(Geoffroy Saint-Hilaire, 1828, 7e leçon : 15). En effet, aucune mensuration de cet
ordre n'appuie la systématique des singes dans son Cours de l'histoire naturelle
des mammifères (1829). Sur l'exemple du chimpanzé, Geoffroy Saint-Hilaire donne
bien à titre indicatif quelque mesure de l'angle facial, mais il en relativise l'impor
tanceméthodologique en montrant qu'elle varie, en vertu des incertitudes de la
manipulation, entre 50 et 60°. C'est remarquer d'une autre manière que l'instr
ument  dont on avait vanté la précision en 1795 s'était, en un sens presque littéral,
cassé (19).

      II. — L'ICONOGRAPHIE, LES INSTRUMENTS, LES MESURES

      Jusqu'ici, je m'en suis tenu à l'histoire telle qu'on la rapporte habituell
ement   (20), en n'utilisant que les textes publiés. C'est une chronique riche en péri
péties mais qui ne semble provoquer qu'une seule question critique : comment l'idée
que pour classer les primates il suffisait de mesurer l'ampleur de l'angle facial a-t-
elle pu se répandre ?
      En fait, il s'agit d'une histoire beaucoup plus complexe qui soulève plusieurs
autres questions. Tout d'abord, comment expliquer l'étrange silence de Camper,
qui, travaillant à Amsterdam, aurait pu immédiatement intervenir à propos du
Pongo de von Wurmb, parvenir aux mêmes conclusions qu'Etienne Geoffroy Saint-
Hilaire et Cuvier, et avec une autorité bien plus grande que celle des deux jeunes
naturalistes français ? En effet, Camper était fort préoccupé de toute découverte
qui aurait pu, en la rapprochant du singe, « avilir la nature de l'homme » (Camp
er,1803 : 62). Son silence pourrait donc s'expliquer par l'embarras d'avoir découv
ert,en réalité, un singe très proche de l'homme. On peut alors se demander :
est-il possible que les données concernant l'angle facial du Pongo lui fussent moins
défavorables que ne le laissèrent croire Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier ?

    (19) Peut-être est-il significatif que Geoffroy Saint-Hilaire ne traite plus des singes après 1829. En
 1836 il rompit son silence, aiguillonné par Blainville qui avait voulu rappeler à l'Académie des Scien
cesque le responsable du déclassement du Pongo était bien Geoffroy Saint-Hilaire (Blainville, 1836 :
74). Ce dernier voulut alors défendre obstinément sa décision antérieure. Il reconnut, en effet, que
le choix de l'angle facial avait été « une faute », mais il la définit « une faute inévitable, en 1798 »
et chercha à démontrer qu'elle avait été « une heureuse faute » : « Heureuse faute, si c'en est une,
que de s'être laissé alors guider par les principes des meilleures règles en zoologie ! » (Geoffroy Saint-
Hilaire, 1836 : 94). Ces principes le conduisaient à penser encore, dans le courant de 1836, que « les
trois grandes îles de la Sonde, Bornéo, Sumatra et Java ont chacune leur orang distinct » (93).
    (20) Cf. par exemple Huxley, 1868 : 116-121, et Greene, 1971 : 232-234.
82                           SOCIÉTÉ D'ANTHROPOLOGIE DE PARIS

          Un élément de réponse, fort pertinent, nous vient de Camper lui-même. À son
témoignage, « depuis peu, on a découvert de nouveau le véritable Pongo dans l'île
de Bornéo ; et on en trouve la description dans les Mémoires de la Société de Batav
ia,en Hollandois, vol. II, p. 245. Cet animal ressemble, en général, à celui de
la petite espèce dont je viens de parler, mais il est pour le moins une fois plus
grand. Je possède la tête d'un de ces animaux qui avoit cinquante-trois pouces,
c'est-à-dire, quatre pieds cinq pouces de hauteur ; tandis que ceux de la petite espèce
n'ont guère au-delà de deux pieds et demi. Celui-ci tient cependant moins de
l'homme, parce que la tête est plus aplatie ; que les pommettes des joues sont plus
larges, et que la mâchoire avance davantage ». Malgré ces restrictions, Camper
ajoute, en note, cette caractéristique décisive : « la ligne facéale forme avec l'hor
izonun angle de 47 degrés » (Camper, 1791 : 38. Je souligne).
          Outre cette affirmation importante* nous avons un autre moyen de répondre
à cette question en consultant une autre source : le dessin du squelette du Pongo.
C'est une source immédiatement accessible (Geoffroy Saint-Hilaire, 1798 a : fig.
h. t. contre p. 400 ; ici, fig. 10), qui appartient à un type de documents, l'icono
graphie, que les historiens des sciences devraient valoriser, et parfois même privi
légier, mais qui jusqu'ici n'avait jamais été utilisé pour enrichir et contrôler les
informations données par la littérature. On avait, à l'évidence, oublié qu'un des
sin scientifique n'est pas seulement un objet de contemplation et de jouissance
esthétique mais est aussi, et avant-tout, la base empirique du texte. Ce n'est certes
pas par hasard qu& Geoffroy Saint-Hilaire accorda le plus grand soin à sa réalisa
tion       : s'il fournit une représentation du crâne en projection latérale, tandis que
le squelette est figuré en projection frontale, c'était bien pour permettre à la com
munauté           scientifique de mesurer l'ampleur effective de l'angle facial. En procé
dant moi-même au contrôle, j'ai découvert un fait surprenant.
          Mais avant d'en venir là, il est opportun de s'arrêter sur quelques considéra
tions       relatives aux précautions qu'il est nécessaire de prendre dans l'exploitation
de ces sources. Lorsqu'on doit, comme c'est le cas, répéter des observations et
effectuer des mesures à l'aide d'instruments adéquats, il faut évidemment, une fois
que l'on s'est assuré de l'identité de l'objet à mesurer, s'assurer aussi de la con
formité         de l'instrument. Après avoir caractérisé avec exactitude l'instrument, il
est tout aussi évident que nous devons utiliser celui qui le fut lors des premières
observations, ou s'il n'est plus à notre disposition, parce qu'introuvable ou hors
d'usage, d'un instrument contemporain, analogue à celui qui fut effectivement
requis. Parfois nous pouvons nous servir d'une copie de l'instrument, construite
ex novo ad hoc en reproduisant les caractéristiques de l'original — ce qui peut
être même préférable.
          Dans le cas qui m'occupe, la tâche m'était facilitée, d'une part parce que l'in
strument         n'est pas physique mais géométrique, qu'il est donc invariant alors que
d'un appareil à l'autre apparaissent toujours de légères différences de fonctionne
ment,        d'autre part parce que les protagonistes de cette histoire le désignent avec
précision, semble-t-il : il s'agit, comme nous le savons, de l'angle facial, celui qui
mesure « les divers prolongemens du museau » (Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire,
 1798 : 188). Il faut toutefois accorder la plus grande attention à la construction
d'un tel procédé de mensuration. Cette opération peut se révéler plus difficile que
la reconstitution d'un instrument physique, car l'avantage des instruments géo
métriques          sur les techniques physiques (leur invariance) constitue aussi leur grand
L'ORANG-OUTANG DÉCLASSÉ                               83

Figure 10. — Le squelette du « singe de Wurmb » d'Etienne Geoffroy Saint-Hilaire (1798).
84                                 SOCIÉTÉ D'ANTHROPOLOGIE DE PARIS

défaut : ce sont des instruments formels et donc impalpables. Et la méthode gonio-
métrique attribuée à Camper avait connu un tel succès qu'elle servit de paravent
commode à la promotion et à l'expression d'indices différents. Johann Caspar
Lavater, par exemple, confondait l'angle facial avec l'angle palatin (cf. Lavater,
1806-1809, IX : 3-5) (21). Qui peut assurer que l'angle effectivement construit et
mesuré par Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier était celui de Camper ? L'instrument
ne peut être retrouvé et examiné dans un musée, et d'ailleurs les deux naturalistes
se révélaient, dans leurs textes méthodologiques, très ambigus : ils se bornaient
à affirmer que « nous avons à peu près suivi la même voie que Camper » et s'ils
assuraient avoir « cherché à décrire d'une manière plus rigoureuse les lignes prin
cipales     », ils montraient qu'ils n'en avaient pas une claire notion. En effet, quant
à la détermination de la ligne faciale, ils donnaient deux différents points de repère,
dont le choix modifiait sensiblement l'ampleur de l'angle : cette ligne, précisent-
ils, va « du tranchant des dents incisives à la saillie que fait l'os frontal entre les
sourcils, ou sur la racine du nez » (Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, 1795 : 8.
Je souligne). Mais, heureusement, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier donnèrent des
 exemples concrets d'application de leur instrument, et donc laissèrent des indices
qui permettent de le reproduire.
      Il s'agissait d'une version simplifiée de l'angle de Camper, dont la mesure four
nissait    des valeurs toujours inférieures de quelques degrés à celles obtenues avec
l'instrument hollandais. Comme il apparaît à l'examen de l'échelle faciale tracée
en 1795 (Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, 1795 : fîg. p. 461 ; ici, fig. 11), les deux
naturalistes français avaient ramené les points du crâne à relier de quatre à trois (22)
et l'élimination de la racine du nez donnait des angles plus aigus. Si nous voulons
reproduire leurs observations et contrôler leurs chiffres, nous devons donc opérer
selon leur pratique effective et ne pas nous fier à leur référence nominale, l'angle
dit « de Camper ».
      L'ouverture de l'angle facial du Pongo de von Wurmb, tel qu'il résulte du dessin
qui accompagne le texte de Geoffroy Saint-Hilaire (1798 b), n'est pas celle qui
fut communiquée à la communauté scientifique (30°), mais elle est sensiblement
supérieure : 33-34°. Cette incohérence m'a poussé à examiner le dessin, repris de
l'article de Geoffroy Saint-Hilaire, qui illustre la traduction anglaise du mémoire
original de von Wurmb (von Wurmb, 1798 : fig. XÍ ; ici, fig. 12). Cette dernière
parut dans le « Philosophical Magazine » en août 1798, cinq mois après la publi
cation de Geoffroy Saint-Hilaire dans le Journal de Physique, et l'on pouvait expec-
ter de ce nouveau délai une révision du dessin conforme à la valeur de l'angle
facial précisée dans le texte. Or loin d'approcher des 30° annoncés, la figure révèle
en réalité une distorsion plus grande encore : l'angle facial avait dorénavant une
ouverture de 35-36° (23).

    (21) L'angle palatin était lui aussi défini autrement qu'il ne l'est aujourd'hui : il s'agissait en effet
selon Lavater de celui que forment « l'angle extérieur des yeux », « l'extrémité du nez » et « le coin
de la bouche qui finit toujours où commence la première dent molaire » (Lavater, 1806-1809, IX : 4).
    (22) La « ligne horizontale » joint l'orifice auriculaire au tranchant des incisives supérieures et la
« ligne faciale » joint ce dernier à la proéminence de l'os frontal.
    (23) Cette gravure du Philosophical Magazine devient la représentation officielle pour la commun
autéscientifique, puisqu'elle illustre le mémoire de von Wurmb. Mais à l'origine celui-ci n'était accom
pagné d'aucune documentation iconographique (pas même dans l'édition française : cf. von Wurmb,
17%) ; on ne l'y adjoint qu'en 1798, en l'empruntant à l'article de Geoffroy Saint-Hilaire.
L'ORANG-OUTANG DÉCLASSÉ                                          85

     On peut alors s'interroger : s'il en est ainsi, et s'il est vrai que plus tard l'on
attribua au même spécimen un angle facial encore plus grand, de 40° (cf. Cuvier,
1837, II : 163), est-il possible que Geoffroy Saint-Hilaire, troublé par les mêmes
préoccupations que Camper, ait déclaré une valeur moindre dans le but d'éloi
gnerl'orang-outan de l'homme, en établissant une échelle des êtres telle qu'il fût
plus difficile de penser à l'origine simiesque de l'homme ? Les motifs idéologi
ques    qui auraient pu "justifier" cette petite, grande fraude, ne manquaient pas,
et nous ne devons pas oublier que les deux jeunes naturalistes, au début de leur
carrière, avaient besoin certes de se distinguer en s'opposant aux orientations domi
nantes,    mais aussi d'obtenir le placet de la communauté scientifique. Tout en
s'orientant vers une anthropologie naturaliste, -celle-ci demeurait sur des positions
rigoureusement fixistes.
     L'alternative est la suivante : ou le dessin est correct (angle facial d'environ
35°) et le texte incorrect — et l'on devrait donc conclure que la classification adé
quate du Pongo n'était pas au sixième rang, parmi les Babouins, mais, pour autant
que l'on utilise le critère restrictif de l'angle facial, au moins un degré plus haut ;
ou le texte est correct et le dessin erroné. Cette dernière possibilité semble la moins
probable, car l'image constituait, comme je l'ai déjà dit, la base empirique du
texte, et l'on doit supposer qu'un soin particulier était apporté à un élément aussi
important. Mais c'est néanmoins une possibilité que l'on ne peut écarter, car il
arrivait souvent que l'on se plaignît de réalisations graphiques insatisfaisantes (24).

                                         III. — L'OBJET

    Comme il ne servirait à rien de consulter les traités actuels ď anatomie compar
ée  (25) ou les collections ostéologiques les plus complètes (26), il faut, pour déci
der laquelle de ces hypothèses est la plus vraisemblable, utiliser une troisième
source : le squelette du Pongo de von Wurmb. Dans cette affaire, c'est le person
nage  principal, à qui personne, cependant, ne s'était jusqu'ici adressé ; et moi-
même je ne l'ai fait qu'après avoir cherché des informations dans l'iconographie,
et m'être aperçu qu'elles ne correspondaient pas à celles que fournissait le texte.
    J'ai retrouvé le squelette (fig. 13-14), durant une mission de recherche au
Muséum d'Histoire Naturelle de Paris, au printemps 1985. Il se trouvait, et demeure
encore, avec d'autres squelettes d'orangs-outans, dans une vitrine de la Galerie
d'anatomie comparée. Je l'ai facilement reconnu grâce à son vieux numéro de
matricule (A 10722), auquel correspond, dans le Catalogue des préparations ana-
tomiques du Cabinet d'anatomie comparée du Muséum d'histoire naturelle (27),
l'indication suivante : « Pongo, Orang-outang adulte, Simia satyrus Linné, Pithe-
cus satyrus G. Desm., de Г Isle de Bornéo, provenant du Cabinet du Stathouder

   (24) On peut penser, par exemple, à la réaction de Buffon au dessin du jocko (chimpanzé) inséré
dans le quinzième volume de son Histoire naturelle (1766) : le grand Jacques-Eustache De Sève, auteur
de la gravure, aurait « chargé » l'image (Buffon, 1789 : 552).
   (25) L'angle facial n'est plus pris en compte, et lorsqu'il est mesuré, il l'est à l'aide de techniques
complètement différentes.
   (26) L'angle facial diffère, chez les orangs-outans, d'individu à individu ; il varie aussi sensibl
ement en fonction de l'âge et l'on ignore celui du Pongo de von Wurmb.
   (27) II s'agit d'un registre manuscrit relié en quatre volumes, conservé au Laboratoire d'Anatomie
comparée du Muséum.
86                            SOCIÉTÉ D'ANTHROPOLOGIE DE PARIS

                            Gmemm

                               Aimêlà                                            WĚEĚĚEĚĚĚEm,

Figure .11. — L'échelle de l'angle facial de Georges Cuvier et Etienne Geoffroy Saint-Hilaire
              (1795).
L'ORANG-OUTANG DÉCLASSÉ                            87

Figure 12. — Le squelette du grand orang-outang de Bornéo, ou pongo des Indes orien
             tales de Fredrik von Wurmb (1780), mais d'après Etienne Geoffroy Saint-
             Hilaire (1798).
SOCIÉTÉ D'ANTHROPOLOGIE DE PARIS

 (Hollande) en 1795 » (28). J'ai ensuite mesuré l'angle facial du spécimen, en util
 isant la technique géométrique au plus près de celle du XVIIIe siècle : renonçant à
 y appliquer le goniomètre facial ou le céphalomètre (29) (construits au XIXe siè
cle) (30), j'ai travaillé sur une photographie avec une règle et un rapporteur.
           Le résultat de la mesure, comme celui du contrôle effectué sur les dessins, est
 surprenant : le Pongo n'a ni un angle facial qui oscille autour de 35°, comme sur
 les gravures, ni proche des 30°, comme dans le texte, mais son ouverture faciale
 n'atteint qu'à peine 25-26°. On pourrait donc renverser l'hypothèse formulée au
 paragraphe II, et supposer que Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier non seulement
 se refusèrent à pénaliser le premier singe à hauteur d'homme, mais qu'ils allèrent
jusqu'à se montrer trop généreux à son égard. Obtenant une valeur de 25-26°,
ils auraient pu en effet classer le Pongo, non pas au sixième rang parmi les
 Babouins, comme ils le firent, mais un degré encore plus bas : au septième et der
 nier rang de l'échelle des singes, parmi les Alouates. Bien plus : puisque ces der
niers ont un angle facial qui atteint les 30° (31), les deux naturalistes auraient pu
 ainsi créer pour le Pongo un huitième degré.
           Nous pourrions, dans la continuité de l'explication précédemment envisagée,
avancer une hypothèse sur la raison d'une telle générosité : rétrocédant le Pongo
parmi les Alouates, ou encore plus bas, les deux naturalistes seraient entrés en
conflit, violent, avec une partie de la communauté scientifique européenne, minor
itaire certes mais accréditée. Dans les dernières années du xvnie siècle, on con
 fondait       encore entre elles les différentes espèces de singes anthropomorphes. Les
descriptions de telle espèce étaient souvent prises pour des descriptions d'une autre
espèce, ou des descriptions d'espèces différentes prises pour des descriptions d'une
même espèce (32). Cependant, dès 1782 Johann Friedrich Blumenbach avait classé
le Pongo au premier rang des singes (Blumenbach, 1782 : 62-63) : il s'agissait, c'est
vrai, du célèbre « pongo » décrit par le corsaire Andrew Battell (Battell, 1613 :
982) au retour de sa captivité dans le Royaume de Loango, sur la côte africaine
occidentale. L'animal, probablement un gorille, avait, à son jugement, une « re
ssemblance        exacte avec l'homme ». Mais en 1788, Blumenbach avait éliminé la réfé
rence au voyageur anglais ou à d'autres « pongos » africains (Blumenbach, 1788 :
64) et en 1791 il avait confirmé ce dernier choix (Blumenbach, 1791 : 57-58). Il
laissait ainsi, au premier rang des singes, un Pongo à hauteur d'homme, qui, au
contraire de ce que pensaient les naturalistes français et hollandais, à son avis n'était
pas « un mythe » (cf. Radermacher, 1780 : 141) : peut-être avait-il lu la relation
de son compatriote von Wurmb, introduite précisément par Radermacher. Peut-
être aussi lui avait-il prêté, pour des raisons nationalistes, plus de crédit que les
autres savants d'Europe. Toujours est-il qu'en rejetant le Pongo au dernier rang

    (28) Je remercie M. Michel Lemire, maître de conférences au Laboratoire d'Anatomie comparée
du Muséum, pour avoir facilité mes recherches, organisé le reportage photographique et favorisé la
reproduction du Pongo.
    (29) La tentation était grande parce que ces instruments ne mesurent pas l'angle facial de Camper
mais exactement celui de Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier : c'est-à-dire, l'angle facial simplifié (cf. supra).
    (30) Le goniomètre facial et le céphalomètre sont les premiers instruments permettant de mesurer
l'ampleur dé l'angle facial directement sur le crâne : le goniomètre facial fut mis au point, dans les
années 1830, par Samuel George Morton et le céphalomètre par Adrien Antelme en 1838 (cf. Blanc-
kaert, 1987 : § V).
    (31) Cf. Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, 1795, 1798, et v. n. 12.
    (32) Cf. Barsanti, 1990 a.
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