La notion de responsabilité criminelle à l'ère des antidépresseurs - Érudit
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Document généré le 7 mars 2022 11:52 Frontières La notion de responsabilité criminelle à l’ère des antidépresseurs Christian Saint-Germain Détresse psychique et antidépresseurs Résumé de l'article Volume 21, numéro 2, printemps 2009 Cet article tente de problématiser le paysage éthique inédit issu de l’augmentation de la consommation d’antidépresseurs. La prise de URI : https://id.erudit.org/iderudit/039452ar psychotropes modifie les comportements des sujets et leur responsabilité. DOI : https://doi.org/10.7202/039452ar Faut-il pour autant développer une sensibilité éthique nouvelle pour évaluer des actes posés sous influence ? Le développement des psychotropes, la prolifération des diagnostics de dépression forcent à reconsidérer le degré de Aller au sommaire du numéro responsabilité morale et éventuellement légale des individus modernes. Cet article décrit l’état des lieux lorsque les molécules pèsent sur la conscience des sujets. Éditeur(s) Université du Québec à Montréal ISSN 1180-3479 (imprimé) 1916-0976 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Saint-Germain, C. (2009). La notion de responsabilité criminelle à l’ère des antidépresseurs. Frontières, 21(2), 15–20. https://doi.org/10.7202/039452ar Tous droits réservés © Université du Québec à Montréal, 2009 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/
A r t i c l e s Résumé Cet article tente de problématiser le paysage éthique inédit issu de l’augmen- tation de la consommation d’antidépres- seurs. La prise de psychotropes modifie La notion les comportements des sujets et leur res- ponsabilité. Faut-il pour autant dévelop- per une sensibilité éthique nouvelle pour évaluer des actes posés sous influence ? de responsabilité Le développement des psychotropes, la prolifération des diagnostics de dépres- sion forcent à reconsidérer le degré de responsabilité morale et éventuellement criminelle à l’ère légale des individus modernes. Cet article décrit l’état des lieux lorsque les molé- cules pèsent sur la conscience des sujets. Mots clés : antidépresseurs – des antidépresseurs responsabilité éthique – dépression – imputabilité – inflation diagnostique. Abstract This article deals with the ethical issues related to the increasing use of antide- pressants. The intake of psychoactive drugs causes a modification of behavior and challenges the level of responsibility derived from it. Is it then necessary to develop new ethical ways to understand Christian Saint-Germain, Ph. D., tant des institutions, de l’ordre symbo- actions taken under influence ? This arti- professeur titulaire, Département de philosophie, lique, que de la métabolisation molécu- cle describes the new situation triggered Université du Québec à Montréal. laire depuis un transit pharmaceutique by the growing influence of molecules on L’éthique ne peut faire abstraction de qui va de l’enfance jusqu’à la fin de vie the decision-making process. l’« histoire du présent » quant à la nature de sous sédation. L’effacement des encadre- Keywords : antidepressants – ethical la subjectivité. Il ne s’agit pas de prétendre ments formels, la désinstitutionnalisation responsibility – depression – à la reconstitution d’une autre « révolu- des formes sociales n’aboutit pas à un accountability – inflation diagnosis. tion copernicienne » quant à la situation accroissement des libertés individuelles du sujet conscient, mais de faire ressor- ou à quelque affranchissement, comme tir l’effet de décentrement produit par la une conscience naïve aurait pu escomp- mise en fabrique institutionnelle d’un sujet ter, mais au contraire à une intériorisation autrement confectionné par l’ordre social plus fine – d’aucuns diraient maligne – des actuel, en un mot de saisir les impacts d’un impératifs de la production de soi dans le « malaise dans la subjectivation » (Lebrun, champ social. 2008). Un autre type d’être humain – de Le résultat de la désagrégation des sujet éthique – surgit à la confluence des anciens modes structurants de la socia- décombres des institutions traditionnelles bilisation (famille, école, travail) et de la et dans la volonté sans objet des individus reconnaissance deviennent d’autant plus modernes de s’épanouir sans égard pour constrictifs qu’ils sont passés d’une exté- la tradition, la transmission de valeurs riorité d’apparence contractuelle à l’invi- intergénérationnelles ou afin d’assurer la sibilité d’un acquiescement sans mesure. Il pérennité de quelque ordre que ce soit. y a en effet peu de discussion possible avec L’un des événements majeurs dans un effet secondaire ou une action pharma- l’histoire de la subjectivité occidentale est cologique directe, sédative ou stimulante l’apparition discrète, bien que statistique- sur l’esprit ou l’humeur d’un sujet. ment croissante, de la consommation à Autrement dit, par le plus curieux des fins médicales des antidépresseurs. des retournements, le travail de socia- Au Canada, le diagnostic de dépression lisation des individus ne procède plus est en pleine expansion statistique. Santé 15 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009
Canada observe qu’entre 1994 et 2004 les notre compréhension conventionnelle à poser sans pour autant avoir la capacité demandes de soin concernant cette affec- de l’identité et du comportement d’inhiber cette action. Comment alors tion nerveuse ont pratiquement doublé1. moral de l’individu (Fukuyama, 2004, qualifier moralement une action involon- En conséquence, la recrudescence de p. 101-102, soulignement de l’auteur). taire, qu’on ne pouvait par aucun moyen l’usage de psychotropes marque l’avène- Sans développer ici spécifiquement physiologique empêcher ni même surtout ment d’un fait social qui propage, établit les répercussions juridiques (voir Saint- prévoir ? Peut-on sérieusement reprocher une norme de confort psychique assimi- Germain, 2007) de ce changement anthro- ses actes à un sujet sous l’emprise d’une lée, par l’ordre médico-pharmaceutique pologique majeur, ce sujet d’un genre impulsion irrésistible, d’une forme nou- moderne, à l’équilibre intérieur et à la santé nouveau apparaît désormais dans des velle de dépendance, si ces derniers sont mentale. Une certaine quantité de souf- circonstances pharmacologiques parti- causés ou encore résultent de la prise d’une france individuelle n’est désormais plus culières. Il n’est plus dans un rapport de médication licite ? socialement acceptable 2 . Évidemment, « spontanéité » ordinaire avec son action, Tout se passe en regard de l’imputabilité la nature particulière des inconforts et et donc susceptible d’un jugement d’at- dans la modernité comme si l’expression des vicissitudes psychiques ne peut être tribution, mais il est soumis aux lois de « responsable, mais pas coupable »4 était complètement mesurée. Il existe toutefois la biologie modifiées par la prise d’une à l’échelle du sujet l’axiome principal d’où un certain nombre de moyens d’évaluer, substance thérapeutique, médicament ou dérive le rapport à la loi. On reconnaît d’apprécier objectivement la sévérité du drogue. Autrement dit, sans être aliéné dans cette affirmation en modèle réduit le vécu dépressif. La méthode la plus connue mental au sens strict de la législation rapport singulier du sujet à la légalité dans est sans doute la mesure d’Aaron Beck, pénale, ni même intoxiqué, le sujet éthique l’horizon totalitaire 5. communément appelée « Échelle de Beck » n’est plus « ni tout à fait lui-même ni tout Ce débat résume les limites des deux (Ionescu, 2006). à fait un autre ». Son rapport à l’ipséité 3, à instances productrices de vérité que sont Il n’en demeure pas moins que la « ten- la continuité d’un moi identique, n’est plus en Occident le droit et la médecine lorsque dance lourde » des sociétés avancées est cet état normal qui permet de présumer un prolifèrent les diagnostics de dépression. de minimiser sous le mode de l’analgé- comportement habituel. C’est tout le concept de sujet responsable sie généralisée l’expérience humaine. Ce La licéité d’une prescription d’antidé- qui est mis à mal par l’usage immodéré des dispositif pharmacologique dans lequel se presseurs distingue radicalement dans molécules psychotropes et l’incertitude qui reconfigure la subjectivité n’est pas une une perspective morale ou juridique la vient du « dépistage » d’autant de troubles situation passagère, un « effet de mode », conduite du sujet malade de celle d’un mentaux par l’autorité médicale 6. mais le « pli » singulier que notre époque consommateur de stupéfiants à des fins Le paradoxe subjectif au regard de fait prendre à un nombre toujours plus récréatives. Dans le cas d’un dépressif, il l’autonomie de la volonté se résume ainsi : important de sujets. Ce pli est imprimé en va d’une personne qui escompte raison- un même esprit peut conserver son statut par le continuum pharmaceutique qui nablement d’un traitement le soulagement d’agent moral sans être pour autant en désormais enserre les comportements de ses maux et la réintégration dans un mesure de s’abstenir de commettre des depuis une reformulation moléculaire de milieu de travail. Il s’agit d’une démarche actions répréhensibles. C’est là le caractère la condition psychique des individus. responsable, dans l’autre cas, d’une solu- proprement désinhibiteur de l’influence Il existe une symétrie déconcertante tion hasardeuse ne serait-ce qu’en raison médicamenteuse. Autrement dit, si l’anti- entre le Prozac et la Ritaline. Le du degré d’inconnu que représente la dépresseur vise à supprimer les deux symp- premier est prescrit pour les femmes composition des substances illégales. tômes caractéristiques de la dépression, le déprimées manquant d’estime de L’un des problèmes posés par la consom- ralentissement psychomoteur et la tristesse soi : il leur donne davantage de senti- mation d’antidépresseurs réside dans la (Widlöcher, 1983, p. 37), il ne peut, s’il est ment du mâle alpha qui accompagne prise à long terme, la non-interruption du efficace, que provoquer l’accroissement de les hauts niveaux de sérotonine. La médicament. L’assuétude développée n’est l’activité d’un sujet prostré. Cependant, Ritaline, de son côté, est largement pas tant physiologique que psychologique. tout indique que dans certains cas, l’ad- administrée aux jeunes garçons qui Le fait qu’un nombre croissant d’individus ministration du traitement n’est pas sans ne veulent pas rester tranquilles en vivent continûment sous influence n’est pas risque comme le soulignait Santé Canada classe, parce que la nature ne les sans conséquence éthique si l’on considère dans une mise en garde de 2004 : a jamais programmés à cette fin. que les molécules antidépressives inter- Santé Canada avertit les Canadiens D’un côté comme de l’autre, les deux viennent principalement sur les centres que les inhibiteurs sélectifs du sexes sont ainsi orientés vers une psychiques qui poussent à agir. Dans ce recaptage de la sérotonine (ISRS) et personnalité androgyne moyenne, contexte, la représentation du concept de d’autres nouveaux antidépresseurs, satisfaite d’elle-même et socialement responsabilité éthique correspond-elle sont maintenant accompagnés de conciliante c’est-à-dire le courant encore à l’expérience contemporaine de mises en garde plus vigoureuses. Ces « politiquement correct » de la société la subjectivité ? nouvelles mises en garde précisent américaine moyenne. […] Ces deux que les patients de tous âges qui psychotropes paraissent bien plus effi- L’IMPULSION À AGIR prennent ces médicaments peuvent caces que la socialisation de l’enfance La capacité à pouvoir apprécier la présenter des changements compor- à l’ancienne et les thérapies bavardes portée morale d’un acte est ici remise tementaux et/ou émotifs pouvant être du freudisme ne l’ont jamais été. Leur en cause par la médication. La nouvelle associés à un risque accru de poser usage s’est répandu à des millions donne pharmacologique place devant le des gestes autodestructeurs ou de et des millions de gens à travers le contexte suivant : un sujet potentiellement faire du mal à autrui. monde, suscitant beaucoup de contro- coupable en regard du droit, mais irres- Les patients, leur famille et leurs verses sur leurs conséquences à long ponsable d’un point de vue éthique. En soignants doivent savoir qu’un petit terme pour la santé du corps, mais effet, on peut très bien être en mesure de nombre de patients prenant ce type – curieusement – aucune discussion distinguer le bien du mal, saisir parfaite- de médicaments ont le sentiment à propos de ce qu’ils impliquent sur ment la nature de l’acte que l’on s’apprête que leur état général a empiré plutôt FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009 16
que de s’améliorer, en particulier En l’an 2000, les pathologies de la suite une énergie insoupçonnée. Autrement durant les premières semaines de personne sont celles de la responsa- dit, ce qui participait de la torpeur conser- traitement ou lors des ajustements de bilité d’un individu qui s’est affranchi vatrice du sujet dans l’affect dépressif est posologie. Ils peuvent, par exemple, de la loi des pères et des anciens sys- renversé par l’orientation impulsive donnée éprouver une sensation inhabituelle tèmes d’obéissance ou de conformité par le médicament10. d’agitation, des sentiments d’hosti- à des règles extérieures. La dépression Ce retournement du psychisme contre lité ou d’anxiété, avoir des pensées et l’addiction sont comme l’avers et lui-même, cette volte-face a conduit impulsives ou troublantes, notamment l’envers de l’individu souverain, de des patients sans antécédents crimi- envisager de poser des gestes autodes- l’homme qui croit être l’auteur de sa nels à des comportements meurtriers et tructeurs ou de faire du mal à autrui propre vie alors qu’il en reste « le sujet même suicidaires. Dans une importante (Santé Canada, 2004). au double sens du mot : l’acteur et le étude publiée dans Archives General of patient ». Psychiatry (2006), des chercheurs fin- ÉCLAIR DANS UN CIEL BLEU landais concluent leur recherche étalée Parmi les dangers comportementaux QUEL SUJET ? sur 3, 4 années et sur 15 390 patients en soulignés par Santé Canada dans sa notice, Que devient le sujet moral moderne ces termes : « Parmi les sujets suicidaires il arrive qu’un individu fonctionnel puisse dans ce paysage ? Comment la consomma- qui avaient déjà pris des antidépresseurs, ne pas ressentir les modifications progres- tion massive, légale, d’antidépresseurs par l’usage courant de tout antidépresseur a été sives de ses états de conscience dues à un nombre grandissant d’individus affecte- associé à une augmentation marquée du l’effet discret de la métabolisation d’un t-elle les représentations communes du risque de tentatives de suicide et en même médicament. Ce glissement du rapport fonctionnement de l’esprit ? temps à une diminution marquée de sui- de soi à soi n’est pas non plus immédia- Cette médicalisation du comportement cides réussis résultant en un décès » (trad. tement perceptible par les proches. Une met d’abord en scène un sujet responsable libre, Tiihonen et al., 2006, p. 1358)11. mutation insoupçonnable du comporte- résolu à guérir d’un « trouble mental ». À ment n’attend alors qu’un événement qui partir du moment où le Manuel diagnos- SOCIÉTÉS DÉPRESSIVES déclenche ou révèle la part d’insu recelée tique et statistique des troubles mentaux ET EFFETS DES PSYCHOTROPES dans l’interaction médicamenteuse avec DSM-IV établit une nosographie « orga- Dans l’affinement des modes de contrôle l’environnement. Pareille situation n’im- nique » concernant la condition psychique des conduites12 , et les enjeux nouveaux plique pas non plus un facteur d’aliénation du sujet, il devient difficile d’apprécier le de la socialisation, les sociétés avancées sévère – dissociation, hallucinations ou comportement d’une personne selon les tendent à déployer une forme « d’orthopé- toutes autres formes de ces désagréments mêmes barèmes ou selon des critères die moléculaire », d’assistance continue majeurs. moraux habituels. Il ne s’agit pas ici de aux individus en proie aux mutations ano- Agressivité accrue, sentiment d’invinci- prendre parti dans les débats entourant miques rapides des sociétés. À l’occasion bilité pourraient fort bien être les consé- la pertinence de la médication psycho- de la multiplication des ordonnances de quences de l’absorption d’antidépresseurs, trope. Il s’agit plutôt de prendre en compte substances psychotropes, le sujet sous si l’on considère ces médicaments comme les effets de la désubjectivation dans ce influence correspond à une réalité statis- des désinhibiteurs de l’action. qui reste de l’édifice doctrinal éthique. tique de plus en plus importante13. Les Les cas de kleptomanie épisodique, de Comment concilier le libre arbitre et l’in- catégories de ces substances comprennent conduite erratique, de sautes d’humeur à fluence déterminante d’une substance qui la plupart des antidépresseurs connus l’égard des proches qui n’appartiennent modifie l’être-au-monde initial ? sous l’appellation générale des inhibiteurs pas au comportement habituel d’un indi- La question de savoir si le « continent » sélectifs de la recapture de la sérotonine vidu illustrent cette anomalie. Le concept dépressif existe véritablement7, s’il existe (ISRS) (Zoloft®, Paxil®, Effexor®, Luvox®, de sujet moral dans la modernité doit être en psychiatrie une telle chose que la sûreté Prozac®) et certains autres appelés antidé- reconsidéré à l’aune de la médicalisation du diagnostic, ou si la consommation de presseurs atypiques14 (Desyrel®, Zyban®, globale, du continuum pharmaceutique médicaments n’est que le résultat d’une Wellbutrin®). Leurs mécanismes d’action qu’emprunte désormais un grand nombre inflation du pouvoir publicitaire de com- sont résumés en ces termes : d’individus pour fonctionner adéquate- mercialisation des médicaments, tout Les antidépresseurs ont pour effet ment en société. Il suffit de penser à la cela n’est pas pertinent à notre étude8. La immédiat d’augmenter la concentra- prise de Ritalin dès le jeune âge jusqu’à dépression nerveuse est un « fait social » tion de certains neurotransmetteurs l’usage d’antidépresseurs à l’adolescence avéré9. dans les synapses. Selon l’antidépres- puis à l’âge adulte et la fin de vie sous seur en cause, cet effet résulte géné- sédation. UN SUJET ÉTRANGER À LUI-MÊME ralement d’un blocage du recaptage Autrement dit, une société qui cherche Dans le ralentissement psychomoteur présynaptique d’une ou de plusieurs à sauver l’apparence d’ordre en banalisant caractérisant l’installation de l’humeur monoamines biogènes ou d’une inhi- la consommation de psychotropes (à tra- dépressive, les antidépresseurs rétablissent bition du métabolisme de ces mêmes vers la multiplication des diagnostics de un certain tonus du sujet. Cette relance de neuromédiateurs (Léonard et Ben dépression ou la facilité à obtenir ce type l’impulsion vitale pousse parfois au pas- Amar, 2002, note 53, p. 762). de médicament d’un généraliste) ne peut sage à l’acte suicidaire dans les débuts de La consommation massive de psycho- ensuite tenir rigueur ni feindre d’ignorer traitements non supervisés. Ce redoutable tropes inaugure un chapitre inédit dans les changements dont elle est l’agent. Une effet « secondaire » tient à un déverrouillage l’histoire des dépendances. Cette mutation campagne de sensibilisation à la dépres- de l’activité motrice tenue jusque-là en du soi tend à sortir du strict registre de sion n’est jamais sans effet sur l’accroisse- respect ou annulée par l’hyperactivité de la prescription médicale pour s’affirmer ment des ventes d’antidépresseurs. Comme l’esprit souffrant. Les idéations suicidaires comme technique de maquillage, opéra- le constate le sociologue Alain Ehrenberg demeurent dans les débuts de la prise du tion cosmétique complexe. Dépendance (1998, p. 292) : médicament, mais la métabolisation des confortable, substitution des malaises molécules antidépressives engage par la par l’installation d’un climat propre à 17 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009
la s ubjectivité. « Qu’est-ce alors que la délibérer intérieurement, et possiblement bilisateur. En fait, la responsabilité d’un drogue ? Un artifice pour fabriquer de l’in- de prendre une décision contraire à cha- sujet n’apparaît jamais mieux ou ailleurs dividu, une chimie de la promotion de soi » cune des étapes de son action. Dans cette que dans l’efficace d’un récit bien raconté (Ehrenberg, 1991, p. 8). L’automédication perspective cinématographique, il suffit passé dans le goulot de l’entonnoir d’une dissimulée derrière l’élargissement du de repasser le « film » des événements à suite ininterrompue de restrictions men- concept de dépression n’est pas un moyen l’envers pour découvrir la genèse de l’in- tales. La confusion constante entre une pris pour résister à la société actuelle mais tention initiale. Un « dedans » psychique position subjective et objective, entre une la tentative désespérée de s’y accommoder. se révèle complètement dans la patence interprétation qui découle d’une reconsti- Cet attachement des sujets à l’espace d’un « dehors » fautif16. Or, pour très utile tution rétrospective et un principe moral social constitue le lien même, la soumis- que puisse être cette mise en forme du abstrait n’est pas le moindre des écueils. Se sion à l’interpellation permanente, au processus incriminateur, elle n’en demeure référant à David Hume, Jean-Pierre Cléro devoir de répondre à un environnement de pas moins une fiction culpabilisatrice en observe que : contraintes : travail flexible, horaires bri- comparaison de la complexité des repré- […] [L]orsqu’on nous conteste la sés, précarité économique, licenciement en sentations philosophiques contemporaines prétention [de la soumission de nos masse, stagnation en maison de personnes et de notions telles que la conscience, la actions à notre volonté], invités à la âgées, compromis de toute nature. Cette volonté, l’intention. mettre à l’épreuve, nous sentons alors école de la sujétion constitue le roc de la Il est difficile de concevoir que l’on que la volonté se dirige sans peine en castration sociale. État de fait par lequel puisse en éthique encore tenir pour avé- tout sens et qu’elle produit d’elle une la subjectivité est avant tout assujettisse- rée une représentation de la subjectivité image, même du côté où elle ne réside ment. Sa constitution n’est que l’ensemble humaine grevée par une conception de pas réellement. Nous nous persuadons des moments réifiés de l’exigence sociale. la liberté humaine héritière d’Aristote ou que cette image ou que ce mouvement D’où, par la suite, cette disposition à croire de Kant. fictif aurait pu s’accomplir dans la que ce qui apparaît sous les traits secou- Pour Kant, la masturbation est une réalité même ; parce que, cela dût-il rables du soin médical procède nécessaire- faute morale plus grave que le suicide. être contesté, nous trouvons, lors d’un ment d’une admirable bienveillance, d’une Il en prend pour preuve le fait « que second essai que c’est possible. Il est attention humaniste. l’on tient même pour immoral d’appe- en effet possible que je puisse faire, ler un tel vice par son nom » (et il fait dans la situation présente, ce que je LIBRE ARBITRE ET DÉSINHIBITION bien attention d’ailleurs à ne pas com- n’ai pas fait dans la situation pré- MOTRICE DES SUJETS mettre cette faute morale lui-même) cédente : cela prouve-t-il que j’avais La responsabilité éthique repose sur alors que personne n’hésite à blâmer toute liberté de le faire ? (Cléro, 2001, l’acceptation des conséquences laïques ouvertement le suicide en le nommant note 62, p. 23.) de la notion de libre arbitre. Ce concept (Ogien, 2007, p. 42). La psychologie, la philosophie de l’es- central est l’une des structures porteuses L’éthique telle qu’elle est encore ensei- prit tendent à douter, voire à remettre en de toutes les fictions visant à arrimer un gnée conserve des conceptions de l’in- cause la prétention même selon laquelle il sujet à ses actes et à en lui imputer les con- tériorité d’une naïveté épistémologique existerait une telle « chose » que la préémi- séquences. Cette manière de comprendre prémoderne lorsque apparaît un sujet autre- nence de la conscience17, le libre arbitre18 l’action du sujet présuppose que celle-ci ment configuré, un sujet sous influence. qui détermine tout autant l’unicité de la est posée en l’absence de déterminisme, Surtout si l’on apprécie la notion de libre volonté qu’il régule la formation d’une de contraintes neurologiques. arbitre à partir de sa fragile vraisemblance intention19. La question de la sensibilité Le principe est simple et efficace au optique tout entière contenue dans la aux conceptions implicites du fonctionne- plan de la représentation. Il tient à la découpe de l’illusion narrative suivante : ment du cerveau humain dans l’évaluation chaîne causale suivante : en regard d’une L’affirmation du libre arbitre relève de des conduites revêt une importance cru- norme ou d’une obligation éventuellement l’illusion symbolique […], car il s’agit, ciale lorsque s’ajoutent, à cette complexité universalisable, chaque sujet éthique est à partir d’une situation que nous initiale, des familles de médicaments qui présumé avoir pu, à chacun des moments occupons réellement, de nous projeter en modifient l’état 20. qui précèdent la commission d’un acte en des situations que nous n’occupe- volontaire répréhensible, interrompre l’en- rons jamais, puisque : ou bien nous L’IMPUTABILITÉ EN REGARD chaînement qui conduit à sa réalisation. nous imaginons fictivement dans le DES MOUVEMENTS D’HUMEUR Comme dans une règle grammaticale, le passé en position où la situation que Tout ce qui arrive en tant qu’unité à verbe (l’acte) et le complément (les con- nous occupons actuellement apparaît la conscience est déjà monstrueuse- séquences) se rapportent « naturellement » symboliquement comme un simple ment compliqué : nous n’avons jamais au sujet. Pareille approche implique un possible, ou bien nous nous projetons qu’une apparence d’unité. sujet unifié, une adéquation parfaite de la en des situations qui ne seront jamais (Nietzsche, cité dans Wotling, 1999, volonté consciente avec l’agir. réelles dans la mesure où elles ne p. 31.) Cette reconstruction rétrospective ne peuvent nous apparaître comme ayant Sans rapport direct avec les situations repose pas tant sur la « réalité » du fait quelque réalité que du point de vue d’intoxication volontaire ou même d’auto- fautif que sur l’efficace de la narration qui de cette situation que nous occupons matisme psychiatrique, le sujet sous l’em- réussit à établir le plus intimement possible et qui ne sera jamais plus la même prise des psychotropes, celui qui fait usage le niveau de connexité entre l’agent, l’acte (Cléro, 2001, p. 22). d’antidépresseurs obtenus par l’entremise et les témoins15. Elle implique en éthique Ce travelling vers la situation d’un de prescriptions médicales se trouve, dans qu’un sujet puisse s’extraire d’un contexte auteur anonyme compris dans le texte chacune de ses actions, placé dans une bureaucratique. Cette méthode d’analyse d’une éthique conséquentialiste fait par- situation inédite. Si l’on tient compte de des conduites tient à un a priori, une pré- tie de toute la charpente des délégations l’influence des psychotropes, de l’idiosyn- somption indiscutable selon laquelle l’agent qui permettent le montage de l’illusion crasie de chaque sujet sous influence, ceux- dispose des moyens de s’interrompre, de perceptuelle nécessaire au faisceau culpa- ci ne seraient plus, à proprement parler, FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009 18
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L’effet conju- une subjectivité encline à d’irrésistibles Paris, Presses universitaires de France. gué de la déstructuration des institutions impulsions, continuellement mobilisée, IONESCU, S. (2006). 14 approches de la et du climat d’intense sollicitation remet attentive jusqu’au point de rupture psy- psychopathologie, Paris, Armand Colin. en cause la capacité pour un sujet de s’ap- chique. Ce contexte exige de considérer la IMS HEALTH CANADA (2005). « Growth partenir complètement. Tout le rapport de décentration d’un sujet par rapport à ses in retail prescriptions slows in 2004 », en la subjectivité à l’appareil moteur, au rap- actes qui ne soient pas spontanément assi- l igne, , consulté le 2007-12-20. censées redresser ou empêcher l’appesan- morales. Le sujet moderne constamment tissement dépressif. À partir du moment soumis à des stratégies d’accaparement LEBRUN, J.-P. (2001). Les désarrois nou- où un psychotrope fonctionne, il implique vit sous la contrainte jusqu’au vertige. Ni veaux du sujet. Prolongements théorico- cliniques au monde sans limite, Paris, Érès. rien de moins que l’effacement progressif marionnette ni automate, un sujet sous du ralentissement psychomoteur, l’autodé- influence tel qu’il est décrit par Françoise LÉONARD, L. ET M. BEN AMAR, (2002). Proust en ces termes : Les psychotropes. Pharmacologie et toxi- nigrement, l’insomnie ou l’hypersomnie, et comanie, Montréal, Presses de l’Université éventuellement les idéations suicidaires. À chaque instant la conscience de Montréal. Modifier l’humeur 21 d’un sujet n’a rien moderne est bombardée de données OGIEN, R. (2007). L’éthique aujourd’hui. d’une opération superficielle. Il en va d’une sans suite ni consécution : automati- Maximalistes et minimalistes, Paris, intervention somatique sur ce qui corres- sations et morcellements des activités, Gallimard. pondait à la trame narrative, à l’intériorité prostitution des biens et des per- PIGNARRE, P. (2001). Comment la dépres- de soi naguère comprise depuis le registre sonnes en marchandises, atomisation sion est devenue une épidémie, Paris, de la plainte adressée à autrui, de l’histoire des masses, rafale d’informations Éditions de la Découverte. racontée. Ce moment où s’exerçait la récol- […] Le monde a déclaré la guerre à PROUST, F. (1994). L’histoire à contretemps. lection narrative cède ici sa place à une la conscience. Traumatisée, soumise Le temps historique chez Walter Benjamin, perspective biologique qui, progressive- à une série incessante de chocs, à un Paris, Éditions du Cerf. ment, gomme l’historicité ou la singularité déferlement d’agressions, elle n’est REDEKER, R. (2007). Dépression et philo- du symptôme particulier pour le soumettre plus en mesure de faire face et de sophie. Du mal du siècle au mal de ce siècle, à l’économie générale de l’augmentation du dominer ses objets. Elle, « dont le rôle Paris, Éditions Pleins Feux. taux de sérotonine dans le plasma sanguin est de protéger des sensations », se voit RICOEUR, P. (2001). Le juste 2, Paris, et sur les sites de récepteurs synaptiques débordée. […] Ainsi, la conscience ditions Esprit. É censés commander les mécanismes fon- est bien marquée, mais elle n’est que RICOEUR, P. (1990). Soi-même comme un damentaux d’adaptation du sujet à son cela : marquée, balafrée, signée, souf- autre, Paris, Seuil. environnement. flée. Ce qui la marque ce n’est pas le RYLE, G. (1978) La notion d’esprit (The présent ou le souvenir du contenu Concept of Mind). Pour une critique des LE SUJET INSTABLE d’une expérience, mais justement une concepts mentaux, Paris, Payot. L’expérience de la modernité place le simple marque, une simple balafre, SAINT-GERMAIN, C. (2007). « L’im- sujet au carrefour de champs d’influence une simple encoche : comme un cra- putabilité en droit criminel canadien des divers, qu’il s’agisse des médias, des pro- tère dans un champ, une vitre soufflée comportements induits par les antidépres- duits pharmaceutiques, de la déstructura- dans une façade ou une amputation seurs », Revue de droit de l’Université de tion des formes institutionnelles (familles, d’organe (Proust, 1994, p. 21-22). Sherbrooke, vol. 38, no 1, p. 167-214. travail, écoles) qui marquaient encore SAINT-GERMAIN, C. (2005). Paxil® Blues, récemment une certaine stabilité en regard Bibliographie Antidépresseur : La société sous influence, de la vie sociale. Le philosophe Gilles ANDLER, D. (1992). Introduction aux Montréal, Éditions du Boréal. Deleuze ne manquait pas d’observer que : sciences cognitives, Paris, Gallimard. SANTÉ CANADA (2004). « Santé Canada Réformer l’école, réformer l’indus- BRÉMOND, M. ET A. GÉRARD (1998). avertit les Canadiens de la présence de mises trie, l’hôpital, l’armée, la prison ; Vrais déprimés, fausses dépressions, Paris, en garde plus vigoureuses concernant les mais chacun sait que ces institutions Flammarion. ISRS et d’autres nouveaux antidépresseurs », en ligne, , 3 juin, consulté le 2007-12-20. leur agonie et d’occuper les gens, Paris, Armand Colin. 19 FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009
TIIHONEN, J. et al., (2006). « Antidepres- garde spécifiques notamment à l’intention des les muscles de son front et une autre avec sants and the risk of suicide, attempted sui- consommateurs adolescents. quelque organe non corporel. Plus précisé- cide, and overall mortality in a nationwide ment, cela ne consiste pas dans l’exercice 11. « Among suicidal subjects who had ever used cohort », Archives General of Psychiatry, préalable de quelque pseudo-muscle occulte antidepressants, the current use of any anti- vol. 63, p. 1358-1367. qui causerait le froncement de sourcils. “Il depressants was associated with a markedly a intentionnellement froncé les sourcils” ne WIDLÖCHER, D. (1983). Les logiques de increased risk of attempted suicide and, at the relate donc pas deux épisodes. Cet énoncé la dépression, Paris, Fayard. same time, with a markedly decreased risk rapporte un seul épisode, très différent de of completed suicide and death » (Tiihonen WOTLING P. (1999), La pensée du sous- celui auquel renvoie l’énoncé “il a involon- et al., 2006, p. 1358). sol. Lire Nietzsche : statut et structure tairement froncé les sourcils” ; photographi- de la psychologie dans la philosophie de 12. Il suffit de penser ici à la multiplication des quement, néanmoins, les deux froncements Nietzsche, Paris, Allia. prescriptions de la Ritaline pour exercer un peuvent être identiques » (Ryle, 1978, p. 72). contrôle sur l’enfant d’âge scolaire. 17. À propos de la conscience, à la suite des Notes 13. « La dépression est le trouble psychiatrique observations nietzschéennes, Michel Haar 1. Au Canada, la dépression est le diagnostic le plus commun chez l’adulte et peut toucher note ceci : « alors qu’elle croit donner des effectué en cabinet médical qui augmente le 13 % à 20 % de la population (Finley, Laird ordres, elle ne fait qu’enregistrer, qu’exécuter. plus rapidement. De 1991 à 2004, le nombre et Benefield, 2001). Elle est deux fois plus Elle attribue les différents états psychiques à de visites chez le médecin pour dépression a fréquente chez la femme que chez l’homme une cause unique, elle-même. […] Elle croit presque doublé. La majorité des visites (57 %) (Kamil, 1996 ; APA, 2000). Aux États-Unis, même – illusion suprême – qu’elle est un subs- ayant pour cause la dépression ont été faites la prévalence de la dépression majeure à un trat qui “contrôle” tout le sujet, détermine et par des Canadiens âgés entre 40 et 64 ans moment ou un autre de la vie est de 12,7 % guide jusqu’à la bonne marche des fonctions (voir IMS Health Canada, 2005). chez l’homme et de 21,3 % chez la femme corporelles » (1983, p. 341). (Kessler et al., 1994). Elle peut débuter à n’im- 2. Comme le souligne Robert Redeker (2007, 18. « La question du libre-arbitre, elle-même un porte quel âge et de 50 à 60 % des individus p. 14) : « ainsi, la norme évolue : ce qui physio- agglomérat de problèmes enchevêtrés et, pour qui en ont souffert manifestent des rechutes logiquement peut paraître normal à certaines la plupart, mal posés, dérive partiellement (APA, 2000) » (Léonard et Ben Amar, 2002, époques, du fait probablement qu’il est impos- de cette extension inconsciente du terme p. 754). sible de s’y opposer, peut devenir maladif à “volontaire” et des applications fallacieuses des époques suivantes. Donnons un exemple 14. « Ces produits sont considérés comme aty- des expressions “pourrait” et “aurait pu s’em- de ce jeu de la norme physiologique : nor- piques, car ils ont un profil pharmacologique pêcher” qui s’ensuivent » (Ryle, 1978, note 60, males naguère encore, et même sacralisées, particulier qui les distingue des autres types p. 72-73). les souffrances de l’accouchement paraissent d’antidépresseurs et ils ne présentent pas les mêmes caractéristiques fonctionnelles et 19. « Dans certaines discussions philosophiques aujourd’hui nettement moins acceptables. Ces sur le caractère volontaire ou involontaire souffrances cheminent sur la voie de leur structurales que les autres catégories de médi- caments (Kamil, 1996). Ils comprennent le des actions […] les termes “volontaires”, dénormalisation ». “involontaire” et “responsable” sont utilisés, bupropion (Zyban®, Wellbutrin®), la néfazo- 3. Sur la question de l’ipséité, lire Paul Ricoeur non dans leur sens restreint qui concerne les done (Serzone-5ht2®) et la trazodone (Desy- (1990, p. 198). erreurs, réelles ou apparentes, mais dans un rel®). La néfazodone et la trazodone agissent sens élargi, englobant toute activité suscep- 4. Formule rendue célèbre par la politicienne principalement sur la transmission séroto- tible d’être jugée plus ou moins favorablement française Georgina Dufoix à l’occasion du ninergique, alors que l’action du bupropion selon n’importe quel critère d’excellence ou procès sur le sang contaminé. s’exerce surtout sur la transmission dopami- de conformité. […] [P]our sauver le droit à nergique (Baldessarini, 2001) » (Léonard et 5. La réponse « responsable, mais pas coupable » utiliser des concepts d’évaluation, il fallait Ben Amar, 2002, note 53, p. 760). sied parfaitement au moyen de défense, à montrer que leur champ d’application se la position juridique d’Adolph Eichmann à 15. « […] [D]ès qu’un témoin oculaire, [dit] la situait ailleurs que dans le monde extérieur ; Nuremberg. vérité, raconte ce qu’il a vu à un autre, son c’est alors qu’on a pensé qu’un monde inté- témoignage se dégrade aussitôt par le simple rieur de forces non mesurables mais pourvues 6. Pour interpréter le sens de cette inflation dia- fait que ce message est reçu avec une inter- de fins remplirait cet office » (Ryle, 1978, note gnostique, voir Saint-Germain (2005). prétation de la part de l’auditeur et qu’il tend 60 p. 72-73). 7. Voir à ce propos Brémond et Gérard (1998). à n’avoir plus de valeur en passant d’un audi- 20. Un pan immense de la philosophie actuelle 8. Cette question a été abordée dans Saint- teur à un autre » (Cléro, 2004, p. 209). Ce de l’esprit tend à reconsidérer tous les pré- Germain (2005). phénomène de dégradation obéit à la Loi de jugés moraux qui gouvernaient « l’ancienne Craig qui s’énonce de la manière suivante : 9. « En 1970, il y avait cent millions de déprimés psychologie ». Voir notamment à ce propos « Loi qui décrit comment se comporte la force dans le monde. Trente ans plus tard, ils sont Andler (1992) et Edelman (1992). probante d’un témoignage, lorsqu’il est repris peut-être un milliard ! Selon plusieurs rap- un certain nombre de fois. À supposer qu’on 21. L’humeur ou thymie est une disposition affec- ports d’organismes officiels, la dépression est puisse créditer le premier témoignage d’une tive régissant les émotions et les instincts aujourd’hui la quatrième cause mondiale de probabilité de a/b, et qu’il soit raconté avec d’un individu. Sa définition selon Delay est handicap et elle devrait passer au deuxième la même force de a/b, sa probabilité décroît classique : « L’humeur est cette disposition rang dans les vingt-cinq prochaines années graduellement de a/b à a2/ b2 » (Cléro, 2004, affective fondamentale riche de toutes les […] En France, le nombre de patients dépri- p. 622). instances émotionnelles et instinctives qui més et soignés a augmenté de 1 million en dix donne à chacun de nos états d’âme une tona- ans (1980-1991), les femmes étant toujours 16. Malheureusement, l’élément interne, soit le lité agréable ou désagréable, oscillant entre trois fois plus nombreuses que les hommes. « dedans » psychique qui fait l’objet de toutes les deux pôles extrêmes du plaisir et de la Cela représente une augmentation de 60 %. les attentions de la morale autant que du droit criminel, n’est que l’illusion métaphorique douleur » (Léonard et Ben Amar, 2002, note Selon l’Organisation mondiale de la santé 53, p. 752). (OMS), la dépression sera ainsi dans les pro- que produit l’idée de mécanisme imprudem- chaines années un des deux grands problèmes ment décalqué des lois physiques et appliqué 22. « Le sujet n’est pas mort ; il a perdu sa psy- de santé publique et peut-être même le pre- aux opérations psychiques. L’intention serait chologie restreinte, sa figure familière, il est mier, avant les maladies cardio-vasculaires » la doublure interne, le présupposé absolu de devenu pulsion, opération, productivité ; (Pignarre, 2001, p. 11). l’action extérieure. Le philosophe oxfordien machine, émetteur-récepteur, réseau, système Gilbert Ryle constate que : « froncer intention- synaptique enfoncé dans le clignotement des 10. Ce changement brutal de comportements nellement les sourcils ne consiste ni à faire interconnexions sociales et biologiques » des patients a d’ailleurs amené non seule- deux choses dont l’une a lieu sur le front et (Goux, 1978, p. 122). ment Santé Canada mais la FDA à exiger l’autre dans un endroit (au sens métaphorique des fabricants qu’ils publient des mises en du terme) différent, ni à faire une chose avec FRONTIÈRES ⁄ PRINTEMPS 2009 20
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