Entre antiromanisme catholique et républicanisme absolutiste : Paolo Sarpi (1552-1623) et la défense du bien public au temps de la crise de ...

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Entre antiromanisme catholique et républicanisme absolutiste : Paolo Sarpi (1552-1623) et la défense du bien public au temps de la crise de ...
Patrick Arabeyre et Brigitte Basdevant-Gaudemet (dir.)

                           Les clercs et les princes
                           Doctrines et pratiques de l’autorité ecclésiastique à l’époque
                           moderne

                           Publications de l’École nationale des chartes

Entre antiromanisme catholique et
républicanisme absolutiste : Paolo Sarpi
(1552-1623) et la défense du bien public au temps
de la crise de l’Interdit vénitien (1606-1607)
Sylvio Hermann De Franceschi

DOI : 10.4000/books.enc.402
Éditeur : Publications de l’École nationale des chartes
Lieu d'édition : Publications de l’École nationale des chartes
Année d'édition : 2013
Date de mise en ligne : 26 septembre 2018
Collection : Études et rencontres
ISBN électronique : 9782357231122

http://books.openedition.org

Référence électronique
HERMANN DE FRANCESCHI, Sylvio. Entre antiromanisme catholique et républicanisme absolutiste :
Paolo Sarpi (1552-1623) et la défense du bien public au temps de la crise de l’Interdit vénitien (1606-1607)
In : Les clercs et les princes : Doctrines et pratiques de l’autorité ecclésiastique à l’époque moderne [en
ligne]. Paris : Publications de l’École nationale des chartes, 2013 (généré le 06 mai 2019). Disponible
sur Internet : . ISBN : 9782357231122. DOI : 10.4000/
books.enc.402.
entre antiromanisme cathoLique
         et répuBLicanisme aBsoLutiste :
    paoLo sarpi (1552-1623) et La DéFense Du Bien
     puBLic au temps De La crise De L’interDit
                 Vénitien (1606-1607)
                                                   par

                         sylvio hermann De Franceschi

    au premier âge baroque, le souverain pontiicat doit afronter le feu roulant
de critiques particulièrement virulentes et qui lui sont adressées du sein même
de la catholicité. on assiste alors à un vaste mouvement de consolidation d’un
antiromanisme catholique dont les origines remontent au moyen Âge mais qui
tire désormais proit de l’expression récente des doctrines de la raison d’état1.
pour la première fois formulée dans les célèbres Disputationes de controuersiis
christianæ idei (1586-1593) du jésuite robert Bellarmin (1542-1621), la thèse
de la potestas indirecta du pontife romain in rebus temporalibus – qui revendique
pour le pape le droit d’intervenir au temporel pour autant que les intérêts du

    1. sur les doctrines de la raison d’état, voir d’abord les études classiques de Giuseppe tofanin,
Machiavelli e il tacitismo : la politica storica al tempo della controriforma, padoue, 1921 ; rééd. naples,
1972 ; de Friedrich meinecke, Die Idee der Staatsräson in der neueren Geschichte, munich/Berlin,
1924 ; L’idée de la raison d’état dans l’histoire des Temps modernes, trad. fr. maurice chevallier,
Genève, 1973 ; d’étienne huau, Raison d’état et pensée politique à l’époque de Richelieu, postface
de Gérard mairet, paris, 1966 ; rééd. paris, 2000 ; et de rodolfo De mattei, Il problema della
« ragion di Stato » nell’età della Controriforma, milan/naples, 1979. consulter ensuite La raison
d’état : politique et rationalité, éd. christian Lazzeri et Dominique reynié, paris, 1992 ; Le pouvoir
de la raison d’état, éd. ch. Lazzeri et D. reynié, paris, 1992 ; et Raison et déraison d’état, dir. Yves-
charles Zarka, paris, 1994, en particulier marcel Gauchet, « L’état au miroir de la raison d’état :
la France et la chrétienté », p. 193-244. pour une présentation synthétique, consulter Gérald sfez,
Les doctrines de la raison d’état, paris, 2000 ; et pour un récent état des lieux, voir Revue de synthèse,
t. 130/2, 2009 : Réalisme et mythologie de la raison d’état. 1. Une question de mémoire historique,
dir. Laurie catteeuw, et t. 130/3, 2009 : Réalisme et mythologie de la raison d’état. 2. Des combats
pour l’histoire, dir. Laurie catteeuw.
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spirituel le requièrent – suscite de très hostiles réactions de la part de nombre
de théologiens catholiques2 ; elle est au cœur des débats engendrés, au début du
xviie siècle, par la crise de l’interdit vénitien (1606-1607)3. Face aux prétentions
des défenseurs du saint-siège et aux arguments du cardinal Bellarmin, qui a pris
part très active à la querelle, il est revenu au servite vénitien paolo sarpi (1552-
1623) de justiier l’attitude de la sérénissime et d’incarner pour longtemps en
péninsule italienne le ier rejet d’une centralité romaine instaurée dans l’église
par les pères tridentins4. sarpi devait rapidement devenir le glorieux symbole
d’une résistance acharnée des catholiques antiromains à l’incroyable volonté de
puissance développée par le pontiicat post-tridentin.

    2. sur l’ecclésiologie de Bellarmin, voir Joseph de La servière, La théologie de Bellarmin, paris,
1909 ; Franz Xaver arnold, Die Staatslehre des Kardinals Bellarmin. Ein Beitrag zur Rechts- und
Staatsphilosophie des konfessionellen Zeitalters, munich, 1934 : et, plus récemment, Franco motta,
Bellarmino. Una teologia politica della Controriforma, Brescia, 2005, et stefania tutino, Empire
of Souls. Robert Bellarmine and the Christian Commonwealth, oxford, 2010. on se permet éga-
lement de renvoyer à sylvio hermann De Franceschi, « L’autorité pontiicale face au legs de
l’antiromanisme catholique et régaliste des Lumières : réminiscences doctrinales de Bellarmin et
de suárez dans la théologie politique et l’ecclésiologie catholiques de la mi-xviiie siècle à la mi-
xixe siècle », dans Archivum Historiæ Pontiiciæ, t. 38, 2000, p. 119-163 ; id., « Le pouvoir indirect
du pape au temporel et l’antiromanisme catholique des âges pré-infaillibiliste et infaillibiliste :
références doctrinales à Bellarmin et à suárez dans la théologie politique et l’ecclésiologie catho-
liques du début du xixe siècle à la mi-xxe siècle », dans Revue d’histoire de l’église de France, t. 88,
2002, p. 103-149, et id., « Le modèle jésuite du prince chrétien. à propos du De oicio principis
Christiani de Bellarmin », dans XVIIe siècle, n° 237, 2007, p. 713-728.
    3. Voir s. De Franceschi, Raison d’état et raison d’église. La France et l’Interdit vénitien (1606-
1607) : aspects diplomatiques et doctrinaux, paris, 2009, et id., La crise théologico-politique du
premier âge baroque. Antiromanisme doctrinal, pouvoir pastoral et raison du prince : le Saint-Siège face
au prisme français (1607-1627), rome, 2009.
    4. sur sarpi, voir en premier lieu les études classiques de Federico chabod, La politica di
Paolo Sarpi, rome, 1952, repris dans id., Scritti sul Rinascimento, turin, 1967, p. 459-590 ; de
Gaetano cozzi, Paolo Sarpi tra Venezia e l’Europa, turin, 1979 ; de David wootton, Paolo Sarpi.
Between Renaissance and Enlightenment, cambridge, 1983 ; et de Vittorio Frajese, Sarpi scettico.
Stato e Chiesa a Venezia tra cinque e seicento, Bologne, 1994. pour de récentes mises au point, voir
Paolo Sarpi. Politique et religion en Europe, éd. marie Viallon, paris, 2010. on se permet égale-
ment de renvoyer à s. De Franceschi, « Les irrémédiables brisures de la chrétienté de l’histoire.
paolo sarpi entre idée italienne et idéal chrétientaire », dans Le sentiment national dans l’Europe
méridionale aux XVIe et XVIIe siècles (France, Espagne, Italie), éd. alain tallon, madrid, 2007, p. 273-
293, id., « paolo sarpi et Fulgenzio micanzio. L’extrémisme catholique antiromain du début du
xviie siècle », dans Antiromanisme doctrinal et romanité ecclésiale dans le catholicisme posttridentin
(XVIe-XXe siècles). Actes de la journée d’études de Lyon (30 novembre 2007), éd. s. De Franceschi, Lyon,
2009 (chrétiens et sociétés. Documents et mémoires, 7), p. 45-71 ; id., « antiromanisme catho-
lique et liberté ecclésiastique. La question de la libertas ecclesiastica au temps de l’interdit vénitien
(1606-1607) », dans Libertas ecclesiæ. Esquisse d’une généalogie (1650-1800), éd. stéphane-marie
morgain, paris, 2010, p. 113-133 ; et id., « romanité et universalité de la communauté ecclésiale.
Le débat catholique sur les caractères de la véritable église au temps de paolo sarpi », dans Paolo
Sarpi. Politique et religion…, p. 105-138.
paoLo sarpi et La DéFense Du Bien puBLic                      359

    Les causes ponctuelles de la crise vénitienne qui éclate un an après que le
pape paul V a accédé au trône de saint pierre sont connues. Le 17 avril 1606, le
nouveau pontife fulmine la bulle Superioribus mensibus par quoi il excommunie
le doge et le sénat de la sérénissime et impose au territoire de la république
lagunaire le plus drastique des interdits ecclésiastiques. à l’origine de la sen-
tence pontiicale, l’adoption par la seigneurie de trois lois qui allaient, d’après
paul V, à l’encontre de la liberté de l’église : la première, du 23 mai 1602, réglait
la question de la dévolution des biens immeubles autrefois ecclésiastiques et
depuis détenus en emphytéose par des laïques en tranchant l’épineux dilemme
au détriment des gens d’église dans le cas d’une extinction de la lignée directe
de l’emphytéote ; la deuxième, du 10 janvier 1603, interdisait la construction
d’édiices religieux, églises, monastères, hospices, sans l’expresse autorisation
préalable du pouvoir séculier ; la troisième, du 26 mars 1605, limitait sévère-
ment la capacité des sujets vénitiens de faire des legs pieux et faisait prohibition
d’aliéner perpétuellement des biens immeubles laïques en faveur de personnes
ecclésiastiques sans accord de la puissance lagunaire. autre grief retenu par le
souverain pontife à l’encontre des autorités vénitiennes, la bruyante incarcération,
durant l’été 1605, de scipione saraceni, chanoine de Vicence, accusé d’avoir
rompu les sceaux publics apposés aux portes de la chancellerie de l’évêché vicen-
tin, alors vacant, et surtout d’avoir poursuivi de ses indécentes assiduités une
veuve de la noblesse du lieu, allant jusqu’à souiller sa porte d’excréments après
que ses avances véhémentes ont été, et fort vaillamment, repoussées. presque
au même moment, le redouté conseil des Dix se saisissait de la personne de
marcantonio Brandolin Valdemarin, abbé de nervesa, à qui l’on reproche, entre
autres, empoisonnement, homicide, inceste, parricide, escroqueries, stupre, viols
et violences diverses. assurément peu fréquentable, l’abbé entretient chez lui un
prêtre sinistrement renommé pour ses pratiques de sorcellerie et ses vénéneuses
compétences ; il fait régulièrement bastonner ses concitoyens quand ils ont le
malheur de lui déplaire ; il entretient des relations charnelles avec sa propre
sœur. si la dignité ecclésiastique du chanoine et de l’abbé pouvait sans doute
leur valoir le droit de n’être déférés que devant un tribunal d’église, la gravité
des chefs d’inculpation, criminels ou relatifs à l’ordre public, les qualiiait sans
contredit pour une justice civile.
    on n’entend pas ici revenir sur le détail des événements qui ont jalonné une
crise diplomatique d’une très rare intensité, mais plutôt s’intéresser à la por-
tée doctrinale du discours tenu par les autorités lagunaires et leurs défenseurs.
nommé consulteur in iure de la sérénissime le 28 janvier 1606, sarpi a mis ses
compétences de canoniste et de théologien au service de la cause vénitienne dès
le début du conlit. au il des nombreux textes qu’il rédige entre 1606 et 1607,
le servite construit une ecclésiologie antiromaine qui va lui valoir l’estime et
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même la sympathie des gallicans5, mais qui, par sa violence, son intransigeance
et son extrémisme, dépasse manifestement les conséquences régalistes du gallica-
nisme classique pour déboucher sur l’expression d’un républicanisme désormais
clairement absolutiste. Dans sa célèbre étude sur l’Histoire de la raison d’état
(1860), le publiciste italien Giuseppe Ferrari (1811-1876)6, acquis à la cause du
risorgimento, faisait de sarpi un penseur machiavélien qui avait opposé la dimen-
sion républicaine de l’œuvre de l’illustre secrétaire lorentin au machiavélisme
monarchique adopté par la papauté. Dans son combat contre le cardinal Bellarmin
et les jésuites romains, le servite s’était fait l’apologiste d’une raison d’état encore
plus puissante et débridée que celle qu’il dénonçait chez ses adversaires : « tous les
instrumenta imperii, tous les arcana imperii, toutes les abominations du machiavé-
lisme, [sarpi] les met au service de l’inquisition politique avec une peridie dont
l’efronterie calme et réléchie donne le frisson. nulle part je n’ai vu un écrivain
plus intimement persuadé de la nécessité de l’imposture »7. Dressant le catalogue
des mesures le plus efrayantes prônées par sarpi pour assurer la stabilité du régime
républicain à Venise, Ferrari donnait à voir un religieux sans aucun scrupule et
dont le cynisme n’avait rien à envier à celui de machiavel lui-même. Ferrari ne
méconnaissait pourtant pas les contraintes exercées par la situation politique à

     5. sur l’ecclésiologie gallicane, outre les travaux classiques de Victor martin, Le gallicanisme
et la réforme catholique. Essai historique sur l’introduction en France des décrets du concile de Trente
(1563-1615), paris, 1919 ; id., Le gallicanisme politique et le clergé de France, paris, 1929 ; id.,
Les origines du gallicanisme, paris, 1939, 2 t. ; et de Joseph Lecler, « qu’est-ce que les Libertés de
l’église gallicane ? », dans Recherches de science religieuse, t. 23, 1933, p. 385-410 et p. 542-568,
et t. 24, 1934, p. 47-85 ; voir aimé-Georges martimort, Le gallicanisme de Bossuet, paris, 1953 ;
william J. Bouwsma, « Gallicanism and the nature of christendom », dans Renaissance. Studies in
honor of Hans Baron, éd. anthony molho et John tedeschi, Dekalb (ill.), 1971, p. 809-830, repris
dans id., A Usable Past. Essays in European Cultural History, Berkeley/Los angeles/oxford, 1990,
p. 308-324 ; a.-G. martimort, Le gallicanisme, paris, 1973 (que sais-je ?) ; et plus récemment a.
tallon, Conscience nationale et sentiment religieux en France au XVIe siècle. Essai sur la vision gallicane
du monde, paris, 2002 ; et Françoise hildesheimer, « entre droit et théologie. L’absolutisme galli-
can », dans Les cours d’Espagne et de France au XVIIe siècle, éd. chantal Grell et Benoît pellistrandi,
madrid, 2007 (collection de la casa de Velázquez, 98), p. 263-278. consulter aussi s. De Fran-
ceschi, « La genèse française du catholicisme d’état et son aboutissement au début du ministériat
de richelieu : les catholiques zélés à l’épreuve de l’afaire santarelli et la clôture de la controverse
autour du pouvoir pontiical au temporel (1626-1627) », dans Annuaire-bulletin de la Société de
l’histoire de France, 2001, p. 19-63, et id., « Gallicanisme, antirichérisme et reconnaissance de la
romanité ecclésiale : la dispute entre le cardinal Bellarmin et le théologien parisien andré Duval
(1614) », dans Papes, princes et savants dans l’Europe moderne. Mélanges à la mémoire de Bruno
Neveu, éd. Jean-Louis quantin et Jean-claude waquet, Genève, 2007, p. 97-121.
     6. sur Ferrari, outre les pages désormais classiques de walter maturi, Interpretazioni del Risor-
gimento. Lezioni di storia della storiograia, préf. ernesto sestan, turin, 1962, p. 159-178 ; voir
silvia rota Ghibaudi, Giuseppe Ferrari. L’evoluzione del suo pensiero, 1838-1860, Florence, 1969 ;
et mario schiattone, Alle origini del federalismo italiano : Giuseppe Ferrari, Bari, 1996.
     7. Giuseppe Ferrari, Histoire de la raison d’état, paris, 1860 ; rééd. paris, 1992, p. 296.
paoLo sarpi et La DéFense Du Bien puBLic                                     361

laquelle sarpi était confronté : « ces idées d’enfer, exposées dans un style lucide,
avec une assurance que ne donnerait jamais une perversité individuelle, forment
ce qu’on doit appeler la raison d’être de Venise, ainsi rappelée à cette prudence
qui se méiait si justement de son peuple léger et des rébellions de ses villes, trop
ouvertes à l’inluence italienne, aux foudres de l’église et à des ennemis maîtres
du monde »8. soucieux de défendre Venise contre les ambitions du pontiicat
romain et les prétentions hégémoniques de l’espagne, sarpi avait été conduit à
prendre des positions que ne devaient pas comporter son appartenance à un ordre
religieux et sa double qualité de canoniste et de théologien – il avait sacriié sa
morale de chrétien par patriotisme : « c’est ce même sarpi qui expia sa liberté
prématurée par une immoralité non moins exceptionnelle, mais désormais ver-
tueuse dans une république où tout avait toujours été soumis au principe exclusif
de l’indépendance politique, d’après ce mot célèbre : soyons d’abord vénitiens
et ensuite chrétiens »9. si moralement douteux qu’il fût, le républicanisme sar-
pien ne méritait apparemment pas moins d’être embrigadé au service d’idéaux
« risorgimentaux » qui se heurtaient encore et toujours à l’autorité pontiicale.
    si l’ecclésiologie sarpienne a fait l’objet de nombreuses études et si l’on connaît
bien désormais les sources auxquelles sarpi a puisé pour défendre une conception
résolument séparatiste des rapports entre puissances spirituelle et temporelle, il
manque encore une mise en lumière des principaux traits de son républicanisme.
si documentée qu’elle soit, l’étude fondamentale de william J. Bouwsma (1923-
2004) sur Venice and the Defense of Republican Liberty (1968) s’est surtout, et
paradoxalement, contentée de déinir l’idéal républicain de sarpi par le refus qu’il
a opposé aux revendications théocratiques du saint-siège10. orientation d’autant
plus étonnante que l’objectif explicite du livre de Bouwsma était de traquer à
Venise les indices d’une rémanence de ce que l’historien allemand hans Baron
(1900-1988), dans un ouvrage célèbre sur l’histoire de la république lorentine,
avait appelé en 1955 Bürgerhumanismus, soit un humanisme civique11. il ne
s’agit pas ici d’entrer en dispute avec des thèses historiographiques qui ont fait
couler beaucoup d’encre12, mais d’essayer de voir ce qui, dans l’œuvre ecclésiolo-
gique de sarpi, s’exprime d’un vocabulaire et d’une mentalité traditionnellement

    8. Ibid., p. 296.
    9. Ibid., p. 297.
    10. w. J. Bouwsma, Venice and the Defense of Republican Liberty. Renaissance Values in the Age of
the Counter Reformation, Berkeley/Los angeles, 1968 ; rééd. 1984.
    11. hans Baron, he Crisis of the Early Italian Renaissance. Civic Humanism and Republican
Liberty in an Age of Classicism and Tyranny, princeton, 1955 ; rééd. 1966.
    12. pour un bilan des discussions autour des interprétations de hans Baron, voir Renaissance
Civic Humanism. Reappraisals and Relexions, éd. James hankins, cambridge, 2000. pour une
étude récente du républicanisme italien au xvie siècle, voir renaud Villard, Du bien commun au mal
nécessaire. Tyrannies, assassinats politiques et souveraineté en Italie, vers 1470-vers 1600, rome, 2008.
362                          sYLVio hermann De Franceschi

républicains, de comprendre comment son éventuel républicanisme a pu struc-
turer son ecclésiologie antiromaine et, à partir de quelques exemples, de montrer
dans quelle mesure les défenseurs de la papauté ont été contraints d’adapter leurs
réponses à un type de discours qui leur était profondément étranger.
    La substance des positions sarpiennes est expressément formulée dès le début
de la crise de l’interdit dans un consulto – justement tenu pour capital – de la in
du mois de janvier 1606. Le servite y revient longuement sur le contenu des lois
vénitiennes incriminées par le saint-siège. L’ensemble de sa démonstration repose
non pas tant sur une mise en cause de la libertas ecclesiastica que sur la nécessité
de défendre le bien public, « il ben publico ». à suivre sarpi, les lois vénitiennes
n’ont pas violé le droit de l’église de recevoir de la part de laïques, en legs, en
donation ou en aliénation, des biens immeubles ou encore celui d’obtenir la per-
mission d’édiier en un lieu donné églises, couvents et monastères. au contraire,
la récente législation n’est qu’une application rigoureusement civile du principe
de souveraineté : « en vertu de sa puissance souveraine, le prince a promulgué
une loi qui s’applique aux personnes privées et qui prescrit de quelle manière
elles peuvent disposer de leurs biens immeubles, ce qu’il peut faire par droit
naturel dans la mesure où les jurisconsultes déinissent la possession comme la
faculté d’user de ses biens pour autant que la loi l’autorise »13. en interdisant à ses
sujets de faire sans autorisation préalable ce qui leur était auparavant permis sans
condition, le prince n’a lésé personne. certes, l’église ne peut plus s’approprier
de biens immeubles de manière incontrôlée, mais, souligne sarpi, elle n’a en rien
été spoliée : « on ne lui a rien pris ; on s’est contenté, par souci du bien public,
de restreindre le droit des laïques. L’église n’essuie qu’une perte accidentelle ; elle
ne peut donc prétendre qu’on lui ait fait une injustice »14. au surplus, note sarpi,
les Vénitiens les plus zélés à l’égard de la puissance ecclésiastique peuvent toujours
vendre à des laïques des biens immeubles dont ils ofrent ensuite le prix de vente en
numéraire à l’église : la loi ne l’interdit pas. si n’importe quel sujet peut prendre,
sans ofenser la liberté ecclésiastique, des dispositions testamentaires pour que ses
biens ne reviennent pas à l’église, à plus forte raison le prince souverain, dont
le pouvoir sur les biens immeubles sis sur le territoire de sa principauté est plus
grand que les droits conférés au propriétaire par la possession, peut-il décider de

    13. paolo sarpi, Consulto 1, 20-28 janvier 1606, dans Consulti, éd. corrado pin, vol. i : 1606-
1609, t. i : I consulti dell’Interdetto (1606-1607), pise/rome, 2001, p. 191-206, à la p. 197 : « per
la facultà della sua potestà suprana, [il principe] ha dato legge alli privati in che muodo possino
disponere delli suoi stabili, il che il principe può far per legge di natura, imperciò che li giuris-
consulti diiniscono il dominio che sia una facultà di usare la cosa sua quanto la legge concede ».
    14. Ibid., p. 197 : « se la chiesa perciò non può ricevere quello che poteva prima o non in
quel muodo, non li è stato levato niente del suo, ma per il ben publico è stato ristretto il dominio
al laico. Laonde accidentalmente la chiesa ha meno di quello che aveva, e per tanto non se gli fa
ingiuria ».
paoLo sarpi et La DéFense Du Bien puBLic                                     363

mettre un frein aux incessantes dévolutions en faveur de la puissance spirituelle15.
De refuser au prince de faire ce qu’il est licite à un sujet de faire revient à mettre
le second au-dessus de la loi ; or, note sarpi, platon a montré qu’il n’y avait pas
de plus grand inconvénient pour la santé du corps politique que d’admettre qu’il
y eût quelque chose de supérieur à la loi16. référence platonicienne qui est un
indice de préoccupations caractéristiques d’une forme de républicanisme.
    on a trop souvent réduit l’œuvre sarpienne au seul témoignage d’un anti-
romanisme catholique si exceptionnel qu’il tendait à se rapprocher des thèses
protestantes. s’il ne s’agit pas ici de nier son évidente appartenance à une généa-
logie européenne du régalisme ou du juridictionalisme, force est pourtant de
convenir, à la lire de près, qu’elle présente, et il ne pouvait en être autrement,
nombre de traits propres au républicanisme vénitien, lui-même imbu des thèses
politiques formulées à Florence au tournant des xve et xvie siècles. à souligner, un
premier point, et d’importance : sarpi fonde le plus souvent ses raisonnements
sur l’acceptation du principe moderne de souveraineté. ainsi, à propos de la loi
du 10 janvier 1603, le servite explique-t-il que de dire que les églises relèvent
de la sujétion du prince revient à dire qu’il a pouvoir sur elles, mais que de dire
qu’on ne puisse en édiier sans sa préalable permission n’est pas autre chose que
d’airmer qu’il a pouvoir sur le fonds destinés à les accueillir17. prérogative que
nul ne peut dénier au souverain : « personne ne refusera au prince la puissance
sur le terrain, la supericie et le fonds de tout son principat et sur les personnes
privées qui le possèdent, puisqu’il s’agit là d’un droit divin, attesté manifeste-
ment par les saintes écritures et par les docteurs, laquelle puissance du prince,
qu’ils appellent majesté ou souveraineté, est nettement distinguée du pouvoir
détenu par le sujet, ainsi que l’a noté sénèque, et lui est tellement supérieure
que le prince peut prendre possession de ce qui appartient à ses sujets mais que
ceux-ci ne peuvent en aucune manière préjudicier à la puissance princière »18.

    15. Ibid., p. 200 : « con ottima ragione li giurisconsulti hanno notato molti casi dove un pri-
vato per testamento o per contratto può impedire che la robba sua non vada nella chiesa, come
nelle emiteusi, e questa senza ofesa della libertà ecclesiastica, concludendo che non debbe esser
proibito al principe quello che vien concesso al privato, e certo concludono evidentemente, perché
maggior è la potestà del principe sopra tutti li stabili del suo imperio che il dominio de’ privati ».
    16. Ibid., p. 200 : « e negare che non si possi statuir per leggi tutto quello che li privati pos-
sono pattuir fra loro senza torto di nissuno è un metter li sudditi sopra la legge, contra quello che
platone dice essere grande inconveniente nella republica, che vi sia cosa piú sapiente e potente della
legge ; potrà un privato ordinare che le cose sue non vadino nella chiesa, e il principe o la legge
non potrà farlo ? »
    17. Ibid., p. 202 : « il dire che le chiese siino soggette al principe è dire che abbi potestà sopra
di loro ; il dire che non si fabricano senza licenza è dire che abbia potestà sopra il fondo, dove si
possono fabricare ».
    18. Ibid., p. 202 : « nissuno negarà al principe la potestà sopra l’area, la supericie e il fondo di
tutto il suo imperio e sopra li privati che lo possedono, perché questo è de iure diuino, come nella
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référence implicite mais classique au De clementia de sénèque et qui est l’une
des marques du tacitisme républicain à quoi David wootton, dans son étude
de 1983, a relié les convictions politiques de sarpi. Le servite le répète : « Dans
un état bien ordonné, la souveraineté exige que le prince puisse disposer de
chacun et de tous les biens, de même que l’exigent nécessité et utilité du bien
public, et que personne ne puisse de lui-même faire quoi que ce soit contre la
volonté du prince »19. c’est assurément là l’expression d’un absolutisme répu-
blicain dont l’application, strictement séculière, justiie la résistance civile aux
injonctions romaines au nom d’une défense du bien public en charge de quoi
est imprescriptiblement le prince.
    De faire construire une église n’est pas nécessairement une bonne action.
un acte doit s’apprécier non seulement ratione materiæ, mais aussi et surtout
ex circumstantiis : « édiier une église quand et où il le faut est chose méritoire,
mais quand, où et comme il ne le faut pas est péché, car c’est aller à l’encontre de
l’interdiction du prince, à qui il appartient de décider en quels lieux il convient
au bien public qu’il y ait une église »20. aux revendications pontiicales justiiées
par un recours trop rapide à la notion de liberté ecclésiastique, sarpi opposait
la souveraineté d’un principat absolu chargé de veiller à l’intègre conservation
du corps politique.
    Face à la théocratie débridée dont rêvaient encore nombre de canonistes
romains hostiles aux accommodements proposés par Bellarmin, le servite véni-
tien construisait un absolutisme civil non moins efréné et qui s’alliait avec une
ecclésiologie ouvertement antiromaine. publiées avant l’été 1606, les célèbres
Considerazioni sopra le censure di Papa Paulo Quinto sont sans contredit l’un des
ouvrages les plus importants de sarpi ; elles sont d’ailleurs presque immédiate-
ment censurées par décret du saint-oice rendu le 20 septembre suivant. rédigé
sous le coup de l’indignation et dans l’atmosphère eniévrée des débuts de la
crise, le livre développe les positions retenues par le consulto de janvier 1606 et
récuse le bien-fondé des réclamations pontiicales en défendant la conception
républicaine d’un pouvoir civil auquel mission a été remise de protéger les intérêts
publics. « interesse publico, ben publico, utilità publica », toutes notions typiques

sacra scrittura è manifesto e li dottori attestano, la qual potestà del principe, che dicono maiestà o
sopranità, è separata in tutto dal dominio che ha il privato, come notò seneca, e tanto è superior a
quello che il principe può levar il dominio al privato, e questo non può in alcun conto pregiudicare
alla potestà del principe ».
    19. Ibid., p. 202 : « questa sorte di sopranità in una ben ordinata republica ricerca che il
principe possa di qualunque cosa e persona disponere, sí come ricerca la necessità e utilità del ben
publico, né il privato possi far cosa alcuna del suo contro la proibizione del principe ».
    20. Ibid., p. 203 : « Fabricar chiese dove e quando conviene è buona cosa ; dove, quando e come
non conviene è peccato ; tale è il farlo contro la proibizione del principe, al quale partiene giudicare
in quali luoghi convenga al ben publico che ci sii chiesa ».
paoLo sarpi et La DéFense Du Bien puBLic                                     365

du républicanisme italien en général, et du vénitien en particulier, et dont les
origines doctrinales remontent aux jurisconsultes du iie siècle, ulpien, paul et
papinien21. Dès les premières lignes des Considerazioni, sarpi cherchait à rassurer
le lecteur chrétien et airmait que la sérénissime avait toujours considéré qu’un
bon gouvernement reposait sur une piété sincère : « La république de Venise a
toujours estimé que le principal fondement d’un empire ou d’une domination
était la religion authentique et la piété, et elle a reçu en grâce singulière de Dieu
le fait d’être née, d’avoir été élevée et d’avoir grandi dans le véritable culte divin,
qu’elle a toujours cherché avec beaucoup de sollicitude à renforcer, et notamment
en multipliant les édiices religieux »22. pour autant, ajoute aussitôt le servite, la
conservation de l’état passe également nécessairement par l’exemplaire admi-
nistration d’une justice à l’abri de la corruption et qui préserve la propriété et la
réputation des sujets des atteintes que lui portent les malfaiteurs : « en conser-
vant chacun dans la pleine possession de ses biens et en défendant et protégeant
l’honneur de chacun, la république a assuré et heureusement perpétué le repos
et la tranquillité publics »23. impératif justicier qui a imposé à la sérénissime de
prendre des mesures à l’encontre des ecclésiastiques quand ils étaient criminels,
les exemptant toutefois de la juridiction des magistrats civils dans le cas de délits
communs. à suivre sarpi, l’impartiale attitude du pouvoir lagunaire a seule
permis le maintien des libertés républicaines : « [par sa politique], la république
a continué à jouir et à bénéicier, avec le repos public, de la liberté antique et
indépendante de son propre gouvernement24 ». L’argumentation du servite fai-
sait ouvertement fond sur un républicanisme inexpugnable et qu’il dressait en
rempart contre les usurpations d’ecclésiastiques peu scrupuleux.

     21. pour une présentation historique de la notion d’intérêt, voir c. Lazzeri, « Interest, publice
interest, utilitas publica et communis », dans henri de rohan, De l’intérêt des princes et des états de
la chrétienté, éd. c. Lazzeri, paris, 1995, p. 10-57. consulter aussi Domenico taranto, Studi sulla
protostoria del concetto di interesse. Da Commynes a Nicole (1524-1675), naples, 1992 ; Politiques de
l’intérêt, éd. D. reynié et c. Lazzeri, Besançon, 1998, en particulier D. taranto, « raison d’état
et raison d’intérêt dans la pensée politique italienne de Botero à sarpi », p. 87-118 ; et Lorenzo
ornaghi et silvio cotellessa, Interesse, Bologne, 2000.
     22. p. sarpi, Considerazioni sopra le censure della Santitá di Papa Paulo V contra la Serenissima
Republica di Venezia, Venise, 1606, repris dans id., Opere, éd. Gaetano et Luisa cozzi, 2 t., milan/
naples, 1969 ; rééd. 1997, t. i, p. 153-217 [p. 153] : « stimò sempre la republica di Vinezia che
il fondamento principale d’ogni imperio e dominio fosse la vera religione e pietà, et ha conosciuto
per grazia singolare di Dio l’esser nata, educata et accresciuta nel vero culto divino, il quale ella
ha con molta sollecitudine procurato sempre di accrescere, specialmente con fabricar molti ediici
sacri ».
     23. Ibid., p. 154 : « per il che conservando ciascuno in possesso delli suoi beni, con difesa e
protezzione speciica dell’onore d’ogn’uno, [la republica] ha mantenuta e perpetuata felicemente
la quiete e tranquillità publica ».
     24. Ibid., p. 154 : « onde s’è continuato a godere et essercitare con la quiete publica l’antica et
independente libertà del suo vero dominio ».
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    La crise qui venait de s’ouvrir entre la cité lagunaire et l’autorité pontiicale
soulevait, à travers le débat autour de la loi du 26 mars 1605, la question – sans
conteste cruciale en régime républicain – de la propriété. sarpi rappelle que « la
république a toujours cherché à faire en sorte que ses sujets fussent abondamment
pourvus de possessions et de biens immeubles, sachant qu’il était principalement
de très utile service à la sécurité publique que les personnes privées fussent à leur
aise »25. or, relève le servite, depuis plus de trois siècles, les ecclésiastiques ont
constamment accru leurs possessions foncières au détriment des revenus non seu-
lement des personnes privées, mais aussi de la république, puisqu’ils bénéicient
de conséquentes exemptions iscales. Les dispositions prises par la loi du 26 mars
1605 répondaient donc à un besoin vital du gouvernement de Venise, dont il
s’agissait de sauvegarder les ressources inancières26. au surplus, l’évolution qui se
dessinait ne pouvait manquer d’être fatale à la cité lagunaire : « Dans la mesure
où les ecclésiastiques ne peuvent jamais aliéner leurs biens, sinon avec quelque
avantage, et où les églises sont perpétuelles, si ces mêmes ecclésiastiques avaient
toujours acquis et les séculiers toujours vendu, il était nécessaire à la in que tous
les biens fussent aux mains des ecclésiastiques et que fussent éteintes toute noblesse
et toute condition civile, le monde se réduisant inalement à deux conditions,
d’ecclésiastique ou de vilain »27. il en allait de la pérennité même du pouvoir
républicain de se prémunir contre une véritable expropriation générale de son
territoire au bénéice de la puissance spirituelle. quant à l’interdiction d’édiier
églises, couvents, hospices ou monastères sans autorisation du pouvoir dogal, sarpi
la justiiait derechef en recourant à une légalité rigoureusement républicaine. pas
plus qu’elle ne devait accepter qu’une communauté étrangère élût domicile sur
son sol, se donnât un chef et traitât ensuite avec les sujets vénitiens, la sérénissime
ne pouvait tolérer que des prêtres dépendant d’une autorité autre que la sienne
et susceptibles de s’emparer de la volonté de ses ressortissants au moyen de la
confession se réunissent sans sa permission dans un monastère : la conservation

    25. Ibid., p. 154 : « similmente la republica in ogni tempo ha procurato di tenere li suoi
soggetti abondanti di possessioni e beni stabili, sapendo che alla sicurtà publica principalmente era
di utilissimo servizio se il priva-to fusse stato commodo ».
    26. Ibid., p. 154-155 : « imperò che diminuendosi sempre il numero delli cittadini che atten-
dono e servono al governo civile, e mancando la quantità de’ beni loro, sopra i quali le publiche
rendite sono fondate, e per il contrario crescendo il numero degli ecclesiastici che pretendono
essenzioni da tutti li carichi necessari alla republica, et augumentandosi la quantità de’ beni loro,
che pretendono pure essere essenti, era necessario che le cose publiche si andassero sommamente
diminuendo ».
    27. Ibid., p. 155 : « aggiungevasi che non potendo mai gli ecclesiastici alienar cosa alcuna, se
non con qualche loro avantaggio, et essendo le chiese perpetue, se essi sempre acquistassero, e li
secolari sempre diminuissero, era necessario in ine che restassero tutti li beni in mano degli eccle-
siastici, e si estinguesse ogni nobiltà et ogni civiltà, riducendo il monde a due condizioni d’uomini,
ecclesiastici e villani ».
paoLo sarpi et La DéFense Du Bien puBLic                                     367

et le repos de l’état l’exigeaient28. en déinitive, sarpi ramenait le diférend entre
la papauté et les autorités lagunaires à des dimensions strictement temporelles.
    à l’œuvre, dans le discours sarpien, l’indéniable hantise d’une efrayante
extinction de la république et d’une mortifère absorption de la société séculière
par le clergé – de la part d’un servite, le propos ne manquait pas de saveur. sarpi
le dit haut et fort : « Le bien public exige que soit conservé ce membre essentiel
de la république, c’est-à-dire le séculier, qui supporte le poids des dépenses et
des actions publiques, par les personnes comme par les biens, ain qu’il n’arrive
jamais, comme le dit ulpien, que la république soit dépourvue d’hommes et
de ressources. La loi est donc juste et opportune par quoi le prince protège ce
membre, de telle sorte que conservant ses biens, il apporte les forces nécessaires
au service de la république »29. que les ecclésiastiques issent les frais des lois
vénitiennes incriminées par la papauté, sarpi ne le niait pas, mais il soutenait
que la conséquence était strictement accidentelle et, comme telle, nullement
répréhensible. Le principe était derechef rappelé : « Le prince doit veiller au
maintien de la tranquillité et des forces de son état. s’il s’ensuit que les ecclésias-
tiques voient leurs richesses diminuer, le prince ne doit pas s’en préoccuper »30.
La démonstration sarpienne en appelait, du reste, aux règles du bon gouverne-
ment, « buon governo ». La métaphore anatomique du corps politique surgissait
opportunément – elle était un lieu classique du discours sur l’art de gouverner :
« Le sénat pourra faire d’autres lois relatives aux biens de ses sujets et nécessaires
à son bon gouvernement quand il sera de besoin, et il en fait une aujourd’hui
relative aux ecclésiastiques, parce qu’il convient d’assurer l’équilibre du corps
de la république pour empêcher qu’un membre ne croisse davantage qu’il ne

    28. Ibid., p. 166 : « Li fondamenti di ciò non sono men ragionevoli, legali e legitimi che neces-
sari ; perché sì come non sarebbe permesso ad un numero di persone d’alieno stato, contrarie di
costumi e con ini diversi da quelli d’una republica, che entrassero nello stato di lei e si riducessero
in un sol luogo insieme, si facessero un capo e trattassero con li soggetti del prencipe in secreto,
poiché questa, come sospetta e perniziosa conventicula, sarebbe subito impedita, così, col pretesto
di un monasterio nuovo potendo venir insieme sotto un capo molti di altre nazioni, alle volte
contrari di costumi e di sensi, e per la commodità che hanno di trattare per le confessioni o altri
colloqui spirituali, insinuandosi con li sudditi del prencipe, e così corromperli nella fedeltà, questo
similmente con ottima ragione deve esser molto bene avvertito, per la publica conservazione e
quiete dello stato ».
    29. Ibid., p. 171 : « il ben publico ricerca che si conservi questo membro principalissimo della
republica, cioè il secolare, che porta li pesi, fa le fazzioni publiche, così personali come reali, acciò
non avvenga quello che ulpiano dice, quod uiribus et uiris destituta erat respublica [De muneribus
et honoribus, lex 3, Digesta, l, tit. iv]. È adunque giusta la legge, et è conveniente che sia questo
membro protetto dal prencipe, sì che, conservandosi li suoi beni in esso, resti colle forze necessarie
per servir la republica ».
    30. Ibid., p. 172 : « Deve il prencipe curare che la tranquillità e le forze del suo imperio si
mantenghino. se di qua viene che gli ecclesiastici non averanno maggior abondanza, a questo non
debbe risguardare il prencipe ».
368                           sYLVio hermann De Franceschi

doit au détriment des autres, qu’il ne leur ôte ce qui doit leur revenir et que, ne
pouvant de lui-même digérer le superlu, il ne se remplisse d’humeurs peccantes
d’où procèdent d’abord en lui inirmité, puis corruption dans tout le corps »31. si
on laissait l’église en pleine liberté d’agrandir son patrimoine, nul doute qu’elle
ne inît par devenir propriétaire de l’ensemble du territoire vénitien.
     il y a, chez le servite, la claire conscience d’un formidable et périlleux ren-
versement historique par où la puissance spirituelle menace la survie même
de la république. sarpi le reconnaît : dans les temps anciens, l’église avait de
surabondantes propriétés, mais dans la mesure où elle redistribuait ses richesses
aux pauvres, son opulence était au service de la prospérité républicaine32 ; chacun
essayait d’accroître les possessions ecclésiastiques, car on savait qu’elles partici-
paient grandement à l’utilité publique, et qu’il ne s’ensuivait « aucune mons-
truosité, les biens de l’église étant comme des biens communs qui contribuaient
à la croissance proportionnée de tout le corps »33. coniguration sans rapport avec
la situation qu’afronte la sérénissime au début du xviie siècle. La pression foncière
de l’église est devenue telle qu’elle menace désormais de ruine la république34. La
loi du 26 mars 1605 a été prise par nécessité publique ; le salut de la sérénissime
imposait d’encadrer et même de limiter désormais la croissance désordonnée de
la propriété immobilière ecclésiastique.
     Le principe, essentiel au républicanisme, d’un gouvernement civil chargé de
veiller au bien commun et à l’intérêt public en restreignant, si besoin en était,
la liberté des uns pour préserver la prospérité et l’harmonie de tous était ici

     31. Ibid., p. 174 : « potrà fare il senato altra legge sopra li beni delli sudditi suoi, conveniente
al suo buon governo, quando ne sarà di bisogno : e la fa al presente sopra gli ecclesiastici, perché
conviene tener così regolato il corpo della republica, acciò che un membro non cresca più del
dovere, sì che faccia il corpo mostruoso, e prendendo più alimento del conveniente, danniichi
le altre membra, togliendo loro il suo debito ; e per se stesso non potendo digerire il superluo,
si riempia di mali umori, onde nasca prima inirmità in lui, e poi corrozzione di tutto il corpo ».
     32. Ibid., p. 174 : « anticamente già, quando l’ecclesiastico era governato secondo la maniera
che li santi apostoli lo instituirono, e li santi padri a loro imitazione seguitorono d’osservare, era
cosa utile che avesse molti beni ; e nel corpo della republica era come un stomaco che prendeva
tutto il cibo sì, ma ne digeriva poco per sé e molto per gl’altri. così gl’ecclesiastici, possedendo
molto, e participando delle rendite delli beni per sé parchissimamente, e tutto il rimanente dando
in elemosina, erano molto proicui alla republica ».
     33. Ibid., p. 174 : « per il che anco tutti procuravano accumular loro possessioni e beni, poiché
quanto più avevano, tanto riusciva in maggior utilità publica, nella quale erano gli ecclesiastici
tutori e procuratori per li poveri e bisognosi, sì che non seguiva nissuna mostruosità, essendi li beni
ecclesiastici come beni communi, che faceano accrescimento in tutto il corpo proporzionatamente,
e non in una parte sola ».
     34. Ibid., p. 174-175 : « ma mutata questa lodevole consuetudine, li beni e facultà passate negli
ecclesiastici eccedono in grandezza, e ciò è troppo sproporzionato al corpo della republica, alla
quale sarebbe di grandissimo incommodo quando più crescesse, né si potrebbe reggere, ma sarebbe
necessario o che si riducessero alla debita misura, o che ne succedesse la rovina di tutto il corpo ».
paoLo sarpi et La DéFense Du Bien puBLic                                       369

sévèrement appliqué pour discréditer les prétentions du saint-siège. extrêmement
drastique, le discours de sarpi devait heurter violemment les convictions des
défenseurs de la papauté. Les Considerazioni se sont attiré nombre de réponses, et
des plus exaspérées, mais l’une des plus circonstanciées a certainement été l’Anti-
doto alle velenose considerationi di Fra Paolo di Venetia que le jésuite hernando de
La Bastida (1571-1637) – qui était, par ailleurs, en train de s’illustrer en plaidant
la cause de la compagnie de Jésus au sein des congrégations de auxiliis – publie
en 1607. si les deux premières parties de l’ouvrage sont consacrées à montrer les
erreurs doctrinales et la claire hétérodoxie catholique de sarpi, la troisième partie,
de manière assez originale de la part d’un théologien partisan de la papauté, fait
porter son efort sur l’argumentation républicaine du servite. Le p. de La Bastida
commence par relever le fait que, à en croire sarpi, le pape entend priver les
Vénitiens de leur liberté naturelle, alors que le pouvoir dogal essaie au contraire
de la leur conserver35. D’après le jésuite, il n’en est malheureusement rien, et la
doctrine de sarpi ne peut conduire qu’à la ruine complète des libertés républi-
caines. ainsi de la loi du 26 mars 1605 et de la justiication qu’en fait le servite :
« ce principe de Fra paolo est si préjudiciable et contraire à la liberté des vassaux
qu’il s’ensuit clairement que les sujets vénitiens ne sont pas libres de disposer de
leurs biens pour quelque raison que ce soit et que le doge pourra, selon son bon
plaisir, faire une loi, bonne et juste selon cet auteur, qui interdise à ses sujets de
donner, de léguer ou de vendre leurs biens sans sa permission à une personne
qui leur serait même apparentée »36. il était en efet diicile de supposer que des
particuliers qui ne pouvaient aliéner leurs possessions pour assurer le salut de
leur âme le pussent librement faire pour des motifs encore moins importants.
sarpi était en déinitive accusé d’annihiler le droit républicain de propriété et de
réduire en pitoyable sujétion les Vénitiens, désormais placés sous la souveraine
domination d’un seigneur absolutiste : « De quoi s’agit-il d’autre que de faire des

    35. hernando de La Bastida, Antidoto alle velenose considerationi di Frà Paolo di Venetia sopra
le censure di N. S. P. Paolo V, nel quale si scuoprono gli errori, spropositi et inganni di questo autore,
rome, 1607, 3e partie : Nella quale si mostra che la tela di ragno ordita da Fra Paolo nel suo libro è
indrizzata a prendere i vassalli di Venetia e succhiar loro il sangue della libertà e della robba, e privare
quello stato della vera fede e inalmente rovinarlo del tutto, chap. 1 : Quanto pregiuditiale sia la dot-
trina di Fra Paolo alla libertà naturale de’ vassalli di Venetia, p. 169 : « La cosa di che più si pregia Fra
paolo, e con che più s’afatica d’ingannare il popolo, è persuadergli che queste rotture e dissensioni
nascono dal pretender il papa di privar i Venetiani della sua libertà naturale, et il Doge di Venetia
di conservarla ».
    36. Ibid., 3e partie, chap. 1, p. 170 : « questo principio di Fra paolo è così pregiuditiale e
contrario alla libertà de’ vassalli che chiaramente da esso ne segue che non hanno i sudditi de’
Venetiani libertà per disporre delle robbe loro in nessuna sorte di cose, e che potrà il Doge a suo
beneplacito far una legge buona e giusta secondo l’auttore che prohibisca loro il donare e lasciare
in testamento, né vendere la sua robba a niuna persona, ancorché parente stretta et intrinseca senza
sua licenza ».
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