La Nuée de Just Philippot - PRIX JEAN RENOIR 2020-2021 | DOSSIER PÉDAGOGIQUE - Eduscol

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PRIX JEAN RENOIR 2020-2021 | DOSSIER PÉDAGOGIQUE

La Nuée
de Just Philippot

PHILIPPE LECLERCQ
La Nuée de Just Philippot - PRIX JEAN RENOIR 2020-2021 | DOSSIER PÉDAGOGIQUE - Eduscol
PRIX JEAN RENOIR 2020-2021 | DOSSIER PÉDAGOGIQUE

                                    La Nuée

                                    DE JUST PHILIPPOT
                                    Ce dossier pédagogique est édité par Réseau Canopé dans le cadre
                                    du prix Jean Renoir des lycéens 2020-2021, attribué à un film par un jury
                                    de lycéens, parmi sept films présélectionnés.
       PRIX JEAN RENOIR             Le comité national en charge de la présélection est composé de
                                    représentants de la Dgesco (Direction générale de l’enseignement
         DES LYCÉENS
        LES LYCÉENS ÉLISENT
                                    scolaire), de l’Inspection générale de l’Éducation nationale, du Sport et
        LEUR FILM DE L’ANNÉE        de la Recherche, du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée),
                                    de Réseau Canopé, de la Fédération nationale des cinémas français,
                                    d’enseignants, de critiques de cinéma et d’un représentant de la jeunesse.
                                    Le prix Jean Renoir des lycéens est organisé par le ministère de l’Éducation
                                    nationale, en partenariat avec le CNC, la Fédération nationale des cinémas
                                    français, et avec le soutien des Ceméa, de Réseau Canopé, des Cahiers
                                    du cinéma et de Positif.
                                    eduscol.education.fr/pjrl

                                    4	Entrée en matière

                                    5	Zoom

                                    6	Carnet de création

                                    7	Matière à débat

                                    10	Envoi

Directrice de publication
Marie-Caroline Missir
Directeur artistique
Samuel Baluret
Responsable artistique
Isabelle Guicheteau
Chef de projet
Samuel Baluret
Suivi éditorial
Nathalie Bidart
Iconographie
Laurence Geslin
Mise en pages
Isabelle Soléra
Conception graphique
Gaëlle Huber
Isabelle Guicheteau

Photographies de couverture
et intérieur
© Capricci Films/The Jokers Films
                                      AVERTISSEMENT
ISSN : 2425-9861                      Certaines scènes de morsures par des insectes, supposant
© Réseau Canopé, 2020                 une certaine souffrance physique des personnages et des autres
(établissement public                 animaux du film, peuvent être de nature à heurter la sensibilité
à caractère administratif)
                                      des spectateurs.
Téléport 1 – Bât. @ 4
1, avenue du Futuroscope
CS 80158
86961 Futuroscope Cedex
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                              La Nuée
                              Réalisation : Just Philippot
                              Distribution : Bookmakers
                              Production : Capricci Films/The Jokers Films
                              Genre : drame, fantastique, thriller
                              Nationalité : France
                              Durée : 1 h 41
                              Sortie : novembre 2020
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     Entrée en matière

    POUR COMMENCER

    Né à Paris en 1982, Just Philippot obtient un master en cinéma à l’université Paris-8 en 2007. Scénariste et
    réalisateur, il est l’auteur de plusieurs courts et d’un moyen métrage qui, bien que de genres et de styles
    différents, trouvent leur cohérence dans l’unité des thèmes abordés, tels que la famille, le sentiment de
    culpabilité, les peurs contemporaines, la fuite en avant.

    Après Corridor Circus (2005), son premier film muet en noir et blanc, il réalise Michel l’Épervier (2006),
    construit autour du monologue introspectif d’une ancienne gloire du cirque Medrano, à l’approche de son
    dernier numéro. En 2011, dans À minuit, tout s’arrête, le jeune cinéaste s’amuse de la rencontre improbable
    de deux représentants de commerce, au bord d’une route départementale, dans l’attente de leur autocar.
    Cadrages, lumière, sens du rythme et de l’absurde constituent les principales lignes de force de cette farce
    beckettienne. En 2015, avec Ses souffles, il change à nouveau de registre et scrute la cellule familiale sous
    l’angle du réalisme social, en s’intéressant au sort d’une mère et de sa fille de 9 ans, contraintes de vivre
    dans une voiture.

    L’année suivante, Just et Tristan Philippot coréalisent un documentaire intimiste, Gildas a quelque chose à
    nous dire, sur la dernière année de leur frère Gildas, polyhandicapé de naissance, décédé à l’âge de 32 ans.

    En 2018, son cinquième court métrage, Acide, fruit d’une résidence d’écriture « So Film de genre », se situe
    à mi-parcours du thriller fantastique et du film catastrophe. En quelque dix-sept minutes haletantes, le récit
    emprunte la trajectoire d’un couple et de son enfant en fuite pour survivre à des pluies acides. Annonçant
    La Nuée (dans lequel on retrouve l’acteur Sofian Khammes), Philippot travaille nos angoisses du futur face
    au bouleversement climatique. La mise en scène y est épurée, concise, efficace. L’urgence du danger et la
    quête du refuge définissent le traitement de l’espace duquel la famille, menacée d’éclatement, est sans
    cesse rejetée. L’abri, comme dans Ses souffles, est un piège qui enferme. Acide, inscrit au programme de
    courts métrages de 4 histoires fantastiques, a été distribué en salles en 2018.

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    SYNOPSIS
    Virginie, une mère célibataire vivant avec ses deux enfants, assiste, impuissante, à la faillite de son élevage
    de sauterelles comestibles. Une mauvaise chute dans la grande serre de son exploitation inverse alors le
    cours des choses et donne naissance à une étrange relation entre Virginie et ses insectes. Au point de n’être
    plus guère reconnue par les siens…

    FORTUNE DU FILM

    La crise sanitaire du coronavirus SARS-CoV-2 a hélas eu raison de l’organisation printanière du Festival de
    Cannes, mais pas de la liste des films que chacune des sections, présentes habituellement en compétition,
    a néanmoins décidé de dresser et de millésimer. La Nuée, le premier long métrage de Just Philippot, a été
    retenu dans la sélection, et ainsi frappé du label de qualité, de la Semaine de la critique Cannes 2020.

     Zoom

    Au milieu des caisses de ses sauterelles pondeuses, Virginie Hébrard se tient assise, prostrée, le corps à demi
    nu et couvert de blessures. Elle se tient la tête baissée, qu’elle a pris soin de protéger d’un couvre-chef à
    voilette, les coudes sur les genoux, accablée, lasse, vidée par la séance de torture qu’elle vient de s’infliger.

    La jeune femme s’est, en effet, lancée dans une course en avant dans l’espoir de sauver, et bientôt de faire
    prospérer, son exploitation d’élevage. Dans cette lutte acharnée contre la faillite, Virginie ne compte ni son
    temps, ni sa peine. Aussi prend-elle sur elle de souffrir physiquement, de se dissoudre dans la douleur, pour
    ne pas disparaître. Par ce geste extrême, la fermière incarne le martyre enduré par nombre d’hommes et
    de femmes de la petite paysannerie, souvent interdits de vivre dignement de leur labeur. Des êtres qui « se
    saignent aux quatre veines », qui se vident de leur sang à la tâche, pour ne pas renoncer et sombrer.

    Le projet fantastique du film de Just Philippot rejoint avec effroi la réalité du marasme économique, social
    et psychologique dans lequel sont plongés aujourd’hui les petits paysans capables, par folie, douleur et
    amertume, de s’autodétruire, parfois jusqu’au suicide. Son cinéma horrifique permet la métaphore du
    réel, portée en l’occurrence à son paroxysme selon les lois anxiogènes du genre. Ici donc, une femme, le
    corps exposé à la mutilation de ses insectes sanguinaires, accepte littéralement (et sans en avoir guère
    conscience) de se tuer au travail, de lui sacrifier sa personne et sa vie. Sa chair et son sang.

    La position de son corps dévêtu traduit la vulnérabilité, l’épuisement, le renoncement face à une situation
    qui lui échappe. Mue et soumise à la tyrannie du désespoir, Virginie trace une ligne dont la sinuosité évite les
    écueils et permet de ne pas entraver sa détermination. Alors qu’elle « se voile elle-même la face », celle-ci
    trompe son monde, déguise son angoisse et surjoue l’optimisme face à sa soudaine réussite. Elle agit par
    dissimulation, cache sa rage folle derrière le masque des apparences. La voilette qui lui couvre le visage
    et la protège des morsures des sauterelles lui permet de donner le change, de garder bonne figure et de
    poursuivre son funeste dessein.

    La mise en scène du film s’attache néanmoins à en révéler l’imposture. Le coin gauche obstrué de l’image
    témoigne en effet de sa duplicité, alors que la plongée trahit sa fatigue, son écrasement physique et moral.
    Fruit d’une indiscrétion de sa fille Laura, inquiète pour sa mère, ce plan subjectif apparaît comme le point
    de bascule, précipitant le récit vers l’heureuse catastrophe, salvatrice du destin de l’héroïne. Effrayée par
    ce qui lui apparaît comme un acte monstrueux (comme le monstre que sa mère est devenue), la jeune ado-
    lescente entreprend, en effet, de donner l’alerte et d’informer Karim pour qu’il l’aide à sauver sa mère de
    la mort.

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     Carnet de création

    C’est un peu le hasard qui a amené Just Philippot au cinéma fantastique, mâtiné ici, comme dans Acide,
    d’épouvante. Le hasard, ou plutôt un « concours de circonstances, rectifie-t-il, parce qu’on m’a proposé, en
    2017, de participer à la résidence d’écriture ”So Film de genre” [dont l’objectif poursuivi, en partenariat avec
    le CNC, consiste à renouveler le film de genre grâce à des conditions d’écriture innovantes s’appuyant sur
    l’efficience du travail collectif, NdA]. J’étais intéressé par ce type de cinéma, mais je n’en suis pas du tout
    spécialiste 1 », précise encore celui dont la préférence cinématographique va autant aux frères Dardenne, à
    Maurice Pialat qu’à Tod Browning (l’auteur du premier Dracula en 1931, et de Freaks en 1932 – tiens, tiens…).

    Résultat d’un travail à quatre mains, le script de La Nuée a été développé pendant les seize mois de la rési-
    dence « So Film » par les scénaristes et réalisateurs Jérôme Genevray et Franck Victor, co-auteurs notam-
    ment d’un court métrage féministe, La Pomme d’Adam, en 2006.

    « Ce sont les producteurs, Thierry Lounas (Capricci) et Manuel Chiche (The Jokers), qui ont pensé à moi
    pour mettre cette histoire en images. C’est le premier projet sur lequel je travaille sans en être l’initiateur, ni
    le scénariste. Ce n’est pas forcément quelque chose de simple, puisque nous ne nous connaissions pas du
    tout, avec Jérôme et Franck, et que le processus d’écriture était déjà très avancé. Mais nous nous sommes
    rapidement mis au boulot en réfléchissant ensemble à l’évolution du scénario », poursuit le cinéaste.

    Alors que les scénaristes souhaitent donner au projet une orientation « genrée », « un peu à la Alien, qui
    développait un rapport quasi maternel et télépathique entre l’agricultrice et les sauterelles », Philippot
    songe, pour sa part, à un traitement « plus proche de Petit Paysan par exemple, [pour] en faire une méta-
    phore de la façon dont l’humain détruit l’environnement et crée des monstres ».

    Les sauterelles du film sont en vérité des criquets migrateurs dont mille unités sont commandées pour
    les besoins de la production. Un éleveur est chargé d’en surveiller le renouvellement, sachant que leur
    espérance de vie n’excède pas quelques semaines. La ponte régulière permet alors de maintenir l’élevage
    à niveau constant pendant toute la durée du tournage. Des sauterelles numériques, disséminées dans le
    décor, sont ensuite ajoutées aux vraies « sauterelles » pour créer l’effet de pullulement.

    1 Sauf autre mention, les citations du réalisateur sont extraites de l’article « Just Philippot, des pluies acides aux sauterelles charnues »,
    publié le 31 janvier 2019 sur le site du CNC [En ligne].

                  SOMMAIRE                                                                                   La Nuée de Just Philippot               6
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    Résolu à fuir le « spectaculaire pour le spectaculaire 2 », Philippot trouve un sobre équilibre entre les effets
    de plateau, les différents maquillages et les effets spéciaux numériques. Les scènes d’action, telles que la
    séquence finale du lac, sont, quant à elles, rigoureusement chorégraphiées en amont entre tous les tech-
    niciens et les acteurs. Enfin, soucieux de ménager le registre « documentaire rural » de sa réalisation, le
    cinéaste s’efforce de ne placer « le fantastique au premier plan qu’en dernier ressort 3 ». Le réalisme de sa
    mise en scène s’appuie sur le jeu naturaliste des comédiens et sur des décors très « accessoirisés ».

    Tourné pendant sept semaines au cours de l’été 2019, pour un budget de 2,8 millions d’euros, La Nuée appa-
    raît comme un film « d’auteur fantastique », à mi-distance du cinéma de genre et de la veine auteuriste de
    l’engagement politique.

     Matière à débat

    UNE PAYSANNE SOUS PRESSION

    Le plan d’ouverture de La Nuée nous conduit nuitamment à l’exploitation de Virginie, comme celui, éga-
    lement aérien, qui menait autrefois Jack et sa famille vers l’hôtel Overlook, dans Shining (1980), le film
    d’horreur de Stanley Kubrick, cité à nouveau quand Virginie essaie de pénétrer de force dans la chambre
    de sa fille Laura, peu avant le grand incendie nocturne des serres. Le spectateur, à ce stade liminaire du film
    de Just Philippot, ne sait pas encore qu’il a pris la route d’un véritable cauchemar. Que l’épouvante coule
    déjà dans les veines du récit, ici à l’orée du labyrinthe mental de la folie meurtrière de l’héroïne (on notera,
    à cet égard, la conformité plastique du plan avec la prédiction dédaléenne et sanguine de la narration).

    Il le sait d’autant moins qu’il « atterrit » en terre paysanne. Dans le cadre réaliste d’une ferme de sauterelles
    comestibles que les premières minutes du film, nourries d’informations sur le fonctionnement et les
    méthodes modernes d’un tel établissement (diffusion de musique classique), s’efforcent de définir. Outre
    l’importance d’abreuver les insectes avec une gelée plutôt qu’avec de l’eau (cause de noyade), le scénario
    nous sensibilise à la valeur nutritive des sauterelles ainsi qu’à la notion d’urgence alimentaire à laquelle
    répond l’entreprise de Virginie. « Il y a plus de protéines dans 100 g de sauterelles que dans 150 g de viande »,
    plaide-t-elle. Or, sa faible production de farine animale destinée à l’élevage biologique, d’une part, et
    d’insectes grillés (arôme gingembre-paprika) vendus en coopérative, d’autre part, ne lui permet guère d’être
    compétitive, d’envisager un commerce prospère, et de se nourrir (faute de temps et d’argent) d’autre chose
    que de pâtes (« Comme d’hab’ », soupire Laura).

    2   Dossier de presse du film. Accessible sur https://capricci.fr/wordpress/product/la-nuee/
    3   Ibid.

                  SOMMAIRE                                                                         La Nuée de Just Philippot   7
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    La nouvelle reconversion professionnelle de Virginie (ancienne aide-soignante, passée par l’élevage caprin)
    s’avère difficile. La circulation d’argent liquide, de main à la main, trahit non seulement la précarité éco-
    nomique de la filière de production, mais également celle de la petite paysannerie dans son ensemble,
    éminemment vulnérable par définition (les aléas climatiques obérant la quantité des récoltes viticoles de
    Karim, par exemple). Six mois donc que Virginie emprunte de l’argent à son ami vigneron, lequel témoigne
    de sa loyauté envers elle (elle l’a aidé à louer sa terre) et de la nécessaire solidarité entre petits paysans.
    La maigre rentabilité le dispute au travail physique, inversement proportionnel, qu’il lui faut consentir,
    dès cinq heures du matin, pour subsister. Seule pour maintenir son projet et sa famille à flot, Virginie
    doit encore affronter la suspicion du vieux voisinage (Monsieur Duvivier, alias « La fouine »), la raillerie des
    réseaux sociaux (des lycéens) et les reproches de sa fille Laura, déchirée entre la honte et le sentiment
    d’éloignement de sa mère.

    REBOND ET CHUTE

    Les divers obstacles rencontrés par Virginie sont motifs de tensions entre les personnages. La détermination
    à réussir de la jeune entrepreneuse – servie par le jeu énergique de l’actrice Suliane Brahim (de la Comédie-
    Française), visage tendu et grave, regards anxieux, tourments intériorisés – définit les contours d’une mise
    en scène de l’angoisse et du malaise qui pèsent d’emblée sur le récit. Une mise en scène de l’urgence,
    appuyée par le rythme soutenu et fortement découpé du scénario (composé de scènes brèves et incisives).
    Fondamental du projet filmique, l’ancrage prosaïque de la narration est ici le gage de la vraisemblance
    du fantastique, du léger pas de côté du réel auquel le spectateur sera d’autant plus prompt à croire qu’il
    répond à une construction plausible.

    Alors ainsi parvenue au comble du découragement (face au déclin inexorable de son élevage) et de
    l’humiliation de ne pas être dûment payée (récompensée à la hauteur des efforts consentis), Virginie laisse
    exploser son amertume contre une situation qui lui échappe définitivement. Cela se traduit par une vio-
    lente colère contre son unique acheteur et la destruction de son matériel, non sans avoir préalablement
    envisagé sa liquidation, pour se lancer dans une nouvelle affaire (hypothèse plus tard abandonnée et point
    nodal de son conflit avec sa fille).

    La Nuée débute donc par une fin. Une défaite personnelle, professionnelle et familiale. La conclusion, ou
    la faillite économique d’une entreprise, avant le rebond, ou la nouvelle chute – ou descente aux enfers
    psychologique – de l’éleveuse. Autrement dit, la continuité ou la répétition du même schéma d’effondre-
    ment, envisagé cette fois selon les codes anxiogènes du cinéma de genre, à travers la forme métaphorique
    de l’épouvante conduisant à la catastrophe. La proposition de cinéma de Philippot permet alors de ques-
    tionner les frontières du réel, de l’humain et de la folie que Virginie franchit pour se dépasser, atteindre le
    succès à tout prix. La Nuée se transforme en laboratoire d’expériences où Virginie (à la place du savant fou
    comme Seth Brundle, dans La Mouche de David Cronenberg, 1986) devient cobaye d’elle-même, victime
    sacrificielle exposée sur l’autel de la réussite. Sa quête de prospérité passe par un déni absolu d’humanité ;
    son abnégation devient une abjection.

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    PRÉSENCE ORGANIQUE DU FANTASTIQUE
    La chute de Virginie est d’abord physique. Son accident dans le dôme constitue le point de vacillement
    du récit, son réveil, une renaissance… maléfique. Sortie du noir des images et de son évanouissement, elle
    porte une blessure au bras, vite débarrassée des sauterelles qui lui sucent le sang. N’empêche, un lien est
    tissé, le « mal est fait », l’héroïne, bientôt absente à elle-même, devient méconnaissable aux yeux de ses
    enfants. L’accident quasi anodin marque une rupture qui bouleverse la psychologie du personnage et préci-
    pite la mécanique du récit. La partie d’elle-même – le sang – qu’elle a d’abord donnée à son insu bouleverse
    également le métabolisme des sauterelles. Comprenant cela, Virginie se transforme en apprentie sorcière,
    capable de déstabiliser l’ordre de la nature pour le profit (la multiplication compulsive des serres). Sa petite
    ferme du futur modèle devient un espace de monstruosité dont les pratiques sur le vivant évoquent celles
    de la vieille industrie agrochimique au service d’une productivité intensive et au risque des pires fléaux
    biologiques que la nuée (biblique) d’insectes carnivores, échappée de ses serres, symbolise parfaitement.

    Le fantastique infuse dès lors, progressivement, le cadre de la mise en scène et la réalité du récit. Sa présence
    organique, à l’appui du vraisemblable, alimente et renforce le réel, comme les sauterelles se nourrissent
    « simplement » du sang qui accélère leur métamorphose. Désormais plus grosses et plus puissantes – et par
    conséquent, plus voraces –, elles crissent de faim, appellent de loin le sang qui les a fortifiées et régénérées.
    Un fil invisible les relie à leur proie, la leur aliène, dans un étrange rapport mortifère, mélange d’inquiétude
    et de fascination, de curiosité et de consentement morbide. Virginie cède bientôt au pouvoir d’attraction
    que l’agitation et les stridences des insectes mutants et hégémoniques exercent sur elle. Elle leur répond,
    et leur accorde la part de vie qu’ils exigent d’elle. Elle s’offre à eux, se sacrifie à son travail qu’elle voit enfin
    récompensé ; elle paie de son sang le prix du pacte d’horreur « profitable » qui les unit. Une puissance
    malsaine force ainsi Virginie à dépasser ses limites, à s’abandonner corps et âme dans une fuite en avant
    homicidaire et suicidaire que Philippot nous offre de voir, avec les yeux de l’épouvante. Son cinéma, chargé
    d’en donner la représentation, nous en livre une image anamorphosée, hideuse, effrayante, pliée aux règles
    hors norme du fantastique.

    MACABRE ENGRENAGE

    Le fantastique est ici l’expression délirée de la souffrance bien réelle d’une paysanne prête à mourir pour
    survivre. Alors que la force mystérieuse qui réduit Virginie à son pouvoir tyrannique rôde dans l’espace du
    récit, le fantastique circule avec d’autant plus d’intensité, dans le cadre de la mise en scène, qu’il n’exclut
    jamais le réel. Bien au contraire. Entré à bas bruit dans la narration, comme un simple élément suspect de
    la réalité de laquelle il se fait rapidement accepter, il en pollue les images et en contamine le hors-champ,
    souvent bruissant, remuant, lourd de menaces. L’attaque des êtres vivants (chèvre, chien, hommes…), ren-
    voyée à son invisibilité fortement suggestive, se réduit à quelques menus effets de mise en scène (le sang
    de Jacky gouttant au bas de la nasse après qu’elle a été agitée en tous sens) ou à des images d’aval cultivant
    l’ellipse dramatique (le corps des « grands dévorés » recouvert de sauterelles dont l’effet visuel suffit seul à
    éprouver l’émotivité du spectateur).

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PRIX JEAN RENOIR 2020-2021 | DOSSIER PÉDAGOGIQUE

    Le fantastique côtoie l’ordinaire et peut même faire l’objet d’un petit enjeu de mise en scène comique (la
    boîte sauteuse de Gaston que Laura écrase d’un coup de poing rageur). Il éprouve la chair du réel à laquelle
    le spectateur est particulièrement sensible et lui fait redouter la surenchère des effets dramatiques propres
    au genre. À mesure que Virginie se vide de son sang, son jardin se remplit de ses serres. Son corps s’affaiblit
    tandis que son entreprise se renforce, en même temps que grandit sa rupture avec autrui, son conflit avec
    ses enfants. Elle cache, à tous, ses macabres agissements et les affreuses scarifications qui lui couvrent le
    corps. Devenue experte dans l’art de l’esquive et de la dissimulation, elle fait passer son désir (inconscient)
    d’éloignement de ses enfants pour un acte de rapprochement en leur offrant un stage de foot et un scooter.

    Enfin, la rupture de la chaîne d’approvisionnement sanguin, point de départ du désastre cauchemardé
    par Gaston, précipite l’engrenage. La folie s’empare définitivement du personnage. Comme les sauterelles
    qu’elle nourrit, Virginie se meut en meurtrière, sorte de reine tueuse de l’élevage. De Take Shelter de Jeff
    Nichols (2011) aux Oiseaux d’Alfred Hitchcock (1963), en passant par Carrie de Brian de Palma (1976), les
    références cinématographiques (thriller, horreur, gore, film catastrophe, etc.) vampirisent magnifiquement
    la mise en scène comme Virginie, dans une ultime scène-climax, s’offre à la dévoration de « sa » nuée
    d’insectes carnassiers pour sauver sa fille, avant de renaître elle-même dans les bras salvateurs de celle-ci.

     Envoi

    Grave (2017) de Julia Ducournau. Élève vétérinaire, Justine, végétarienne, est amenée au cours d’un bizu-
    tage à avaler un rognon de lapin, point de départ de son appétit insatiable pour la viande crue, et la chair
    humaine. Une étonnante parabole fantastique de l’éveil transgressif du corps et de la sexualité dévorante
    combiné au désir d’appartenance de la jeunesse angoissée.

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