La Préfecture est en feu ! - Yves ROUSSET 5 - Zoomdici.fr

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La Préfecture est en feu ! - Yves ROUSSET 5 - Zoomdici.fr
         5

  Yves ROUSSET

La Préfecture
 est en feu !
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La Préfecture est en feu !

                                                                         SOMMAIRE

                             AVANT-PROPOS.....................................................................................................9

                                    1re partie ; LA PRÉFECTURE INCENDIÉE
                             Chapitre 1 ........................................................................................................ 13
                                Les signes avant-coureurs
                             Chapitre 2 .......................................................................................................25
                               Le 1er décembre
                             Chapitre 3.........................................................................................................45
                               La visite présidentielle

                                    2e Partie; LA MONTÉE DES TENSIONS
                             Chapitre 4.........................................................................................................57
                               Le départ de Marseille
                             Chapitre 5   ..................................................................................................... 69
                               La découverte de la Haute-Loire
                             Chapitre 6 .......................................................................................................97
                               L’image du chef ne doit pas être écornée
                             Chapitre 7....................................................................................................... 119
                               Les attaques contre l’État
                             CHAPITRE 8....................................................................................................... 147
                               Les amis, réels ou supposés, de Laurent Wauquiez
                             CHAPITRE 9....................................................................................................... 161
                               Les infrastructures routières
                                                          7

       3e partie ; LES TENSIONS S’EXACERBENT
Chapitre 10 . .................................................................................................. 173
  Les suites de la visite présidentielle
Chapitre 11.......................................................................................................181
  La crise éclate
Chapitre 12..................................................................................................... 215
  La cérémonie des vœux
Chapitre 13.....................................................................................................223
  Un tribunal populaire
Chapitre 14.....................................................................................................247
  Les tensions deviennent publiques
Chapitre 15.....................................................................................................255
  Le départ du Puy-en-Velay
Chapitre 16 . ..................................................................................................265
  L’arrivée à Blois
Chapitre 17..................................................................................................... 271
  Conclusion
Annexes........................................................................................................... 280
La Préfecture est en feu !
                             8
                             
Avant-propos                            9

                       AVANT-PROPOS

 Comme un grand nombre d’entre nous, je découvre ce matin du
7 janvier 2021, les images qui nous parviennent des États-Unis.
L’occupation du Capitole par les soutiens du président Trump, et
la description qui en est faite me renvoie immédiatement, comme
un écho, toutes proportions gardées, à la situation vécue au Puy-
en-Velay un peu plus de deux ans avant.

 Le nombre de similitudes est important.

 Après avoir été chauffés par un responsable politique habitué,
par les propos qu’il tient régulièrement, à attiser le rejet et la
haine, une foule hétéroclite de quelques milliers de manifestants,
marche sur un bâtiment public représentant le pouvoir honni.
Quelques centaines d’entre eux, un peu stupéfait de leur propre
audace, enthousiastes, pénètrent l’édifice et clament leur victoire.
La police, qui assure la sécurité du bâtiment, est nettement en
infériorité numérique. Elle fait face à une foule de manifestants
surexcités qui sont engagés pour entrer dans l’enceinte. Même si
cette victoire se révèle être de courte durée puisqu’ils sont, finale-
ment, évacués par les forces de l’ordre.

  Les images, stupéfiantes, relayées par les médias, font le tour du
monde. Celles-ci provoquent une réprobation quasi unanime
des événements par les politiques, toutes tendances confondues.
L’homme politique qui a alimenté le discours légitimant ces actes,
finit, sous la pression, quelques jours plus tard, par demander le
retour au calme sans jamais condamner les violences.
10                                

                              Cette description peut parfaitement convenir pour l’assaut du
La Préfecture est en feu !

                             capitole, comme pour l’attaque de la préfecture de Haute-Loire.
                             Mais les proportions doivent être gardées. L’attaque du Parlement
                             américain n’est pas l’attaque d’une préfecture. Le président des
                             États-Unis qui appelle à l’insurrection après avoir perdu les
                             élections n’est pas le président d’une assemblée régionale, qui,
                             détestant l’État, mais aspirant à en devenir le chef, convoque ses
                             soutiens pour manifester devant la représentation de l’État sur
                             le département. Un membre des forces de l’ordre a perdu la vie
                             dans l’attaque du Parlement américain, ce qui fort heureusement
                             n’est pas le cas, bien que l’on ait été très proche de cette situation
                             au Puy-en-Velay. Enfin, si, nous l’apprendrons plus tard, l’ex-pré-
                             sident des États-Unis a explicitement appelé à l’insurrection, ce
                             n’est pas le cas de Laurent Wauquiez qui s’est contenté de messages
                             symboliques. Il n’y a pas eu, au Puy-en-Velay, en décembre 2018,
                             d’appel à brûler la préfecture, mais le climat instauré dans le dé-
                             partement des mois durant a, à mes yeux, contribué à provoquer
                             à ce résultat. L’homme fort de Haute-Loire, n’agissant que dans
                             son intérêt propre, affichant son mépris pour l’État, a seulement
                             cherché à s’appuyer sur une colère sociale pour dénoncer l’action
                             du gouvernement et développer des positions populistes.

                              Restent dans les deux cas, après de telles journées noires, un
                             double sentiment de déshonneur et de honte.

                              Dans l’histoire, il y a peu - peut-être même n’y en a-t-il pas ?
                             - de révoltes populaires, d’événements laissant s’exprimer une
                             violence collective, qui ne soit précédée de discours légitimant
                             cette violence

                              Le 1er décembre 2018, dans plusieurs chefs-lieux de départe-
                             ment en France des scènes de violences sont observées. À Paris,
                             le saccage de l’Arc-de-Triomphe, à Avignon, Charleville-Mézières
                             Troyes et dans d’autres départements, des préfectures sont assié-
                             gées, parfois leurs cours envahies par des manifestants vêtus de
                             gilets jaunes pour le troisième samedi de mobilisation d’un mou-
                             vement important et populaire.
Avant-propos                           11

 En Haute-Loire, au Puy-en-Velay, la préfecture attaquée
sans cesse depuis le tout début d’après-midi est incendiée vers
18 heures. Les pompiers sont empêchés d’approcher, et la foule
hurle sa volonté de voir brûler les occupants. La situation est sin-
gulière. La France entière découvre à la télévision les images de la
première préfecture incendiée par le peuple depuis la Libération.

 Qu’est-ce qui fait que ce département se soit à ce point distingué
de cette bien mauvaise manière ?
 Pour certains, l’explication est simple. Ainsi un adjoint au maire
de la ville, venant avec quelques dizaines de badauds constater
les dégâts le lendemain dimanche 2 décembre devant la préfec-
ture, donne son analyse à un journaliste sous couvert de l’ano-
nymat. La faute en incomberait au « préfet politique » en place
depuis septembre de l’année précédente. L’incendie aura au moins
un avantage, « ce préfet partira ainsi plus vite », et ce proche de
Laurent Wauquiez s’en félicite.

 Le préfet en question ne partage pas cette analyse. Il considère
même que les incessantes et violentes attaques faites contre l’État
dans ce département par une poignée de responsables politiques
dirigés par l’ancien maire de la ville, président du Conseil régio-
nal, ont alimenté assez largement la haine qui s’est exprimée ce
1er décembre 2018.

  J’ai décidé, désormais à la retraite et disposant d’une plus grande
liberté d’expression, de porter à la connaissance du grand public
ma lecture des faits qui se sont déroulés lors de cette journée noire,
mais aussi, certains des événements qui ont émaillé les presque
deux ans qu’ont duré mon mandat de préfet du département de
Haute-Loire.
12            1re partie
La Préfecture est en feu !

                                          1re partie

                                  LA PRÉFECTURE INCENDIÉE
Chapitre 1 –  Les signes avant-coureurs            13

                         Chapitre 1

                  Les signes avant-coureurs

     C      e samedi-là aurait dû ressembler à un autre, à l’image
            de ceux qui l’ont précédé. Cette journée restera pour-
tant gravée dans ma mémoire et dans celle de ceux qui l’ont parta-
gé avec moi. Quand je repense à ce 1er décembre 2018, un trouble
m’étreint. Lorsqu’on évoque cette journée, mes pensées se dirigent
immédiatement vers les femmes et les hommes qui m’entouraient
alors, leur courage et leur abnégation provoquent toujours en
moi une vague d’émotion qui me submerge.

 Ce jour-là, par l’attaque et l’incendie de la préfecture, c’est la
République et le symbole de l’État qui étaient souillés, certains
voulaient même le détruire et s’y sont employés. Comme à Paris au
même moment, les manifestants s’attaquaient à l’Arc de Triomphe
et au symbole républicain qu’il représente, Le Puy-en-Velay a
connu une journée de haine au cours de laquelle la volonté de
tuer s’est exprimée dans les mots et les actes.

 Si tout le territoire français a subi les manifestations des Gilets
jaunes, au Puy-en-Velay elles ont pris une dimension autre. Le fait
que le président du Conseil régional et certains parlementaires du
département expriment, chaque semaine au cours des cérémo-
nies publiques, des attaques systématiques contre l’État, fondées
parfois sur de fausses informations a libéré une nouvelle forme
14                    La Préfecture Incendiée

                             d’énergie dangereuse. Celle-ci a largement dépassé en intensité ce
La Préfecture est en feu !

                             que l’on a pu voir ailleurs.
                              Le soutien clair et sans faille apporté aux Gilets jaunes par les
                             politiques locaux le 17 novembre avec l’appel au rassemblement
                             orchestré par la mairie et la distribution de boissons chaudes en
                             atteste. De même, le 24 novembre, l’organisation de la gratuité des
                             parkings municipaux, Laurent Wauquiez revêtant le gilet jaune
                             devant la préfecture, avant de tenter de négocier le déplacement
                             d’un feu allumé par des manifestants devant la préfecture, sont
                             sans ambiguïté. Les encouragements sont sans mesure, et la
                             condamnation des violences commises au cours des manifesta-
                             tions totalement absente.

                               Ce jour-là, la montée en puissance de toutes ces tensions, ces
                             rancœurs, s’est traduite par l’attaque de la préfecture, représenta-
                             tion de l’État sur le département. Quoi de mieux, en effet, quand
                             on veut salir les symboles de la République et marquer les esprits ?
                             D’aucuns diront, et c’est exact, que ce n’est pas un responsable po-
                             litique qui a tenu les allumettes ayant enflammé la préfecture.

                               Des signes avant-coureurs de fortes tensions étaient apparus au
                             cours des deux semaines précédentes.

                              Le mouvement des « Gilets jaunes » est parti nationalement de
                             deux chauffeurs routiers et d’une vendeuse en ligne de cosmé-
                             tiques, tous originaires de Seine-et-Marne. Les deux amis et la
                             jeune femme ne se connaissent pas, ils relaient réciproquement
                             les messages publiés sur les réseaux sociaux. Ceux-ci rencontrent
                             une adhésion importante, et l’appel à bloquer les routes le 17 no-
                             vembre est repris et amplifié. Un mécanicien de Narbonne pro-
                             pose aux automobilistes en colère de déposer un gilet jaune sur
                             leur tableau de bord pour montrer leur soutien au mouvement.
                             Le symbole est fort, le gilet est obligatoire, chacun en dispose, il
                             rend visible. C’est même sa fonction initiale.
Chapitre 1 –  Les signes avant-coureurs                         15

 Répondant à cet appel sur les réseaux sociaux, à la mi-novembre,
comme partout en France, plusieurs centaines de Gilets jaunes
se rassemblent sur des ronds-points du département, autour du
Puy-en-Velay, à Brioude, Yssingeaux et Monistrol et le long de la
nationale, à des endroits clefs. Ils organisent des barrages filtrants.
Une première manifestation est prévue le samedi 17 novembre
dans l’après-midi dans chacune des villes chef-lieu d’arrondisse-
ment.

 À la veille de cette première manifestation inédite en France, en
accord ou à la demande de Laurent Wauquiez, le maire du Puy,
déclare publiquement son soutien au mouvement.
 Dans la presse, il justifie cette position en affirmant que lui aussi
est hostile à l’augmentation du prix de l’essence et des taxes de
toutes sortes. Pour compléter sa démonstration, il ajoute, afin
d’être dans la ligne des mantras de son guide régional, que la baisse
des dotations de l’État aux collectivités ajoute à son courroux. Pas
de chance, les dotations de l’État pour la ville du Puy-en-Velay
ont augmenté entre 2017 et 2018. Je rédige et remets au maire en
mains propres un court communiqué indiquant le montant de la
dotation globale de fonctionnement attribuée à la ville par l’État
sur ces deux années soulignant ainsi le montant, de 164 457 euros,
et le pourcentage, + 3,46 % d’augmentation constatée. La presse
locale se fait, bien sûr, l’écho de cette prise de position. La com-
mère titre1 : « Le préfet tacle le maire du Puy », l’Éveil2 « le préfet
recadre le maire du Puy ». Je réentendrai parler de cette petite
polémique qui n’a pas l’heur de plaire au grand chef !

 Toujours est-il que c’est à ce titre que le maire invite les Gilets
jaunes à se regrouper devant la Préfecture pour « un moment de
convivialité autour d’une boisson chaude » ce samedi. Laurent
Wauquiez fait savoir qu’il participera au mouvement de contes-
tation et sera présent avec les manifestants. Le 17 novembre à
15 heures, les manifestants sont invités à échanger avec les élus,
1       La Commère43, « Gilets jaunes : le préfet tacle le maire du Puy, article non
signé, mardi 13 novembre 2018
2         L’Eveil de Haute-Loire, « le préfet recadre le maire du Puy », Julien
BONNEFOY, mercredi 14 novembre 2018..
16                        La Préfecture Incendiée

                             non devant la mairie, mais sous les fenêtres de la préfecture ! Le
La Préfecture est en feu !

                             maire ne manque pas de poster sur Facebook : « N’oubliez pas
                             votre gilet jaune » ! Je suis informé par la presse, ce que j’apprécie
                             peu.
                               Pour l’acte I des Gilets jaunes, pendant que près de deux mille
                             d’entre eux manifestaient sur certains carrefours et se rendaient
                             sur la RN88 pour bloquer la circulation, cent cinquante à deux
                             cents personnes se réunissaient place du Breuil, répondant ainsi à
                             l’appel de la mairie : chocolat chaud et brioches sont offerts par le
                             maire. Laurent Wauquiez n’apparaît pas sur les invitations, mais
                             en est bien sûr l’instigateur. Il parade au centre d’un groupe de
                             partisans et sympathisants LR.
                               La mairie a bien fait les choses : tous les véhicules municipaux
                             sont tenus d’arborer, sur le tableau de bord, le fameux gilet, cer-
                             tains fonctionnaires municipaux ont été sommés d’être présents
                             pour faire nombre, les conseillers municipaux du Puy et les élus et
                             militants républicains (LR) du département sont mobilisés pour
                             l’occasion. Peu de « vrais » Gilets jaunes, les autres sont ailleurs. Ils
                             ont refusé la récupération politique comme ils l’ont déclaré publi-
                             quement la veille. En revanche, les participants ont apporté leurs
                             vêtements fluo qu’ils revêtent pour la plupart. Laurent Wauquiez
                             est venu se fondre au milieu d’une foule d’amis. Il est tout sourire
                             au milieu des siens. Normal, il est en terrain conquis, dans son
                             fief et peut apporter son soutien au mouvement sans craindre le
                             moindre débordement populaire.
                               La presse locale3 ne s’y trompe pas, qui titre4 : « Sur le Breuil,
                             Laurent Wauquiez aux côtés de « ses » Gilets jaunes ».
                               Le Canard enchaîné du 21 novembre 2018 non plus, qui épingle
                             le président du Conseil régional :

                             3         L’Eveil de Haute-Loire, « Gilets jaunes : Laurent Wauquiez manifestera en
                             Haute-Loire samedi », Julien BONNEFOY, mercredi 14 novembre 2018
                             4         L’Eveil de la Haute-Loire, « Sur le Breuil, Laurent Wauquiez aux côtés de
                             « ses » gilets jaunes », Christophe DARNE, mardi 20 novembre 2018.
Chapitre 1 –  Les signes avant-coureurs               17

 Les manifestants n’ont pas rejoint les élus. La plus grande ma-
jorité d’entre eux étaient sur les ronds-points. Le peu de « vrais
Gilets jaunes » mobilisés au Puy-en-Velay a préféré organiser un
cortège dans la ville.

 Le même après-midi, je visite plusieurs ronds-points, accompa-
gné du seul colonel de gendarmerie. L’accueil est assez frais, mais
que le préfet vienne à leur rencontre, sans garde rapprochée par-
ticulière, satisfait les manifestants ; l’échange est possible, l’écoute
positive. Au premier rassemblement la discussion s’engage sur
le rond-point. On parle fort, la colère est palpable : le sentiment
d’abandon, d’isolement, la volonté d’être écouté s’expriment avec
force. Je suis interpellé sèchement et je dois à plusieurs reprises
reprendre l’un ou l’autre de mes interlocuteurs. Pour certains, le
préfet gagne plusieurs centaines de milliers d’euros par an, ne sort
pas de sa préfecture ; c’est un nanti qui ne peut les comprendre.
Hormis quelques excités, le dialogue s’engage, je leur dis ce que
je fais. Je rencontre ici beaucoup de personnes en grande diffi-
culté financière, demandeurs d’emploi ou bénéficiaires d’aide
sociale, du RSA notamment. Ce sont les hommes qui parlent et
parfois crient, quelques femmes sont là aussi, moins nombreuses
18                     La Préfecture Incendiée

                             à prendre la parole pour exprimer leur détresse, travail à temps
La Préfecture est en feu !

                             partiel, faibles rémunérations et difficultés à se voir payer les
                             pensions alimentaires dues par les pères de leurs enfants ; elles
                             sont pourtant en nombre significatif, même si elles ne sont pas
                             majoritaires dans le groupe.

                              Le second rond-point est un peu différent. Quelques hommes
                             clairement éméchés sont écartés par les leaders du lieu. Ils m’en-
                             traînent à l’écart et c’est autour d’un café que la discussion s’engage
                             avec une douzaine d’entre eux. Ce sont des artisans, de petits pa-
                             trons qui se disent étranglés par les taxes, qui ne peuvent vivre
                             décemment de leur travail : les crédits que l’on ne peut plus payer,
                             la fiscalité trop lourde, les réformes qui ne font que les écraser
                             sont décrits.

                              Dans cette discussion ouverte, je montre de l’empathie. Bien sûr,
                             je ne peux être en accord avec ceux qui hurlent contre le président
                             et la vaisselle élyséenne, ou contre les parlementaires qui « gagnent
                             trop et ne font que dormir durant les séances à l’Assemblée et au
                             Sénat », pas plus qu’avec ceux qui voudraient que l’on supprime
                             les aides sociales aux « fainéants » alors qu’eux se tuent au travail...
                             mais d’autres arguments sont recevables.
                              Je n’ai pas toujours été préfet. Je suis issu d’un milieu modeste et
                             je connais la misère. Je l’ai côtoyée lorsque éducateur au ministère
                             de la Justice, dans la boucle nord des Hauts-de-Seine, je sillonnais
                             les cités de Villeneuve-la-Garenne, Gennevilliers, Colombes ou
                             Nanterre, ou bien qu’à Marseille j’aidais les populations les plus
                             déshéritées. Au bout de quelques minutes d’échanges, je crois que
                             je suis parvenu, à chaque fois, à être respecté plus pour ce que je
                             suis que pour ce que je représente.

                               Il y a autre chose qui me trouble dans ces rencontres. Comme
                             ancien militant syndicaliste, je reconnais les signes d’une solida-
                             rité en construction. J’ai souvent été témoin de ce sentiment que
                             l’on retrouve dans les conflits sociaux, sentir la force du groupe
                             et le plaisir d’être ensemble dans un même but. Pour beaucoup
Chapitre 1 –  Les signes avant-coureurs              19

de Gilets jaunes rencontrés, il s’agissait de leur première action
collective et les montées d’adrénaline qui accompagnent la forte
solidarité ressentie lors des premiers combats étaient palpables.

  En les quittant, j’éprouve deux sentiments contradictoires. D’une
part, je vois un mouvement en devenir, en train de monter par
l’engagement de ses acteurs, et en même temps, l’inorganisation
de cette mobilisation qui, si elle n’évolue pas, ne trouvera pas de
débouchés. Mes fonctions syndicales m’ont également appris
cela : lorsqu’on s’engage dans un conflit, il faut avoir une idée des
moyens d’en sortir, et en particulier de ce que l’on peut obtenir ou
non par la négociation. J’ai tenté, à plusieurs reprises, d’interroger
mes interlocuteurs sur ce qui pourrait changer localement pour
les satisfaire dans le département ; mes sollicitations n’ont pas eu
de réponse, me rendant impuissant à rechercher des avancées
locales.

 Le samedi suivant, le 24 novembre, lors de « l’acte II » des Gilets
jaunes, c’est jour de fête au Puy. En effet, la course mythique, « la
Corrida du Puy-en-Velay » doit s’élancer, comme tous les ans,
depuis la place du Breuil, transformée pour l’occasion en grande
fête du running, pour deux tours de 3,5 kms en plein cœur des
rues commerçantes.

 Cette manifestation sportive est organisée par un particulier,
responsable d’un magasin de sport de la ville, qui a beaucoup
investi dans l’événement. L’épreuve a été déclarée en mairie et en
préfecture. On attend près de sept cent cinquante participants
pour la course costumée de 7,5 kilomètres en ville, et le public
qui accompagne les coureurs.

 La compétition est ouverte à tous, petits et grands ; une façon,
pour ceux qui ne la connaissent pas ou mal, de redécouvrir une
ville chargée d’histoire et de profiter de son patrimoine.
20                    La Préfecture Incendiée

                               La ville est en ébullition ! La fête débute par la course des plus
La Préfecture est en feu !

                             jeunes dans une ambiance bon enfant. Si tous les Ponots ont le
                             cœur en fête, moi, je veille. En effet, la deuxième manifestation
                             des Gilets jaunes est prévue ce samedi-là, comme l’habitude sera
                             prise pour les semaines, les mois à venir, ce que nous ignorons
                             encore. Dans l’après-midi, l’espace sportif cohabite avec les Gilets
                             jaunes, qui après avoir déambulé dans la ville et tenté de blo-
                             quer certaines grandes surfaces alentour, reviennent sur la place
                             du Breuil, devant la préfecture. Ce sera le point de ralliement,
                             l’après-midi durant, entre deux déambulations en ville.

                              C’est lors d’un de ces regroupements des quelque cinq cents
                             manifestants que Laurent Wauquiez et ses proches font une ap-
                             parition et se mêlent au rassemblement. C’est l’occasion pour le
                             président de l’assemblée régionale de revêtir un gilet jaune sur
                             sa parka rouge, manifestant ainsi son adhésion au mouvement
                             et son soutien aux manifestants. La presse locale en témoigne, et
                             une photo de l’événement est publiée sur le site de La Commère.
                             Quelques jours plus tard, Laurent Wauquiez niera l’événement
                             sur France 2.

                              Alors qu’au même moment, à Troyes, les « Gilets jaunes » en-
                             foncent les grilles de la préfecture et envahissent la cour de la
                             préfecture de l’Aube, au Puy-en-Velay, les manifestants impro-
                             visent le blocage d’une station essence, se dirigent ensuite vers un
                             supermarché en périphérie de la ville. Là, ils se disputent. Un dé-
                             but de bagarre est constaté, les policiers calment le jeu. Peu après
                             dix-sept heures, quelques-uns d’entre eux allument un feu devant
                             la préfecture. Le service d’incendie et de secours appelé ne peut
                             approcher. Une première intervention des forces de l’ordre est né-
                             cessaire afin de les repousser et permettre aux sapeurs-pompiers
                             de faire leur travail. Le paysage a changé : de sportifs amateurs
                             nous sommes passés à quelques militants politiques et autres
                             énergumènes, dont certains fortement alcoolisés reviennent en
                             force pour allumer et alimenter un nouveau foyer qui ne cesse de
                             grossir. Ils sont entourés d’une bonne centaine de manifestants
                             qui regardent ou, pour certains, amènent du combustible (car-
Chapitre 1 –  Les signes avant-coureurs              21

tons, poubelles, palettes, etc.). Sur la place se mêlent sans grande
distinction, quelques Gilets jaunes, des sportifs et leurs accompa-
gnants qui se préparent pour l’épreuve à suivre.
 En effet, les festivités de la Corrida sont loin d’être terminées et
une prochaine course, des adultes cette fois, est prévue à dix-neuf
heures.
 Les policiers et gendarmes ne sont pas très nombreux et inter-
venir une seconde fois pour éteindre le feu, au milieu d’une foule
dont on ne sait si elle peut se révéler hostile, n’est pas simple. Je
décide, avant de donner l’ordre d’agir, d’attendre l’arrivée de ren-
forts de la gendarmerie. Un rapport de force favorable a toujours,
en matière d’ordre public, des vertus apaisantes, et je veux m’assu-
rer du succès de la manœuvre.

 Dans l’attente des renforts de gendarmerie venant d’Yssingeaux
et de Brioude, je fais contacter l’organisateur et exige qu’il reporte
le départ de la course de dix-neuf heures à vingt heures, afin de
ne pas faire se dérouler l’épreuve sportive au milieu d’une mani-
festation et d’un feu, la grande proximité des deux événements
présentant un risque potentiel. J’ai le sentiment de prendre la
seule décision raisonnable qui s’impose ; c’est compter sans l’un
des coureurs, dont j’ignore encore, à ce moment-là, la présence.

 À peine cette décision est-elle prise, qu’une première intervention
de la cheffe de cabinet du maire du Puy-en-Velay est faite auprès
de mon équipe. Elle demande de ne pas retarder le départ de la
course, mais je reste ferme. C’est à ce moment que j’apprends que
Laurent Wauquiez fait partie des coureurs. Le président s’impa-
tiente, ce qui a justifié l’intervention de la collaboratrice du maire.
Celle-ci, sans nous en informer, propose alors à l’organisateur de
prendre la parole, ce qu’il fait, pour demander aux manifestants
de déménager leur feu place Michelet, à trois cents mètres, afin
d’éviter l’annulation de la course ... On rêve ! Ils proposent tout
simplement de déplacer le trouble afin que le grand chef puisse
courir comme il l’avait prévu. La manœuvre ne fonctionne pas, et
ce sont les manifestants eux-mêmes qui, exigeant la garantie qu’on
les laissera faire plus loin, refusent le compromis. Je ne l’aurais de
22                     La Préfecture Incendiée

                             toute façon pas accepté. Quelques minutes plus tard, le président
La Préfecture est en feu !

                             du Conseil régional me contacte lui-même par le standard de la
                             préfecture. « Il faut maintenir le départ de la corrida ! » Il me dé-
                             clare qu’il doit être informé de tout ce qui se passe dans « sa » ville,
                             et ne comprend pas mon attitude. Je lui indique que je ferai le
                             maximum pour que la course puisse s’élancer normalement, mais
                             que dans le cas où les conditions ne seraient pas réunies, je la
                             ferai reporter ou annuler. J’ajoute avec fermeté que l’ordre public
                             relève de la compétence du préfet et que cette compétence ne se
                             partage pas. Je prends mes décisions et les assume. Mes derniers
                             mots n’ont pas l’air de lui convenir, mais il est contraint d’attendre.

                              Les renforts attendus, en particulier le peloton de surveillance et
                             d’intervention de la gendarmerie (PSIG) d’Yssingeaux, arrivent à
                             19 h 10. Dix minutes plus tard, l’évacuation du deuxième feu et de
                             la quarantaine de personnes devant la préfecture se déroule sans
                             difficulté, les forces de police et de gendarmerie réunies s’avèrent
                             dissuasives. Les pompiers éteignent le feu à 19 h 35, tandis que
                             quelques dizaines de personnes continuent à palabrer avant de se
                             disperser.

                              Vingt heures, la course peut s’élancer... Quelques minutes avant,
                             nouvel appel de Laurent Wauquiez pour me remercier. C’est rare.
                             Sans doute est-il sensible au fait que je contribue à l’atteinte de
                             son objectif, sportif cette fois ? J’apprécie...

                              Le maire de la ville, Michel Chapuis, m’adresse le soir même un
                             message :

                              « M. le préfet, peut-être me trouvez-vous bien absent face aux
                             dégradations des Gilets jaunes et des perturbations engendrées
                             dans la ville. Il se trouve que j’ai été à nouveau indisponible pour
                             une raison indépendante de ma volonté.
                              Ces problèmes m’ont tenus éloigné du terrain et après je re-
                             prendrai mes activités
                              Dans l’attente de vous revoir MC ».
Chapitre 1 –  Les signes avant-coureurs                            23

                                          *

  Le dimanche 25, je décide l’évacuation du rond-point de
Lachamp, occupé depuis le 17 novembre. Ses occupants, ayant
une propension forte à une alcoolisation excessive, ont multiplié
les incidents. Fermant le carrefour à la circulation, imposant des
« sanctions » aux automobilistes qui n’arboraient pas le vêtement
fluo sur leur pare-brise ou n’afficheraient pas leur solidarité, de-
mandant parfois de l’argent aux conducteurs, multipliant les in-
cidents avec les Gilets jaunes « concurrents » du carrefour voisin,
cette zone présente toutes les apparences d’une future ZAD5, et se
distingue nettement des huit autres sites occupés sur le départe-
ment.

 Au cours de la semaine qui suit, je retourne à la rencontre des
personnes qui occupent toujours certains des ronds-points du
département. Ceux de « Blavozy », qui se sont battus avec les pré-
cédents, viennent crier leur colère devant la préfecture le mardi.
Le vendredi, la communauté d’agglomération annonce les trans-
ports gratuits pour le lendemain, la mairie pour n’être pas en reste
déclare une opération « parkings gratuits » dans la ville du Puy. Le
« cadeau » est présenté comme devant faciliter la venue des Gilets
jaunes du département et tenter de protéger par anticipation le
matériel urbain lié au stationnement. En réalité, c’est un nouveau
message de soutien qui est lancé.

 Les incidents du samedi 24 novembre étaient sans grande gra-
vité, mais l’annonce d’un rassemblement important de plusieurs
milliers de personnes pour le 1er décembre nous incite à préparer
soigneusement cette journée. Je demande dès le début de semaine
au préfet de zone6 le renfort d’une unité de forces mobiles (CRS
5        Zone à défendre
6        La zone de défense est située à la préfecture de Lyon et placée sous l’autorité
du préfet de région. C’est à ce niveau que sont répartis les moyens mis à disposition
de la région par le ministère.
24                    La Préfecture Incendiée

                             ou gendarmes), mais les moyens sont limités et les besoins pour
La Préfecture est en feu !

                             les manifestations prévus dans d’autres grandes villes de la région
                             très importants. Nous devrons faire face avec les effectifs du dé-
                             partement.

                              La semaine se passe ensuite assez tranquillement, mais dès le
                             jeudi nous préparons l’épisode du samedi suivant.
Chapitre 2 – Le 1er décembre                  25

                         Chapitre 2

                        Le 1er décembre

      É     chaudé par la fin de manifestation du samedi précé-
            dent, dont j’avais bien pris la mesure, je m’étais orga-
nisé en conséquence au cours de la réunion de préparation avec
les forces de l’ordre. L’absence de renfort extérieur nous impose
de nous préparer avec les seuls policiers et gendarmes du dépar-
tement.

 Nous prévoyons deux phases. En début d’après-midi, la police
assurera la défense de la préfecture avec, si besoin, en renfort le
PSIG de la compagnie du Puy. La mobilisation d’autres fonction-
naires de police ordinairement au repos est prévue à partir de 16 h,
pour renforcer la fin d’après-midi. Les gendarmes de Brioude et
d’Yssingeaux, mobilisés en premier rang pour accompagner les
manifestations locales, rejoindront la préfecture vers 17 h pour
aider à la gestion de la fin de la manifestation.

 Par ailleurs, dès le vendredi, il a été demandé aux services de la
municipalité d’évacuer les abords de la préfecture de tout ce qui
pourrait être utilisé comme projectile ou combustible.

 Le jour venu, je me rends de bonne heure, comme chaque samedi,
faire un tour au marché. J’aime ces moments de rencontre avec les
commerçants et les Ponots. La plupart ne me reconnaissent pas,
les autres me saluent discrètement. Quelques-uns m’interpellent,
toujours respectueusement. J’aime cette proximité humaine qui
26                        La Préfecture Incendiée

                             enrichit ma fonction. Les échanges sont vrais, authentiques, les
La Préfecture est en feu !

                             poignées de mains franches. Sur le chemin du retour, et après un
                             arrêt à la boulangerie pour acheter le pain du petit déjeuner et
                             autres viennoiseries destinées à ceux qui, quelques dizaines de
                             minutes plus tard s’installeront au Centre opérationnel dépar-
                             temental COD7, je m’aperçois que plusieurs objets (poubelles,
                             palettes de bois...) et du mobilier urbain (plots et panneaux de
                             signalisation mobiles, barrières Vauban...) susceptibles de servir
                             de projectiles sont encore présents aux alentours de la préfecture.
                             Les incidents de la semaine précédente me dictent la prudence. Je
                             fais rappeler à la mairie la nécessité de retirer ces objets et de net-
                             toyer la place. Des équipes sont mobilisées et le nettoyage est fait,
                             à l’exception, notable, de plusieurs dizaines de barrières Vauban.

                              À 9 heures, j’ouvre le COD. Sont présentes une douzaine de per-
                             sonnes : policiers, gendarmes, sapeurs-pompiers, un représentant
                             de la police municipale ainsi que des personnels de la préfecture ;
                             mes viennoiseries sont appréciées !

                               Le COD est situé au troisième étage de la préfecture. C’est une
                             salle d’une quarantaine de mètres carrés équipée de tous moyens
                             de communication. Le pourtour est constitué de postes de travail
                             pour chaque intervenant invité à rejoindre le centre en cas de
                             crise. Chacun dispose d’un téléphone fixe, avec numéro dédié,
                             d’un ordinateur portable intégrant l’ensemble de la documen-
                             tation nécessaire pour gérer une crise (plans de secours, coor-
                             données de correspondants, cartes...), et d’équipements pour les
                             liaisons radio avec leurs troupes. Les partenaires permanents, po-
                             liciers, gendarmes, sapeurs-pompiers sont toujours présents. Ils
                             peuvent être accompagnés, selon la nature de la crise, de l’agence
                             régionale de santé, de la direction départementale des territoires,
                             de la direction des routes, ou de tout autre intervenant dans la
                             crise considérée (protection civile, association de transmission
                             par ondes courtes...). Leur tâche est d’assurer la transmission
                             7        Le Centre opérationnel départemental est un outil de gestion de crise à
                             disposition du préfet qui l’active quand un événement majeur a lieu dans son dé-
                             partement et nécessite des mesures de direction et de coordination renforcées des
                             acteurs concernés par l’événement.
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