Le Nom de mémoire " Easter Rising " dans les ouvrages historiques anglophones

 
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Le Nom de mémoire « Easter Rising » dans les ouvrages
historiques anglophones

Inna Khmelevskaya, Université Paris III Sorbonne Nouvelle

Citation: Khmelevskaya, Inna (2013), “Le Nom de mémoire « Easter Rising »
dans les ouvrages historiques anglophones”, E. Ballardini, R. Pederzoli, S.
Reboul-Touré, G. Tréguer-Felten (éds.), Les facettes de l’événement : des
formes aux signes, mediAzioni 15, http://mediazioni.sitlec.unibo.it, ISSN 1974-
4382.

Le nom propre d’événement, classé par Leroy (2004) dans la catégorie des
praxonymes1, jouit de nos jours d’un grand intérêt de la part des chercheurs, en
tant que « déclencheur mémoriel » dans le discours (Moirand 2007). Le
praxonyme est important pour les processus mémoriels qui se déroulent dans
une communauté ; il s’agit ici d’un item lexical chargé de signifiance qui permet
différentes interprétations et revendications d’un événement passé, et qui peut
servir de repère dans les « rituels verbaux de la commémoration » (Courtine
1981 : 21) ; qui, par sa seule présence dans le texte permet de s’adresser, de
façon plus au moins directe, à l’une ou l’autre communauté. Le praxonyme
entre dans la catégorie des noms propres que Paveau appelle « noms de
mémoire » (2006).

La question de la mémoire et de son expression est un point particulièrement
sensible en Irlande, un pays dont la culture est en grande partie basée sur les
rappels de l’histoire. Les héros, les lieux, les batailles du passé apparaissent
dans le discours irlandais en tant que marqueurs de l’identité contestée.
L’Irlande est un pays qui a subi plusieurs actes de dé-mémoire (Paveau 2006),

1
   On appelle « praxonyme » le nom propre d’événement (Bauer 1985, Leroy 2004). On peut y
classer, par exemple, les noms de faits historiques ou d’événements culturels.

                                           1
comme le démontre notamment le dramaturge Brian Friel, qui, dans sa pièce
Translations (1980), présente la quintessence de ce processus. Dans cette
pièce, il s’agit des noms de lieux traduits en anglais et des lieux qui sont privés,
par ce fait, de leur identité ; c’est un acte de traduction qui devient égal à un
acte d’oppression.

La division de la société irlandaise en deux parties distinctes conditionne l’autre
spécificité du nom de mémoire en Irlande : la cartographie des « lieux de
mémoire » est bien distincte pour les deux communautés, car chacune
revendique les siens. Un de ces « lieux » souvent évoqués dans le discours
irlandais est le soulèvement de Pâques de 1916, une tentative d’insurrection
des groupes nationalistes irlandais pour une « République Irlandaise », qui s’est
déroulée à Dublin durant les Pâques de 1916, et qui, au bout de six jours, a été
violemment réprimée par les forces britanniques. C’est un moment clé de
l’histoire de la République d’Irlande, très présent dans le discours du quotidien.
Cette révolte avait devancé son temps, en devenant une sorte de révolte
« événementielle », aspirant non pas à un succès militaire immédiat, mais à
une réponse publique générale, à un soulèvement de conscience populaire. On
serait tenté de dire que, ne possédant pas les moyens ni le support nécessaires
pour faire face aux forces britanniques, les leaders du « Rising » ont misé sur
une guerre d’opinion publique, en rapprochant de ce fait leur insurrection des
« révolutions de velours » de la fin du XXème siècle.

L’idée de cette recherche m’est venue en travaillant sur la partie dite
« historique » de ma thèse, consacrée à l’analyse des noms propres
d’événement présents dans la littérature irlandaise de langue anglaise. Lors des
recherches documentaires sur l’histoire du Soulèvement de Pâques (« Easter
Rising ») en Irlande, j’ai étudié un grand nombre d’ouvrages anglophones
traitant de l’événement, et je me suis aperçue que le nom donné à l’événement
variait d’un auteur à l’autre. J’ai alors voulu explorer plus profondément la
question du développement de ce praxonyme, en utilisant comme source
essentielle les ouvrages historiques consacrés au « Rising » ou qui le
mentionnaient parmi d’autres événements de l’histoire irlandaise.

                                         2
Je voudrais parler de l’évolution du nom propre d’événement, « Easter Rising »,
tel qu’il se présente dans les ouvrages historiques et du statut que ce
praxonyme possède dans le discours anglo-irlandais ; je présenterai aussi des
« synonymes » de cette expression ; ensuite, je citerai quelques exemples de
son usage dans les œuvres littéraires afin de prouver qu’il s’agit effectivement
d’un nom de mémoire.

En gaélique irlandais, cet événement a reçu le nom d’« Eiri Amach na Casca ».
Pourquoi donc cette expression n’a-t-elle pas été retenue telle quelle ?
Pourquoi une insurrection qui a marqué la naissance de la République d’Irlande
a-t-elle reçu un nom anglais qui est présent aujourd’hui dans la majorité
absolue des œuvres sur le « Rising » ?

La réponse à cette question est également la raison pour laquelle j’ai choisi le
corpus anglais pour ma recherche. L’emploi dominant de la forme anglaise du
praxonyme est sans doute conditionné par le bilinguisme du pays, plus
précisément par la domination de la langue anglaise, officielle et ensuite
officieuse dans la République d’Irlande, et sa victoire quasi-totale sur le
territoire de l’Irlande du Nord. Patrick Pearse, le leader spirituel du « Rising »,
avait beau proclamer que le gaélique irlandais était un gage de l’indépendance
intellectuelle de l’Irlande, il n’en demeurait pas moins que même la
Proclamation de la République d’Irlande avait été rédigée en anglais, hormis le
titre. Dès ses premières heures, ce soulèvement a été éclairé par la presse ; les
premiers journaux parus étaient en anglais. Et l’expression anglaise « Easter
Rising » s’est formée principalement dans les journaux, dans les témoignages
publiés le lendemain de l’insurrection, dans les études historiques qui avaient
surgi peu après l’établissement de la république d’Irlande.

L’évolution du nom que je m’apprête à suivre dans cette étude se produit
uniquement dans la langue anglaise.

                                         3
1. « Easter Rising » et ses variantes

Le développement d’un praxonyme est un processus complexe. Pour qu’un
nom se crée pour un événement d’envergure nationale, un nom sous lequel cet
événement sera reconnu par l’ensemble des locuteurs qui partagent la culture à
laquelle il se rapporte, il faut une médiatisation de l’événement qui favorisera
l’emploi d’un item lexical pertinent renvoyant à l’événement donné.

1.1. L’élaboration du praxonyme dans le discours

Les contemporains de l’insurrection l’ont d’abord baptisée, dans les journaux et
les chroniques de l’événement, le « Sinn Fein Rebellion », un terme inexact2. À
l’époque, l’opinion publique ne faisait pas de différence entre le mouvement
politique et le groupement militaire à l’origine du « Rising », associant les
« Fenians » (nom généralement donné aux nationalistes irlandais et, par
extension, aux catholiques) au « Sinn Fein ». Une contemporaine écrivait, par
exemple : « Of course, this is not Ireland’s rebellion, only a Sinn Fein rising »
(Ellis, Bowden et al. 1974 : 222).

Il est maintenant difficile d’attester la première apparition de la construction
« Easter Rising » dans le discours, mais dans l’ouvrage de Lev Trotski publié
l’année même de l’insurrection, cette construction apparaît dans le titre ; en
1922, il est mentionné comme tel dans The story of the Irish race de Seumas
MacManus.

En étudiant d’autres ouvrages écrits sur ce sujet entre 1916 et 2010, on trouve
toute une pléiade de noms pour ce soulèvement :

       The Easter Rising

2
 Sinn Fein était à l’époque un parti nationaliste non-violent ; certains de ces membres prirent
part à l’insurrection, mais à titre individuel. La presse baptisa l’insurrection « Sinn Fein
Rebellion » car elle ignorait à l’époque que la rébellion avait été préparée par l’IRB (« Irish
Republican Brotherhood »), une organisation secrète dont le but était de préparer un
soulèvement général en Irlande.

                                              4
    The Rising
       The Irish Rebellion
       The Easter Rebellion
       Easter Monday Rebellion
       The Irish Easter Rising
       The Insurrection in Dublin
       Nineteen-Sixteen.

Sur 67 ouvrages historiques qui mentionnent l’événement dans leur titre, je n’en
ai trouvé que 3 en gaëlique. 37 le nomment « Easter Rising », d’autres utilisent
« Easter Uprising », « Irish Rebellion » ou « Easter Rebellion » :

Graph. 1. Fréquence d’emploi de différentes dénominations de l’Insurrection de Pâques

Apparemment, la forme prédominante est « Easter Rising ». J’ai cherché, dans
des        dictionnaires         d’anglais        (Oxford         Dictionary            Online
[http://oxforddictionaries.com], Collins English Dictionary (2007), Cambridge
Dictionary    Online     [http://dictionary.cambridge.org])       leѕ    définitionѕ     pour
« inѕurrection », « rebellion » et « riѕing », sans pouvoir trouver une véritable
différence entre les trois notions, une différence qui aurait conditionné le choix
d’un vocable plutôt qu’un autre, comme dans ces trois entrées du Cambridge
Dictionary Online:

       insurrection […] an organized attempt by a group of people to defeat their
       government and take control of their country, usually by violence.

       uprising (ALSO rising), an act of opposition, sometimes using violence, by
       many people in one area of a country against those who are in power.
                                             5
rebellion 1 […] violent action organized by a group of people who are trying
      to change the political system in their country. (Cambridge Dictionary
      Online : http://dictionary.cambridge.org)

Les trois termes ne diffèrent pas considérablement au niveau de la dénotation :
chaque signification comprend les sèmes « violence », « révolte », « opposition
aux autorités ». Il s’ensuit que la différence doit se trouver au niveau des
connotations et de la consonance.

« Rebellion » possède une connotation plutôt négative : il peut nommer tout
acte d’insoumission (« child’s rebellion », « adolescent rebellion »), et surtout, il
a une connotation d’illégalité. C’est sans doute la raison pour laquelle Max
Gaulfield dans The Easter Rebellion se sent obligé de justifier, dans la note
d’auteur, le choix de ce titre qui risque de paraître péjoratif, et non d’un autre :

      A word of explanation to Irish friends who may feel that I should not have
      described the Easter week happenings as a « Rebellion ». […] I am fully
      aware of the connotation. But in extenuation, I would point out that it was
      thus described at the time and it has been my endeavour to retain the
      atmosphere of events as well as I can. (Caulfield 1963 : 12)

Il semble que le poids culturel principal a été conféré à la construction « Easter
Rising ». En ce qui concerne l’emploi dans le texte, c’est la version abrégée
« Rising » qui prédomine, en général, avec l’article défini (« the Rising »). Elle
répond bien sûr à une exigence d’économie linguistique, mais il semble que ce
ne soit pas la seule raison pour laquelle cet emploi est favorisé : « The day
before the rising was Easter Sunday, and they were crying joyfully in the
Churches “Christ has risen”. On the following day they were saying in the
streets “Ireland has risen” » (Stephens 1916 : 5).

Cette première phrase de la préface de The insurrection in Dublin de James
Stephens (1916) explique facilement le choix de la date du « Rising » et du nom
donné à l’insurrection. Il s’agit ici de la Résurrection de l’Irlande à Pâques,
comme l’écrit S.W. Gilley dans un essai en théologie Sacrifice and redemption
(2007). Le mot « Easter » est en lui-même un chrononyme3, rentrant dans la

3
 Dans leur article consacré à ce phénomène, Paul Bacot, Laurent Douzou et Jean-Paul Honoré
offrent la définition suivante du chrononyme : « une expression, simple ou complexe, servant à
désigner en propre une portion de temps que la communauté sociale appréhende, singularise,
                                              6
catégorie des « noms de fête » et portant un ensemble de valeurs culturelles
valides pour les deux communautés. Sa signifiance culturelle s’inscrit bien dans
le cadre symbolique du « Rising ». C’est ici un symbole chrétien, catholique,
qui s’accorde très bien avec la rhétorique ultérieure du Rising ; il est revendiqué
par la communauté catholique et nationaliste qui identifie l’Irlande et son peuple
avec Jésus, un Christ souffrant des nations martyrisées par l’Irlande. Cette
rhétorique est le plus souvent attribuée à Patrick Pearse qui croyait que « le
sang des martyrs purifierait le peuple et régénérerait l’Irlande, comme le sang
du Christ avait lavé le péché originel de l’humanité » (Guillaume et al. 1996 :
481). Les Irlandais croyaient que leur sacrifice « laverait les pêchés du peuple
irlandais, libérerait leur mère opprimée, cette Cathleen Ni Houlihan » (ibidem),
dont la figure a été revendiquée et déformée par les séparatistes irlandais. Ce
vocable évoque en même temps l’ascension du Christ (« the Rising of the
Saviour ») et la levée du soleil (« the riѕing of the ѕun »).

La différence des marqueurs (« Irish » - « Easter ») peut être due à la
dichotomie : nom donné de l’intérieur, par les représentants de la communauté
initiatrice de la révolte – nom donné de l’extérieur, par la communauté adverse
ou de l’étranger. Effectivement, le praxonyme « Irish rebellion » sera moins
pertinent pour le discours irlandais, car il ne définit pas l’événement par rapport
à d’autres rébellions ; de plus, cette locution s’utilise déjà pour une autre
insurrection, celle de 1798. Dans le discours irlandais, l’insurrection de 1916
prend donc un déterminant plus concret.

Ce terme : « Rising » avec l’article défini – est utilisé par exemple, en français,
où, pourtant, la dénomination peut être traduite: « le Soulèvement de Pâques »,
ou encore, plus pittoresque, propre à la langue française et sans doute libre
traduction du titre du roman The Red and the Green (1965) d’Iris Murdoch : Les
Pâques Sanglantes. Tout de même, « le Rising » s’insère dans le discours
français comme un emprunt de l’anglais :

associe à des actes censés lui donner une cohérence, ce qui s’accompagne du besoin de la
nommer » (2008 : en ligne).

                                           7
Exemple 1

      Incontestablement le Rising de 1916 fut, au premier chef, l’œuvre de
      l’IRB… (P. Joannon (1973) L’Histoire d’Irlande, Plon)

Exemple 2

      Des centaines de volumes sur le Rising se sont attachés à mettre l’accent
      sur le « romantisme » des protagonistes, la « rédemption de la nation », le
      « martyre des Pâques sanglantes ». (R. Faligot (1978) James Connolly et
      le mouvement révolutionnaire irlandais, F. Maspero)

Ainsi, le nom anglais est traduit ou directement emprunté tandis que le nom
irlandais reste confiné aux textes en gaélique irlandais.

1.2. « Easter Rising » dans les dictionnaires d’anglais

J’ai entrepris la consultation des dictionnaires de langue anglaise pour savoir si
la collocation « Easter Rising » représentait une entrée ou une sous-entrée, ou
bien si elle était incluse dans l’article à titre d’exemple. J’ai analysé aussi bien
les dictionnaires de langue que les dictionnaires bilingues, en limitant ma
recherche aux ouvrages de référence connus : The New Oxford Dictionary of
English, Collins English Dictionary (2007), Penguin English Dictionary (2009),
mais aussi Harrap’s Chambers Compact Dictionary of Contemporary English,
The    Merriam-Webster       Dictionary   (2009)    et   Longman      Dictionary    of
Contemporary English (2009). Il se trouve que, de ces dictionnaires, seul le
Longman mentionne « Easter Rising » sous l’entrée « Easter » :

      EASTER

      Easter noun CHRISTIANITY

      Easter Bunny noun FOLKLORE

      Easter egg noun FOOD

      Easter Island

      Easter Monday

                                          8
Easter Rising, the

     Easter Sunday

     National Easter Seal Society, the

     Easter Rising, the

     the events of Easter 1916 in Ireland, when armed opponents of British rule
     in Ireland took control of the main Post Office in Dublin and announced that
     Ireland was an independent republic. They were quickly defeated by the
     British army, and their leaders were killed. (Longman Dictionary of
     Contemporary English, Pearson Longman; 5th edition [January 21, 2009])

Les autres dictionnaires présentent des sous-entrées telles « Easter egg »,
« Easter parade », « Easter bunny », « Easter lilly » etc, mais ne font pas
mention d’« Easter rising ». Aucun ne classe une sous-entrée ou un exemple
sous l’entrée « Rising ». Bien que le terme lui-même soit d’origine anglaise, il
est pratiquement absent des dictionnaires anglais.

Il est impossible de délimiter nettement l’usage de ces variantes du praxonyme,
d’autant plus que plusieurs dictionnaires les présentent comme synonymiques :

Exemple 3

     Easter Uprising (Easter Rebellion) (1916). The sentiments behind the
     Easter Uprising found expression first in the founding of the Sinn Féin
     (« we, ourselves ») in 1905, devoted to the cause of Irish home rule and to
     passive resistance toward all things British. (G. C. Kohn (2007) Dictionary
     of Wars, Infobase Publishing)

Tout de même, l’usage de ces variantes diffère légèrement d’une partie du
corpus à l’autre. Ainsi, j’ai constaté que dans la majorité absolue des ouvrages
consacrés spécifiquement à l’« Easter Rising », c’est bien le nom qui est donné
à l’insurrection. De même, j’ai pu noter que la variante « Easter Uprising » serait
la plus neutre et s’emploierait dans des livres considérant un thème plus large
que l’insurrection elle-même (l’insurrection ne constitue pas le sujet principal) et
ayant souvent un caractère international :

                                          9
Exemple 4

     The first of these was the Easter Uprising in Ireland in 1916. The uprising
     was sudden and unexpected, at least for the British, when about twelve
     hundred protestors from different groups such as the Irish Volunteers, Sinn
     Fein, and the Irish Republican Brotherhood took control of the post office
     and other premises on Sackville Street. (C. Bibhash (2005) English Social
     and Cultural History. An Introductory Guide and Glossary, PHI Learning
     Pvt. Ltd.)

Exemple 5

     Part of the irony of the Easter Uprising in 1916 is that while some
     nationalists were fighting for Britain on the Continent, others had planned a
     rebellion that would be supported by weapons brought in from Germany.
     (D. McFerran (1997) IRA man: talking with the rebels, Greenwood
     Publishing Group)

Quand à l’« Irish Rebellion », il semble s’employer dans des contextes assez
différents, mais son emploi est restreint.

2. La Date comme nom d’événement

L’utilisation de la construction Date + Nom d’événement (« The 1916 Rising »,
« Easter Rising 1916 ») semble ôter à cet événement une partie de sa
singularité, car la date apparaît ici comme une précision nécessaire pour éviter
une éventuelle confusion entre cet événement et d’autres, semblables ; d’un
autre côté, cette utilisation « contaminerait » la date qui peut elle-même
désigner l’événement. Cette date (1916), devenue praxonyme par restriction
d’usage (elle ne désigne plus l’année, mais l’événement clé ayant marqué cette
année-là) est souvent écrite en toutes lettres : « Nineteen-sixteen ».

Le folkloriste irlandais Gearoid O’Crualaoich, écrivant sur la compréhension
populaire de l’« Easter Rising », indique que son souvenir n’a pas de date réelle
fixe : « [its memory] cannot be made subject to any brute chronological fixation
in some objective calendar » (cf. Beiner 2006). Il est placé dans un espace-
temps mythique. Ces moments signifiants, l’Irlande les gardait dans la mémoire

                                          10
populaire, pour les placer dans cet espace-temps avec d’autres événements,
afin que ces derniers servent de repères :

Exemple 6

     A watching Dublin crowd at the bridges below regulated by burly policemen
     and applauding impartially the roaring guns and angry volleys which
     replied, and tap-tap-tap and Boom, Boom, Boom, just as in Nineteen
     Sixteen. (D. Ryan (1932) Michael Collins and the Invisible Army, Anvil
     Books)

Exemple 7

     Ninety-eight had seemed a very long time ago, and Forty-eight and Sixty-
     seven seemed like anti-climaxes, cherished by a small minority, but
     regarded somewhat shamefacedly by the majority. But they and the 1916
     were all of the same metal. (Dubhghaill M. Ó (1966) Insurrection Fires at
     Eastertide, Mercier Press)

La date devient, dans cette lumière, détachée du moment précis dans le temps,
mais symbolique, non pas seulement pour l’événement qu’elle incarne, mais
pour son cadre axiologique.

Exemple 8

     Come gather round me players all:
     Come praise Nineteen-Sixteen. (Yeats (1939) Three songs for one burden)

Le défaut de « Nineteen-Sixteen » en tant que nom d’événement est dans sa
motivation insuffisante : il ne nomme l’événement qu’à travers la date, laquelle,
d’ailleurs, a été marquée par d’autres faits historiques, dont l’un peut être
considéré comme élément de la mémoire de la communauté adverse ; pour les
loyalistes irlandais, cette date évoque avant tout la bataille de la Somme, où
beaucoup de soldats ulstériens ont laissé leur vie. Tout de même, grâce à sa
rime intérieure, cette date a été retenue par les bardes de l’insurrection. Seize
perѕonneѕ ont été fusillées après le « Rising », ce qui favoriѕe, évidemment, la
conception myѕtique de la date – et ѕa poétiѕation.

C’est le poète W.B. Yeats qui, sans participer directement au « Rising », a été
son inspirateur. Il a été l’un des principaux poètes du Celtic Revival, une

                                        11
renaissance culturelle irlandaise de la fin du XIXème, début du XXème siècle, qui
aurait finalement amené à la renaissance de la République Irlandaise tout court.
En donnant à ѕon poème, devenu claѕѕique, le titre Eaѕter 1916, il a ѕingulariѕé
l’événement, en joignant, à jamaiѕ, la notion de « Eaѕter » à la date précise. Il
n’est pas étonnant que cette formule yeatsienne se révèle productrice dans
l’espace littéraire. Danѕ le poème The Wreath (Easter 1917) de Dora Ѕigerton
Ѕhorter, dont le recueil Tricolor (1919) est un échantillon modèle de la poésie
post-rébéllion, on voit déjà un acte individuel de commémoration, car, danѕ le
ѕouѕ-titre, ce n’eѕt pluѕ 1916, maiѕ 1917 ; un an de réflexion ѕe ѕerait écoulé
depuiѕ l’événement. La même formule est utilisée dans le titre Easter 1944 du
poème de Sara Berkeley, où elle fait une révision poétique des valeurs de
Easter 1916. Remarquonѕ que c’eѕt juѕtement ce nom d’événement Eaѕter
(Rising) 1916 qui rentre danѕ la ѕymbolique habituelle deѕ peintures murales
nationaliѕteѕ.

Quant au mot « Easter », c’est au travers de ce nom, souvent, que l’on introduit
l’événement. Comme déterminant, il (re)place le déterminé danѕ la ѕituation
diѕcurѕive de référence. En tant que nom, « Easter » désigne l’événement, en
restant cependant un « désignateur souple4 » tout comme « Nineteen-sixteen »,
à cause de son insuffisance descriptive. Cela peut rendre le discours sur
l’événement inintelligible ou ambigu (les écrivains profitent de cette ambiguïté,
laquelle, à notre avis, n’est pourtant pas une ambiguïté, mais une superposition
de deux cadres culturels).

Ce mot « Easter » s’est retrouvé contaminé par le figement à l’intérieur de
l’expression « Easter Rising », et, en s’employant en tant qu’adjectif, peut
signifier « celui qui se rapporte au Soulèvement de Pâques », comme, par
exemple, « Easter Parade » (ainsi, cette expression devient homonymique de
celle que l’on retrouve dans les dictionnaires et qui a une signification
uniquement religieuse), « Easter Volunteers », « Easter sacrifice », « Easter
Week » (la semaine du Soulèvement) et « Easter Week rebels », « The legacy
of Easter », « Easter Proclamation ».

4
    Pageau 2008.

                                        12
3. Yeats et la beauté terrible du Rising

Yeats n’a pas limité sa contribution à donner un nom à l’événement; il a aussi
donné à cet événement ce qui peut être vu comme un figement associatif dans
le discours. Il ne s’agit pas d’un figement d’ordre linguistique, mais du
phénomène qui intervient quand un vocable ou une phrase qui, au premier
coup d’œil, n’ont aucun rapport avec l’événement et sa dénomination,
évoquent cet événement parce que leur utilisation fréquente dans le discours à
son propos fait naître le rapprochement. L’expression « terrible beauty » semble
pleinement convenir à cet événement. Serait-ce parce que Yeats était un
contemporain du soulèvement, sympathisant à la cause des insurgés, « auteur
canonique » pour l’Irlande du Revival, que cet oxymore qui correspondait si
bien à la « ligne générale » soutenue par Pearse, McDonagh et autre Plunkett,
aura connu une association rapide. D’une manière ou d’une autre, cette
locution figée fait aussi partie de la mémoire discursive du « Rising ». Elle est
devenue une partie de son rituel discursif. Dans le discours moderne, le nom
propre associé à cette locution est celui de Yeats. On constate que cette
locution se trouve au stade où « l’expression, qui préexiste comme séquence
préconstruite, émerge des situations discursives à partir d’un oubli de ses
origines » (Paveau 2006 : 94), mais n’a pas encore atteint le stade où elle
devient déshistoricisée, car ses relations avec le NM en question représentent
une sorte de figement, non pas sémantique, mais mémoriel.

J’ai trouvé dans mon corpus 45 contextes où « Easter », « Easter Rising » et
« terrible beauty » se trouvaient dans la proximité directe, c’est-à-dire, dans la
même phrase. Il s’agirait ici d’un figement associatif :

Exemple 9

     A terrible beauty is born: the Irish troubles, 1912-1922 (Titre de l’ouvrage
     d’U. O’Connor [1975])

Exemple 10

     British insensitivity translated blood sacrifice from poetry to reality. As Yeats
     described it in his Easter 1916 poem, « All changed, changed utterly. A

                                            13
terrible beauty is born ». (T. E. Hachey, L. J. McCaffrey (2010) The Irish
     Experience Since 1800: A Concise History, M.E. Sharpe)

Dans le discours moderne, le nom de Yeats est associé à cette construction.
Cette association se manifeste surtout dans le langage utilitaire :

Exemple 11

     Because of the proliferation of multi-seat electoral areas, the local election
     results may not be quite as bad for FF as some are predicting. But there is
     the incalculable factor of the public mood, which is definitely hostile at the
     moment. All could be changed, changed utterly and a Terrible Beauty could
     be born on June 5th (Thanks again, Mister Yeats). (Terrible Beauty, date of
     birth 5 June 2009, article du Irish Times 29/4/2009)

Exemple 12

     Another terrible beauty. (Irish memorial to the dead of WWI) (Titre de
     l’article de The Economist (US), 5/3/1988)

Dans le langage littéraire, cette locution introduit un implicite plus large, ne se
limitant pas à rappeler Yeats et le « Rising » ; ainsi, on retrouve cette
expression dans le titre d’un roman policier dans lequel l’action se passe en
Irlande (Masterson 2003), dans un film sur l’IRA (1960) ; et, enfin, dans la pièce
d’un auteur indien sur le 11 septembre (Raina 2008). Je constate que cette
locution se trouve donc bien au stade de « séquence préconstruite » mais non
déhistoricisée, évoqué ci-dessus.

Idéalement, l’usage d’un nom de mémoire sous-entendrait que la situation est
appréhendée de façon univoque. C’est-à-dire que l’ensemble des valeurs
véhiculées par le praxonyme doit être le même pour tout le groupe. Mais il suffit
que le nom en question se retrouve dans un contexte inhabituel pour créer une
ambiguïté, un nouveau paradigme de valeurs. C’est en entrant dans différents
registres et domaines du discours que le nom de mémoire se manifeste
pleinement. Et quand on observe les œuvres littéraires parlant directement ou
indirectement du Soulèvement de Pâques, de toute la pluralité des noms
d’événement mentionnés, c’est « Rising » ou « the 1916 Rising », « Easter
Rising » qui apparaît dans les textes. C’est ce nom-ci qui, finalement, incarne
l’événement et autour duquel s’accumulent les interprétations du fait historique

                                          14
qui permettent, entre autres, au niveau littéraire, de jouer avec différents sens
et représentations de ce dernier.

Exemple 13

     Pat. Well, he took it easy at first, wore a kilt, played Gaelic football on
     Blackeath.

     Meg. Where’s that?

     Pat. In London. He took a correspondence course in the Irish language.
     And when the Rising took place he acted like a true Irish Hero. (B. Behan
     (1978) “The Hostage”, in The Complete Plays, Eyre Methuen)

Exemple 14

     “Scared? Is me?” Jamesey looked outraged. “Well, that’s a good one! And
     my father is the only Patriot in this town – the only man who was up in
     Dublin and took part in the Easter Rising. And wounded into the bargain!”
     (M. Lavin (1973) A Memory and Other Stories, Houghton Mifflin Company)

J’ai essayé, dans cet article, de présenter de manière aussi complète que
possible le développement du praxonyme « Easter Rising ». Il s’agit d’un
événement charnière dans l’histoire de l’Irlande. Le « Riѕing », ou l’« Easter
Rising » en tant que nom, eѕt un chrononyme à plein titre, ѕolidement ancré
danѕ la mémoire diѕcurѕive deѕ Irlandaiѕ. C’eѕt un nom de mémoire dont
l’apparition danѕ leѕ texteѕ introduit non ѕeulement une dimenѕion hiѕtorique,
maiѕ implicitement ramène/renvoie à ce qui peut être appelé « une culture de
l’inѕurrection », car, grâce à ѕa miѕe en diѕcourѕ pertinente, le « Riѕing »
évoque, à côté de l’Inѕurrection de 1916, l’inѕurrection de Wolfe Tone et
d’autres révolteѕ irlandaiѕeѕ.

J’ai également pu constater que, si le praxonyme « Easter Rising » (« Rising »)
a été retenu, cela est dû en grande partie aux associations linguistiques et
culturelles de ses composants, et aussi, à l’utilisation fréquente de ce nom et de
ces derniers dans la littérature.

La pluralité des variantes du nom de l’événement que j’ai montrée et expliquée
témoigne de l’instabilité du processus de la désignation, lequel devient
problématique dans un pays doté d’une situation linguistique complexe.
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Paradoxalement, le fait de créer un nom de mémoire constitue ici un acte de
dé-mémoire, quand les noms propres de la langue substrat sont remplacés par
ceux de la langue superstrat. Cette blessure typiquement irlandaise n’a pas
empêché le public irlandais, y compris les littéraires, de s’approprier ce nom de
l’événement et d’en faire un vrai nom de mémoire.

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