Le retrait américain d'Afghanistan : défaite de l'Occident ou victoire des sentiments ?

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TRIBUNE n° 1317
Le retrait américain d’Afghanistan :
défaite de l’Occident
ou victoire des sentiments ?
Geoffroy CLAIN           Commandant de l’Armée de terre (stagiaire au sein de l’Enseignement militaire supérieur
                         scientifique et technique, EMSST), élève en mastère spécialisé en ingénierie des systèmes
                         logistiques, à l’École des Mines et doctorant en histoire à l’École pratique des hautes études
                         (Paris Sorbonne).

L
       ’offensive éclair des Talibans en Afghanistan, jusqu’à leur prise de pouvoir
       le 15 août 2021, a sidéré l’opinion publique occidentale. Les journaux se
       sont empressés de suivre, heure après heure, la chute de Kaboul tandis que
les hélicoptères, quittant les ambassades, rappelaient les dernières images de la
guerre du Vietnam.

        Pour bon nombre, les responsabilités étaient toutes trouvées : « Que l’on
trouve cela juste ou injuste, l’histoire retiendra que Joe Biden est celui qui a présidé
à la conclusion humiliante de l’expérience américaine en Afghanistan », assénait
même déjà le New York Times (1).

         Est-ce à dire que cette évacuation des forces américaines (et de leurs alliés)
mais aussi de ressortissants, collaborateurs et familles (2), symbolise un échec
d’une telle ampleur qu’il puisse être considéré comme une faillite politique, voire
civilisationnelle (3) ?

        S’il ne fait aucun doute que le modèle prôné par les Talibans semble diffi-
cilement soluble dans le bain des valeurs universalistes, il s’agit de ne pas confondre
une réorientation stratégique américaine, voire un tournant géopolitique, avec le
déclin de la puissance occidentale. Analyser ce retrait sous un prisme journalis-
tique, c’est glisser dans une vision guidée par un sentimentalisme rémanent, porté
par un projet mercantile.

(1)
    SANGER David E., « For Biden, Images of Defeat He Wanted to Avoid », The New York Times, 15 août 2021
(https://www.nytimes.com/2021/08/15/us/politics/afghanistan-biden.html).
(2) Environ 120 000 à la fin août 2021.
(3) JEFFREY James, « The final humiliation. What happens if the Taliban gets it right? », 27 août 2021

(https://thecritic.co.uk/the-final-humiliation/).

                               www.defnat.com - 29 septembre 2021
                                                                                                                          1
Certes, le constat semble décevant. Près de 20 ans jour pour jour après
    les attentats du 11 septembre, les Talibans sont de nouveau aux commandes de
    l’Afghanistan. Toutefois, entre 2001 et 2021 la situation (et le positionnement de
    l’ensemble des acteurs) a évolué. De plus, parmi ces bouleversements, les intérêts
    occidentaux (dont ceux de la France) demeurent conservés et guidés par une stra-
    tégie d’ensemble qui diffère d’une approche tactique. Conception qui se distingue
    d’un sentimentalisme ambiant.

    2001-2021, 20 ans pour rien ?
             Indubitablement, les images de la précipitation du retrait militaire, avec
    son ballet d’avions surchargés, semblent sans appel au moment où le mollah
    Baradar, cofondateur du mouvement taliban, forme un gouvernement. Pourtant,
    il y a deux décennies, les attentats du 11 septembre avaient débouché sur un revi-
    rement de la politique américaine (jusqu’alors plutôt conciliante avec les
    Talibans ! (4)). En quelques semaines, le gouvernement des mollahs avait été évincé
    au profit d’une république, sous la présidence d’Hamid Karzaï.
            Toutefois, la politique internationale n’est pas restée figée à cette première
    phase. Elle a cheminé, progressivement, ce qu’une partie de l’opinion occidentale
    a refusé de faire, lasse d’un sujet jugé dépassé… jusqu’à maintenant. En effet, après
    l’intervention initiale, en 2003, l’Otan avait pris le commandement de la Force
    internationale d’assistance et de sécurité (FIAS), à laquelle contribuèrent 37 pays,
    dont la France, forte d’environ 10 000 hommes, s’ajoutant aux 20 000 soldats
    américains. En 2015, cette force avait fini par être remplacée par la Resolute Support
    Mission (RSM), destinée à prodiguer conseils et formations à l’armée et aux insti-
    tutions.
             Surtout, après un engagement coûteux (1 000 milliards de dollars,
    2 400 morts et 20 400 blessés parmi les soldats américains), Donald Trump
    annonça son intention de se retirer du pays. Les Talibans, presque essentiellement
    composés de Pachtounes, furent conviés à entrer dans un cycle de négociations de
    paix, entamées à Doha (Qatar) en novembre 2018. Celles-ci se soldèrent par un
    accord, le 29 février 2020, visant à sécuriser le retrait des troupes américaines, à
    éviter les attentats sur le sol américain et conditionnant un cessez-le-feu.
            Ainsi, dès avril 2021, constatant qu’il n’existait pas de solution militaire
    aux défis auxquels l’Afghanistan était confronté, les Alliés commencèrent à retirer
    leurs forces de la RSM. Le 12 juillet, le général Austin Scott Miller, chef des forces
    américaines et de l’Otan en Afghanistan, quittait à son tour ses fonctions tandis
    que les forces US accéléraient leur retrait, soutenues par la posture de Joe Biden.

    (4) SAPIR Jacques et PIATIGORSKY Jacques (dir.), Le Grand Jeu, les enjeux géopolitiques de l’Asie centrale, Éditions

    Autrement, 2009, p. 162. La secrétaire d’État américaine Madeleine Albright déclarait, lors de la prise de pouvoir taliban,
    que « c’est un pas positif ».

2
TRIBUNE
« Je défends fermement la décision du retrait américain d’Afghanistan », déclarait
le Président américain le 16 août. « Notre mission en Afghanistan n’a jamais été
de construire une nation », se justifiait-il. « Elle n’a jamais été de créer une démo-
cratie unifiée centralisée », l’objectif unique « restait aujourd’hui et avait toujours
été d’empêcher une attaque terroriste sur le sol américain », ajoutant que « les forces
américaines ne peuvent pas, et ne devraient pas, mener une guerre et mourir d’une
guerre que les forces afghanes n’ont pas la volonté de combattre pour eux-mêmes ».

        Force est de constater que derrière le retrait des forces armées d’Afghanistan
se cache donc une réalité, sensiblement différente de celle valable en 2001, notam-
ment parce que les intérêts stratégiques ne sont plus les mêmes.

La stratégie n’est pas la tactique                      (5)

         Puisque « la stratégie est la dialectique des intelligences, dans un milieu
conflictuel, fondée sur l’utilisation ou la menace d’utilisation de la force à des fins
politiques » (6), il s’agit de ne pas confondre l’échelon tactique (voire opératif), avec
la stratégie et principalement les buts de guerre (ou de fin de guerre). Un retrait
militaire n’est que la face émergée d’une politique bien plus profonde, surtout à
l’échelon politique, compris comme celui du choix entre la paix et la guerre, et de
l’attribution des ressources en fonction des objectifs (7).

        Ainsi, pour les États-Unis, ce retrait n’est pas un changement majeur. Si la
forme diffère, les États-Unis ont toujours oscillé entre des phases d’introversion et
des phases d’extraversion, de sorte que la période actuelle n’est qu’un moment nor-
mal du balancier américain. Ensuite, ils ne se sont pas retirés du monde, ils s’y font
seulement plus discrets. La stratégie furtive fondée sur la trilogie drones-forces spé-
ciales-cyber, ou l’idée de « diriger par l’arrière », signent bien la fin des grands
déploiements terrestres tels qu’on a pu les connaître dans les années 1990-2000
(voire 2010).

       « Même le coût financier de la guerre se révèle, au final, assez modeste.
Environ 2 260 Md$ ont été dépensés par les États-Unis pour cet engagement sur
vingt ans. Dans la même durée, le PIB des États-Unis est passé de 11 000 à
22 000 Md$ par an, soit environ 326 000 Md de PIB cumulés sur la période. Le
coût de ce “désastre” serait donc de 0,7 % de la richesse nationale (8) ».

(5) « Il n’y a pas de différence d’échelle entre la stratégie et la tactique mais une différence de nature » affirmait le général

Weygand. Le colonel Grouard (1843-1929) expliquait aussi que : « stratégie et tactique ne sont pas, l’une la conception
et l’autre l’exécution d’une même chose. »
(6) COUTAU-BÉGARIE Hervé, Traité de stratégie (7e éd.), Économica, 2011, p. 78.
(7) Dans la hiérarchie des niveaux de contrainte ou de dépendance de la « Théorie des contextes » d’Anthony Wilden.
(8) AUDRAND Stéphane, « Afghanistan : non, ce n’est pas une “déroute américaine” (quoi qu’en pense Michael Moore) »,

Theatrum Belli, 3 septembre 2021 (https://theatrum-belli.com/).

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S’interroger sur les buts de guerre c’est donc se demander ce qu’est une
    défaite, ou une victoire, sur ce théâtre. La question de savoir si le retrait américain
    est une « défaite » nous renvoie à nos conceptions occidentales de la guerre et aux
    malentendus contemporains qui s’y attachent. Des conceptions un peu sclérosées
    par Clausewitz et Saint-Augustin : la guerre juste, la guerre bien définie, celle du
    jus ad bello, de la déclaration formelle, de l’armistice formel, de la soumission poli-
    tique par la force, d’Austerlitz et de la clairière de Rethondes. Mais cette concep-
    tion occidentale, née au XVIIe siècle dans la douleur de la guerre de Trente Ans,
    n’est qu’un avatar historique parmi d’autres des formes de violence collective qui
    ensanglantent les sociétés humaines depuis le néolithique et qui n’ont jamais été
    centrée sur l’idée d’une soumission politique via des traités écrits. En Afghanistan,
    une victoire « à l’occidentale », c’est-à-dire « nette, juste et formelle » était impos-
    sible parce qu’il n’y avait pas d’adversaire qui comprenait cette logique (sans même
    parler de l’accepter) (9).
             Quant à la France, la mission en Afghanistan a permis de démontrer ses
    facultés d’intégration dans la structure intégrée du commandement de l’Otan,
    conformément aux décisions annoncées par le président Nicolas Sarkozy au
    Congrès à Washington, en novembre 2007. Les résultats opérationnels des forces
    armées françaises, tant lors de leurs missions de sécurisation, d’appui, de mentoring
    (Operation Mentoring Liaison Team), de formation ou de logistique ont affiché une
    efficacité reconnue. À cela est venu s’ajouter le soutien à un allié meurtri.
            Surtout, la France a maintenu ses intérêts fondamentaux. Elle s’est tenue à
    ses engagements et a respecté la formule prononcée par le président Sarkozy, lors
    d’une visite à Kaboul le 12 juillet 2011 « [Il faut] savoir finir une guerre ». On
    rétorquera que puisque le terrorisme n’est pas vaincu, cette sortie a été un échec.
    Sophisme ! Outre le fait que le berceau du « terrorisme international » s’est déplacé
    et étendu, ce serait faire fi de l’évolution géopolitique, sans même évoquer le fait
    qu’un ennemi n’est pas immuable.

    Derrière le drapeau noir, cinquante nuances de vert ?
            L’un des objectifs de la diplomatie est de parlementer avec ses ennemis.
    « La bonne politique n’est pas de s’opposer à ce qui est inévitable mais d’y servir et
    de s’en servir » (10). L’amalgame entre Taliban et terrorisme est tentant. Ce fut la
    raison de la présence armée, c’est encore une réalité. Doit-on pour autant conserver
    ce postulat comme un invariant géopolitique ? Les Talibans représentent une large
    part de l’ethnie majoritaire pachtoune. Mais là où en 2001 ils n’avaient su tisser
    un réseau de relations avec les autres composantes du pays, en 2021 ils ont travaillé
    sur ce point « même si [ce mouvement] est parfois fantasmé et embelli par rapport

    (9)    Id.
    (10)    RENAN Ernest, La réforme morale et intellectuelle de la France, édition originale, 1871.

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TRIBUNE
à une réalité moins idéale » (11). Face à un adversaire pragmatique, il serait illusoire
et improductif de vouloir se renfermer dans le dogmatisme.

        En effet, aujourd’hui, ces mêmes Talibans peuvent, en adeptes convertis de
la realpolitik, se muer en adversaires du terrorisme selon l’adage de Liddell Hart :
« L’ennemi d’aujourd’hui est le client de demain et l’allié du futur. » L’intrusion
de Daech a bouleversé profondément la donne et le rôle potentiel des Talibans.
Dans un rapport de l’ONU de juin 2021, il est estimé que l’État islamique compte
entre 1 500 et 2 200 combattants, surtout dans les provinces de Kounar et
Nangarhar (Est du pays), se lançant dans une stratégie de terreur avec une série
d’attaques (environ 700 entre 2019 et 2021). Maîtres du pays, prônant la sécurité
comme pilier de leur politique, adversaires théologiques de Daech, la friction entre
Talibans et EI risque de déboucher sur un tournant politique différent de la part
du nouveau gouvernement.

         Enfin, les Talibans ont atteint un certain « point de Schelling » ou « point
focal ». Celui-ci, en théorie des jeux, se comprend comme une solution de négo-
ciations. Appliqué aux participants du conflit, chacun ayant des buts de guerre et
des limites à ne pas dépasser et pouvant imaginer celles de l’autre, un modus ope-
randi se dégage (aussi désagréable cela soit-il pour certains puristes des deux bords).
De plus, l’Occident n’est pas l’unique soleil vers lequel se tournent les Talibans.
Ceux-ci ont signé des accords de non-agression avec leurs pays voisins (Chine,
Iran, Pakistan, Tadjikistan et Ouzbékistan). Ces traités assurent un minimum de
stabilité réciproque.

         La prise en compte de leurs problèmes domestiques, leur action extérieure,
leur pragmatisme plus que leur tournant doctrinale (car mieux vaut attendre des
réalisations qu’écouter une bonne volonté) sont autant de processus stochastiques.
Ils représentent une évolution, discrète, de l’ensemble des variables aléatoires qui
conformément à la notion de propriété markovienne définit l’hypothèse selon
laquelle l’avenir ne dépend que de l’instant présent (12).

        Est-ce à dire que Schelling et Markov permettent de comprendre les
actions du mollah Baradar ou de ses séides ? Probablement plus qu’une opinion
occidentale désabusée.

(11) ESQUERRE Hugues, Dans la tête des insurgés, Éditions du Rocher, 2013, p. 231. Les Talibans tentent de composer

avec la plupart des ethnies, notamment les Hazara.
(12) En matière de processus à valeurs continues, ceux de Gauss sont les plus connus. En probabilité, un processus

stochastique vérifie la propriété de Markov si la distribution conditionnelle de probabilité des états futurs, étant donné
les états passés et l’état présent, ne dépend en fait que de l’état présent et non pas des états passés. Ainsi la prédiction du
futur à partir du présent n’est pas rendue plus précise par des éléments d’information supplémentaires concernant le
passé, car toute l’information utile pour la prédiction du futur est contenue dans l’état présent du processus. La propriété
de Markov faible possède plusieurs formes équivalentes qui reviennent toutes à constater que la loi conditionnelle de
Xn + 1 sachant le passé, c’est-à-dire sachant (Xk)0 ≤ k ≤ n est une fonction Xn de seul.

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La couleur des sentiments
            La vision figée, celle d’un Occident interventionniste, en échec, s’impose
    dans les médias parce que la conduite de sa stratégie semble avoir été défaillante
    mais surtout parce que celui-ci est gavé d’un sentimentalisme (13) moralisateur et
    dépassé. Les photographies d’évacuation en sont le reflet et trouvent leurs origines
    dans un faisceau de tendances convergentes.
            La première tient dans le fait que la culture occidentale, et particulièrement
    française, est pétrie de sentimentalisme. On retrouve cette manière de penser chez
    Stendhal qui estime que l’important réside dans les sentiments et leurs couleurs
    (mais aussi dans l’individualisme). La bataille y est avant tout le « bruit qui lui fai-
    sait mal aux oreilles » (14). Ce sentimentalisme se rapproche d’un romantisme,
    « libre manifestation de ses impressions personnelles » (15). Le courant ne se limite
    pas au XIXe siècle (Proust, Fournier, Duras en sont des manifestations au
    XXe siècle) ou au roman (l’intellectualisme d’un Finkielkraut en est un autre
    exemple) (16). Comme dans les romans sentimentaux, le journalisme mercantile
    s’appuie sur les réactions émotionnelles et donne à voir le bonheur en récompense,
    comme vertu et le malheur comme accompagnement de toute transgression. Ainsi,
    des photos d’« évacués » ne peuvent qu’être un grand malheur. Le poids des images
    renforce encore ce tour moralisateur.
            La deuxième réside dans le principe de non-intervention, c’est-à-dire le
    droit de tout État souverain à conduire ses affaires sans ingérence extérieure, prin-
    cipe coutumier universellement applicable. Suivant une contre-interprétation
    extensive et non juridique de la notion, la scène internationale apparaît souvent
    aujourd’hui comme un monde d’ingérences multiformes. Si la notion d’ingérence
    est souvent utilisée bien au-delà de sa dimension juridique dans le domaine de
    l’action humanitaire (French Doctors), elle a en outre donné lieu à une construction
    théorique qui s’affirme comme droit, en contradiction avec le principe coutumier
    de non-intervention théorisé par Mario Bettati (17).
            Enfin, l’ethnocentrisme New Age du monde des caméras et des clichés n’est
    pas celui de la diversité, vue à travers le prisme privilégié et plus ou moins exclusif

    (13) Le sentimentalisme littéraire désigne l’approche philosophique selon laquelle nos états affectifs, notamment les émo-

    tions, les sentiments et les désirs, sont au cœur de nos évaluations, que celles-ci soient morales ou esthétiques. Cette
    approche est née en Angleterre et en Écosse avec la théorie du « sens moral » proposée par Shaftesbury puis Francis
    Hutcheson, mais elle ne se réduit pas à cette théorie. Des auteurs sceptiques à l’égard de la notion de sens moral comme
    David Hume ou Adam Smith font également partie des fondateurs de ce courant.
    (14) Fabrice Del Dongo dans STENDHAL, La chartreuse de Parme (1839).
    (15) La citation est de Delacroix qui faisait preuve d’une sensibilité aiguë de la mise en scène dans ses peintures. Les

    massacres de Chio de 1824, écho à l’actualité d’une Grèce en lutte contre les Ottomans, rappelle symboliquement les
    photographies des fuites « sensibles » des Afghans.
    (16) C’est au nom de ce droit, qu’il peut parfois dénier à tout observateur extérieur le droit d’exprimer des critiques sur

    telle ou telle pratique, ou croyance, et considère de telles critiques comme de l’« impérialisme culturel ». C’est le point de
    vue d’Alain Finkielkraut dans son ouvrage La défaite de la pensée, Gallimard, 1987.
    (17) BETTATI Mario, Mutation de l’ordre international, Odile Jacob, 1996.

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TRIBUNE
des idées, des intérêts et de la critique relative. Ce comportement débouche sur un
relativisme culturel militant, non neutre, qui aboutit à un impérialisme culturel.
Alors, qu’une perturbation vienne l’ébranler et c’est tout le modèle qui est remis
en cause (18). C’est confondre intervention militaire avec droit d’ingérence comme
le prônait déjà… Jules Ferry (19). Ces pratiques sont encore celles d’une ONU schi-
zophrène stipulant « en même temps » un relativisme culturel humaniste, plaçant
les besoins fondamentaux de l’être humain au-dessus de toute culture, croyance ou
particularité et lançant des programmes culturels ou de « développement » (le
Millenium Development Goal ou le Democracy Fund) « occidentalisant ».

                                                              
         Alors, bien sûr, toutes les entreprises occidentales n’ont pas eu pour seul
support un sentimentalisme exacerbé par des biais cognitifs. Les Occidentaux sont
intervenus en Afghanistan avec le souci d’éliminer Al-Qaïda mais aussi celui de
reconstruire l’État afghan. Cela passait par l’imposition d’une société respectant la
démocratie et les droits en général (ceux des femmes en particulier). Si ce projet est
fort louable, c’est sa réalisation (hautement ambitieuse) qui a en partie commandé
la « stratégie » occidentale. Celle-ci, dans ses applications de détail (20) a toutefois
pêché, entraînant une perte de crédibilité et modifiant les rapports de force entre
acteurs régionaux. Clemenceau affirmait que « nous avons gagné la guerre, il va fal-
loir désormais gagner la paix et ce sera certainement plus difficile. » Aujourd’hui,
cette affirmation est toujours aussi vraie mais… insuffisante. En effet, la citation
ne peut plus se comprendre que dans une vision à trois dimensions, tactique, opé-
rative et stratégique (politique), au sein d’un continuum dynamique. Dans un
monde de crises permanentes, cet état quasi permanent de semi-guerre semble
devenu la norme, « la guerre sans règle risque fort d’être… la règle » (21). Mais si
l’estompe du conflit devient de plus en plus floue, dans le cadre des « guerres
hybrides », la réalité de la paix l’est tout autant. Vouloir un diagnostic binaire
(paix/guerre) n’a donc que peu de sens, surtout si l’on juge une géopolitique à
l’aune d’avions emplis de « réfugiés ». w

(18) TODD Emmanuel, Impérialisme, Après l’Empire, Gallimard, 2002.
(19) Discours du 28 juillet 1885. « Messieurs, il y a un second point […] que je dois également aborder […] : c’est le côté
humanitaire et civilisateur de la question [de la politique coloniale]. Sur ce point, l’honorable M. Camille Pelletan raille
beaucoup, il dit : “Qu’est-ce que c’est que cette civilisation qu’on impose à coups de canon ? Qu’est-ce sinon une autre
forme de la barbarie ? Est-ce que ces populations de race inférieure n’ont pas autant de droits que vous ? Est-ce qu’elles
ne sont pas maîtresses chez elles ? Est-ce qu’elles vous appellent ? Vous allez chez elles contre leur gré ; vous les violentez,
mais vous ne les civilisez pas”. […] Messieurs, il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet,
les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures […] Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit,
parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures… »
(20) WHITLOCK Craig, The Afghanistan Papers: A Secret History of the War, Simon & Schuster, 2021. En 2019 le

Washington Post a publié le contenu de centaines d’interrogatoires de personnes impliquées dans le conflit afghan. Faisant
le pendant aux fameux Pentagon Papers qui ont rendu public l’implication politique et militaire des États-Unis dans la
guerre du Vietnam de 1955 à 1971, ces documents révèlent la face cachée de l’intervention américaine.
(21) MALIS Christian, Guerre et stratégie au XXIe siècle, Fayard, 2014, p. 88.

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