Le tatouage ou l'illusion de liberté - Admirat Mathilde Sous la direction de :Max Sanier
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Institut d'Études Politiques de Lyon Le tatouage ou l'illusion de liberté Admirat Mathilde Sociologie des acteurs et enjeux du champ culturel Sous la direction de :Max Sanier soutenu le 7 septembre 2010 Membres du jury : - Max Sanier - Isabelle Hare
Table des matières Remerciements . . 5 Dédicace . . 6 Introduction . . 7 I/ Le tatouage vécu comme une liberté . . 14 1. La liberté de modification corporelle . . 14 a. Le sentiment de liberté par la modification corporelle . . 14 b. Une volonté d'être unique . . 16 2. Une apparente construction de l'identité pour soi . . 17 a. La construction identitaire par le tatouage . . 18 b. La mise en scène de soi . . 19 3. Une prise de liberté dans le cadre de l'individualisme . . 21 a. Le marquage d'un moment de la vie . . 21 b. Une ligne de conduite auto-imposée . . 22 c. Le tatoué, un individu socio-historique . . 23 II/ Le tatouage ou l'illusion du libre rejet des normes sociales . . 26 1. Tatouages visibles: une exclusion assumée . . 26 a. Une conscience d'exclusion . . 26 b. Identité individuelle superposable à identité sociale . . 27 2. Une paradoxale conformité . . 27 a. Une conformité des motifs, formes, styles... . . 27 b. Une conformité dans la démarche . . 28 c. La détermination par l'appartenance sociale et la situation professionnelle . . 29 3. Quand le tatouage devient stigmate . . 30 a. Les tatouages visibles, vecteur d'intégration à un groupe marginalisé . . 30 b. Une non maitrise des codes sociaux . . 31 c. Conclusion: une liberté doublement niée . . 33 III/ Les tatouages « invisibles » ou l'illusion de la distinction . . 34 1. Le tatouage dissimulé ou le refus de la publicisation du privé . . 34 a. Un aspect personnel très marqué . . 34 b. Le principe de discrétion contre celui d'exhibition . . 35 2. Le bricolage identitaire ou la distinction par le mystère . . 36 a. Le « bricolage identitaire » ou l'identité flexible . . 37 b. Le tatouage, un nouvel outil de distinction . . 39 3. Le triomphe de la conformité . . 40 a. La maitrise des codes sociaux de l'interaction . . 40 b. Le tatouage dissimulé: une double conformité . . 41 c. Et la liberté dans tout ça? . . 42 Conclusion . . 43 Bibliographie . . 45 Ouvrages . . 45
Revues . . 45 Documents multimédias . . 46 Grille de questions . . 46 Entretien n°1 . . 46 Entretien n°2 . . 47
Remerciements Remerciements Je remercie tout particulièrement Max Sanier, pour le temps qu'il m'a accordé, les conseils qu'il m'a prodigué avec grande gentillesse tout au long de l'élaboration de ce mémoire. Je remercie également Isabelle Hare pour avoir accepté d'être le seconde membre du jury de soutenance. Je remercie l'ensemble des personnes que j'ai rencontré lors des entretiens pour le temps qu'ils m'ont accordé et la gentillesse dont ils ont fait preuve, ainsi que toutes celles qui m'ont permis de les connaître. Je remercie tous les proches avec qui j'ai pu échanger, débattre sur le sujet. 5
Le tatouage ou l'illusion de liberté Dédicace Dédicace Pour ma maman (qui adore les tatouages) et ma famille 6
Introduction Introduction Dans son rapport du 11 décembre 2007 intitulé «Piercings» et tatouages: la fréquence des 1 2 complications justifie une réglementation , l'Académie Nationale de Médecine affirme que les pratiques de modifications corporelles que sont le piercing et le tatouage traduisent plusieurs états chez les individus qui le pratiquent: « perception négative des conditions de vie, mauvaise intégration sociale, souci d’amélioration de l’image de soi, précocité des rapports sexuels avec grand nombre de partenaires, homosexualité, usage de drogues et consommation d’alcool, activités illicites et appartenance à un «gang», mauvaises habitudes alimentaires ». Au delà des amalgames douteux présents dans le texte, dénoncés peu après 3 sa publication par le SNAT (Syndicat National des Artistes Tatoueurs) par une plainte portée contre l'Académie de Médecine et la saisine de la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité), on peut y voir l'intérêt de l'amorce d'un questionnement sur la pratique culturelle du tatouage. L'enjeu est de comprendre dans quelle(s) démarche(s) s'inscrivent les individus qui se font tatouer (et non « subissent un tatouage » comme l'évoque l'Académie de Médecine) et quelles sont les motivations qui les amènent à faire ce choix. Ce questionnement intervient à l'heure où le tatouage est en plein développement en France, avec quelques années de retard sur ses voisins plus ou moins proches (Allemagne, Angleterre, Etats-Unis...). Alors que les studios de tatouage se multiplient avec plus de 2000 professionnels exerçant aujourd'hui dans l'hexagone, le tatouage est de plus en plus visible sur les écrans et les supports publicitaires (du fait des sportifs, mannequins...). La pratique du tatouage investit progressivement l'espace public, avec une image de plus en plus positive dans l'opinion ces dernières années, sans doute accentuée par les « efforts » effectués dans le domaine de l'hygiène. Le SNAT a participé depuis sa création aux négociations aboutissants à divers textes de lois. Les plus récents sont les arrêtés relatifs aux dispositions spécifiques aux conventions de tatouage, aux produits de tatouage, aux règles applicables aux personnes mineures, à l'obligation d'information au futur tatoué, aux déchets d'activités de soins, aux conditions d'hygiène et de salubrité, à la déclaration d'activité en Préfecture, et à la formation obligatoire à l'hygiène et les organismes habilités. Certains acteurs ou sportifs se font les portes-drapeaux de la pratique du tatouage qui, contrairement au piercing ou autres modifications corporelles, acquiert ainsi une relative légitimité et se diffuse dans un éventail plus large de la société. On trouve d'ailleurs aujourd'hui le tatouage sous toutes ses formes: définitif, temporaire (au henné ou sous forme de maquillage semi-permanent par pigmentation à l'aiguille en institut de beauté) et même chez les plus jeune avec des jeux dès 5 ans représentant des dermographes et autres 1 Texte adopté à l'unanimité par l'Académie de médecine saisie dans sa séance du mardi 11 décembre 2007. 2 au nom d’un groupe de travailconstitué des membres de l’Académie: MM. ARTHUIS �, BANZET, BAZEX (Secrétaire), BEANI, CHATELAIN, CIVATTE (Président), GODEAU, HENRION, LACCOURREYE, Mmes MARCELLI, MONERET-VAUTRIN. Invité: M. Ph. GARNIER (Direction Générale de la Santé). 3 Créé en 2003 par Tin-tin (Paris) et Rémy (Etampes) dans le double objectif de regrouper des tatoueurs ayant pour but la défense et la reconnaissance du tatouage artistique et créatif en France, et faire reconnaître le tatoueur créatif comme un artiste à part entière auprès de l'Etat et du Fisc. 7
Le tatouage ou l'illusion de liberté matériels de tatouage. L'effet de mode est avancé par l'ensemble des tatoueurs, tatoués et acteurs institutionnels et la parution du sondage IFOP Les français et les tatouages le 25 juillet 2010 témoigne de l'intérêt que peut susciter l'engouement des français pour cette pratique culturelle. Cependant, mon travail ne va pas résider à essayer d'analyser le phénomène de mode. Les précisions apportées à ce sujet ne sont présentes que pour mieux appréhender la pratique du tatouage en la situant dans son contexte actuel. Problématique L'objet d'étude: la pratique du tatouage Le tatouage est une pratique dont l'existence est attestée depuis le néolithique, avec la découverte en Italie du corps de Ötzi l'homme des glaces qui portait des tatouages thérapeutiques. A travers les époques et les civilisations, le tatouage a revêtu différentes fonctions et différents statuts. Il a ainsi pu marquer l'appartenance à un groupe comme les gangs, la distinction chez les nobles au XIXème siècle en Europe, ou encore le paroxysme de l'infamie avec le marquage dans les camps lors de la Seconde guerre mondiale. Comme l'a analysé David Le Breton dans son ouvrage Signes d'identité Tatouages, piercings et autres marques corporelles, le tatouage reste l'occasion d'un rituel dans les sociétés modernes. Il est vrai qu'il est une inscription signifiante définitive sur le corps par injection d'encre sous la peau, mais également sur l'esprit. C'est un acte symbolique qui permet l'expression de son identité et l'accession à un nouveau statut social, une nouvelle image se soi à présenter. Il relève toutefois d'une démarche de construction identitaire et de présentation de soi individualisante. David Le Breton présente à ce propos le tatouage contemporain comme une affirmation de l'irréductible individualité plutôt que comme un relieur à la communauté. Même s'il tend à se définir comme un art, un esthétisme depuis sa démocratisation depuis les années 1990 et son statut de mode « dénoncé » par tous les acteurs, le tatouage n'en est pas moins vécu par les tatoués comme une étape hautement symbolique dans leurs vies, avec l'apport d'un sens à leur corps et d'un support à leur identité. Sans entrer dans une analyse corporéiste du tatouage, nous appréhenderons l'importance de cette sur- signification du corps et de sa dimension symbolique. Le cadre théorique Le tatouage n'avait jusqu'alors pas de légitimité, puisqu'il était uniquement associé dans les sociétés modernes à des pratiques marginales (punk, bikers...) et à des profils déviants (prisonniers, gangs...). Comme nous l'avons évoqué plus haut, la démocratisation de cette pratique culturelle lui donne une toute relative légitimité, et par là même en font un objet d'étude plus attirant, une pratique à analyser, à réguler, à exploiter... Cette relative légitimité statutaire étant toute récente ainsi que « l'influence sociale » du tatouage qui en découle, peu d'ouvrages sociologiques ont pour l'instant été rédigés à ce sujet. Parmi eux Signes d'identité, Tatouages, piercings et autres marques corporelles de David Le Breton, professeur à l'Université Marc Bloch de Strasbourg et spécialiste de la sociologie du corps, a été un socle solide dans mes recherches. Cet ouvrage présente de façon très documentée l'évolution du tatouage et analyse la pratique moderne de celui- ci. Il met en lumière le rapport tatouage/identité et l'inscrit dans la conception d'un corps inachevé, base de l'affirmation de soi et de la construction identitaire. L'approche inter- disciplinaire de l'ouvrage, qui oscille entre sociologie, anthropologie, histoire, psychologie et philosophie, m'a permis d'avoir une photographie assez étendue. Cependant Signes d'identité est marqué par une approche anthropologique qui inclut l'analyse du tatouage 8
Introduction 4 dans celle des modifications corporelles (sans distinction avec le piercing ou le branding par exemple) et propose une thèse corporéiste avec laquelle je vais prendre une relative distance. Le tatouage est une pratique culturelle de modification de soi. Mais modifier son corps, le rendre plus signifiant qu'il ne l'est déjà c'est également faire le choix de modifier son image et donc celle que vont percevoir les autres. C'est en ce sens que je m'éloigne de la théorie plus psychologique que sociale du corporéisme pour intégrer le tatouage dans une analyse interactionniste, où l'interaction est un objet sociologique à part entière reliant sujet et structure. Les lectures de Stigmates, La mise en scène de la vie quotidienne et 5 Les rites d'interaction m'ont permis d'appréhender un niveau intermédiaire entre volonté individuelle et macrostructure où l'individu et la société s'influencent mutuellement dans le jeu des interactions. Goffman distingue en effet trois domaines : celui de la personnalité, celui de l'interaction et celui de la société, que j'imagine pour ma part plutôt comme trois niveaux intégrés. Le tatouage relevant de la volonté et de la liberté individuelle s'inscrit tout d'abord dans le domaine que Goffman nomme personnalité. Il est effectivement une modalité de modification de soi résultant d'une volonté personnelle de transformer, de s'approprier son corps. Cependant, comme évoqué précédemment, il faut prendre en compte l'aspect mise en scène de soi du tatouage, pour reprendre une expression goffmanienne. En modifiant mon corps et donc mon image je modifie consciemment les termes de l'interaction : je ne me présente plus à l'autre de la même manière. Cet aspect de mise en scène de soi, d'incarnation d'un rôle est un aspect majeur de l'oeuvre de Goffman, qui conçoit la vie sociale comme un grand théâtre où chacun interprète un rôle. Les structures influencent les acteurs au travers d'un sens commun qui les guide, mais elles ne peuvent se maintenir que grâce à leur intégration et leur reproduction par les acteurs. C’est Linton qui donne la première définition sociologique du rôle, en le différenciant du statut. La première renvoyant à l’ensemble des droits et devoirs attachés à une position institutionnalisée et la seconde au type de conduite normatif que tient l’individu qui exerce ces droits et devoirs. C'est toutefois Goffman qui la met en valeur en la plaçant au coeur de sa théorie de l’interaction. Mon approche se détache de l'oeuvre de Goffman sur la question de l'influence du troisième domaine, la société. Dans le cadre clairement déterministe dans lequel je positionne mon travail, la structure exerce un poids tel sur l'individu qu'il ne peut choisir de la mettre en oeuvre ou non. Chaque action est une extériorisation de l'habitus, lui-même fruit d'une intériorisation des normes sociales par l'individu. C'est dans cette perspective bourdieusienne et déterministe que j'ai appréhendé la pratique du tatouage. Bien qu'envisagé dans toutes ses spécificités, j'ai analysé le tatouage comme toute autre pratique culturelle soumise aux cadres bourdieusien de distinction et de conformité. Le tatouage s'inscrit dans les rapports sociaux de domination légitimés par la « violence symbolique », au même titre que les autres pratiques culturelles. Afin de comprendre la théorie de Pierre Bourdieu et d'intégrer mon travail dans ce cadre d'analyse, j'ai lu Questions de sociologie et La distinction, critique sociale du jugement. Le premier ouvrage 6 m'a donné une vue d'ensemble de la pensée de l'auteur. La Distinction , son ouvrage majeur concernant les pratiques culturelles et leur hiérarchisation selon la légitimité qui leur est 4 Technique de marquage corporel au fer rouge 5 CF Bibliographie 6 Bourdieu, Pierre. La Distinction. Paris. Ed. De Minuit, 1979. 640p. 9
Le tatouage ou l'illusion de liberté accordée par les classes dominantes a été capitale dans mon travail, qui cherche d'ailleurs à inscrire le tatouage au même titre que les autres pratiques culturelles dans cette perception du monde social. Le thème de la liberté, qui sous-tend le mémoire, n'a cependant pas été abordé que sous cet angle déterministe qui conduit à minimiser voire détruite, même si Bourdieu s'en défendait, toute idée de liberté individuelle. Afin de replacer l'analyse du tatouage dans le contexte historique de modernité je me suis inspiré des travaux de Alain Ehrenberg 7 L'individu incertain et La fatigue d'être soi . Selon le sociologue, dans les sociétés post- modernes telles que la notre la liberté n'existe plus que sous la forme d'une injonction d'être soi. C'est ce qu'il désigne par la « norme d'autonomie », où l'action devient la base du « gouvernement de soi ». Le tatouage peut être perçu dans cette vision comme le moyen d'une prise de liberté par le passage à l'action grâce à la modification du corps. Dans le contexte de la modernité, le tatouage est vécu et assumé comme un outil d'individualisation et de subjectivation. La démarche entreprise par les tatoués n'échappe cependant pas selon moi au poids des structures. Et ma position coordonne Bourdieu, Goffman et Ehrenberg dans l'analogie des trois niveaux (société, interaction, personnalité) qui restent, selon moi, malgré l'importance du vécu des individus, dominé par la structure. Grâce aux lectures précitées et aux divers documents dont j'ai pu avoir connaissance sur le tatouage, j'ai émis trois hypothèses de travail. Hypothèses 1. Le tatouage est vécu comme une liberté Le tatouage en tant que marque encrée sur la peau est le plus souvent perçu par les personnes tatouées comme quelque chose de très personnel, fruit d'une réflexion plus ou moins longue et objet d'une jouissance privée. Cependant, la pratique du tatouage révèle une certaine homogénéité dans la démarche qui est celle des tatoués. Au delà de l'aspect psychologique d'affirmation de soi, le tatouage, vécu comme un « passage à l'action », s'inscrit dans une volonté de construction identitaire. Cette modification de soi par l'intermédiaire du corps, qui peut également s'intégrer dans une mise en scène de soi plus générale, se fait dans une recherche de liberté. Quelque soit le motif, la taille ou l'emplacement de l'encrage, la pratique contemporaine du tatouage relève d'une démarche individualiste. En suivant la définition de l'individualisme de Alain Ehrenberg « la généralisation d'une norme d'autonomie », on peut appréhender le tatouage comme une technique d'action sur soi, qui répondrait à l'exigence moderne accrue de responsabilité impliquée par le développement de l'individualisme. L'aspect de prise de liberté par la modification de soi, au premier abord assez subjectif, évoqué plus haut, se double d'une volonté des tatoués de se mettre en scène, de s'offrir le luxe de se positionner par rapport aux normes sociales. A la lumière de l'interactionnisme goffmanien, le tatouage peut ainsi être analysé comme un signe volontairement exposé ou dissimulé dans le but de faire concorder identité individuelle et identité sociale. 2. Le tatouage visible ou le risque de marginalisation Malgré l'homogénéité de la démarche, la recherche de liberté, la pratique du tatouage peut être analysée selon le critère de la visibilité des motifs en public. Cette approche induit la mise en évidence de deux grandes catégories de tatouages: les tatouages visibles en 7 Cf Bibliographie 10
Introduction public (sur les mains, le cou par exemple) et les tatouages dissimulables en public (sur le flan, le ventre...). Le terme « en public » doit toutefois être précisé, puisqu'il est restreint dans ce mémoire aux lieux de travail des personnes étudiées. Le travail étant l'un des marqueurs principaux d'intégration sociale et la première source de légitimité sociale, de part la valorisation universelle de la valeur effort et la hiérarchisation sociale qu'il permet, il a été préféré à une acceptation plus large du terme « public » qui aurait été polluée par la publicisation du privé. Les individus portant des tatouages visibles en public recherchent par cette démarcation à exprimer le rejet des normes sociales. Issues pour la plupart de classes sociales moyenne ou populaire, ils vivent le tatouage comme signe de l'exclusion dont ils sont ou se sentent victimes et à la fois comme prétexte à une exclusion plus forte encore. Ayant conscience de la connotation négative de cette modalité de pratique du tatouage, ils doivent toutefois s'accommoder de celle-ci du point de vue professionnel, puisqu'ils se coupent ainsi de nombreuses possibilités, inadéquates avec le port de tatouages visibles. Ainsi les métiers correspondant aux CSP supérieures sont bannis de l'univers des possibles, ainsi que tous les métiers qui impliquent des interactions avec le public dans un cadre public ou privé, exceptées les professions libérales intellectuelles. Malgré un choix apparent du refus du jeu, des normes sociales, les individus sont largement déterminés dans le choix des emplacements des tatouages, et donc de leur visibilité, mais aussi dans le choix et la taille des motifs. Ceux-ci sont en effet assez universels, c'est-à-dire qu'ils correspondent à des dessins très répandus, et qui ne sont pas retravaillés avant d'être inscrits sur la peau. Ils sont également assez imposants de part leur taille, et plutôt colorés. Une conformité dans l'exclusion peut donc être mise en évidence comme premier paradoxe, accompagné du piège de la marginalisation, c'est-à- dire l'impossibilité d'une exclusion volontaire du jeu social. Vécue comme une marge de liberté, le tatouage est un indice supplémentaire permettant de rendre compte de la détermination sociale, et de la fatalité de l'emprise de la structure sur l'individu. 3. Le tatouage caché: nouvel outil de distinction La modification de soi et la mise en scène de soi est utilisée différemment par les personnes tatouées appartenant à des catégories sociales plus aisées, qui préfèrent aux manches (tatouage couvrant un bras dans son intégralité) ou aux tatouages dans le cou des tatouages beaucoup plus discrets de part leur taille, leur couleur (plus souvent en noir et gris) et surtout leur emplacement puisqu'ils sont invisibles en public. Ils s'offrent pour leur part le luxe d'une identité flexible: d'être ou non tatoués, puisqu'ils ont la possibilité de cacher leurs tatouages en public ou de les dévoiler dans des cercles de relations plus privés. Contrairement aux tatouages visibles, les motifs sont beaucoup moins universels, ou si c'est le cas sont plus retravaillés par la personne ou son tatoueur, et la signification accordée au tatouage est bien plus importante. Elle peut même dépasser l'intérêt pour le motif. On peut reprendre à ce propos l'expression de David Le Breton : le « bricolage identitaire », en le déclinant en deux aspects. La signification des tatouages est souvent multiple et résulte d'un bricolage de plusieurs origines pour le dessin (géographique, graphique, stylistique...) et la symbolique. Un point d'honneur est mis au caractère personnel du tatouage, à l'aspect privé voir secret de sa signification: seuls les personnes les plus proches, voire les tatoués aux- même peuvent déchiffrer la signification de leurs tatouages. De plus, le bricolage identitaire se décline également comme la possibilité de cacher ou non ses tatouages, c'est-à-dire la volonté de montrer que son identité individuelle dépasse largement son identité sociale. 11
Le tatouage ou l'illusion de liberté Contrairement au constat de conformité évoqué pour les personnes portant des tatouages visibles, les tatoués issus des catégories sociales plus aisées cherchent en premier lieu la distinction. La pratique du tatouage s'inscrit comme les autres pratiques culturelles dans la théorie bourdieusienne de distinction et conformité, et trahit là encore le poids des normes sociales. On pourrait croire que les individus portant des tatouages non visibles maîtrisent les codes de l'interaction selon les termes de Goffman. Mais ce serait nier le fait que leur volonté se conforme aux normes sociales malgré des velléités de rébellion ou même s'y adaptent à défaut de pouvoir les modifier. Méthodologie La théorie étant énoncée, la nécessité de confrontation avec le terrain apparaît. Pour se faire, j'ai effectué plusieurs entretiens individuels en face-à-face dont le détail va suivre. Je me suis également rendu dans une convention de tatouage, le Evian Tattoo Show en juin 2010. J'ai complété mes recherches par la consultation de sites internet et presse spécialisée (voir bibliographie). J'ai pris contact avec les personnes tatouées pour les entretiens en utilisant des réseaux de connaissance, ce qui a eu la conséquence positive de ne pas intervenir pendant la démarche assez intime des rendez-vous chez le tatoueur, mais qui m'a dans un premier temps plus amené à interroger des personnes portant des tatouages cachés. Tableau récapitulatif des entretiens Sexe Age Situation Tatouages professionnelle M 19 Étudiant L1 1 tatouage: dos anthropologie F 25 Etudiante M1 iep 2 tatouages: ventre et épaule F 26 Infirmière scolaire 1 tatouage: épaule M 27 Conseiller 5 tatouages: épaule, ventre, financier poignets, pied, bras F 28 Employée de 1 tatouage: dos banque M 33 BTP 4 tatouages: épaule, torse, mollet, bras F 21 Etudiante L2 2 tatouages: poignet, ventre psychologie M 24 Serveur 4/5 tatouages: épaule, torse, manche... M 30 Humanitaire 5/6 tatouages: torse, flan, avant- bras, avant-bras, cou M 30' Tatoueur 6 et +: manche, cou... F 35 Artiste (art 3 tatouages: derrière l'oreille, dos, plastique) flan M 27 Futur tatoueur 6+ tatouages: bras, épaule, jambes F 26 Serveuse 6+: nuque, épaule, bras, pieds, mollets... La grille d'entretien a évolué au cours du travail (voir annexe). J'ai pris la liberté de m'en détacher dans un souci d'adaptabilité et pour essayer d'en faire des échanges plus que des interrogatoires intrusifs. 12
Introduction J'ai ainsi progressivement été vers une démarche plus compréhensive, en cherchant à amener mes interlocuteurs vers une réflexivité sur leur pratique. Cela m'a conduit, comme 8 le préconise Jean-Claude Kaufmann dans L'entretien compréhensif à me pencher sur les raisons d'agir propres à chaque individu et à effectuer un mouvement intellectuel de va-et- vient entre le terrain et les hypothèses. C'est notamment la raison pour laquelle elles ont largement évolué avant de prendre la forme actuelle. Malgré l'intérêt que je porte à la façon dont les individus perçoivent leurs situation et leurs actions, je reste convaincue du décalage entre le discours et la réalité, si tant est qu'elle existe, et de l'illusion dans laquelle baigne l'être humain sans un travail approfondi de réflexivité sur son environnement. 8 Kaufmann, Jean-Claude. L'enquête et ses méthodes. L'entretien compréhensif – 2e éd. Paris. Armand Colin. 2008. 128p. 13
Le tatouage ou l'illusion de liberté I/ Le tatouage vécu comme une liberté 1. La liberté de modification corporelle a. Le sentiment de liberté par la modification corporelle David Le Breton déclare que « Le corps est le symptôme [du] détachement de l'individu 9 de sa trame sociale et le lieu de l'affirmation de la liberté » . Le corps est en effet une des premières propriétés de l'individu, et par là un champ d'action privilégié. Il a également une dimension sociale puisqu'il est l'instrument fondamental de la présentation de soi. Toutefois, avant de s'intéresser à cette dimension purement sociale et de nuancer la première partie de l'affirmation précitée, il semble essentiel d'aborder le corps par sa dimension plus individuelle. Le vécu du corps par les individus et en particulier les possibilités de modification de ce corps doivent être le premier élément d'une réflexion sur la pratique du tatouage. Le tatouage est un instrument de modification corporelle, c'est-à-dire qui permet d'influer sur l' aspect « superficiel » de l'individu qu'est le corps, séparation entre l'être et son environnement. Au delà de cette caractéristique évidente, le tatouage est perçu par les individus qui le portent comme un instrument de modification de soi, par le biais de la modification corporelle. Un jeune tatoué explique par exemple que « son tatouage est 10 devenu une partie de soi, et que c'est un nouveau corps un nouveau moi qui s'est fait » . Essayons tout d'abord de comprendre la perception de cette modification corporelle avant d'en comprendre son enjeu dans la recherche de modification de soi. Le tatouage est incorporé et les individus vivent cette appropriation du corps comme une prise de liberté. Les notions de contrôle, de gestion du corps sont ainsi souvent avancées par les tatoués pour décrire leur démarche. L'appropriation du corps est exprimée moins consciemment mais transparaît dans les discours, comme par exemple chez cette jeune personne expliquant le paradoxe de son choix de tatouages visibles et de sa réticence à en donner une interprétation : « j'avais qu'à pas me le faire tatouer ici mais bon... c'est 11 mon corps » , sous-entendu j'en fais ce que j'en veux. La modification corporelle par le tatouage apporte une satisfaction assumée. Les tatoués expriment cet état dans l'immense majorité, sans forcément avoir de retour réflexif 12 sur la situation (« Ca ne m'apporte rien mais je suis contente de l'avoir fait » avouait une artiste, quand une jeune étudiante expliquait « Je ne pourrais pas l'expliquer mais le tatouage m'a beaucoup apporté, c'est une expérience totalement positive... pour moi 9 LE BRETON: Fabrique d'identité Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Métailié, Traversées, 2002. p. 17 10 Propos issus de l'entretien avec Jean-Philip, étudiant. 11 Propos issus de l'entretien avec Flo, serveur. 12 Propos issus de l'entretien avec Emma, artiste. 14
I/ Le tatouage vécu comme une liberté 13 en tout cas » ). Plusieurs raisons sont toutefois avancées pour décrire l'origine de cette satisfaction. L'aspect esthétique semble tout d'abord être un élément essentiel dans la démarche de se faire tatouer. Les motifs encrées sur le corps sont présentés comme 14 des décors de celui-ci, parfois assimilés à des « vêtements qui habillent la nudité » ou même à des bijoux. Même si, nous le verrons par la suite, le tatouage revêt une dimension symbolique fondamentale aujourd'hui aux yeux des tatoués, il n'en demeure pas moins considéré comme idéalement esthétique. Il est d'ailleurs souvent décrit comme devant mettre en valeur le corps et en particulier la musculature ou les formes des personnes qui le portent. L'appropriation du corps passe non seulement par l'inscription d'un motif esthétique sur celui-ci, mais également par sa résistance à la douleur. Concernant cette facette de la démarche, les tatoués sont prolixes. La douleur fait partie du tatouage et c'est tant mieux! C'est en tout cas ce qui ressort des différents entretiens menés avec les personnes tatouées et c'est également l'esprit général qui règne sur les nombreux forum Internet dédiés au tatouage, dont nombres de publications concernent cette question. La douleur est en effet une des préoccupations majeures des futurs tatoués. Que la douleur soit minimisée ou au contraire accentuée par les tatoués, elle apparaît comme un élément important, présentant respectivement l'individu comme y étant insensible ou au contraire comme l'ayant vaillamment supportée. L'enjeu est d'ailleurs parfois assumé, comme chez Mylène, une jeune infirmière qui explique que: « c'est plus vécu dans le côté contrôle en fait, c'est pas le plaisir d'avoir mal mais plus savoir maitriser une douleur je trouve que c'est assez fort. Il y a aussi un côté de 15 gestion, gérer sa douleur, gérer son corps» . La douleur fait partie d'un tout. Elle n'est pas gratuite et c'est ce qui contribue à la rendre acceptable voire nécessaire: « Il faut souffrir 16 pour avoir des trucs, là tu souffres mais t'es content du résultat » . Présente pendant toute la durée du tatouage, qui varie mais peut s'étendre sur plusieurs heures, elle se prolonge après la sortie du salon. Elle est partie intégrante de l'acte et lui donne une importance particulière. Grégoire, conseiller financier explique même que « L'acte d'aller le faire est des 17 fois plus excitant que d'avoir le tatouage en lui-même. Il y a une adrénaline » . L'appropriation du corps par le tatouage est une démarche forte. Elle n'est pas anodine pour plusieurs raisons, qui font du tatouage une pratique que l'on ne peut pas qualifier d'extrême mais qui en font une réelle étape pour un individu. La volonté de marquer son corps définitivement est au coeur du processus. Bien que la pratique du dé-tatouage se développe, peu de gens y ont recours. Au delà de son prix rédhibitoire et de l'aspect définitif des cicatrices, l'explication se trouve dans le fait que les regrets se portent plus souvent sur 18 les motifs, ce qui peut s'arranger avec un recouvrement , que sur le tatouage en lui-même. Modifier son corps « naturel » et d'une façon qui n'est pas historiquement encrée dans la 13 Propos issus de l'entretien avec Emilie, étudiante. 14 Propos issus de l'entretien avec Emma, artiste. 15 Propos issus de l'entretien avec Mylène, infirmière. 16 Propos issus de l'entretien avec Jean-Philip, étudiant. 17 Propos issus de l'entretien avec Grégory, conseiller financier. 18 Voir en annexe l'exemple d'un recouvrement. 15
Le tatouage ou l'illusion de liberté culture est une décision importante, et bien plus encore par son aspect définitif. « Faut pas 19 oublier que le tatouage c'est définitif, c'est pour ça que tu le fais » , Adeline 26 ans. Le tatouage est vécu, consciemment ou non, comme une prise de liberté. La modification définitive du corps est source de sentiment de contrôle, de maîtrise. L'acte du tatouage en lui-même est déjà porteur de sens forts pour l'individu, qui est vécu comme 20 un rituel . b. Une volonté d'être unique Le tatouage est vécu comme une prise de liberté de l'individu, grâce à la modification corporelle. Au delà de la notion de maitrise du corps, la portée de la liberté est accentuée par l'aspect individuel de ce choix. Il est vécu comme une démarche strictement individuelle. Pourtant sa genèse en fait, dans l'ensemble des régions dans lequel il s'est originellement développé, un instrument d'intégration sociale, de reconnaissance au sein du groupe. Aujourd'hui le tatouage est vécu comme le fruit d'un choix strictement individuel, et comme une démarche purement personnelle. Lors des entretiens, les tatoués sont souvent dans l'impossibilité de déterminer d'où leur vient l'envie de se faire tatouer. Même si certaines personnes de leur entourage sont tatouées, ils ne le mentionne pas forcément, présentant consciemment ou non leur démarche comme un processus spontané. L'aspect personnel du tatouage se retrouve dans toute les étapes qui composent cette pratique. De l'envie, comme on l'a vu, à la façon de le porter, en passant par la décision et l'acte en lui-même. Certains tatoués expliquent ne pas en parler souvent malgré leur grand intérêt pour le tatouage, ou le faire simplement avec des personnes très proches et souvent elles-même tatouées : « Ca me met mal à l'aise qu'on me parle de mes tatouages, c'est 21 trop personnel le tatouage » . Pour prendre un terme plus psychologique que sociologique, le tatouage est vécu comme à la limite de l'intime. Nous verrons par la suite dans une perspective plus sociologique que le rapport privé / public est central dans l'analyse du tatouage. La liberté est également présente dans la pratique du tatouage du fait de l'importance des possibles. Précisément, les individus souhaitant se faire tatouer ont devant eux une infinité de possibilités concernant les motifs bien sûr, mais aussi leur taille, leurs couleurs, leur positionnement sur le corps... Les motifs étant souvent retravaillés par le tatoueur en adéquation avec la demande du client, la démarche touche rapidement au domaine de l'art. La reconnaissance du statut d'artiste tatoueur est d'ailleurs une revendication du SNAT, qui se base notamment sur la mise en lumière des talents de dessinateurs des tatoueurs. La personne qui souhaite se faire tatouer initie et participe pleinement au processus créatif, même si son implication technique dans le dessin reste souvent très limitée. « C'est mon 22 dessin, mon tatouage, mon corps! » déclarait une artiste pour expliquer sa fierté quand à son tatouage. Mais au delà de ce sentiment de satisfaction ou de fierté, le tatouage est apparu dans mes recherches comme à la fois l'expression et la source d'un sentiment de liberté pour l'individu. 19 Propos issus de l'entretien avec Adeline, employée de banque. 20 David Le Breton théorise cet aspect du tatouage avec un travail quasi-anthropologique dans son ouvrage Signes d'identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles. 21 Propos issus de l'entretien avec Flo, serveur. 22 Propos issus de l'entretien avec Emma, artiste. 16
I/ Le tatouage vécu comme une liberté Cette liberté est renforcée par la volonté des tatoués de présenter leur démarche comme unique et qui ne s'inscrit en aucun cas dans un mouvement collectif, et notamment dans celui de démocratisation de la pratique qui a lieu depuis quelques années. En premier lieu c'est l'aspect unique du motif qui est présenté : « Je suis content d'être tatoué parce que maintenant j'ai quelque chose qui me différencie, je suis le seul à avoir ça » (propos issus de l'entretien de Jean-Philip, 19 ans, étudiant). Il arrive toutefois qu'une personne interrogée ait un motif universel, qui ne soit pas personnalisé par un travail sur le dessin par exemple. Dans ce cas c'est l'aspect unique de la démarche qui est mis en avant. « Je sais qu'il y a des filles qui vont se faire un tatouage, qui feuillettent le truc et qui prennent une petite étoile pour la mettre sur leur dos, voilà, je suis pas sur que ce soit exactement la même 23 symbolique que moi mais... » . A quoi sert la liberté si c'est pour reproduire des choses qui existent déjà ? L'artiste ne tire-t-il pas sa liberté, du moins dans de nombreux travaux philosophiques notamment, de sa capacité de création? Il est alors évident qu'une démarche vécue comme une prise de liberté ne peut raisonnablement pas aboutir à un résultat non seulement existant, mais largement diffusé sur la planète. L'enjeu est donc de présenter ce résultat comme le fruit d'une démarche unique, différenciant l'individu du reste du monde et l'intégrant plutôt dans une démarche maitrisée et fondamentalement individuelle. Lors des entretiens régulièrement les réponses s'orientent spontanément vers la dénonciation du phénomène de mode. Les tatoués affichent clairement leur rejet de ce développement de la pratique. « Je trouve que trop démocratisé ça perd un peu de... de 24 sa valeur » , « C'est comme quand tu tombes sur un super truc, tu penses que personne 25 ne l'aura et finalement ça devient la mode » . Un deuxième niveau consiste à dénigrer la pratique du tatouage dans le cadre de la mode. L'ensemble des personnes rencontrées lors des entretiens s'accorde sur cette idée, qui peut être largement illustrée: « Ce que j'aime 26 pas c'est les mecs qui font un tatouage juste parce que c'est la mode » , « Tu sais c'était la mode des barbelés autour du bras et ça c'était un truc qui m'insupportait parce que c'était en gros tu fais un tatouage parce que c'est la mode et tout le monde fait un barbelés, tu 27 fais un barbelés autour du bras » . La légitimation de son tatouage, de sa démarche passe enfin par l'expression de la nette distinction qui existe entre soi et les personnes qui « se font tatouer parce que c'est la mode ». Cette distinction est rarement argumentée par les tatoués, qui pour la plupart la perçoivent et la posent comme indéniable. La question de la liberté est essentielle dans le traitement de la question du tatouage, puisqu'elle en constitue à mon sens, aujourd'hui, l'une des raisons d'être. Nous allons d'ailleurs nous intéresser plus en détail à la façon dont cette liberté s'exerce dans la pratique du tatouage. Le couple liberté / identité apparaît, et avec lui l'on comprendra l'insistance dont font preuve les tatoués à défendre l'aspect individuel, personnel de leurs tatouages. 2. Une apparente construction de l'identité pour soi 23 Propos issus de l'entretien avec Adeline, employée de banque. 24 Propos issus de l'entretien avec Julien, travailleur dans le domaine de l'humanitaire. 25 Propos issus de l'entretien avec Adeline, employée de banque. 26 Propos issus de l'entretien avec Jean-Philip, étudiant. 27 Propos issus de l'entretien avec Grégory, conseiller financier. 17
Le tatouage ou l'illusion de liberté La prise de liberté dans le cadre de la modification corporelle qu'est le tatouage a été abordée, ou du moins le vécu des individus tatoués comme une prise de liberté. Nous allons maintenant dérouler le mécanisme davantage pour comprendre qu'elle s'exerce non seulement par la modification corporelle, mais par la modification de soi qu'engendre le tatouage. C'est ici qu'intervient la notion d'identité, pour entamer le raisonnement vers la réponse à la question de départ : quelles sont les motivations des individus pour se faire tatouer? Pour Goffman, l'identité est l'expression de la perception qu'ont les individus de leur 28 rôle social. En se basant sur ses travaux , et sur l'approche interactionniste, qu'il a contribué à légitimer dans les sciences sociales, nous verrons que la construction identitaire, dont le tatouage est un instrument, ne peut se faire que ans l'optique d'une mise en scène de soi. a. La construction identitaire par le tatouage Une caractéristique semble unir les tatoués. Elle unit tout du moins la quasi-totalité des personnes interrogées. Il s'agit du mécontentement de leur mère vis-à-vis de ces motifs encrés sur la peau qui « dénaturent » la chair de leur chair. Instinct maternel, conditionnement culturel... quoi qu'il en soit la sagesse des mères se voit contrariée par la représentation qu'ont leurs chérubins du tatouage. Paradoxalement, le tatouage est vécu comme naturel par les individus tatoués. Plusieurs adjectifs reviennent dans les entretiens pour désigner ce sentiment : le tatouage est présenté comme naturel, essentiel, logique. « Je pense que se faire tatouer c'est essentiel, enfin c'est naturel. Oui, je pourrais pas m'en 29 passer. C'était tellement évident » . La désignation de « naturel » n'est pas un déni de l'aspect évidemment culturel du tatouage. Le tatouage est perçu comme naturel, à défaut de la conscience du corps culturel. La signification est la même: au travers de l'encrage du corps c'est l'identité qui cherche à être exprimée. « J'ai toujours l'impression qu'il a été là. C'est vraiment comme si il était sur moi et une fois qu'il a été fait c'est comme si il avait été révélé. Tu vois le prochain, quand je me regarde dans la glace je le vois, je me dis il peut pas être ailleurs » (Propos issus de l'entretien avec Emilie, 25 ans, étudiante). Le tatouage est souvent perçu comme un élément qui faisait partie de l'individu avant même d'être encré sur le corps. Il est à la fois une partie de l'identité de l'individu et le moyen de son expression par le marquage corporel. Il est d'ailleurs souvent décrit comme logique ou cohérent. Pour explique le choix du motif de son premier tatouage, Pauline, 21 ans, étudiante, explique que « le code barre c'était logique ». Le tatouage est par ailleurs assumé comme un marquage identitaire. Sa dimension symbolique est primordiale, puisqu'elle permet de dépasser la simple modification corporelle pour atteindre la modification de soi. Les motifs sont choisis en fonction de leur signification: « C'était plus pour exprimer un truc de force, de puissance, tu vois le serpent, le dragon tout ça » (propos issus de l'entretien avec Grégory, 27 ans, conseiller financier). Le tatouage doit faire sens, et être représentatif de l'individu, de son vécu... ( « Je vais pas m'inventer des choses qui sont pas représentatives de ma personnalité » : Flo, 24 ans, serveur). Toute l'étape précédent le tatouage de recherche du motif est mise en valeur par les tatoués, et sert d'élément distinctif entre un tatouage à la mode et un qui n'est pas fait dans ce cadre là. La recherche vise un motif original, retravaillé si possible par le tatoué ou le tatoueur, qui ait une symbolique et dont la symbolique corresponde à l'identité de l'individu. 28 Cf bibliographie. 29 Propos issus de l'entretien avec Pauline, étudiante. 18
I/ Le tatouage vécu comme une liberté A la question « Quels tatouages préfères-tu en général, chez les autres? » nombreux sont ceux qui n'expriment pas une préférence sur les motifs mais sur la démarche (« Pour moi 30 c'est vraiment une question de recherche » ). Pour être considéré comme beau un tatouage doit avant tout correspondre à l'individu qui le porte. La dimension symbolique dépasse la dimension esthétique et technique du tatouage. « Je légitime arbitrairement le tatouage quand il a une signification mentale, dans son attitude, dans sa façon d'être, dans son mode de vie » explique par exemple Emilie, 25 ans, étudiante, lors de notre entretien. Nous verrons par la suite que la question des préférences, des goûts en matière de tatouage est largement influencée par l'appartenance sociale. L'importance de la symbolique pour un tatouage semble être universelle et s'intègre dans une présentation relativement rapide de cette pratique. Quelque soit l'appartenance sociale des individus tatoués il semble aujourd'hui exister un socle commun qui lie la pratique culturelle du tatouage aux notions d'identité et de liberté. Encrer son corps, on l'a vu, est considéré comme un acte personnel par excellence, fruit et signe de liberté individuelle. Toutefois, il s'avère que le détachement social de cette pratique prôné par les tatoués n'est qu'apparent 31 car « Sous le règne du regard, la surface devient le lieu de la profondeur » . L'analyse du tatouage doit être envisagée non seulement comme l'expression d'une volonté individuelle mais aussi dans le cadre social des interactions. Le corps est en effet le support de l'identité, et le tatouage est vécu par les individu tatoués comme un instrument d'expression parmi d'autres. En modifiant son corps, en le marquant définitivement, on y empreinte une partie de son identité. Le phénomène est d'ailleurs réversible puisque nous verrons que la modification corporelle engendre une modification de soi. L'origine des sentiments de fierté, de confiance en soi conséquents de la pratique du tatouage ne seront pas étudiées dans ce travail. Toutefois il est intéressant d'en avoir connaissance pour pouvoir intégrer la modification de soi dans la réflexion plus large autour du tatouage. Un corps marqué, de surcroît volontairement, c'est une identité affirmée, une image modifiée qui sera soumise à l'interprétation d'autrui. C'est ce que nous allons étudier maintenant, à l'aide de l'éclairage théorique de Erving Goffman. b. La mise en scène de soi Certains tatouages sont visibles dans une palette de situations réduite comme les tatouages dans le dos ou sur le flan par exemple qui ne sont visibles que dans un cadre familial voire intime ou à la plage par exemple. D'autres tatouages sont davantage exposés comme les tatouages sur les avant-bras, les mains ou le cou par exemple, qui sont difficilement dissimulables. Quelque soit le type de tatouage porté par les individus, tatouages « invisibles » en public ou tatouage « visibles », ils sont tous amenés à être exposés, plus ou moins volontairement, et à être soumis au regard d'autrui. Le tatouage est vécu comme un processus très personnel. Cependant, les individus tatoués ont tous conscience de ce regard extérieur et en parlent librement. Un tatouage c'est un signe distinctif qui va forcément attirer le regard. « Un tatouage ça attire l'attention t'en es conscient » (propos recueillis lors de l'entretien avec Flo, 24 ans, serveur). « Je sais qu'on ne me regardera pas de la même façon à cause de mon tatouage » (propos recueillis lors de l'entretien avec Jean-Philip, 19 ans, étudiant). 30 Propos issus de l'entretien avec Pauline, étudiante. 31 Le Breton, David. Signes d'identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles. Paris. Ed Métailié, 2002. 225p. 19
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