Les barrières d'accès aux modes d'accueil formels chez les populations défavorisées : une approche comportementale - OSF

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Les barrières d'accès aux modes d'accueil formels chez les populations défavorisées : une approche comportementale - OSF
Les barrières d’accès aux modes d’accueil formels
chez les populations défavorisées : une approche
                     comportementale

                       Laudine Carbuccia

               Mémoire de recherche, supervisé par
Carlo Barone (Observatoire Sociologique du Changement, Sciences
Po) & Coralie Chevallier (Laboratoire de Neurosciences Cognitives &
          Computationnelles, École Normale Supérieure)

                       Année 2020-2021
    Master de recherche en Sciences Cognitives (Cogmaster)
  PSL / École Normale Supérieure – EHESS – Université de Paris

                                                                      1
Les barrières d'accès aux modes d'accueil formels chez les populations défavorisées : une approche comportementale - OSF
Sommaire
Résumé ..................................................................................................................................... 3
Déclaration d’originalité .......................................................................................................... 3
Déclaration de contribution .................................................................................................... 4
Pré-enregistrement .................................................................................................................. 4
Remerciements ........................................................................................................................ 4
I.       Introduction ...................................................................................................................... 5
      I.A) Les modes d’accueil formels sont un levier pour réduire les inégalités dans la
      petite enfance, mais sont eux-mêmes marqués par de fortes inégalités d’accès....... 5
      I.B) Des first miles solutions au last mile problem .......................................................... 6
II.      Construction d’un cadre d’analyse transdisciplinaire ................................................ 8
      II.A) Barrières d’accès aux modes d’accueil formels : revue des cadres théoriques
      préexistants .......................................................................................................................... 8
         II.A.1) Revue des cadres théoriques existants ...............................................................................8
         II.A.2) Limites des cadres théoriques existants ..............................................................................9
         II.A.3) Vers la nécessité d’un cadre théorique unifié ....................................................................10
      II.B) Création d’un nouveau cadre théorique intégratif transdisciplinaire ................. 11
         II.B.1) Synthèse des cadres théoriques précédents .....................................................................11
         II.B.2) Extension de la classification : les dimensions psychologiques ........................................12
         II.B.3) Présentation du nouveau modèle théorique intégratif .......................................................15
         II.B.4) Limitations du modèle théorique proposé ..........................................................................17
III) Évaluation empirique du modèle : revue mixte de la littérature empirique à la
méthodologie PRISMA .......................................................................................................... 18
      III.A) Vers la nécessité d’une évaluation empirique du modèle ................................... 18
      III.B) Méthodologie de la revue systématique de la littérature ..................................... 18
         III.B.1) Méthodologie de recherche et sélection des études .........................................................18
         III.B.2) Évaluation du risque de biais des études individuelles .....................................................20
         III.B.3) Extraction et synthèse des données .................................................................................21
      III. C) Résultats ................................................................................................................... 24
         III.C.1) Résultats de la recherche systématique ...........................................................................24
         III.C.2) Résultats des études individuelles ....................................................................................25
         III.C.3) Évaluation empirique du modèle .......................................................................................26
      III.D) Discussion des résultats de la recherche systématique ..................................... 31
IV) Conclusions et perspectives .......................................................................................... 35
Tables des annexes .................................................................................................. 36
Annexe I – Protocole d’une intervention comportementale pour réduire les inégalités
d’accès aux modes d’accueil formels ................................................................................. 37
Annexe II – Résultats détaillés ............................................................................................. 41
Annexe III – Méthodologie détaillée..................................................................................... 52
Annexe IV – « Dictionnaire » des différentes barrières d’accès présentes dans la
littérature................................................................................................................................. 57
Annexe V – Pré-enregistrement ........................................................................................... 59
Bibliographie .......................................................................................................................... 63

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Les barrières d'accès aux modes d'accueil formels chez les populations défavorisées : une approche comportementale - OSF
Résumé
Alors que les modes d’accueil formels (c’est-à-dire principalement les crèches et les
assistantes maternelles) sont des leviers d’action très efficaces pour réduire les inégalités de
développement présentes dès la petite enfance, ces structures sont elles-mêmes marquées
par de fortes inégalités d’accès. Les raisons de la sous-représentation des familles
défavorisées ont déjà été étudiées, mais pas de manière systématique. Le travail de revue
présenté dans ce mémoire a permis 1) de construire un modèle intégratif des barrières
d’accès aux modes d’accueil formels pour ces populations 2) d’évaluer ce modèle à travers
une revue systématique PRISMA de la littérature. Les barrières socio-structurelles sont les
seules visées par les politiques publiques actuelles. Pourtant, notre revue met en évidence
que des barrières de nature psychologique, qui n’ont jamais été théorisées jusqu’à présent,
sont au moins aussi importantes que ces barrières socio-structurelles. De nouvelles politiques
publiques devraient être créées pour agir sur les barrières psychologiques, faute de quoi
l’efficacité des réformes structurelles pourrait s’avérer fortement limitée.

Mots clefs : développement cognitif ; petite enfance ; inégalités socio-économiques ; modes
d’accueil formels ; barrières d’accès ; revue systématique PRISMA ; p-curving.

Déclaration d’originalité
        Les processus d’accès aux modes d’accueil formels des populations défavorisées, qui
sont l’objet de ce mémoire, forment un phénomène de société complexe à plusieurs facettes.
Leur étude est relativement récente. Pour comprendre et agir le plus efficacement possible
sur ce problème concret, il est nécessaire d’intégrer le point de vue de chacune des disciplines
l’ayant étudié. C’est pourquoi, dans ce mémoire et contrairement à ce qui a été fait jusqu’alors,
nous choisissons une approche délibérément transdisciplinaire.

L’originalité de ce mémoire de master repose sur trois dimensions principales :
         Tout d’abord, au niveau théorique, l’approche transdisciplinaire matérialisée sous la
forme d’un nouveau cadre théorique intégratif pour penser les inégalités d’accès aux modes
d’accueil formels est nouvelle dans ce champ de recherche. Le modèle est d’une part basé
sur une revue thématique des différents modèles préexistants, qui, à notre connaissance, n’a
jamais été réalisée, et d’autre part sur une synthèse de la littérature psychologique afin de
mieux comprendre quelles pourraient être les contributions des dimensions psychologiques
dans ce moindre accès.
         Ensuite, au niveau méthodologique, conformément aux objectifs transdisciplinaires
qu’il se fixe, notre mémoire de master se propose de combiner principalement les apports des
sciences cognitives, de la sociologie, de l’économie et des sciences politiques afin d’amorcer
un dialogue interdisciplinaire sur la question des inégalités d’accès aux modes d’accueil
formels. D’autant que la revue de littérature à la méthodologie PRISMA réalisée dans ce
mémoire et les analyses de p-curving sont une approche méthodologique nouvelle pour ce
champ de recherche.
         Enfin, au niveau empirique, la principale contribution de ce mémoire est de suggérer
que les dimensions psychologiques pourraient contribuer de façon conséquente au moindre
accès des populations défavorisées aux modes d’accueil formels. À notre connaissance, ce
fait n’a pas encore été documenté (du moins quantitativement).

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Les barrières d'accès aux modes d'accueil formels chez les populations défavorisées : une approche comportementale - OSF
Déclaration de contribution
- Définition de la question de recherche : Laudine Carbuccia (LC), Carlo Barone (CB),
Coralie Chevallier (CC)
- Choix de l’approche générale pour répondre à la question de recherche : LC, CB, CC
- Choix de l’approche méthodologique spécifique : LC
- Revue thématique des différents cadres théoriques existants : LC
- Revue thématique de la littérature en sciences sociales et comportementales pour
documenter les dimensions psychologiques : LC
- Création du nouveau cadre théorique unifié : LC, CB
- Évaluation de la reproductibilité du protocole d’extraction des données : Valentin Thouzeau
(VT), LC
- Comparaison des différents outils d’évaluation du risque de biais pour les revues mixtes :
LC
- Adaptation de l’outil d’évaluation du risque de biais : LC
- Création de l’échelle d’impact : LC
- Évaluation de l’échelle d’impact : LC, Benjamin Carbuccia
- Revue de la littérature PRISMA : LC
- Lecture et codage des articles, production des données : LC
- Évaluation du risque de biais des études individuelles : LC
- Analyses de données hors p-curving : LC
- Analyses de p-curving : VT (construction de l’algorithme), LC (adaptation de l’algorithme
aux questions de recherche)
- Interprétation des résultats, formulation des conclusions : LC, VT, CB
- Conception de l’Essai Randomisé Contrôlé comportemental : LC, CB, CC
- Écriture du mémoire, production des tables et des figures : LC ; VT (pour la production de
l’histogramme en fonction des barrières)
- Relecture et commentaires : CB, VT, CC, Aurore Grandin, Amine Sijilmassi, Hugo Mercier

Pré-enregistrement
Afin de ne pas couper sa structure, le pré-enregistrement du mémoire est disponible en
annexe V. Il a aussi été déposé sur Open Science Framework au lien suivant :
https://osf.io/68d2b/?view_only=a3986187bb8d4fe4baae8b5124237bd0.

Remerciements
        Je souhaite avant tout remercier mes directeurs de mémoire, Carlo Barone et Coralie
Chevallier, pour leur patience, leur aide et leur accompagnement tout au long de la
construction et de la réalisation de ce projet. Dans le même élan, je souhaite remercier
vivement Valentin Thouzeau pour nos discussions, son aide et ses retours qui ont transformé
l’élaboration de ce mémoire en une aventure encore plus passionnante. Merci à Coralie aussi
de m’avoir « prêté » Valentin.
        Je tiens aussi à remercier Amine Sijilmassi, Aurore Grandin, Mathilde Mus, Hugo
Mercier et Valentin (encore !) pour leur relecture attentive et leurs conseils plus que pertinents.
Merci aussi à Benjamin et Houda d’avoir accepté de faire les petites mains et de s’être pris
au jeu.
        Enfin, je voudrais remercier mes parents, Marie et Hervé, sans qui rien de tout cela
n’aurait été possible.

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Les barrières d'accès aux modes d'accueil formels chez les populations défavorisées : une approche comportementale - OSF
I.       Introduction
I.A) Les modes d’accueil formels sont un levier pour réduire les inégalités dans la
petite enfance, mais sont eux-mêmes marqués par de fortes inégalités d’accès

         Les inégalités socio-économiques ont leurs racines dans la petite enfance
(Heckman, 2006; OECD, 2001; Panico et al., 2015). En effet, on sait à présent qu’un gradient
socio-économique s’installe dès le plus jeune âge dans toutes les sphères du développement
du jeune enfant, et notamment dans les capacités cognitives (Berger et al., 2020; Grobon,
2018; NELP, 2009; Smithers et al., 2018). Ces inégalités de développement entraînent très
vite des effets cumulatifs dans les retards d’apprentissages qui peuvent à leur tour limiter les
opportunités éducatives et la mobilité sociale en l’absence d’interventions adaptées (Barone
et al., 2021; Duru-Bellat et al., 2018; Lahire & Bertrand, 2019; Vallet, 2017). Face à ces
constats, afin de réduire efficacement les inégalités, l’une des priorités des politiques
publiques est donc de trouver des leviers qui pourraient agir sur leur origine, c’est-à-dire dans
la petite enfance.
         Selon la littérature scientifique actuelle, les crèches, et dans une certaine mesure les
assistantes maternelles, sont de bons candidats pour remplir ces objectifs d’égalité avant
l’entrée dans les institutions scolaires (Berger et al., 2020; Bigras & Lemay, 2012; Burger,
2010; Melhuish et al., 2015; OCDE, 2018). De nombreux travaux scientifiques attestent en
effet que les enfants issus de milieux socio-économiques défavorisés sont ceux qui
bénéficient le plus de ces modes d’accueil formels1, en permettant de pallier jusqu’à plus d’un
tiers l’effet des inégalités socio-économiques dans certains domaines de développement
(Berger et al., 2020; Bigras & Lemay, 2012; Melhuish et al., 2015; OECD, 2001; Van Huizen
& Plantenga, 2013). En outre, les modes d’accueil formels ne bénéficient pas seulement aux
enfants issus de milieux défavorisés mais, plus largement, à toute leur famille. De nombreux
travaux attestent de leur effet positif pour le travail des mères, et ils permettent plus
globalement d’améliorer le cadre de vie des familles défavorisées (d’Albis et al., 2017;
Ferragina, 2019; Waldfogel, 2002). L’accès à ces structures est donc considéré comme un
objet privilégié de politique publique de lutte contre les inégalités socio-économiques
(Bennett, 2012b; Esping-Andersen & Palier, 2008; Melhuish et al., 2015; OECD, 2006; Van
Huizen & Plantenga, 2013).

        Cependant, alors que les modes d’accueil formels pourraient permettre de
réduire les écarts de développement observés chez les enfants défavorisés, on observe
aussi de façon quasi-systématique sur le plan international de fortes inégalités d’accès à ces
structures, comme l’illustre la figure 1 pour les pays européens (Blossfeld, 2017; Collombet,
2018; OECD, 2016).

1
 Les modes d’accueil formels désignent toute garde encadrée ou contrôlée par une structure, que celle-ci soit
publique ou privée. Ils sont à comprendre en opposition à la garde parentale et aux modes d’accueil informels
qui regroupent la garde par les grands-parents ou tout autre membre du cercle familial ou amical ainsi que le
« baby-sitting » occasionnel par un personnel non déclaré et non qualifié. Un Glossaire est disponible sur l’espace
Open            Science          Framework         (OSF)           dédié          à          ce          mémoire :
https://osf.io/68d2b/?view_only=a3986187bb8d4fe4baae8b5124237bd0. Il contient notamment une définition
exhaustive de ces termes et une classification complète.

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Les barrières d'accès aux modes d'accueil formels chez les populations défavorisées : une approche comportementale - OSF
Not attained tertiary education                      Attained tertiary education

%
    100
     90
     80
     70
     60
     50
     40
     30
     20
     10
      0

          Figure 1 - Taux de participation aux modes d’accueil formels des enfants de moins de trois ans en fonction du niveau d’éducation
          de la mère, figure extraite de la base de données de l’OCDE 2017

          I.B) Des first miles solutions au last mile problem

                  Au regard des effets bénéfiques des modes d’accueil formels et dans une perspective
          de lutte contre les inégalités, réduire ces inégalités d’accès est donc une priorité. Cependant,
          quelles politiques publiques mener pour y parvenir ? Jusqu’à présent, au niveau
          international, les solutions préconisées et mises en œuvre sont essentiellement structurelles
          et organisationnelles2 (Carbuccia et al., 2020; Eurydice, 2019; OECD, 2016; Vandenbroeck,
          2013). Il s’agit principalement d’une part de rendre les modes d’accueil formels abordables
          pour les parents défavorisés par le biais d’aides et de subventions à destination des structures
          ou des parents, et d’autre part de les rendre plus accessibles par une augmentation du
          nombre de places disponibles. Par exemple, en France, ces dernières années, un certain
          nombre de subventions directes ou indirectes ont été mises en place par la Caisse nationale
          des allocations familiales (Cnaf), comme le bonus mixité sociale à destination des crèches.
          Pour la seule année 2017, 3,4 milliards d’euros ont été investis dans le développement du
          parc des crèches (Cnaf, 2018).

                  Pourtant, dans des contextes où ces dimensions structurelles et organisationnelles
          sont favorables (i.e., avec des modes d’accueil gratuits ou à très bas coûts, et une offre
          suffisante pour couvrir la demande), les inégalités d’accès, bien que réduites, persistent.
          Par exemple, en Norvège, des inégalités d’accès subsistent alors que les familles
          défavorisées pourraient accéder à des places étant donné qu’il s’agit d’un droit opposable et
          que le coût des places y est fortement dégressif voire nul pour les plus faibles revenus (OECD,
          2016; Petitclerc et al., 2017). De même, en France, dans le contexte parisien où l’offre de
          places en crèche est la plus haute du territoire, où le coût de ces structures pour les familles
          défavorisées est relativement faible et où les critères d’attribution des places sont souvent
          favorables à ces familles « une part importante des familles à bas revenus se maintient
          toujours à l’écart de ces modes d’accueil » (APUR, 2014).

          2
            Voir Carbuccia et al. (2020) pour une revue des différentes interventions existantes dans le cadre français et
          international.

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Ces constats sont cohérents avec les dynamiques de non-recours rapportées dans
d’autres domaines, comme par exemple le domaine de la santé ou de l’éducation. De
nombreux programmes mis en place pour favoriser notamment l’accès aux soins et à
l’éducation supérieure des populations défavorisées (ex. bourses, gratuité des soins)
s’avèrent d’une efficacité limitée du fait d’une absence de prise en compte de la psychologie
du public cible. Ces politiques rencontrent un problème de dernier kilomètre : le
programme échoue à remporter l’adhésion des populations pour lesquelles il a été créé,
rendant l’investissement financier inopérant (Currie, 2004; Dynarski & Scott-Clayton, 2013;
Herbaut & Geven, 2019; Reijnders et al., 2018; Soman, 2017).
        Au niveau psychologique, ce non-recours provient généralement soit d’un manque
d’information sur l’existence de la politique publique (ex. les fumeurs ne sont pas informés
que des programmes de sevrage tabagiques sont disponibles), soit de différences de
préférences (ex. les fumeurs sont informés de l’existence de ces programmes mais ne
souhaitent pas y recourir), soit de barrières cognitives et comportementales (ex. les
fumeurs ont connaissance de ces programmes et souhaitent y avoir recours, mais ils
éprouvent des difficultés à passer à l’action du fait d’un certain nombre de freins
comportementaux), soit de problèmes structurels (ex. l’accès à ce programme demande
des procédures trop compliquées pour les destinataires). Chaque dimension est plausible
dans le cadre de l’accès aux modes d’accueil formels, mais requiert des leviers d’actions
différents (simplification administrative dans le cas de problèmes structurels, campagnes
d’informations etc.).
        Ainsi, quelle place peut-on donner aux barrières de natures psychologique et
informationnelle dans le cadre des inégalités d’accès aux modes d’accueil formels ?
        C’est la question qui a motivé ce mémoire. En premier lieu, nous chercherons à savoir
dans quelle mesure ces dimensions psychologiques ont déjà été théorisées. L’absence de
prise en compte de ces dimensions dans les cadres théoriques explicatifs déjà publiés nous
amènera à proposer un nouveau modèle intégratif et transdisciplinaire où les dimensions
psychologiques ont toute leur place. Ensuite, l’évaluation de la pertinence du nouveau cadre
intégratif ainsi formé, et en particulier des dimensions psychologiques postulées, nous
amènera à nous tourner vers la littérature empirique provenant des différentes disciplines
ayant traité le problème. Ce travail sera l’objet de la seconde partie de ce mémoire, qui prendra
la forme d’une revue systématique de la littérature empirique à la méthodologie PRISMA.
Nous discuterons enfin en quoi la présente revue ouvre de nouvelles perspectives
d’intervention afin d’agir aussi sur les dimensions psychologiques.

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II.     Construction d’un cadre d’analyse transdisciplinaire
II.A) Barrières d’accès aux modes d’accueil formels : revue des cadres théoriques
préexistants

II.A.1) Revue des cadres théoriques existants
         Que sait-on des mécanismes responsables des inégalités d’accès ? À notre
connaissance, peu de cadres théoriques ont essayé de les formaliser. La plupart des auteurs
qui se sont intéressés à cette question effectuent plutôt une liste informelle des différents
facteurs qui pourraient intervenir dans ces dynamiques (Lazzari, 2012; OECD, 2001;
Vandenbroeck, 2013). Dans cette section, nous avons essayé de reconstruire les modèles
théoriques implicites de ces auteurs, afin de pouvoir construire un modèle théorique intégratif.
         En 2001, dans son premier rapport Starting Strong, l’OCDE théorise les difficultés
d’accès aux modes d’accueil formels pour les populations défavorisées. L’accessibilité de
ces structures (accessibility) est comprise comme étant composée de l’accessibilité
géographique (désignée par le terme proximity), de l’accessibilité financière (affordability),
de la flexibilité horaire (flexibility) (i.e., les plages horaires d’accueil sont-elles assez
étendues pour couvrir les besoins des professions atypiques ?) et l’adéquation aux besoins
spécifiques des différentes tranches d’âges et des différentes populations (OECD, 2001;
Ünver et al., 2018).
         Par rapport au cadre théorique de l’OCDE, la synthèse de la littérature de Lazzari
(2012) inclut aussi sous le terme accessibility la façon dont les places sont distribuées, qui
peut être défavorable aux familles défavorisées. Deux dimensions y sont ajoutées : l’utilité
(usefulness), c’est-à-dire dans quelle mesure les services sont adaptés aux besoins des
familles ; et la désirabilité pour les communautés minoritaires (desirability by excluded
groups), qui renvoie aux attitudes, croyances et valeurs des parents défavorisés envers les
modes d’accueil formels, qui peuvent être très différentes de celles des parents favorisés.
L’auteure ajoute que les parents défavorisés peuvent ne pas être au courant « qu’une prise
en charge en mode d’accueil pourrait être bénéfique pour leur enfant », et ne pas avoir « une
vision positive des pratiques et des approches des professionnels qui y travaillent ».
         Chez Vandenbroeck, en 2013, le terme availability ne renvoie plus seulement à la
proximité géographique, mais aussi au nombre de places disponibles dans les structures. De
plus, l’accessibilité financière (affordability) renvoie aussi aux coûts implicites non
monétaires des modes d’accueil (ex. l’accès à des aides peut être ressenti comme une
stigmatisation en tant que « personne dans le besoin»). Par rapport au modèle Lazzari, il
substitue aussi la dimension de la compréhensibilité (comprehensibility) à la désirabilité,
c’est-à-dire la mesure dans laquelle le fonctionnement des modes d’accueil formels est adapté
aux attentes des parents (ex. le fait que les structures proposent aussi des programmes de
soutien parental).
         À notre connaissance, le seul modèle explicite de ces inégalités d’accès est celui
d’Archambault et al. (2019). Les auteurs proposent un modèle chronologique des différents
obstacles (voir figure 2). Ce cadre présente deux innovations notables. D’une part, il effectue
une séparation entre les barrières provenant des structures d’accueil (en bleu sur la figure)
et les barrières qui se situent du côté des familles (en vert sur la figure). D’autre part, la
notion de persistance dans les modes d’accueil formels est introduite en fin de processus.
Cette dernière notion est importante, car les parents peuvent réussir à avoir une place, mais
ne pas maintenir leur fréquentation pour diverses raisons. Or, dans une perspective de lutte

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contre les inégalités, il n’est pas seulement nécessaire que les familles accèdent à un mode
d’accueil formel, mais qu’elles puissent aussi maintenir leur fréquentation sur une durée
suffisamment longue.

Figure 2 - Modèle conceptuel de l'accès aux modes d'accueil formels pour les enfants issus de milieux socio-économiques
défavorisés

II.A.2) Limites des cadres théoriques existants
          Bien qu’ils permettent d’avoir une idée plus précise des mécanismes responsables
des inégalités d’accès, ces modèles présentent certaines limites. Premièrement, nous voyons
que si certaines barrières sont plutôt fixes et récurrentes (ex. l’accessibilité financière
désignée par le terme affordability), d’autres présentent de fortes fluctuations en termes
d’appellation et de signification. C’est par exemple le cas de l’accessibilité (accessibility), qui
renvoie tantôt à la disponibilité des services, tantôt au fait que les procédures d’accès sont
plus ou moins favorables aux familles défavorisées.
          De plus, ces cadres théoriques conçoivent les choix des parents défavorisés comme
essentiellement orientés par des contraintes structurelles. Cependant, dans une autre
littérature très proche, qui traite des choix de mode de garde 3 des mères professionnellement
actives, les dimensions psychologiques ont une place centrale dans ces choix. Ces derniers
sont en effet compris comme étant le produit d’une interaction entre les préférences
parentales d’un côté, et les opportunités et les contraintes dues au contexte de l’autre
[modèle d’accommodation (accomodation model)] (Chaudry et al., 2010; Lowe & Weisner,
2004; Meyers & Jordan, 2006; Pungello & Kurtz-Costes, 1999; Riley & Glass, 2002; Weber,
2011; Weisner, 1997). Or, prendre en compte ces préférences est crucial car la moindre
représentation des familles défavorisées dans ces structures pourrait être principalement
causée par des différences de valeurs quant au rôle des parents pendant les premières
années de la vie d’un enfant. Toutes les dimensions susceptibles d’être responsables de

3
  Le terme « mode de garde » regroupe les modes d’accueil formels, mais aussi les modes d’accueil informels
(ex. grands parents) et la garde parentale. Voir aussi le glossaire sur l’espace OSF pour des définitions détaillées
des termes (https://osf.io/68d2b/?view_only=a3986187bb8d4fe4baae8b5124237bd0).

                                                                                                                     9
ces inégalités d’accès ne sont donc pas pour autant à considérer comme des
« barrières ». À ce titre, l’objet d’une politique publique n’est pas tant d’augmenter la
participation des parents défavorisés à ces structures, mais de faire en sorte que ces
différences de participation soient réellement fondées sur des différences de
préférences éclairées (enlightened preferences), c’est-à-dire formées à partir d’un nombre
suffisant d’informations (Althaus, 1998; Andersen et al., 2005; Chevallier et al., 2021).

II.A.3) Vers la nécessité d’un cadre théorique unifié
         Dans une perspective transdisciplinaire, nous proposons dans ce mémoire un
nouveau cadre théorique unifié pour comprendre les barrières d’accès aux modes d’accueil
formels chez les populations défavorisées. Trois raisons principales motivent ce travail :

        1/ Proposer une synthèse des cadres théoriques existants portant sur les barrières
d’accès aux modes d’accueil formels pour les populations défavorisées. Nous l’avons vu, il
existe une diversité de vocabulaire utilisé dans ces théorisations, et chaque dénomination
peut renvoyer à un concept ou à un autre selon l’auteur qui l’utilise (jingle fallacy).
Inversement, le même concept peut parfois être désigné par des dénominations différentes
selon les auteurs (jangle fallacy) (Reeves & Venator, 2014).

        2/ Prendre une perspective pluridisciplinaire (Marijn Stok et al., 2018). En effet, une
des raisons de la multiplication des dénominations est la forte multidisciplinarité du sujet.
Chacun des cadres théoriques précédents a été proposé par des chercheurs de disciplines
différentes (sciences de l’éducation, économie, santé publique, politiques publiques, etc.)
avec son vocabulaire et ses concepts propres. Or, cette multiplication des spécificités
disciplinaires peut s’avérer préjudiciable à la mise en place d’interventions efficaces. Ces
interventions nécessitent une vision la plus complète possible du phénomène. Un critère
important dans la construction de ce modèle sera donc son intelligibilité afin de pouvoir
contribuer plus efficacement à la recherche et au développement de solutions à ce problème.
Le modèle doit pouvoir être compris facilement par toutes les disciplines, ainsi que par les
décideurs politiques.

        3/ Intégrer explicitement les dimensions psychologiques évoquées en introduction,
car nous l’avons vu elles sont absentes des cadres théoriques actuels (hormis peut-être
Lazzari (2012) qui évoque la désirabilité). Alors qu’une prise en compte de la psychologie des
parents défavorisés, notamment de leurs préférences, pourrait être cruciale pour leur
permettre un accès effectif aux modes d’accueil formels. En nous nourrissant de l’apport des
sciences sociales et comportementales, nous serons amenés à proposer une extension de
ce modèle qui inclue ces dimensions psychologiques.

                                                                                            10
II.B) Création d’un nouveau cadre théorique intégratif transdisciplinaire

        Dans cette partie, conformément à nos objectifs, nous chercherons à créer un nouveau
cadre intégratif transdisciplinaire des inégalités d’accès à ces structures. Pour ce faire, nous
réaliserons d’abord une synthèse des cadres théoriques existants. Puis, nous passerons en
revue quelques dimensions de la littérature en sciences sociales et comportementales qui
pourraient s’avérer pertinentes pour avoir une vision plus fine des caractéristiques de la
psychologie des parents défavorisés pouvant intervenir dans ces dynamiques. Enfin, nous
intégrerons ces derniers apports pour former notre nouveau cadre théorique.

II.B.1) Synthèse des cadres théoriques précédents

       Les travaux théoriques précédents4 nous permettent de faire émerger trois grandes
catégories de barrières d’accès aux modes d’accueil formels pour les parents défavorisés :

      -    Les barrières d’accessibilité (accessibility), composées de l’accessibilité
           géographique (proximity), de la disponibilité des places (availability) et du
           fonctionnement des structures (adequate functioning), en particulier leurs horaires
           qui peuvent être inadaptés à ceux des familles défavorisées.

             Figure 3 - Les barrières d'accessibilité aux modes d'accueil formels pour les populations défavorisées

      -    Les barrières économiques (affordability) qui, comme chez Vandenbroeck (2013),
           distinguent les coûts explicites (i.e., reste-à-charge pour les parents) des coûts
           implicites (ex. temps).

           Figure 4 - Les barrières financières d'accès aux modes d'accueil formels pour les populations défavorisées

4
    Voir Annexe II pour un dictionnaire de ces différentes dimensions par rapport aux cadres théoriques précédents

                                                                                                                        11
-   Les barrières à la persistance dans la fréquentation sur le long terme, qui,
        conformément à Archambault et al. (2019), correspondent d’une part aux conditions
        d’accès aux structures, qui peuvent être plus ou moins tenables sur le long terme
        pour les parents ; et d’autre part à leur satisfaction à l’égard des services, liée à la
        question de la qualité des structures.

         Figure 5 - Les barrières à la persistance des populations défavorisées dans les modes d'accueil formels

II.B.2) Extension de la classification : les dimensions psychologiques

        Nous l’avons vu, en plus des dimensions structurelles, il pourrait être important
d’intégrer les dimensions psychologiques au modèle. Cependant, bien que nous en ayons
esquissé les contours en introduction, la notion de barrière psychologique est relativement
abstraite. Au regard de la littérature des sciences sociales et comportementales, comment
peut-on donc concrètement détailler les impacts que pourrait avoir la psychologie des parents
sur les processus d’accès aux modes d’accueil formels ? Pour répondre à cette question,
nous parcourrons dans cette partie un itinéraire qui explorera ce que pourrait être la nature
de ces dimensions psychologiques. Dans une logique d’intelligibilité, après les avoir
présentées, nous intégrerons ces dimensions à celles présentées au paragraphe précédent
afin de former un cadre théorique unifié.
        Nous distinguons trois caractéristiques de la psychologie des familles défavorisées
pouvant générer des freins à une prise en charge en mode d’accueil formel :

    1) Croyances et normes sociales
        D’abord, les croyances et les normes internalisées par les parents et véhiculées dans
leur communauté d’appartenance en matière de parentalité et de développement des enfants
peuvent ne pas être en accord, voire antagonistes, avec le recours à un mode d’accueil formel.
Par exemple, les parents qui ont grandi dans le modèle familial dit traditionnel (de type « male-
as-breadwinner » où la femme s’occupe de garder les enfants) peuvent ne pas percevoir le
besoin de la garde d'enfants (Leseman, 2002). Or, ces normes et valeurs sont connues pour
être plus présentes chez les classes populaires (Edin & Kefalas, 2005; Galland & Lemel, 2010;
Pape, 2009; Schwartz, 2012).
        Les familles défavorisées éprouvent aussi en moyenne moins de confiance envers
les acteurs extérieurs que les familles plus favorisées, et en particulier envers les institutions
(Bell, 2014; Fuller, 2014; Galland & Lemel, 2010; Korndörfer et al., 2015; Twenge et al., 2014).
Dans le cas des familles récemment issues de l’immigration, le climat de peur et de méfiance

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à l’égard des institutions du pays d’accueil a d’ailleurs été mis en évidence comme une des
raisons de non-recours aux soins de santé (Perreira et al., 2012).
        Les parents défavorisés sont donc susceptibles d’avoir des croyances et des
normes moins favorables à une prise en charge en mode d’accueil formel que les parents
plus favorisés. Pour les mêmes raisons, la communauté d’appartenance des parents
pourrait exercer une pression normative ou contrôle social en défaveur d’une prise en
charge dans ces structures (Galland & Lemel, 2010; Pape, 2009; Schwartz, 2012).

     2) Dimensions informationnelles
         Ensuite, alors que les réseaux sociaux informels sont la principale source d’information
des populations défavorisées (Chaudry et al., 2011), il a aussi été montré que ceux-ci
disposaient de moins d’informations sur d’autres domaines relatifs à la parentalité, comme
par exemple l’éducation des enfants (Radey & Randolph, 2009). Les familles défavorisées ont
aussi moins tendance à accéder à des sources expertes comme les pédiatres pour obtenir
de l’information sur l’éducation des enfants et leur santé (Perreira et al., 2012). Elles ont enfin
moins accès à la littérature spécialisée et font moins usage d’internet pour avoir accès à ces
informations (Bell, 2014; Radey & Randolph, 2009; Rothbaum et al., 2008).
         Conformément à Lazzari (2012), nous faisons donc l’hypothèse d’une barrière
informationnelle : les familles défavorisées disposeraient globalement de moins
d’informations sur les modes d’accueil formels pour prendre leurs décisions que les
familles plus favorisées (bénéfices, disponibilité, aides disponibles etc.). Ce manque
d’informations pourrait avoir plusieurs conséquences dans le processus d’accès. Il peut
d’abord orienter « par défaut » leurs préférences vers la garde parentale ou la garde
informelle. Apporter de nouvelles informations aux parents sur les modes d’accueil formels
est donc susceptible de faire évoluer leurs préférences initiales vers des préférences plus
éclairées (enlightened preferences (Althaus, 1998; Andersen et al., 2005; Chevallier et al.,
2021)).
         Par ailleurs, ce moindre niveau d’information est susceptible de générer un décalage
entre la perception que les parents ont de l’offre disponible (et ses caractéristiques) et la
réalité du terrain. En particulier, conformément à ce qui a été observé dans d’autres
domaines (ex. accès aux études supérieures, aux services publics), l’accessibilité perçue
des structures pourrait être plus faible pour les populations défavorisées, même dans le cas
où l’accessibilité réelle est favorable aux familles défavorisées (Aksztejn, 2020; Keller, 2003).
De même, du fait de ce défaut d’informations, en particulier sur les aides disponibles, les
coûts perçus par les familles pourraient être plus élevés que les coûts objectifs (Barone et
al., 2018).
         Enfin, ce moindre niveau d’information pourrait aussi desservir les familles
défavorisées au cours des démarches d’inscription. En effet, le soutien social de la part de
la famille et de la communauté, et la propension à recevoir des informations et des contacts
de ses pairs (networking) est crucial dans le bon déroulé de ce processus de recherche et
de candidature pour les familles plus favorisées, en particulier quand peu de places sont
disponibles (Chaudry et al., 2011). Les réseaux informels vont contribuer à la connaissance
de certaines informations clefs pour que le processus d’inscription ait des chances d’aboutir
positivement, comme celle du calendrier des démarches ou la nécessité de démultiplier les
dossiers de candidature (Auvitu, 2021; Chaudry et al., 2010). Or, puisque peu de familles dans
les communautés défavorisées ont recours aux modes d’accueil formels, l’entourage des
parents est moins susceptible de détenir ce genre d’information. Et, en l’absence de ces

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informations, les parents défavorisés pourraient avoir plus de difficultés à mener à bien le
processus d’inscription.

     3) Psychologie de la pauvreté (psychology of scarcity)
        Enfin, au-delà d’un moindre niveau d’information, il apparaît que la pauvreté elle-
même réoriente les ressources cognitives des parents (Mani et al., 2013; Ridley et al., 2020;
Shah et al., 2012). Les fortes contraintes auxquelles sont confrontées les familles et les
priorités du quotidien créent un stress et une surcharge cognitive (cognitive overload) qui
réduisent leur espace mental disponible (Mani et al., 2013; Mullainathan & Shafir, 2013). Par
rapport à des familles plus favorisées, ils auront donc moins d’attention à allouer à des tâches
périphériques et plus temporellement distantes, sortant de leurs préoccupations majeures
(ibidem). Pour cette raison, même si les familles ont l’intention d’inscrire leur enfant dans un
mode d’accueil formel, plusieurs barrières supplémentaires pourraient découler de cette
psychologie particulière, notamment lorsqu’il s’agira de passer aux processus d’inscription.
        D’une part, du fait de ces moindres ressources cognitives disponibles et si l’information
est plus difficile à acquérir, les parents défavorisés pourraient se fier de façon importante à
des heuristiques décisionnelles (ou « biais cognitifs ») pour leurs choix finaux de mode de
garde (Chaudry et al., 2010). En particulier, si la norme dominante dans la communauté
d’appartenance est la garde informelle ou parentale, les parents seront naturellement enclins
à suivre ces choix par défaut du fait d’une tendance à suivre le statu quo (status quo bias), et
à se fier à des heuristiques de disponibilité (availibility heuristics) qui les conduiront à utiliser
les modes de garde qui sont saillants dans leur environnement (Battilana, 2011; Herbaut &
Geven, 2019; Huber et al., 2011; Kahneman et al., 1982). De même, une certaine inertie
(psychological inertia) pourrait les amener à poursuivre la garde parentale, qui est la situation
de départ dans les premiers mois de la vie de l’enfant. Enfin, une préférence pour le présent
(present bias) intervient aussi lorsque les coûts d’un choix sont saillants dans le présent alors
que ses bénéfices sont plus incertains et différés dans le temps, comme c’est le cas pour les
modes d’accueil formels (Chaudry et al., 2010; Herbaut & Geven, 2019; Hunter et al., 2018;
Wang & Sloan, 2018). D’autant que cette préférence pour le présent, qui pousserait les
parents à ne pas « investir » dans les modes d’accueil formels qui sont plus coûteux que la
garde parentale ou informelle, est connue pour être particulièrement prégnante chez les
populations défavorisées (Harrison et al., 2002; Yesuf & Bluffstone, 2008). Ainsi, ces
barrières cognitives et comportementales pourraient premièrement orienter les
préférences des parents vers la garde parentale ou informelle. Et, dans le cas de préférences
favorables aux structures formelles, elles pourraient aussi créer un fossé entre l’intention
d’inscrire son enfant dans ces structures et l’action (intention-action gap ou intention-behavior
gap), comme constaté dans d’autres domaines (Conner et al., 2013; Eom et al., 2018; Rhodes
& Bruijn, 2013; Sheeran, 2002).
        D’autre part, lors des démarches, la complexité administrative de celles-ci et la
charge cognitive qui en découle (administrative burden) pourraient représenter un frein
comportemental important pour ces familles (Herd & Moynihan, 2019). En effet, dans le
cadre de ressources réduites, cette complexité est susceptible de générer un certain nombre
de coûts de friction (appelés sludges) trop importants pour ces populations. Ces coûts
peuvent inclure l’acquisition d’une information qui peut être plus difficile à obtenir pour ces
familles pour les raisons évoquées plus haut (Bertrand et al., 2006); peuvent demander un
temps qu’elles peuvent ne pas avoir (Shah et al., 2012) ; et peuvent induire un coût
psychologique, sous la forme d’investissement de ressources cognitives, de frustration, de
stigma ou d’humiliation (ex. être catalogué dans le besoin) (Haushofer & Fehr, 2014;

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Mullainathan & Shafir, 2013; Ridley et al., 2020; Sunstein, 2019). Le fait que l’aisance
administrative et linguistique soit moindre chez ces familles vient se surajouter à ce
phénomène (Christensen et al., 2020). Enfin, des exigences bureaucratiques inadaptées
aux documents que la famille a en sa possession pourraient complexifier encore le
phénomène. Dans le cas de l’accès aux soins de santé, on sait par exemple que des certificats
de naissance ou des livrets de famille sont parfois demandés aux familles, notamment
immigrées et réfugiées, alors qu’elles ne sont pas en mesure de les fournir (Perreira et al.,
2012). Les ressources culturelles et administratives requises lors des procédures
d’inscription pourraient donc constituer une barrière d’accès aux modes d’accueil formels pour
les populations défavorisées.

II.B.3) Présentation du nouveau modèle théorique intégratif

         Comment intégrer à présent ces dimensions psychologiques dans un modèle intégratif
intelligible des différentes barrières d’accès aux modes d’accueil formels pour les parents
défavorisés ?
    Par rapport aux trois catégories de barrières présentées précédemment en III.B.1)
(barrières d’accessibilité, barrières économiques, et barrières à la persistance), intégrer ces
apports nécessite d’une part de distinguer l’accessibilité objective de l’accessibilité perçue
au sein des barrières d’accessibilité, et les coûts réels des coûts perçus au sein des barrières
économiques. D’autre part, cela nécessite aussi la création de trois autres grandes
dimensions :
    1) Les préférences des parents, qui peuvent ne pas être favorables à une prise en
         charge en mode d’accueil formel. Nous avons vu qu’elles sont potentiellement
         influencées par un moindre niveau d’information, par les normes sociales et les
         croyances des parents et de la communauté, ainsi que par un potentiel décalage
         entre la perception que les parents ont de l’offre disponible (et ses caractéristiques)
         et la réalité du terrain.
    2) Des barrières socio-culturelles peuvent représenter un frein aux inscriptions, même
         dans le cas de préférences favorables. Cette catégorie de barrière est composée des
         exigences bureaucratiques potentiellement inadaptées des structures, des
         ressources culturelles et administratives des parents, ainsi que du soutien social
         de la communauté.
    3) Des barrières cognitives et comportementales (heuristiques décisionnelles, « biais
         cognitifs ») peuvent créer un fossé entre cette intention d’inscription et une inscription
         effective, et ceci même lorsque les familles auraient les ressources culturelles et
         administratives nécessaires pour le faire.

Toujours dans la même optique d’intelligibilité, nous matérialisons le nouveau cadre théorique
ainsi formé sous la forme d’un schéma visible en page suivante (figure 6). Les innovations
théoriques apportées par notre travail sont distinguées par une étoile5.

5
  Une justification détaillée de chaque dimension introduite est disponible en sur OSF
(https://osf.io/68d2b/?view_only=a3986187bb8d4fe4baae8b5124237bd0).

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