Les Cahiers - Association Française Communication Interne

La page est créée Sébastien Chevallier
 
CONTINUER À LIRE
Les Cahiers - Association Française Communication Interne
Les Cahiers
de la communication interne                                           N°40 / JUIN 2017 / 25 e

La langue de bois
ou la vie en moins
Et aussi > Pour en finir avec la culture du présentéisme !
• Regard en contrechamp sur la communication managériale
• La déontologie pour redonner ses lettres de noblesse au métier...
Les Cahiers - Association Française Communication Interne
Sommaire
             éditorial                                                                                  3
             Jean-Marie Charpentier

             regard en contrechamp sur la communication managériale                                     4
             Marine Allein Travouillon

             Leroy Merlin, 22 000 pour une Vision                                                       7
             Marc Renaud

             Pour en finir avec la culture du présentéisme !                                          11
             Caroline Sauvajol-Rialland

             La déontologie pour redonner ses lettres de noblesse au métier                            14
             Christine Donjean, Eric Cobut

     doSSiEr
     La langue de bois ou la vie en moins
     La communication à l’épreuve de la langue de bois                                        20
     Nicole d’Almeida

     Entreprise, langue vivante                                                               23
     Sophie Chassat

     réseaux sociaux internes : de la langue de bois à la conversation                        27
     Carole Thomas

     La voie du silence                                                                       31
     Judith Matharan

     La langue de bois : la fausse sécurité de l’émetteur                                     34
     Regards croisés : Bruno Scaramuzzino, Arnaud Benedetti, Guillaume Aper

         Itinéraire
             Le goût du journalisme et l’empreinte de la communication interne                        38
             Valérie Perruchot Garcia

         Vues d’ailleurs
             Communiquer en Chine : d’une culture l’autre                                              41
             Irène Lu

         Vie des réseaux
            La place des émotions                                                                     44
            Dorothée Phelip

         Lu pour vous                                                                                 45
            • Entreprises vivantes, ensemble elles peuvent changer le monde • Le triangle du manager – Pour
            changer l’entreprise autrement • Trajectoires professionnelles, trajectoires de vie – Entre
            engagement et réflexivité •
Les Cahiers - Association Française Communication Interne
éditorial
                        Vingt ans de communication
                        et tout l’avenir devant nous
© V. Colin

             N
                    otre revue a vingt ans. Entre septembre 1997, date de son lancement et aujourd’hui,
                    vingt années se sont écoulées qui ont vu la communication – et singulièrement la
                    communication interne – se transformer. La vocation de cette revue a toujours été,
                    autant que possible, d’en rendre compte, de mettre en perspectives les pratiques
                    professionnelles et de faire une place aux apports des sciences sociales. Nous ne
             sommes pas une revue scientifique, mais nous avons le souci constant de soumettre nos
             pratiques à l’analyse et au regard critique. Salutaire exigence, nous semble-t-il, pour
             mettre à distance les faux-semblants qui ne manquent pas dans le champ de la com-
             munication. Nous le faisons encore cette fois-ci dans le dossier de ce numéro consacré
             à la langue de bois.
             Tous ceux qui, au fil des années, ont animé cette revue – je pense en particulier à Pierre
             Labasse, à Robert De Backer, à Guillaume Aper, à Françoise Plet-Servant – ont cherché à
             élargir le domaine de la communication interne avec le concours de praticiens, de consul-
             tants et de chercheurs. Par-delà les effets de mode, par-delà les conformismes, c’est une
             certaine conception – je dirais même une certaine éthique – de la communication qui a
             prévalu et qui demeure plus que jamais notre repère. Dans l’éditorial du premier numéro,
             Pierre Labasse rappelait que « notre mission est de contribuer au développement de la
             communication sous toutes ses formes dans les entreprises et les organisations. Nous
             estimons en effet que la communication interne n’est pas un territoire réservé aux profes-
             sionnels. Elle est par définition une fonction partagée. »
             Elle est aujourd’hui de plus en plus partagée. Et c’est une très bonne nouvelle. Que la
             communication dans les entreprises s’étende, que les échanges deviennent plus courants,
             que les salariés soient en première ligne dans la communication est sans doute lié à des
             changements culturels, mais peut-être plus encore aux évolutions du travail. Un travail qui
             appelle plus de coopération et de communication qu’autrefois, au point qu’on ne peut plus
             travailler sans communiquer, ce qui n’était pas le cas au temps du taylorisme. Et le numé-
             rique, quand il ne se limite pas aux automatismes, participe de cette extension du territoire
             de la communication. En même temps, nous savons que ce n’est pas partout le cas, loin
             de là, et que la parole au travail reste à conquérir dans de nombreuses entreprises. D’où
             le livre blanc « Parole au travail, parole sur le travail » que l’Afci publie ce mois-ci (voir au
             dos de couverture).
             Tout cela, nous le savons, contribue à faire bouger le métier de communicant. D’un rôle de
             transmetteur et de passeur qu’il a eu très tôt et qu’il conserve, on voit bien les évolutions
             se dessiner vers un rôle de médiateur « des » différentes communications au sein de l’en-
             treprise. L’Afci y reviendra largement au cours de l’année à venir à travers son programme
             qui fait une large place à l’avenir de la communication interne (voir page 17). Quant aux
             Cahiers de la communication interne, ils poursuivent leur route avec vous entre pratique,
             veille, analyse et anticipation au service d’une fonction partagée.

                                                                                 Jean-Marie Charpentier
                                                                                              Rédacteur en chef

                                                          Les cahiers de la communication interne n°40 - Juin 2017   3
Les Cahiers - Association Française Communication Interne
Marine Allein Travouillon
                               Consultante senior chez Réseau Alternatives et chercheuse
                                                         sur les évolutions managériales

Regard en contrechamp
sur la communication
managériale
Marine Allein Travouillon a soutenu en janvier 2017 au Celsa (Sorbonne Université) la
première thèse française dédiée à la communication managériale. Elle a accepté de
partager avec nous quelques-uns des enseignements de sa recherche portant sur
« les enjeux symboliques et organisationnels de la communication portée par les
managers : sens, consensus et dissensus dans la communication managériale ».

D
          ans un contexte où le management de                      a minima comprendre, a maxima adhérer les équipes
          l’engagement des salariés devient crucial                aux orientations stratégiques. Cette cascade de
          pour les organisations en quête de perfor-               proche en proche fait du manager « le premier média
          mance et de sens, les bénéfices espérés                  de l’entreprise » en faisant décliner par l’encadrement
          de la communication managériale sont                     le discours institutionnel. Elle vise à surmonter le
ambitieux : « Mobiliser les collaborateurs au service              discrédit parfois associé aux figures patronales ou aux
de la performance économique et sociale, fluidi-                   outils traditionnels de communication interne.
fier la circulation de la communication en interne,                L’efficacité de la communication managériale
donner du sens au travail et favoriser le dialogue                 repose sur une injonction à l’appropriation faite
au sein des entreprises1 ». Bien de son temps et                   aux managers chargés, plus que de relayer les
bien dans son temps, la communication managé-                      messages, de les adapter aux réalités de chaque
riale se présente à la fois comme un palliatif aux                 collectif de travail afin de les rendre plus convain-
limites et excès du modèle taylorisé de l’entreprise               cants. Pour donner du sens aux décisions prises
du xxe siècle et comme un moyen de répondre au                     par leur direction et susciter l’engagement des
leitmotiv du changement permanent.                                 collaborateurs, il est attendu des managers-
                                                                   communicants qu’ils s’approprient non seulement
Une injonction paradoxale                                          une responsabilité communicationnelle, mais aussi
à l’appropriation                                                  une parole institutionnelle au-delà des seules ques-
Afin de permettre à chacun de se positionner dans cet              tions opérationnelles. La mobilisation de la posture
environnement mouvant, la promesse de la commu-                    et du discours des managers sur les grands projets
nication managériale serait de « donner », voire de                de l’entreprise apparaît donc comme la condition
« redonner du sens » aux bouleversements vécus en                  sine qua non d’actualisation des bénéfices espérés
se fondant sur le postulat de l’efficacité d’une parole            de la communication managériale.
managériale de proximité. Celle-ci permettrait d’in-               Or, c’est précisément dans cette injonction à l’appro-
suffler le « supplément d’âme2 » susceptible de faire,             priation que se nicherait l’aporie fondamentale au

4     Les cahiers de la communication interne n°40 - Juin 2017
Les Cahiers - Association Française Communication Interne
cœur de la communication managériale. Alors que             l’horizon de la communication managériale serait de
l’appropriation par les managers d’un rôle de commu-        faire émerger un consensus non seulement souhai-
nication interne est le moyen par lequel le sens est        table mais incontournable.
donné au sein de l’organisation, elle en est aussi le       Entre les lignes, tout se passe comme si expliquer
principal risque. Tout processus d’appropriation tend       revenait à convaincre, comme si échanger aboutissait
à produire de l’écart par rapport au discours initial.      nécessairement à se mettre d’accord, comme s’il n’y
C’est la raison pour laquelle les politiques de commu-      avait que des malentendus à clarifier et non des diver-
nication managériale cherchent à contrebalancer ce          gences de vues à mettre en débat. La croyance authen-
risque afin de s’assurer que le même message passe          tique des professionnels de la communication dans
via la chaîne des managers. D’où la mise en œuvre           les bienfaits de cette méthode repose sur une vision
de dispositifs d’homogénéisation des pratiques des          du monde relativement a-conflictuelle dans laquelle
managers : charte et intranet managers sensibili-           la communication tendrait, avant tout, à favoriser l’in-
sant les cadres à ce                                                                         tercompréhension. En
nouveau rôle, forma-                                                                         cela, on peut voir dans
tion les initiant aux             En théorie, il s’agit pour les                             l’idéologie qui traverse
« bonnes pratiques »,
supports encadrant
                            managers de traduire les messages                                la communication
                                                                                             managériale une alté-
leur parole (kits,           stratégiques pour créer l’échange                               ration de l’éthique de
éléments de langage,                                                                         la discussion. Dans
questions/réponses).          au sein de l’équipe. En pratique,                              l’essai Théorie de l’agir
Une telle tension
entre personnalisa-
                             on observe souvent que la logique                               communicationnel de
                                                                                             Jürgen Habermas, le
tion et uniformisa-              descendante prend le pas                                    concept de consensus
tion relèverait ainsi
d’une forme d’in-
                                 sur la logique dialogique                                   est central et apparaît
                                                                                             comme le fruit d’un
jonction paradoxale :                                                                        processus délibératif
demander aux managers qu’ils fassent leur le                que l’on peut résumer ainsi : « Les acteurs recherchent
discours institutionnel (pour mieux le doter des attri-     une entente sur une situation d’action, afin de coor-
buts de proximité et de crédibilité), sans oublier qu’ils   donner consensuellement leurs plans d’action et de là
le portent au nom et dans un sens défini par autrui.        même leurs actions.3 » On retrouve dans la commu-
S’approprier, ce serait en somme faire sien, mais           nication managériale l’idée que sa fin est orientée
pas trop... En théorie, il s’agit pour les managers de      vers le partage d’une vision commune des enjeux
traduire (sans les trahir) les messages stratégiques        majeurs de l’entreprise. Or, cette figure d’un consensus
pour créer l’échange au sein de l’équipe. En pratique,      programmé tend à euphémiser le potentiel de désac-
on observe le plus souvent que la logique descen-           cord des situations et à éluder les rapports de pouvoir
dante prend le pas sur la logique dialogique. La            autour de l’orientation du sens dans les entreprises
production des kits est plus investie que le déploie-       (par exemple une possible concurrence entre commu-
ment de canaux de remontée des propositions issues          nication managériale et communication syndicale).
des éventuelles discussions. Ou encore, le déroulé          Ce tropisme a-conflictuel expliquerait les difficultés
type d’une séquence de communication managériale            posées par le développement de la communication
prévoit que le temps de questions/réponses soit             managériale. En faisant du consensus son horizon et
accompagné par des éléments de langage prêts à              de l’injonction paradoxale à l’appropriation la condi-
l’emploi et que celle-ci se conclue sur un temps de         tion de son atteinte, la méthode pose un problème
rappel des messages clés pour « reboucler » sur le          pratique et éthique à tous ceux qui ne seraient pas
discours à porter par-delà les débats.                      complètement alignés avec la vision qu’on leur
                                                            demande d’incarner pour mieux la transmettre.
La figure du consensus comme horizon                        De quelle manière assumer cette responsabilité de
On ne peut comprendre cette aporie sans analyser            manager-communicant quand on n’est pas pleine-
le système de valeurs inhérent à la communication           ment en accord avec le message à relayer ? Autrement
managériale (ce en quoi elle croit, ce qui fonde la         dit, comment donner le sens de ce qui ne fait pas
conviction en son utilité) et sans prendre en compte        sens (ou du moins pas assez) pour soi ?
ses impensés (ses présupposés, ce qui fait qu’elle ne
se pense pas spontanément comme porteuse d’une              L’engagement des cadres en question
potentielle injonction paradoxale). L’analyse de ce         Ces questions se posent d’autant plus que l’état de
système de valeurs et de ces impensés révèle que            l’art sur l’engagement des cadres démontre une prise

                                                            Les cahiers de la communication interne n°40 - Juin 2017   5
Les Cahiers - Association Française Communication Interne
L’alignement des cadres en chiffres
  • Moins de la moitié des managers français considèrent que les changements dans leur organisation
    « vont dans la bonne direction ». (Étude TNS Sofres « À l’écoute des Français au travail » - 2014)
  • Près de la moitié des managers ne jugent pas la stratégie de leur entreprise motivante (45 % en 2013)
    et près d’un tiers ne la jugent ni pertinente (34 %), ni claire (31 %). Par ailleurs, le principal frein à la
    communication managériale cité par les managers est le décalage entre les messages stratégiques
    et la réalité du terrain (63 % en 2013). (Baromètre sur la Communication Managériale Afci/Andrh/Inergie;
    4 éditions entre 2006 et 2013)
  • Ce qui gêne les managers pour communiquer est le décalage « trop important entre les messages de la
    direction et la réalité de terrain » pour 69 % ; 50 % évoquent également le fait de ne « pas être en accord avec
    la politique ». (Étude TNS Sofres/Entreprises et Médias « Communication managériale, comment la renforcer »)

   de distance des managers vis-à-vis du discours insti-             soit en invitant son n+1 à communiquer à sa place ;
   tutionnel de leurs entreprises. Recherches universi-              - appeler à l’exemplarité managériale « en haut », ce
   taires et études confirment qu’entre un tiers et une              qui permet de justifier sa mise en retrait ;
   moitié de l’encadrement (en particulier les managers              - mettre en scène son non-engagement énonciatif
   de proximité) nourriraient une certaine défiance quant            en « sous-jouant » l’appropriation (« voici les slides
   aux décisions qu’ils seraient chargés de relayer. Ce              qu’on m’a demandé de projeter »).
   dont témoigne la figure du marteau et de l’enclume,
   analogie régulièrement convoquée par la sociologie                Repenser la communication managériale
   des cadres pour décrire la position des managers pris             On comprend dès lors que l’injonction à l’appropriation
   en étau entre leur équipe et leur hiérarchie.                     de la communication managériale est loin de trouver
   En six années de recherche sur le sujet, il est                   un écho pur et parfait dans les pratiques effectives
   frappant de constater à quel point les freins avancés             des managers sur le terrain. La promesse de la
   du manque de temps ou encore du manque d’ai-                      méthode se confronte en situations à une variété de
   sance des managers ne constituent que l’écume                     façons de faire avec plutôt que faire de la commu-
   du problème. Au terme de l’analyse croisée des                    nication managériale…
   discours et des pratiques de communication mana-                  Résumer en quelques lignes une immersion de six
   gériale, il apparaît que, si les managers ne font pas             années là où la communication managériale se raconte,
   autant ou aussi bien de communication managé-                     se fait et se vit comporte nécessairement un risque non
   riale qu’attendu d’eux, c’est essentiellement parce               négligeable de simplification. C’est la raison pour
   qu’ils ne sont pas à l’aise avec le fond de ce qu’on              laquelle ce regard en contrechamp constitue moins
   leur demande de démultiplier.                                     une quelconque conclusion qu’une invitation à recons-
   Cette analyse formulée aujourd’hui comme une                      idérer les fondements de la méthode et à échanger
   évidence a nécessité un profond travail de terrain.               pour trouver ensemble les moyens de dépasser l’aporie
   L’intériorisation de la responsabilité de communica-              au cœur de celle-ci. Car, tant que la communication
   tion comme une mission à part entière des managers                managériale n’abordera pas de front ses tensions
   et la diffusion dans les organisations de l’idéal de              contradictoires, elle ne saura se donner les moyens de
   consensualité rendent particulièrement délicat pour               les désamorcer. Cela implique notamment de renoncer
   les acteurs de confier leurs doutes et de donner                  à l’impasse enchantée d’une communication managé-
   accès à leurs pratiques réelles. Malgré tout, lorsque             riale aux bénéfices théoriques pour envisager plutôt
   l’on ouvre la boîte noire des prises de parole mana-              une communication managériale pragmatique et à
   gériales, on constate que le désaccord des cadres se              hauteur de marche, efficace parce qu’éthique.
   traduit très concrètement dans certaines tactiques
   qu’ils mettent en œuvre pour se distancier du rôle de
   « manager-communicant ». Entres autres :
   - se faire discret et garder le silence (quitte à profiter        1
                                                                       Livre blanc de la communication managériale de l’Afci
   du flottement organisationnel ne précisant pas                      (2013)
   nécessairement quand tenir un temps de communi-                   2
                                                                       Pour reprendre l’expression d’un communicant
   cation managériale) ;                                               interne interviewé dans le cadre de la thèse.
   - faire appel à un tiers pour annoncer les sujets                 3
                                                                       Habermas Jürgen. Théorie de l’agir communica-
   les plus sensibles, soit en demandant à ce que ces                  tionnel. I. Rationalité de l’agir et rationalisation de la
   derniers soient portés directement pas la direction,                société. Paris, Fayard, 1987, p. 102.

   6      Les cahiers de la communication interne n°40 - Juin 2017
Les Cahiers - Association Française Communication Interne
Marc Renaud
                                               Directeur de la communication interne
                                                    et institutionnelle de Leroy Merlin

Leroy Merlin,
22 000 pour une Vision
En embarquant plus de 20 000 salariés dans l’aventure de sa transformation
à dix ans, Leroy Merlin France perpétue la tradition Vision. Un projet de très grande
envergure dont l’ambition est de projeter l’entreprise et de permettre à chacun de
s’engager individuellement et collectivement.

«         Vision 2025 » est le nom de la démarche
          collective qui dessine Leroy Merlin
          France à dix ans. Après 2005 (lancée
          en 1995) et 2015 (en 2005), ce troisième
          cycle apporte la preuve que l’on peut
challenger quotidiennement son chiffre d’affaires
par magasin et s’affranchir, sur le temps long, des
contraintes des résultats pour imaginer le futur de
                                                           des processus de Vision partagée, elle accom-
                                                           pagne Leroy Merlin depuis plus de vingt ans dans
                                                           cet exercice puissant et fortement sollicitant. Elle
                                                           établit un classement pour ce type de démarche
                                                           entre 1 et 5 étoiles en fonction notamment du degré
                                                           d’implication des salariés et de la profondeur du
                                                           travail de préparation dans les entreprises : « Il
                                                           n’y a pas de mieux ou de moins bien. En fonction de
l’entreprise. Pendant plus de deux ans, les 22 000         la maturité et des attentes, la méthodologie sera
salariés de l’enseigne ont participé, en collectif,        différente d’une entreprise à l’autre. »
à différentes phases de la démarche afin d’ima-            Pour Leroy Merlin Fr ance, le chemin a été
giner et de décrire l’entreprise dans laquelle ils         parcouru en plus de deux ans. Un chemin appre-
souhaitent travailler en 2025 (voir encadré page 8).       nant, avec des phases bien distinctes, permettant
Animée de façon non hiérarchique par près de               à chacun d’appréhender les forces de l’entreprise,
900 relais volontaires et écrite par les salariés          de se projeter dans l’avenir et d’identifier les
eux-mêmes, la Vision Leroy Merlin est selon                éléments constitutifs de son identité. Ce travail
Meryem Le Saget une « vision profonde, une vision          d’acculturation a, de fait, permis à de très
cinq étoiles, remontante, avec l’ensemble de l’en-         nombreux collaborateurs de prendre la mesure
treprise et une démarche d’ouverture en amont ».           et d’entrer dans les mutations sociétales et les
Auteur, consultante en management et spécialiste           accélérations technologiques qui chahutent les

                                                           Les cahiers de la communication interne n°40 - Juin 2017   7
Les Cahiers - Association Française Communication Interne
modèles économiques et obligent à penser et                      des sessions, dans leur sourire : ils repartaient
  à provoquer « le » changement. Lors des 129                      « pleine balle », fiers de leur boîte. »
  Sessions Vision dans toute la France, l’équipe en                C’est sans doute dans cette dualité entre une
  charge de l’organisation du projet et les dirigeants             construction collective de long terme et les chan-
  de Leroy Merlin ont ensuite pu se plonger dans une               gements profonds et immédiats provoqués par la
  matière immensément riche avec plus de 32 000                    méthode que réside la puissance de la démarche.
  propositions formulées par les salariés.                         Chez Leroy Merlin, elle s’appuie sur une culture
                                                                   vécue de l’autonomie et de la confiance qui en
  Fiers de leur boîte                                              démultiplie sans doute les effets. Ce que résume
  « Je n’imaginais pas le niveau d’exigence et la                  bien Meryem Le Saget : « Vision a permis des
  complexité qu’allait nécessiter ce travail de                    transformations côté métier et ça a permis à l’en-
  synthèse », confie aujourd’hui Benjamin Brasseur,                cadrement d’avoir confiance dans l’empowerment
  directeur du projet. Un travail de tri, de prio-                 des collaborateurs, dans leurs idées. Une des
  risation, de reformulation qui a duré plus d’un                  plus grandes qualités de cette entreprise, c’est
  an, de février 2016 jusqu’au partage de la Vision                son ouverture à son écosystème. Je dirais même
  en mars 2017. « Mon job, c’était de préserver la                 qu’elle est championne du monde de l’ouverture
  sincérité de la démarche, son authenticité et sa                 aux nouveaux concepts, aux voyages apprenants…
  puissance. Ça a été un boulot de malade ! Mais                   Et ça impacte le management, qui amène les
  au-delà de la projection de l’entreprise, j’ai perçu             équipes à sortir, à voir « le monde » et à ne pas
  à quel point c’est un processus qui accompagne la                avoir peur du futur. »
  transformation. En vivant, en questionnant, tu te                Aux manettes de cet énorme chantier, une équipe
  prépares à des changements inéluctables. C’est                   dédiée avait en charge l’organisation du projet,
  un formidable levier d’engagement. Je l’ai vu dans               l’analyse et la synthèse sincère des données, l’ani-
  le regard des collaborateurs quand ils sortaient                 mation des Relais Vision et la communication des
                                                                   différentes étapes et du partage, « fond et forme ».
                                                                   Une partie événementielle de grande envergure
                                                                   a permis de faire vivre la Vision à chacun, dans
Les cinq phases de la démarche                                     les sessions de début 2016, dans les deux temps
                                                                   forts de partage, les 8 et 14 mars 2017 et, depuis,
  • L’écoute écosystème : dessiner les forces de                   dans la coordination d’ateliers d’appropriation
  l’entreprise via des milliers d’entretiens menés                 permettant, localement, de partager, commenter
  par les salariés en binôme avec les artisans,                    et nourrir de manière concrète et opérationnelle
                                                                   le contenu du projet.
  professionnels du bâtiment, fournisseurs de
  produits, prestataires de services, élus et
                                                                   Une communication au plus près du vécu
  institutionnels...                                               La démarche est adossée à un dispositif de
  • Les souffles du changement : découvrir et                       communication favorisant le déploiement du
  explorer le monde en 2025 grâce à l’apport                       projet auprès des 22 000 salariés. Chaque étape
  d’acteurs référents sur le sujet (La Fing, Futuribles,           se nourrit d’un travail de production audiovi-
  Nathan Stern, Usbek & Rica, We Demain).                          suelle et de print calibré intégrant le conduc-
                                                                   teur d’ateliers collaboratifs. « L’un des partis
  • Notre identité : explorer d’où l’on vient et ce que            pris forts de Vision 2025, au-delà de l’anima-
  l’on est collectivement par des temps d’échange                  tion non hiérarchique par les Relais, est la
  et de partage.                                                   démarche appréciative », précise Claire Guelton,
  • Les Sessions Vision : 129 sessions pour écrire                 en charge de la communication et de l’animation
  l’entreprise à dix ans.                                          de Vision. « Une communication optimiste met
                                                                   le focus sur l’énergie collective, l’engagement,
  • La synthèse et le partage : les 32 000 idées                   le dynamisme, l’envie des collaborateurs de
  produites ont ensuite été triées, synthétisées et                faire avancer leur boîte et d’être pleinement
  analysées en s’appuyant sur la technologie Watson                acteurs du futur de l’entreprise. La démarche
  d’IBM (système cognitif d’analyse de données)                    fait également l’objet d’un documentaire, archi-
  et beaucoup, beaucoup d’heures de lecture, de                    vage précieux détaillant l’intention et les retours
  synthèse et de réflexion, jusqu’au partage, en                   de chaque étape. Vision est un voyage, seul le
  mars 2017.                                                       vécu témoigne de l’expérience transformante et
                                                                   apprenante de ce voyage. »

  8     Les cahiers de la communication interne n°40 - Juin 2017
Les Cahiers - Association Française Communication Interne
Partage de la démarche Vision au printemps 2017.

Mais l’entreprise entre désormais en terre inconnue.   œuvre du projet, phase qui incite à l’expérimenta-
Les « grands projets » réinjectés dans le plan à       tion. À l’échelle du territoire, ce sont des milliers
cinq ans, les « petits pas » dans le quotidien des     d’initiatives qui vont voir le jour. Les Relais repré-
magasins… Quel rôle désormais pour la commu-           sentent pour moi des centaines d’objectifs, des
nication interne ? Concevoir et ajuster en perma-      acteurs prêts à capter cette réalité au plus près du
nence un « marketing de                                                            terrain et une formidable
l’offre » Vision auprès                                                            communauté engagée
des salariés. Suivre le                Les Relais représentent                     dans l a dif f usion de
déploiement des projets                                                            l’esprit Vision. » L’enjeu
et les partager au plus              des centaines d’objectifs,                    au fond est d’alimenter
près du vécu de terrain,                                                           l a d y namique p ar l a
avec sincérité et souci             des acteurs prêts à capter                     communication et d’ap-
de l a vér ité. A nimer,                                                           porter aux dirigeants un
réinjecter les méthodes               une réalité au plus près                     éclairage sur le « réel »
participatives de Vision
dans le management                 du terrain et une formidable                    de l’entreprise. « Il y a
                                                                                   un v r ai objec tif à ce
des projets… et dans le
management tout court.
                                   communauté engagée dans                         que Vision vive dans la
                                                                                   communication, abonde
Aider, enfin, les cadres à
assumer le degré élevé
                                  la diffusion de l’esprit Vision                  Benjamin Brasseur. Le
                                                                                   partage a été une ligne
d’exigence suscité par la                                                          de départ, pas d’arrivée.
volonté des 22 000 salariés en soulignant aussi les    Si la « com’ » ne diffuse pas toute cette énergie
engagements non tenus et les projets en déphasage.     et ne l’amplifie pas, on loupe quelque chose. Il
Claire Guelton met les 900 Relais Vision au cœur       faut catalyser, amplifier et alors on rend visible.
de cette démarche de communication : « Les Relais      Et aider à faire prendre conscience qu’on appar-
sont au cœur de la démarche. Nous passons à            tient à un ensemble qui dépasse le magasin : on
présent à la phase opérationnelle de mise en           est 22 000 ! »

                                                       Les cahiers de la communication interne n°40 - Juin 2017   9
Les Cahiers - Association Française Communication Interne
« Faire bouger l’entreprise au plus profond »

Entretien avec thomas Bouret, directeur général de Leroy Merlin France.

dans quelles circonstances avez-vous décidé                        prérogatives de pouvoir liées
de lancer cette troisième Vision à dix ans                         à la fonction de DG, à cultiver
de Leroy Merlin France ?                                           une confiance basée sur une
Quand j’ai pris mon poste de DG en février 2014,                   subsidiarité réelle et vécue.
l’entreprise engageait une transformation pour                     Ça sert le collectif et ça me
construire une réponse omnicanale (magasins, Internet              sert en tant que manager.
et modes de livraison) aux besoins de nos clients.
Cette transformation touchait nos gestes métiers et                Comment voyez-vous la suite ?
imposait une mise en œuvre assez descendante, ce                   Vision doit être la colonne vertébrale de la stratégie
qui contrariait notre culture et notre fonctionnement.             de l’entreprise pour les dix ans à venir. Elle va servir
S’il était capital de la mener à bien, elle commençait             à nourrir les cycles de transformation successifs de
à provoquer de la fatigue, voire de la souffrance. La              l’entreprise. Je souhaite que toutes nos stratégies
décision de lancer notre troisième « Vision à dix ans »,           prennent leur source dans Vision et dans l’expression
après celles de 1995 et de 2005, avait été prise mais,             de la mission qu’on a écrite. Pour autant, Vision ne
compte tenu du contexte, il a été un moment question               doit pas attendre les grandes décisions stratégiques
de la repousser. Puis, de la faire a minima. L’ entreprise a       pour être mise en œuvre au plus près du client. On
beaucoup grossi et on ne se voyait plus élaborer notre             l’a pensée à 22 000, on la met en œuvre à 22 000.
Vision tous ensemble. En lieu et place, nous aurions               Les collectifs doivent avoir le champ libre pour
mobilisé un échantillon de 15 à 20 % de l’effectif dont la         expérimenter, mettre en œuvre, tester, dans le
production se serait imposée à tous. Je me suis laissé             mouvement même de l’entreprise.
trois mois avant de décider. Mon choix avec le Comité
de pilotage s’est porté sur une démarche remontante à              Quel rôle donnez-vous à la communication interne
100 %, embarquant les 22 000 collaborateurs et portée              dans ce déploiement ?
dans nos 137 magasins non par les seuls managers,                  Elle a une utilité fondamentale dans cette phase-là.
mais par un collectif non hiérarchique et volontaire, les          Son rôle est double et certainement pas de servir
Relais Vision.                                                     un message aseptisé sur les grandes stratégies de
                                                                   l’entreprise. D’une part, un rôle macro et stratégique
Quelles étaient vos attentes ?                                     en rappelant en permanence la Vision, son sens, ses
J’en avais deux. Nous prenions conscience que la                   grandes orientations, pourquoi on l’a faite. D’autre part,
transformation allait désormais être perpétuelle,                  la communication interne doit devenir le catalyseur de
par cycles. Pour y faire face, nous avions besoin                  la démarche, le modérateur qui aide à faire émerger la
de reprendre un temps d’avance et de provoquer                     « ligne éditoriale » de l’entreprise, qui met en lumière
l’engagement de tous en visant très, très haut. Par                et accélère la connaissance de ce qui se passe
ailleurs, la transformation métier était la partie                 au plus profond de l’entreprise. D’où son rôle pour
émergée de l’iceberg. En dessous, il fallait réussir une           hiérarchiser, différencier l’essentiel de l’accessoire,
transformation managériale et culturelle. C’est pour               remiser le politiquement correct et les idées gadget. Et,
cela que nous avons fait Vision. Mettre en perspective             aussi, pour venir gratter l’entreprise sur ses possibles
la place de chacun et notre fonctionnement. Faire                  dysfonctionnements.
bouger la boîte au plus profond au moment où elle s’y
attendait le moins car elle était en situation de succès,          Comment verrez-vous que Vision a réussi ?
mais à un moment où elle en avait le plus besoin, au               Par l’implication réelle qu’elle aura suscitée chez les
cœur d’une révolution sociétale.                                   collaborateurs, par leur envie de s’engager. Mais aussi
                                                                   quand les meilleurs talents qui ne travaillent pas chez
Vision a-t-elle changé votre façon de voir votre rôle ?            nous feront de Leroy Merlin leur priorité employeur. Et,
En tout cas, elle m’a fait réfléchir sur les fondements            enfin, quand les habitants nous rendront le message
mêmes de mon métier. Elle me pousse à renoncer à des               clair qu’on les a aidés à changer les façons d’habiter.

10      Les cahiers de la communication interne n°40 - Juin 2017
Caroline Sauvajol-Rialland
                                           Directrice du cabinet de conseil So Comment

Pour en finir avec
la culture du présentéisme !
Entre droit à la déconnexion et injonction tacite à la disponibilité permanente,
le modèle français de gestion du temps de travail des cadres fondé sur le
présentéisme est obsolète. Caroline Sauvajol-Rialland livre son éclairage sur les
risques de l’hyper-travail à l’ère du digital.

L
          e nouveau droit à la déconnexion – issu             non-obligation de réponse à leurs mails en dehors
          de la loi El Khomri – applicable à tous les         des heures de travail, pour que leurs obligations
          salariés des entreprises de plus de 50              légales soient remplies. C’est d’ailleurs ce modèle
          personnes depuis le 1 er janvier 2017 ne            de charte qu’a proposé l’ANDRH à l’ensemble de
          paraît pas être la priorité des DRH français.       ses adhérents en décembre dernier. Ce qui apparaît
Quand ils n’affichent pas une forme de déni face au           pour le moins insuffisant alors qu’une très large
problème, ils renvoient volontiers à la responsabi-           majorité des cadres et des jeunes expriment de
lité de leurs cadres. À eux de décider de répondre            fortes attentes quant à la conciliation de leurs diffé-
ou non à tout mail reçu à des heures indues 1.                rentes sphères de vies privée et professionnelle et à
Si quelques accords ont été négociés (Axa, La                 la régulation des outils numériques2. Pourquoi tant
Poste…) et des chartes signées, celles-ci restent             de réticences alors que co-construire des règles et
peu connues et encore moins mises en application,             promouvoir la mise en œuvre du nouveau droit à la
sauf en cas de litige. Pour sa part, le législateur           déconnexion pourrait devenir un facteur d’attracti-
ne prévoit pas de sanctions au non-respect du                 vité et de fidélisation majeur pour les entreprises ?
nouveau droit à la déconnexion. Concrètement, il
suffit aux entreprises de signer une charte en deux           À l’heure de l’hyper-travail
paragraphes, comprenant par exemple un principe               Le digital a fait exploser nos principaux repères de vie :
d’exemplarité du management, assortie d’une                   il n’existe plus désormais ni unité de temps, ni unité

                                                             Les cahiers de la communication interne n°40 - Juin 2017   11
de lieu pour le travail. L’espace de travail varie et est          très différente dans les autres pays du monde. La
souvent provisoire. Nous prenons connaissance de                   Norvège, par exemple, présente un taux de produc-
nos mails dans le métro avant d’y répondre dans notre              tivité par travailleur parmi les plus élevés au monde
lit. Nous faisons nos courses au bureau. Le temps de               pour une durée de temps de travail comptant parmi
travail signifie-t-il encore quelque chose, alors que              les moins importantes. Rester au bureau après
chacun travaille dorénavant souvent le soir, voire la              18 heures ne vous accordera aucun crédit en Scan-
nuit, en vacances ou même pendant un arrêt maladie ?               dinavie. Il en est ainsi, aussi et surtout, dans les
Le temps de travail s’est fortement dilaté ces vingt               pays anglo-saxons où le présentéisme à outrance
dernières années. Nous vivons désormais à l’ère de                 ne démontre qu’inorganisation et inefficacité, voire
l’hyper-travail, le fameux « Always on, anything,                  un manque d’équilibre personnel. Votre niveau de
anywhere, anytime2 ». Les technologies rendent                     responsabilité ne sera pas pris en considération.
possible la synchronisation permanente de tous avec                Allonger à l’envi le temps passé au bureau ne
chacun et nous vivons dans l’illusion de la polychronie du         prouvera rien, simplement votre inefficience et
temps. Je déjeune au restaurant en famille et réponds              votre mauvais équilibre de vie.
à mon supérieur hiérarchique en même temps… Mais                   La situation est-elle inéluctable en France ? Non, car
ce que les technologies                                                                            les cadres qui rompent
ont simplement rendu                                                                               l’omerta6 pour évoquer
possible préexistait
déjà dans notre culture
                                    Le digital a fait exploser nos                                 ce sujet expriment de
                                                                                                   fortes attentes quant à
professionnelle hexago-
nale et notre conception
                                   principaux repères de vie :                                     la conciliation de leurs
                                                                                                   vies personnelle et
du travail.
Selon une certaine
                              il n’existe plus désormais ni unité                                  professionnelle. 75 %
                                                                                                   des cadres et 76 % des
« logique de l’hon-
neur 3 » qui prévaut
                                    de temps, ni unité de lieu                                     jeunes actifs veulent
                                                                                                   une vraie régulation
dans notre pays, les                     pour le travail                                           de l’usage des outils
cadres ne pointent pas                                                                             numériques. 76 % des
et ne sont pas soumis                                                                              Français observent
à des horaires stricts, mais doivent naturellement                 leur impact négatif sur leur vie personnelle7 et 61 %
éteindre la lumière le soir en partant et répondre à               des salariés s’avouent insatisfaits de leur employeur,
leurs mails dès réception, quelle que soit l’heure.                considérant que celui-ci ne fait pas ce qu’il est en
En vingt ans, la réactivité et la joignabilité perma-              devoir de faire pour les aider à équilibrer leur vie8.
nentes sont devenues les normes de référence pour                  Corollaire obligé, en 2016, 27 % des jeunes Français
le travail des cadres dans un environnement écono-                 aspiraient à un avenir à l’étranger – contre 13 % en
mique toujours plus concurrentiel. Dans notre culture              2012 – et 28 % une expatriation définitive. Enfin, 93 %
professionnelle française, un cadre investi est un                 des salariés considèrent que l’équilibre des temps
cadre manifestant une intense activité, présent physi-             de vie est un sujet de préoccupation « important »,
quement de 9h à 19h a minima et connecté 7j/7                      voire « très important ». Le sentiment de manquer
et 24h/24. Sa vie privée doit être le plus possible                de temps est largement partagé par l’ensemble des
occultée. Son engagement comme sa motivation sont                  salariés9.
mesurés à l’aune de son omniprésence physique et de                La nouvelle loi El Khomri protège désormais notre
sa joignabilité permanente. Bien entendu, l’actuelle               vie privée en nous autorisant à ne pas travailler...
conjoncture économique n’incitant pas toujours à                   en dehors de nos heures de travail ! Face à l’in-
l’optimisme, les cadres n’hésitent pas à en rajouter               tensification des échanges, à la multiplication
dans le sur-présentéisme pour garantir leur emploi                 croissante des données, sources constantes de
au risque d’un état d’épuisement émotionnel, d’une                 surcharge informationnelle ou infobésité10, et à
moindre productivité et d’une chute de l’innovation4.              une représentation trop archaïque du travail des
                                                                   cadres, véritable image d’Epinal, rien ne sera
D’autres modèles de gestion du temps                               possible sans proposer une « révolution » cultu-
des cadres                                                         relle majeure afin d’en terminer avec la culture du
Et pourtant ! Si nous mettons de côté le Japon                     présentéisme. L’entreprise aura beau jeu d’inter-
qui associe un « sur-travail » constant à un faible                dire les réunions après 18 heures si le regard porté
taux de productivité au point qu’il est aujourd’hui                par le management sur un cadre qui souhaite
question d’imposer des vacances aux salariés 5,                    prendre son après-midi pour assister au spectacle
la gestion du présentéisme est abordée de façon                    de fin d’année de l’un de ses enfants n’évolue pas...

12      Les cahiers de la communication interne n°40 - Juin 2017
1
                                                                              tude de Valérie Carayol (2014), « Les directeurs des
                                                                             é
                                                                             ressources humaines face au phénomène d’hyper-
                                                                             connexion des cadres », Déconnexions volontaires
                                                                             aux TIC, Colloque international DEVOTIC, Université
                                                                             de Pau et des Pays de l’Adour.
                                                                       2
                                                                             Chen Brian X. Always on. How the IPhone Unlocked
                                                                                   the Anything-Anytime-Anywhere Future - and Locked
                                                                             Us In, Da Capo Press, 2012.
                                                                       3
                                                                              Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur, éditions
                                                                             du Seuil, 1989.
                                                                       4
                                                                               Technologia. Burn-out - étude clinique et organisa-
                                                                                tionnelle (2014).
                                                                       5
                                                                                Mathilde Golla, « Le Japon veut forcer ses travail-
                                                                                 leurs à prendre des vacances » www.lefigaro.fr,
                                                                                 4 février 2015.
                                                                       6
                                                                         	Denis Monneuse. Le silence des cadres. Enquête sur
                                                                         un malaise, éditions Vuibert, 2014.
                                                                       7
                                                                                 Deloitte / Cadremploi.fr (2015). « Et le bonheur au
                                                                                  travail ? »
                                                                       8
                                                                                  Observatoire de l’équilibre des temps et de la paren-
                                                                                   talité en entreprise. Baromètre 2016 de la conci-
                                                                                   liation entre vie professionnelle, vie personnelle et
                                                                                   familiale.
L’entreprise aura beau jeu d’interdire les réunions après 18 heures    9
                                                                         	Deloitte IFOP. 3e édition du Baromètre de l’humeur
si le regard porté par le management sur un cadre qui souhaite                     des jeunes diplômés.
prendre son après-midi pour assister au spectacle de fin d’année       10
                                                                           Caroline Sauvajol-Rialland, Infobésité. Comprendre
de l’un de ses enfants n’évolue pas...
                                                                             et maîtriser la déferlante d’informations. éditions
                                                                             Vuibert, 2013.
                                                                       11
                                                                            David M. Sanbonmatsu, David L. Strayer, Nathan
Ce que signifie « être présent »                                             Medeiros-Ward, Jason M. Watson (2013) Who Multi-
La régulation de l’utilisation des outils numériques                         Tasks and Why ? Multi-Tasking Ability, Perceived
passe par la redéfinition de la notion de présence.                          Multi-Tasking Ability, Impulsivity and Sensation
En définitive, que signifie « être présent » ? Être                          Seeking. PLoS ONE.
présent physiquement n’implique pas automatique-
ment une véritable attention ! À l’occasion d’entre-
tiens individuels, il est des managers qui en même
temps consultent leur messagerie et répondent
à leurs mails... En réunion ou en convention, des
cadres confortablement assis peuvent écouter leurs
directeurs s’exprimer comme être en train d’orga-
niser un afterwork sur leur smartphone ou jouer
à Candy Crush… Sommes-nous réellement multi-
tâches ? Seuls 2,5 % de la population active l’est11 !                        Parcours
Le coût du multi-tâche est bien réel en revanche :
sur la qualité des tâches effectuées simultanément
                                                                              Caroline Sauvajol-Rialland est une ancienne
(dont l’une au moins est dégradée), mais aussi en                             journaliste. Elle a été responsable de communication
termes de coût cognitif et de fatigue intellectuelle.                         au sein du groupe La Poste. Elle dirige aujourd’hui le
La notion de présence physique doit être revisitée et                         cabinet So Comment, cabinet de conseil en gestion de
réorientée vers le principe d’attention, attention qui                        l’information en entreprise. Elle enseigne à Sciences
par de nombreuses applications est déjà obtenue à                             Po et à l’ICD Paris. Elle a publié Infobésité : comprendre
distance. Si la communication directe et la copré-                            et maîtriser la déferlante d’informations, éditions
sence physique restent irremplaçables dans la                                 Vuibert, 2013 et Les relations publiques, Dunod, 2015.
collaboration au travail, le tout-digital a pleinement
– et heureusement – programmé l’obsolescence du
concept de présentéisme.

                                                                      Les cahiers de la communication interne n°40 - Juin 2017      13
Christine Donjean
      Consultante en communication stratégique, Présidente
      de l’Association belge de communication interne (ABCI)
                                                          Eric Cobut
     Directeur de la communication et des relations internes
                                 de la police fédérale belge

La déontologie pour redonner
ses lettres de noblesse au métier
Afin de répondre aux nouveaux enjeux de la communication, l’Association belge
de communication interne (ABCI) a décidé en 2016, de réécrire son code de déon-
tologie. Une démarche originale et féconde que nous racontent Christine Donjean,
la présidente de l’association et Eric Cobut, le pilote du projet.

L’
           expansion et la segmentation des métiers                l’éthique de la communication et l’éthique de ceux
           de l’information et de la communication au              qui l’exercent. Il souligne l’interaction complexe entre
           cours de ces dernières années, ainsi que                l’éthique et les valeurs personnelles du communica-
           la multiplication des formations rendent                teur et la déontologie du métier telle que les asso-
           compte d’une dynamique de profession-                   ciations professionnelles la prescrivent. Mais avant
nalisation. Si cette dynamique est reconnue par les                tout, c’est bien la réaffirmation d’un métier dont il
praticiens eux-mêmes, la difficulté à délimiter une                s’agit, un métier qui au cours du temps a perdu de
expertise propre et des pratiques reconnues et légi-               son lustre et de sa réputation, entraîné dans des
times persiste. Comment départager le professionnel                attitudes douteuses par des entreprises déconnec-
du praticien amateur ? Comment les communica-                      tées des réalités dans lesquelles elles opèrent, peu
teurs peuvent-ils faire valoir leur professionnalisme ?            soucieuses de leurs responsabilités. Le métier de
Comment peuvent-ils développer une identité de                     communicateur doit se réinventer autour de balises
métier spécifique et comment définir celle-ci ? Il se              et d’exigences éthiques.
pourrait bien qu’à travers la multiplicité de profils et           Par cette démarche, l’ABCI contribue à développer les
de trajectoires, malgré des cheminements profession-               compétences de ses membres en mettant l’accent
nels somme toute assez flous, l’observance de règles               sur le volet savoir être du communicateur interne.
éthiques puisse être le dénominateur commun des                    Bien que ce code ne soit pas contraignant, il revêt
acteurs de la communication. La question de l’éthique              toutefois une valeur morale. Il est un outil que les
pourrait aussi être une façon de renforcer leur identité           professionnels de la communication peuvent utiliser
professionnelle et de se positionner dans l’entreprise.            dans leur travail au quotidien. Et cela d’autant que
En créant autour de leurs actions, aussi bien du côté              ce code, rédigé sur la base des dernières enquêtes
de la direction que du personnel, confiance et respect.            concernant l’élargissement des rôles et des compé-
                                                                   tences des communicateurs, a été soumis à l’en-
La réaffirmation d’un métier                                       semble des membres de l’association, dans le cadre
à travers sa déontologie                                           d’un processus participatif.
Le nouveau code de déontologie de l’ABCI met en                    À l’instar des autres associations de communi-
avant les enjeux d’un positionnement à la fois sur                 cateurs, l’ABCI s’était dotée fin des années 1990

14      Les cahiers de la communication interne n°40 - Juin 2017
d’un code de déontologie largement inspiré de
                                                                     Pour consulter le nouveau code de déontologie de l’ABCI :
celui des journalistes professionnels. À l’été           www         www.abci.org/files/files/Code-de-deontologie-2017.pdf
2013, notre association a mené une réflexion sur
sa mission, son positionnement et son mode de
gouvernance. La question du code de déontologie
fut abordée. Appelé « Code de déontologie des             et exploitation. Cette dernière étape permit d’affiner
journalistes d’entreprise », notre ancien code            encore le texte avant sa transmission définitive au
ne répondait plus aux évolutions de la commu-             conseil d’administration de l’ABCI.
nication. De plus, la plupart des membres ne
savaient plus qu’il existait. Et, pour ceux qui s’en      Un contenu discuté et partagé
rappelaient, ils estimaient que certaines valeurs         Le code s’articule en deux parties : la mission du
n’étaient plus adaptées ou restaient trop vagues          communicateur interne et les valeurs nécessaires à
pour être appliquées.                                     son exécution. Les valeurs retenues sont au nombre
                                                          de six : intégrité, esprit de service, respect, orienta-
Une méthode d’élaboration participative                   tion résultats, responsabilité et innovation. Si l’iden-
Une refonte du code s’imposait. Restaient plusieurs       tification des valeurs n’a pas posé de difficulté parti-
questions. Quel type de document élaborer : une           culière, leur définition, en revanche, a donné lieu à
charte ou un code ? Comment faire adhérer les             quelques débats. Tel fut le cas de l’intégrité et de la
membres et obtenir qu’ils l’utilisent dans leur           responsabilité.
travail… ? En d’autres termes, il s’agissait de ne pas    La principale difficulté à laquelle le groupe de
développer un outil superflu, un gadget servant de        réflexion se heurta à propos de l’intégrité fut celle
prétexte. Après débat au sein du                                              de sa définition, tant cette dernière
conseil d’administration, le coup                                             fait défaut et tant les interpréta-
d’envoi fut donné début 2016 et
le dossier confié à un des admi-
                                      « Les valeurs retenues                  tions sont nombreuses et floues.
                                                                              Si de nombreuses organisations,
nistrateurs au sein d’un groupe       sont au nombre de six :                 même au plus haut niveau de
de réflexion. Mission : produire un                                           l’état, placent l’éthique au centre
document partagé pour la fin de           intégrité, esprit                   de leurs politiques, force est de
l’année.
Un premier projet intégrait à la
                                        de service, respect,                  constater que bon nombre de celles
                                                                              qui prônent la bonne gouvernance,
fois des résultats d’une enquête       orientation résultats,                 sont aussi celles qui sont gangré-
menée par une étudiante de l’Uni-                                             nées par la corruption. L’option
versité de Louvain sur l’éthique des       responsabilité                     retenue consista à décrire princi-
professionnels de la communica-                                               palement les attitudes à proscrire.
tion, les orientations du conseil
                                          et innovation »                     Le groupe de réflexion tint à mettre
d’administration de l’ABCI, mais                                              également l’accent sur le fait que
surtout, les besoins liés à l’évolution des métiers de    l’intégrité était aussi une question d’état d’esprit et
la communication interne. Le texte fut transmis par       pas seulement un comportement.
mail à chaque membre du groupe. Le consensus fut          Le terme de transparence, très présent en commu-
assez facile à obtenir. Le groupe de travail proposa      nication, ne fut pas repris dans le code. Le terme de
également un plan de communication.                       « responsabilité », au sens d’« accountability » lui a
Un des objectifs de la démarche était d’impliquer         été préféré et ce, pour deux raisons. Tout d’abord, aux
les professionnels de la communication dans le            yeux de beaucoup de professionnels, il est impossible
développement du code. Deux initiatives complé-           d’être transparent en raison d’impératifs stratégiques,
mentaires furent menées. La première concer-              de concurrence, de culture organisationnelle… À quoi,
nait l’ensemble des membres de l’association. La          s’ajoutent les principes du secret professionnel, de
version arrêtée par le groupe de travail ainsi que        l’obligation de réserve, du secret de l’instruction ou de
le plan de communication leur furent envoyés pour         la raison d’état…
avis et suggestions. La seconde fut menée auprès          La principale leçon à retirer de cette expérience
d’étudiants en master communication à l’Université        est que le plus grand défi n’est pas tant d’adopter
de Louvain. étant déjà engagés dans la vie profes-        un code que d’amener ses utilisateurs à y adhérer.
sionnelle, leur regard sur le métier apporta un           Sans une implication véritable de ces derniers, il est
éclairage supplémentaire sur le projet.                   illusoire de croire qu’ils se l’approprieront réelle-
Les réactions des adhérents et des étudiants furent       ment. On aura alors manqué l’occasion d’opérer un
ensuite soumises au groupe de travail pour analyse        changement de comportement !

                                                         Les cahiers de la communication interne n°40 - Juin 2017   15
Vous pouvez aussi lire