Les compositeurs kleptomanes face au droit d'auteur Kleptomaniacal Composers and Authors' Rights - Érudit
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Document généré le 26 août 2022 20:55 Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique Les compositeurs kleptomanes face au droit d’auteur Kleptomaniacal Composers and Authors’ Rights Georges Azzaria Volume 11, numéro 1-2, mars 2010 Résumé de l'article Éthique, droit et musique Ce texte confronte les finalités de la Loi sur le droit d’auteur avec la pratique Ethics, Law and Music des compositeurs qui incorporent de la musique préexistante à leurs propres oeuvres. Bien que le droit d’auteur permette certaines exceptions aux droits URI : https://id.erudit.org/iderudit/1054029ar exclusifs de l’auteur, les tribunaux canadiens n’ont pas encore défini avec DOI : https://doi.org/10.7202/1054029ar netteté les paramètres de l’appropriation artistique. En étudiant le phénomène de l’appropriation, puis en regardant la spécificité de celle-ci dans l’univers musical, nous chercherons à souspeser la souplesse du droit d’auteur canadien, Aller au sommaire du numéro lorsqu’il se confronte avec l’un des modes de création les plus anciens. Il sera démontré que, pour juger de la portée juridique de l’appropriation, l’un des critères déterminants demeure, outre ceux avancés dans l’affaire CCH, celui de Éditeur(s) la transformation apportée et de l’originalité qui en résulte. Société québécoise de recherche en musique ISSN 1480-1132 (imprimé) 1929-7394 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Azzaria, G. (2010). Les compositeurs kleptomanes face au droit d’auteur. Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, 11(1-2), 109–123. https://doi.org/10.7202/1054029ar Tous droits réservés © Société québécoise de recherche en musique, 2010 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/
ENJEUX ÉTHIQUES ET LÉGAUX DANS L’UTILISATION ET LA PRÉSERVATION DES MUSIQUES ETHICAL AND LEGAL RAMIFICATIONS IN THE USE AND PRESERVATION OF MUSIC 1. INTRODUCTION Le paysage musical des 50 dernières années a vu se multiplier les compositeurs qui incor- Les compositeurs porent des musiques existantes à leurs propres œuvres. Avec des degrés d’emprunt qui s’éche- kleptomanes face au lonnent du fragment imperceptible à l’utilisa- tion explicite, ces compositeurs estiment géné- droit d’auteur ralement qu’une œuvre musicale peut devenir Georges Azzaria1 un matériau pour en créer une nouvelle. Si cette pratique semble bien ancrée dans cer- (Université Laval) tains styles musicaux, sa légalité au regard du droit d’auteur n’est pas acquise, hormis bien entendu les situations où les compositeurs obtiennent une licence d’utilisation des titu- laires de la musique d’origine. La pratique qui consiste à reprendre des musiques existantes régissant le droit d’auteur et pouvant s’appli- 1 L’auteur remercie pour les intégrer à une nouvelle composition quer aux œuvres étudiées. Valérie Bouchard et tient-elle tout autant de la kleptomanie que Marie-Ève Tanguay de la liberté de création ? Dans quelle mesure 2.1 LES GRANDS PARAMÈTRES DE pour leur aide dans L’APPROPRIATION la préparation de ce faut-il l’accord du compositeur d’origine – et texte qui s’inscrit dans de tous les titulaires de droits sur l’œuvre musi- La propriété juridique est théorisée depuis le cadre d’un projet cale – afin d’utiliser celle-ci pour créer une le droit romain et comporte comme caracté- subventionné par le nouvelle œuvre ? Au Canada, cette question est Conseil de recherches ristique la faculté d’exclure autrui de la jouis- en sciences humaines davantage l’affaire de rumeurs que de jurispru- sance d’un bien (Patault 2003, 1253). Pour sa du Canada (CRSH). dence. Ces rumeurs présentent, le plus sou- part, la propriété individuelle sur les fruits de Ce texte, qui reprend vent, le droit d’auteur comme un frein à cette son travail – propriété qui donne naissance en partie le contenu forme d’appropriation et, par conséquent, d’une conférence au droit d’auteur – est d’invention beaucoup présentée lors du col- à la création. Or, à ce jour, la jurisprudence plus récente. Dans l’Antiquité gréco-romaine loque « Éthique, droit canadienne n’a pas encore tranché de litiges par exemple, une appropriation telle le plagiat et musique » organisé portant sur l’appropriation musicale et c’est n’est pas sanctionnée par le droit, mais par la par la Société québé- dans ce vide juridique que nous tenterons de morale. Au Moyen Âge, l’auteur est générale- coise de recherche placer les commentaires qui suivent. en musique (SQRM), ment anonyme et la notion d’auteur relève plu- a d’abord été publié tôt du divin (Lucas et Lucas 2001, 58). Dans ces dans les Cahiers de 2. LE PHÉNOMÈNE DE conditions, le texte se veut « une sorte de bien propriété intellectuelle, L’APPROPRIATION collectif, une valeur commune que chacun vol. 21, no 2, mai 2009. Il est publié ici dans L’appropriation est une forme d’expression peut s’approprier librement » (Edelman 2004, une version revue et consacrée dans le monde de l’art. Pour le droit, 74). Sans propriété sur une œuvre, l’emprunt corrigée. elle réfère à une prise de possession non solli- n’a pas d’existence et le texte est donc perçu 2 Le passage classique de citée, où l’objet est dérobé à son propriétaire. comme un matériau modifiable (Edelman 2004, Locke sur la question 75-). Ce n’est qu’à la suite des thèses de Locke2 est le suivant : « Encore Ce faisant, l’appropriation fait obstacle à l’un que la terre et toutes des principes centraux du droit d’auteur, celui et Domat (Domat 1828) notamment que l’on les créatures inférieures de la propriété, et met à rude épreuve la flexi- parvient à ancrer, en philosophie comme en soient communes et bilité de ce droit. Dans cette section, la notion droit, le principe d’une propriété individuelle appartiennent en géné- sur une œuvre de l’esprit3. De cette propriété ral à tous les hommes, de propriété et les grands traits de l’appropria- chacun pourtant a un tion artistique seront décrits. L’appropriation découlent les législations sur le droit d’auteur droit particulier sur sa musicale sera ensuite présentée et, dans une et leurs corollaires : la propriété de l’auteur sur propre personne, sur dernière section, seront exposés les principes une œuvre et un droit exclusif d’autoriser les laquelle nul autre ne peut avoir aucune pré- LES CAHIERS DE LA SOCIÉTÉ QUÉBÉCOISE DE RECHERCHE EN MUSIQUE, VOL. 11, NO 1-2 109
utilisations de celle-ci. Ces quelques éclaircisse- tion de Duchamp. Ce serait occulter le poten- tention. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses ments permettent de mieux situer l’écart entre tiel heuristique de cette œuvre, puisqu’elle mains, nous le pouvons les principes ayant donné lieu aux législations permet d’interroger le droit d’auteur dans dire, sont son bien propre. sur le droit d’auteur et le propos de créateurs quelques-uns de ses concepts les plus sensi- Tout ce qu’il a tiré de l’état actuels qui estiment que les œuvres existantes bles, à savoir les exceptions au droit exclusif de nature, par sa peine et son industrie, appartient sont appropriables. En effet, pour les adeptes de l’auteur et le droit moral. à lui seul : car cette peine de l’appropriation, les œuvres recèlent – en et cette industrie étant À la suite de Duchamp, plusieurs auteurs ont plus de leur qualité esthétique, de leur apport sa peine et son industrie adopté l’emprunt comme mode de création et symbolique et de leur valeur commerciale – la propre et seule, personne leurs œuvres permettent de comprendre l’am- ne saurait avoir droit sur capacité de servir comme matériau pour la pleur du spectre de l’appropriation. À l’une ce qui a été acquis par création de nouvelles œuvres. De ce point de des extrémités se situe le travail de Sherrie cette peine et cette indus- vue, les « appropriationnistes » contemporains trie, surtout, s’il reste aux Levine, une « appropriatrice » radicale. Celle-ci actualisent le discours ancien sur la propriété. autres assez de semblables reprend, avec une fidélité parfois déconcertan- et d’aussi bonnes choses Puiser dans des œuvres existantes pour s’en te, des œuvres existantes : elle photographie communes » (Locke 1690, inspirer, pour les revisiter ou pour les citer des photographies et reproduit à la main, pres- par. 27). représente une pratique éprouvée qui trouve sa que à l’identique, des toiles (Buskirk 1994). 3 L’une des histoires de l’ap- justification première dans la nature même du En prenant le contre-pied des notions consa- parition de l’auteur et du droit d’auteur est décrite geste de création. De manière générale, et en crées d’auteur et de propriété, elle propose par Mark Rose (1993). débordant du cadre établi par le droit, on peut une « conception de l’art comme scandale et 4 Parmi la pléthore d’auteurs prétendre qu’une création n’émane jamais du entorse à la loi » (Francblin 1991, 36). Non ayant traité de la ques- néant, puisque, pour créer ses propres œuvres, loin du pôle défini par Levine se retrouvent tion, voir la synthèse un auteur s’inspire de la société et des œuvres quelques-unes des premières œuvres d’Andy dans le chapitre intitulé « L’originalité, entre qu’il a fréquentées. Cette proposition a été sou- Warhol, alors qu’il s’appropriait des photo- rupture et continuité » tenue par plusieurs, dont certains théoriciens graphies, une pratique qui lui a valu quelques (Maurel-Indart 1999, 201- de la création littéraire pour qui toute création poursuites, toutes réglées hors cour (Morris 23). Il nous paraît perti- tient fatalement du bricolage4. L’argument 1981 ; Search 1999). nent de souligner que l’un trouve également un écho chez les juristes des commentateurs les Jeff Koons fait aussi incontestablement par- plus réputés du Code civil intéressés par les créations contemporaines : tie des « appropriateurs ». L’artiste a, de plus, du Bas-Canada a fait « Les auteurs ne sculptent plus dans l’argile ou grand usage du couper/ la particularité d’avoir contribué à définir les le grès, mais dans La Joconde ou Bonnie and coller (Normand 2000). contours jurisprudentiels de la question aux Clyde » (Paris 2002, 25). 5 Ces lettres qu’il faut États-Unis. Koons qualifie l’art qu’il pratique prononcer lentement Dans l’histoire de l’art, quelques coups de de critique sociale légitime : comme d’autres composent, selon ce crayon de Marcel Duchamp incarnent une des auteurs postmodernes, il commente et critique qu’on rapporte, « une premières manifestations de l’appropriation. les images de la société en se les appropriant et plaisanterie très osée sur la Joconde ». Dans un En 1919, l’artiste dessine une moustache et en les modifiant. Cherchant à re-contextualiser entretien, Duchamp dira une barbichette sur une reproduction de la des images familières, il veut pervertir le sens plus tard que ces lettres Joconde, sous laquelle il inscrit en gros carac- de ces images et signaler ce qu’il considère constituent une blague et tères L.H.O.O.Q.5. Bien que la masculinisation être la détérioration de la culture moderne. que « la seule signification c’était de les lire phoné- de l’énigmatique personnage de Léonard de Pour Koons : « Tout l’imaginaire visuel devrait tiquement » (Duchamp Vinci puisse être stimulante en questionne- être disponible à l’artiste […]. Lorsque l’imagi- 1977, 108). ments, ce n’est pas cette symbolique qui nous naire visuel est soumis à la loi du droit d’auteur, 6 “All visual imagery should occupera (Jang 2001, 134-39). Ce geste de cela a pour conséquence de mettre de côté un be available to the artist Duchamp, tout comme l’urinoir qu’il a exposé vocabulaire, non seulement pour l’artiste mais [...]. When visual ima- deux ans plus tôt, le consacre comme l’un pour l’ensemble du public »6. Deux de ses gery gets copyrighted, it is taking away a voca- des auteurs les plus importants du XXe siècle, œuvres litigieuses méritent d’être décrites. bulary not only from the comme l’une des locomotives de l’art contem- La première, String of Puppies, consiste à artist but total public” porain (Cauquelin 2001 ; Clair 1979). Avec transformer en sculpture une photographie en (Mathesius 1992, 35 dans cette Joconde velue, Duchamp s’approprie noir et blanc d’Art Rogers, laquelle montre un Bowrey 1994, 314). une grande icône de l’histoire de la peinture. couple tenant fièrement une portée de chiots. 7 Rogers c. Koons, 960 F.2d Aux fins du droit d’auteur, l’outrage ne fera Pour réaliser cette sculpture, Koons a procédé 301 (2d Cir. 1992). Dans la décision, on peut lire ceci pas de vagues, puisque l’œuvre du maître de à quelques adaptations, dont l’ajout de cou- (par. 27, 28, 29) : la Renaissance fait partie du domaine public. leurs, mais son apport n’a pas été jugé suffisant “Thus, had appellant La Joconde n’a même jamais été protégée par au goût du tribunal chargé de trancher la plain- simply used the idea le droit d’auteur, l’artiste étant mort en 1519, te déposée par le photographe. La Cour a pris presented by the photo, avant que ne soient introduites les premières en compte le fait que Koons a utilisé l’œuvre there would not have been infringing copying. But législations protégeant les œuvres artistiques. au complet et que le marché d’exploitation du here Koons used the iden- Par conséquent, il serait commode de clore le photographe a pu être affecté. Pour le juge, il tical expression of the idea débat en prétextant le non-lieu de l’appropria- s’agit essentiellement de l’expression similaire 110 LES COMPOSITEURS KLEPTOMANES FACE AU DROIT D’AUTEUR
d’une même idée7. La condamnation a soulevé L’inspiration des auteurs demeure la société that Rogers created ; the un tollé chez les critiques d’art, mettant à leur (Edelman 2004, 269), avec le lot d’images, de composition, the poses, and the expressions were avis en cause la légitimité de l’art postmoderne sons, de textes qu’elle propose mais, aidée par all incorporated into the (Buskirk 1992 ; Greenberg 1992). Pour les les technologies qui deviennent de puissants sculpture to the extent partisans de l’appropriation, il devenait dès outils d’appropriation, tout se passe comme that, under the ordinary lors légitime de déplacer le débat sur le terrain si la création pouvait aujourd’hui faire l’éco- observer test, we conclude that no reasonable jury de la liberté d’expression et de poser le droit nomie de la propriété instaurée par le droit could have differed on the d’auteur en censeur. Cela dit, une autre œuvre d’auteur. issue of substantial simi- de Koons a connu un sort juridique opposé. larity. For this reason, the Niagara est une peinture intégrant des images 2.2 L’APPROPRIATION MUSICALE district court properly held that Koons ‘copied’ the de pieds de femmes, dont l’une est l’œuvre de L’appropriation musicale est caractérisée original. la photographe Andrea Blanch utilisée pour par le fait que, contrairement à la littérature, [...] Koons’ additions, une réclame de sandales de marque GUCCI. such as the flowers in the la musique ne peut utiliser les guillemets pour Blanch a engagé une poursuite pour violation hair of the couple and citer (Escal 1984, 11). Bien que l’appropriation du droit d’auteur, mais cette fois Koons a the bulbous noses of the ait connu une croissance phénoménale avec puppies, are insufficient su convaincre le tribunal que son œuvre de les outils techniques permettant l’échantillon- to raise a genuine issue of réappropriation trouvait grâce aux yeux de la material fact with regard nage de segments sonores (Théberge 2004), loi, notamment en raison du degré de transfor- to copying in light of the l’idée n’en est pas moins inscrite dans l’histoire mation se trouvant dans la nouvelle œuvre8. overwhelming similarity to même de la musique. Sans vouloir en faire the protected expression Contrairement à la photographie d’Art Rogers une thèse de musicologie, il appert que des of the original work. à l’origine de String of Puppies, dans Niagara courants distincts cautionnent l’appropriation, Because of Koons’ exten- la photographie de Blanch n’est pas utilisée au celle-ci étant bien implantée dans diverses sive use of the same complet et elle est placée dans un ensemble expression of the idea cultures musicales. Quelques exemples issus pictural plus complexe qui comporte notam- that Rogers’ created, it de genres musicaux fort variés illustrent la ment d’autres pieds de femme. was properly held that constance du phénomène. he ‘copied’ the protected Les exemples qui précèdent démontrent features of the original. No Dans une ère précédant celle des législa- genuine issue of material que l’appropriation n’est pas un phénomène tions sur le droit d’auteur, Haendel, Mozart fact exists with respect isolé dans l’univers de la création et que, dans et Bach furent des maîtres de l’appropriation, to this finding ; ‘String of certains cas, elle est le fait d’auteurs de renom, Puppies’ was copied from ces compositeurs, comme tant d’autres, ayant voire d’auteurs qui ont forgé leur réputation en the photograph ‘Puppies’ manié l’art de la citation et de la parodie (Escal misant sur cette pratique. Cette idée de revi- based either on the direct 1984), une pratique qui s’estompa à partir du evidence of copying or on siter les œuvres passées, de les réinterpréter, XIXe siècle dans la mouvance de l’arrivée des proof of access and subs- de les transformer, de les citer ou de les paro- tantial similarity.” législations sur le droit d’auteur (Goehr 2007, dier n’est pas un effet de mode. Plus encore, 8 “The [transformative] test 220-23). La musique classique n’est pas la seule les nouveaux logiciels conviviaux d’édition almost perfectly describes à faire usage de l’appropriation et une autre musicale, photographique ou vidéographique9 Koons’s adaptation of des trajectoires de l’appropriation provient ‘Silk Sandals’: the use of a démocratisent la pratique de l’appropriation, de la musique dite ethnique ou traditionnelle. fashion photograph crea- en facilitant les emprunts à des œuvres exis- Dans les cultures où il n’existe pas de système ted for publication in a tantes. Certains n’hésitent plus à nommer la glossy American ‘lifestyles’ de notation, la tradition orale assure la trans- tendance émergente comme étant celle d’une magazine—with changes mission et la préservation de la musique et il culture du Cut & Paste10, alors que d’autres of its colors, the bac- ressort de certaines études musicologiques kground against which it renchérissent en signalant que la figure même que, pour ces musiques, l’appropriation est is portrayed, the medium, de l’auteur s’en trouve transformée : the size of the objects un mode de composition11. Par ailleurs, le Les nouveaux artistes seraient, désor- reggae se veut une musique conçue dans une pictured, their details and, mais, polyvalents, polymorphes ; enfants crucially, their entirely optique de partage et une même chanson peut different purpose and mea- d’Internet et des nouveaux médias, ils connaître plus d’une centaine de versions12. Le ning—as part of a massive parleraient la langue unique et universelle blues s’est également développé autour d’une painting commissioned de la communication ; sortes de « DJ » aptes for exhibition in a German à mélanger tous les sons de toutes les dynamique d’appropriation (Toynbee 2006). art-gallery space. We there- cultures, puisant dans l’immense super- En fait, le projet de faire des versions avec la fore conclude that the use marché des civilisations, ils construiraient musique existante serait inhérent aux musi- in question was transfor- un univers non pas irréel mais virtuel, celui ques caribéennes et afro-américaines (Hebdige mative” (Blanch c. Koons, d’un Art collectif brassant tous les arts, 1987, 12-16) et on peut soumettre l’hypothèse 467 F.3d 244 (2nd Cir. patchwork tentaculaire, constitué de tout 2006), 253). que la majorité de ces appropriations se pro- ce qu’on trouve en rayon, sans scrupule et 9 Par exemple, Protools duisent avec le consentement tacite, ou du sans l’idée même d’un scrupule. (Edelman pour l’audio, Photoshop moins la vague tolérance, des titulaires de pour la photographie et 2004, 8-9) droits. Du côté de la musique rock, on a sou- Final Cut pour la vidéo. ligné l’utilisation d’emprunts dans la musique 10 “Remix Now ! The Rise de Led Zeppelin (Headlam 1995). Il semble of Cut & Paste Culture”, GEORGES AZZARIA 111
ainsi que l’appropriation soit intimement liée die de « Pretty Woman » jusque devant la Cour c’est ainsi que le maga- à la grande majorité des formes de création suprême des États-Unis16. zine Wired titrait sa une de juillet 2005. musicale. La musique issue de l’avant-garde artistique 11 « Les Rodriguais ont déve- L’avènement du disque a été l’occasion du XXe siècle tisse également des liens étroits loppé dans leurs pratiques d’un accroissement considérable de la pratique avec l’appropriation. L’avant-garde pose, d’em- musicales une grande capa- cité à l’accommodement. de l’appropriation et il est beaucoup moins blée, des défis parfois insurmontables pour le Toutes les ressources dis- plausible de penser que, pour ces nouvelles droit d’auteur. Tout comme la Fontaine de ponibles sont susceptibles pratiques, le consentement tacite des titulai- Marcel Duchamp – un urinoir exposé en guise d’être utilisées. L’air peut res soit acquis. Dans le New York des années d’œuvre artistique – on peut parier que la pièce avoir été entendu sur un vieux phonogramme ou à 1970, l’apparition du rap, une musique qui se musicale intitulée 4.33 du compositeur John l’église. Il peut provenir du construit en récupérant des rythmes13, tout Cage réside hors du droit d’auteur. Les deux répertoire de danses, d’un comme l’invention du scratch14, constituent « œuvres » nous mettent davantage en pré- fonds musical de chants des jalons importants dans l’utilisation de sence d’une idée, chose que le droit d’auteur traditionnels français musiques existantes. Avec des compositeurs ne protège pas. S’agissant de 4.33, la pièce très ancien, ou avoir été emprunté au répertoire de comme U Roy, et à sa suite une longue tradi- consiste essentiellement en un événement chansons réunionnaises ou tion de Disc jockey (Hebdige 1987, 82, 136- sonore : un interprète est assis devant un piano africaines, etc. Toute mélo- 48), est créée une musique par et pour une et demeure silencieux durant 4 minutes et 33 die est interchangeable classe défavorisée sur le plan économique secondes. Cage cherchait à démontrer que la si elle sert bien le texte. Son importance est donc (Béthune 2003). L’utilisation de musiques exis- musicalité pouvait, pendant la durée de cette secondaire par rapport tantes s’avère alors être un choix de matériaux pièce, être constituée de sons qui proviennent au texte auquel elle doit dicté par des raisons financières, mais aussi par de la salle : toussotement des spectateurs, s’adapter afin de le mettre un refus de la logique propriétaire (Shumacher craquement de fauteuil, ventilation… John en valeur » (Des Rosiers 2004, 4.2.4.6). Voir aussi 1995). Depuis la poursuite en violation de Cage fut aussi un pionnier de l’utilisation de Merriam (1964). droit d’auteur intentée en 1979 contre le musique comme matériau sonore et certaines 12 “One of the most impor- Sugar Hill Gang pour « Rapper’s Delight », la de ses œuvres interpellent plus directement tant words in reggae is pratique de l’appropriation présente dans la le thème de l’appropriation. Dans les années ‘version’. Sometimes a musique rap et hip-hop est à l’avant-scène de 1950, il compose Imaginary Landscape no 4, reggae record is released l’actualité juridique (Demers 2006, 91-110). Ce une pièce dont l’instrumentation est consti- and literally hundreds of different versions of the style musical, comme le hip-hop des débuts, tuée par la musique et les propos recueillis en same rhythm or melody confronte effectivement le droit : direct sur 12 récepteurs de radio. Cage a aussi will follow in its wake” été un initiateur du collage sur bande magné- (Hebdige 1987, 12). Les hip-hoppers ont « volé » la musique qui était dans notre quotidien et l’ont décou- tique, en créant Imaginary Landscape no 5 à 13 Notamment le Disc jockey pée. Ils en ont ensuite fragmenté les com- partir de segments provenant de 42 disques de Kool Herc qui se sert des posantes et l’ont remixé sur une bande. En jazz et Williams Mix à partir de 600 extraits percussions sur la pièce « Apache » tirée d’un procédant ainsi, ils ont enfreint la loi du sonores (Bosseur 1993, 30-31 ; Nyman 2005, disque du groupe The droit d’auteur. Or cette attitude qui consis- 86-87). Cage n’est pas le seul à s’être aven- Incredible Bongo Band tait à couper et remixer a fait en sorte que turé dans cette voie. Au cours de la décennie (Hebdige 1987, 138). personne ne possédait plus ni rythme ni suivante, Steve Reich crée It’s gonna Rain et 14 Un Disc jockey nommé sonorité. On ne fait que les emprunter, les Come Out, chacune des compositions utilisant Theodor serait l’inven- utiliser et les redonner aux gens dans une teur du scratching, tech- forme un peu différente. Pour utiliser le un seul extrait sonore retravaillé par des mani- nique consistant à bouger langage du reggae jamaïcain et du dub, on pulations de bandes magnétiques (Fousnaquer, manuellement, rapidement ne fait qu’en donner une version15. Glayman et Leblé 1992, 417-21 ; Nyman 2005, et répétitivement un 228-29). disque de l’avant à l’arrière Les disquaires sont ainsi devenus des déposi- (Hebdige 1987, 138). taires de sonorités appropriables. DJ Shadow a Dans un registre musical davantage intem- 15 “The hip hoppers ‘stole’ composé les pièces de l’album Endtroducing pestif, la pratique du collage sonore peut music off air and cut it up. déplaire aux titulaires de droits, comme l’ont en utilisant uniquement des extraits puisés Then they broke it down constaté John Oswald et le groupe Negativland. into its component parts sur disques. Pour sa part, DJ Danger Mouse and remixed it on tape. By publie en 2004 The Grey Album, un collage Oswald, un compositeur canadien, est un doing this they were brea- fait à partir des pièces a cappella contenues « appropriateur » insatiable qui puise dans la king the law of copyright. sur le Black Album du rappeur Jay-Z et d’ex- musique existante pour constituer ses pro- But the cut ‘n’ mix attitude pres œuvres. Dans les années 1990, sous le was that no one owns a traits de l’album blanc des Beatles. Le disque, rhythm or a sound. You rapidement dénoncé par EMI, les titulaires des titre de Plunderphonics, il a créé des pièces à just borrow it, use it and droits sur l’album des Beatles, a été retiré du partir de sources qui vont de Dolly Parton aux give it back to the peo- marché. On a aussi vu des compositeurs de Beatles et qui sont généralement identifiables ple in a slightly different et identifiées. Pour Oswald, l’appropriation form. To use the language musique rap manier la parodie et s’attirer, par of Jamaican reggae and le fait même, la grogne des titulaires de droits : sonore est de l’ordre d’une « prérogative de dub, you just version it” le groupe 2 Live Crew a dû défendre sa paro- composition » (Oswald 2005). En 1989, il (Hebdige 1987, 141). reproduit une centaine d’exemplaires d’un 112 LES COMPOSITEURS KLEPTOMANES FACE AU DROIT D’AUTEUR
album sur lequel se retrouve une pièce com- 2.3 L’ÉTAT DU DROIT posée à partir de la musique de Michael Au Canada, une première attitude consis- Jackson et place, sur la pochette de cet album, terait à condamner sans appel la pratique de un montage photographique présentant le l’appropriation, au nom du principe général chanteur avec un corps de femme nue. Dans suivant lequel il est interdit de faire usage les mois suivants la publication de l’album, d’une œuvre sans le consentement des titu- la Canadian Recording Industry Association laires de droits. Dans les cas de musiques (CRIA), estimant qu’Oswald violait les droits endisquées, il faut souligner que les titulaires d’auteur du chanteur, a incité le compositeur de droits sont nombreux, incluant le compo- à détruire tous les exemplaires non distri- siteur de la musique et l’auteur des paroles18, bués (Oswald 2005, 23-29). Pour sa part, les interprètes et le producteur de l’enregis- Negativland, un groupe californien pratiquant trement sonore19, en plus des titulaires ayant le collage sonore, a eu d’importants démêlés acquis des droits par contrats20. Une condam- avec U2, un des géants de la musique popu- nation de l’appropriation pourrait d’ailleurs laire, pour avoir utilisé et transformé le tube être confortée par l’application du droit moral, I Still Haven’t Found What I’m Looking For. une hypothèse qui sera discutée en conclusion Son plaidoyer en faveur de l’appropriation est de ce texte. Il existe néanmoins deux portes de abondamment documenté dans un ouvrage sortie dont l’ouverture varie selon les faits en relatant sa péripétie juridique et le règlement cause. Considérant que l’expression « appro- hors cour qui l’a conclue (Negativland 2000 ; priation » n’est pas inscrite dans la loi il faut, Watt 2002). afin de jauger la souplesse législative à l’égard On constate ainsi que les compositeurs qui de cette pratique, examiner la notion de « par- 16 Nous reviendrons sur cette font usage de la musique enregistrée et dont tie importante d’une œuvre » et l’exception décision dans la seconde les œuvres essaiment depuis près de 50 ans d’utilisation équitable. partie de ce texte. ont un rapport ambigu avec le droit d’auteur. 17 Les musicologues vou- La notion de « partie importante d’une Lors de la création des législations sur le droit dront bien excuser ce rac- œuvre » trouve sa source dans la loi : d’auteur il y a plus d’un siècle, la grammaire courci, très certainement musicale comportait des éléments de solfège, Le droit d’auteur sur l’œuvre comporte le réducteur. Pour plus de droit exclusif de produire ou reproduire précisions, voir Massin et d’harmonie et de rythme17, tout comme une Massin (1995). instrumentation relativement bien délimitée. la totalité ou une partie importante de 18 Les droits de ceux-ci sont À l’évidence, le droit d’auteur n’a pas, à ses l’œuvre, sous une forme matérielle quel- conque, d’en exécuter ou d’en représenter prévus à l’article 3 de la origines du moins, été pensé pour protéger la totalité ou une partie importante en Loi sur le droit d’auteur, la musique intégrant la radio en direct ou des L.R.C. (1985), c. C-42 [ci- public et, si l’œuvre n’est pas publiée, d’en après citée L.D.A.]. extraits de musique sur disque. Certes, le droit publier la totalité ou une partie impor- 19 Les droits voisins accordés d’auteur fait généralement peu de cas des tante [...]21. (Art. 3 (1) L.D.A.) à l’artiste-interprète et au outils et des matériaux utilisés pour parvenir producteur de l’enregistre- à créer une œuvre. Dans le cas de l’appropria- Avant d’en arriver à cet article, la législation ment sonore en vertu des tion par contre, les matériaux incluent des canadienne a quelque peu tergiversé. D’abord, articles 15 et 18 L.D.A. œuvres et leurs droits d’auteur, ce qui crée une antérieurement à la loi de 1921, le Code crimi- 20 Il peut s’agir de droits nouvelle donne. nel de 1915, qui contenait quelques disposi- accordés à un éditeur ou à tions sur le droit d’auteur, utilisait l’expression une maison de disque par Les compositeurs « appropriationnistes » « la totalité ou une partie quelconque » de exemple. Voir Sanderson sont des kleptomanes, dans la mesure où ils l’œuvre. On peut déduire que la formulation (2000). démontrent une impulsion pathologique à sou- 21 C’est moi qui mets en ita- d’alors ne laissait pas de prise à une échappa- tirer leurs matériaux sans demander l’autorisa- lique. toire, puisqu’une « partie quelconque » peut 22 « Pour les fins de la pré- tion aux titulaires. La psychiatrie nous apprend viser un emprunt de n’importe quelle taille. sente loi, le ‘droit d’auteur’ que le kleptomane est rarement motivé par la Pour sa part, la loi de 1921 a introduit le désigne le droit exclusif de valeur du bien, laquelle est d’ailleurs souvent concept de « partie importante de l’œuvre » produire ou de reproduire minime, et qu’il trouve une jouissance dans le mais a limité sa portée à la publication d’œu- une œuvre sous une forme fait même de dérober, étant peu soucieux des vres non publiées22. Ce n’est qu’avec les modi- matérielle quelconque, d’exécuter ou de repré- conséquences juridiques de ses gestes (Postel fications de 1952 que l’on retrouve un libellé senter ou, s’il s’agit d’une 1998). Du point de vue du droit d’auteur, qui s’apparente à celui de la loi actuelle. conférence, de débiter en s’agit-il d’un vol dont ils se rendent nécessaire- public, et si l’œuvre n’est ment coupables ? Se pourrait-il que la majorité Cela dit, la notion de « partie importante de pas publiée, de publier de ces pilleurs profite de la tolérance du droit l’œuvre » n’ouvre pas, à proprement parler, l’œuvre ou une partie sur un régime d’exception au droit exclusif importante de celle-ci [...] » d’auteur ? (Loi concernant le droit de l’auteur, bien que le résultat demeure d’auteur, S.R. 1927, c. 32, le même, soit une utilisation faite sans le art. 3). consentement de l’auteur. Cette notion se GEORGES AZZARIA 113
23 Commission du droit rattache plutôt à l’œuvre elle-même et à ce Le libellé de la loi canadienne, tout comme la d’auteur, Titulaires de qui, sans verser dans l’ontologisme, en forme philosophie actuelle de la Cour suprême quant droits d’auteur introu- vables, 2003-UO/TI-21, l’essence. Le droit d’auteur porte sur l’œuvre à l’étiolement des prérogatives de l’auteur, ne 29 mars 2004, p. 4. Voir dans sa quasi-totalité, laissant hors du champ militent pas pour l’incorporation dans notre également Canadian de protection ce qui en constitue une partie droit d’une solution aussi draconienne que Performing Right Society non importante. La détermination de ce qui celle préconisée dans l’affaire Bridgeport. La Ltd. c. Canadian National Exhibition Association, constitue cette partie non importante repose jurisprudence a d’ailleurs maintes fois reconnu [1934] O.R. 610. sur l’analyse de l’extrait utilisé, au cours de l’existence de cette partie non importante 24 “That the portion which laquelle on cherche à savoir si, dans cet extrait, (Tamaro 2006) et celle-ci, comme premier lieu they have taken is subs- on peut reconnaître l’œuvre d’origine. Il s’agit d’appropriation, est donc admise en droit cana- tantial cannot be denied. en quelque sorte d’un critère de première dien. Un extrait qui échouerait à ce test pour- The part which has been impression, lequel repose davantage sur la rait se rabattre sur l’étape suivante, laquelle taken consists of 28 bars, which bars contain what qualité que sur la quantité de l’extrait (Tamaro consiste à savoir si l’emprunt peut être qualifié is the 1934 principal air of 2006, 254-268). Les coups de cymbale qui don- d’utilisation équitable. the ‘Colonel Bogey’ march nent le rythme pour commencer une pièce de – the air which every one La loi canadienne indique aux articles 29 jazz pourraient, à titre d’exemple, constituer who heard the march à 29.2 que l’utilisation équitable d’une œuvre played through would une partie non importante de l’œuvre alors ne constitue pas une violation du droit recognize as being the que, comme le souligne la Commission du d’auteur, dans la mesure où cette utilisation essential air of the ‘Colonel droit d’auteur dans une note de bas de page, Bogey’ march” (Hawkes vise des fins d’étude privée, de recherche, de « on pourrait soutenir assez facilement que and Son (London), Ltd. critique, de compte rendu ou de communica- quelques notes de certaines œuvres (les quatre c. Paramount Film tion de nouvelles. Ce type d’utilisations repré- Service Ltd. 1934). premières notes de la Cinquième symphonie sente le degré de tolérance du droit d’auteur 25 L’adage est le suivant : De de Beethoven, par exemple) représentent une à l’égard des emprunts non autorisés et les minimis non curat lex. partie importante de l’œuvre »23. La Cour d’ap- acceptions de ce principe varient selon les sys- Voir Mayrand (1994). pel de l’Angleterre a déjà conclu que quelques tèmes juridiques (Strowel 1993). Au Canada, 26 Il y a plusieurs affaires mesures d’une marche militaire constituaient Bridgeport, la corporation le concept d’utilisation équitable mérite un une partie importante d’une œuvre, parce que étant titulaire de droits long développement, le principe étant passé, l’extrait permettait de reconnaître l’œuvre24. sur des œuvres musica- au fil des années, du statut d’appendice à celui les. L’affaire qui nous Étant donné que pour se qualifier de « par- de principe quasi autonome. Nous nous limi- intéresse ici est la sui- tie non importante » l’extrait doit être négli- vante : Bridgeport Music c. terons ici à présenter les grands traits de la geable, l’auteur d’origine risque de ne jamais Dimension Films 410 F.3d question, réservant pour la section suivante le savoir que son œuvre est devenue un matériau, 792 (6th Cir. 2005). soin de confronter son application avec l’ap- possibilité augmentée par le fait que, à la dif- 27 On peut aussi prétendre propriation musicale. que le droit américain férence de ce qui est prévu pour l’exception n’est pas aussi rigide que d’utilisation équitable, la mention de la source Ouvrons d’abord une parenthèse pour syn- le laisse penser la décision n’est pas requise. thétiser le rapport entretenu entre le droit Bridgeport. Sur la défense d’auteur et le domaine public, cette mise au de minimis précédant L’utilisation de la partie non importante, point étant utile pour situer la nature des l’affaire Bridgeport, voir comme domaine où le droit ne trouve pas Kaplicer (2000). exceptions au droit d’auteur. La notion de application, réfère à la locution de minimis25, 28 Voir Moreau c. propriété qui ceint le droit d’auteur doit coha- en vertu de laquelle le droit ne s’intéresse pas St. Vincent : « Je crois biter avec une autre notion, celle de domaine aux choses considérées comme insignifiantes. qu’un principe fondamen- public. Le domaine public et la propriété du tal du droit d’auteur veut Ce principe a été plaidé aux États-Unis, sans droit d’auteur se rencontrent à trois endroits que l’auteur n’ait pas un succès toutefois, dans une cause portant sur droit sur une idée, mais distincts, que l’on peut caractériser comme l’utilisation d’un extrait de musique. Dans une seulement sur son expres- « l’avant », « le pendant » et « l’après » de la des affaires Bridgeport26, le tribunal a conclu sion. Le droit d’auteur ne vie de l’œuvre. Dans la période de « l’avant », lui accorde aucun mono- à la violation du droit d’auteur, même si l’utili- la dichotomie entre l’idée et l’expression de pole sur l’utilisation de sation ne concernait que trois notes et que, de l’idée est l’occasion d’affirmer que les idées l’idée en cause ni aucun surcroît, celles-ci étaient modifiées. La défense droit de propriété sur elle, sont dans le domaine public et que seule leur de minimis a été rejetée au nom de la valeur même si elle est originale. expression donne lieu à un droit d’auteur28. économique de tout échantillon sonore et le Le droit d’auteur ne vise La phase de « l’après » du droit d’auteur est que l’œuvre littéraire dans juge y est allé de ce qui est, depuis, scandé celle désignée par la durée du droit, au terme laquelle elle s’est incarnée. comme une nouvelle maxime stigmatisant la L’idée appartient à tout le de laquelle l’œuvre tombe dans le domaine pratique : « Get a licence or do not sample » monde, l’œuvre littéraire public. C’est durant la phase du « pendant » (« Obtenez une licence ou n’échantillonnez à l’auteur » (1950, 203). du droit d’auteur que se retrouvent les excep- La présente traduction est pas »). Bien qu’il existe de nombreuses simila- tions au droit exclusif de l’auteur. Pour jauger celle que l’on retrouve rités entre le droit américain et le droit cana- dans le jugement de la celles-ci, la tension entre le droit de l’auteur et dien en matière de droit d’auteur, il semble Cour suprême de l’affaire le domaine public repose sur un délicat exer- que sur ce point les législations diffèrent27. CCH Canadienne Ltée cice d’interprétation, dans lequel transparaît 114 LES COMPOSITEURS KLEPTOMANES FACE AU DROIT D’AUTEUR
non pas un équilibre, mais une interaction savoir si le droit moral peut s’inviter au débat empreinte de hiérarchisation entre propriété sur l’appropriation. privée et domaine public. La décision de la c. Barreau du Haut- Cour suprême dans l’affaire CCH consiste en 3.1 LA FINALITÉ DE L’UTILISATION Canada, 2004, par. 8 [ci- une interprétation de cette interaction. après citée CCH]. Les articles 29, 29.1 et 29.2 de la Loi sur 29 Dans l’affaire Bishop c. Avant la décision charnière que constitue l’af- le droit d’auteur énoncent cinq situations Stevens, la Cour suprême faire CCH, la jurisprudence canadienne et ses où l’utilisation équitable fait obstacle aux rejette l’idée d’une excep- commentateurs étaient d’avis que les excep- principes généraux régissant le droit exclusif tion implicite : « De plus, tions au droit exclusif de l’auteur devaient de l’auteur, en vertu desquels toute utilisa- une exception implicite au sens littéral de l’al. 3(1) s’interpréter restrictivement, arguant qu’il tion requiert l’autorisation préalable du titu- d) est, à mon avis, d’autant appartient au législateur et non aux tribunaux laire des droits sur l’œuvre. L’étude privée, la moins plausible que le de créer des exceptions29. De plus, tel que rap- recherche, la critique, le compte rendu et la par. 17(2) (maintenant pelé par la Cour suprême en 1990 dans l’affaire communication des nouvelles peuvent, sous par. 27(2)) de la Loi prévoit des exceptions Bishop, le droit d’auteur se comprenait comme certaines conditions31, ne pas constituer une expresses et détaillées une loi établie au profit des auteurs30. Voilà violation du droit d’auteur. À notre avis, parmi dans des cas aussi divers pourquoi la Cour suprême innove lorsque, ces cinq cas de figure, seule la critique est que l’étude privée, la dans CCH, elle écrit que l’exception d’utili- pertinente à la problématique de l’appropria- recherche, l’étude criti- sation équitable « correspond à un droit des tion. En effet, l’étude privée et la recherche que, l’utilisation à des fins d’éducation, la communi- utilisateurs » et que « pour maintenir un juste ne s’appliquent pas en l’espèce, ces dernières cation de documents en équilibre entre les droits des titulaires du droit désignant davantage des situations où des application de diverses lois d’auteur et les intérêts des utilisateurs, il ne extraits d’une œuvre sont utilisés dans le but fédérales et l’exécution, faut pas l’interpréter restrictivement » (CCH, de documenter une œuvre en devenir, sans sans but lucratif, d’une œuvre musicale à une par. 48). Dans cette décision, la Cour met que ces extraits puissent en eux-mêmes faire foire agricole » (Bishop de l’avant six critères servant à déterminer si l’objet d’une publication32, sauf si ces extraits c. Stevens, 1990, 467 [ci- l’utilisation est ou non équitable. Ces critères, s’inscrivent dans un contexte de critique. De après citée Bishop]). qui seront repris en détail dans la section sui- plus, la pratique de l’appropriation ne vise 30 Comme le souligne le vante, sont les suivants : le but de l’utilisation, pas la réalisation d’un compte rendu, pas plus juge Maugham dans l’arrêt la nature de l’utilisation, l’ampleur de l’utilisa- qu’elle ne prétend communiquer une nou- Performing Right Society, Ltd. v. Hammond’s tion, les solutions de rechange, la nature de velle. La critique, avec son cortège d’exigen- Bradford Brewery Co., l’œuvre et, enfin, les effets de l’utilisation sur ces jurisprudentielles, semble donc constituer 1934, 127 : « La Copyright l’œuvre. C’est à l’aide de cet outillage que nous l’unique voie d’accès à l’exception d’utilisation Act de 1911 a un but tenterons maintenant de proposer des balises équitable. unique et a été adoptée au seul profit des auteurs juridiques à l’appropriation musicale. de toutes sortes, que leurs Pour déterminer si un emprunt peut entrer dans la catégorie « critique », il importe de œuvres soient littéraires, 3. LES CRITÈRES APPLICABLES dramatiques ou musicales » s’attarder à la constitution de l’œuvre et à la (citation originale Bishop, Les critères développés dans cette section démarche de son auteur. La notion de critique, par. 21). La traduction est prennent en considération les situations où il telle que pensée à l’origine, n’est pas ouverte de l’auteur. est fait usage d’une « partie importante » d’une à tous les emprunts ; pour trouver application, 31 Il s’agit, dans le cas de la il doit être démontré que l’emprunt est au critique, du compte rendu musique existante. L’accent est ainsi placé sur et de la communication une interprétation de la notion d’utilisation service d’un argumentaire. Dans son acception des nouvelles, d’indiquer équitable. De la sorte, il est tenu pour acquis classique, la critique autorise l’auteur littéraire la source ainsi que, le cas que la jurisprudence canadienne reconnaît le à en citer un autre, soit pour le réfuter ou soit échéant, certains rensei- pour soutenir son propos. Les premiers com- gnements qui figurent sur principe de la « partie importante de l’œuvre », positeurs à avoir utilisé de la musique existante la source. Voir les arti- et que la devise « Obtenez une licence ou cles 29.1 et 29.2 L.D.A. n’échantillonnez pas » ne peut s’appliquer dans leur propre création semblent répondre 32 Nous suivons ici l’ar- inconsidérément, sans que soient d’abord ana- à cette exigence de critique. Dans les œuvres gument de Normand lysés les matériaux en cause. L’évaluation de John Cage, par exemple, l’appropriation de Tamaro : « [...] l’article du potentiel litigieux des œuvres qui font la musique diffusée à la radio et le collage de 29 ne sous-entend pas musique sur des bandes magnétiques sont au que celui qui poursuit usage d’extraits musicaux existants requiert une étude privée ou une une analyse de plusieurs facteurs. La première service d’une critique fort étayée de l’esthéti- recherche puisse publier exigence, laquelle permet de soupeser toutes que de la musique et des modes de composi- les extraits d’œuvres dont les autres, est centrée sur la finalité de l’ap- tions musicales (John Cage : Revue d’esthéti- il aurait tiré des reproduc- que 1988). Cage serait ainsi un archétype de tions. [...] ce que publie propriation, soit sur le but de l’emprunt. Les critique en matière d’appropriation musicale. un chercheur, ce n’est autres exigences reprennent les critères addi- pas sa recherche stricto tionnels établis dans la décision CCH avec, au Pour d’autres, la forme de critique en est une sensu, ce sont les fruits final, l’ajout du critère de la transformation de qui refuse de considérer les œuvres comme de sa recherche » (Tamaro l’œuvre. En conclusion, nous chercherons à des objets intouchables et sacrés. Suivant ce 2006, 533). point de vue, toutes les œuvres sont toujours GEORGES AZZARIA 115
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