Les compositeurs kleptomanes face au droit d'auteur Kleptomaniacal Composers and Authors' Rights - Érudit

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Les Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique

Les compositeurs kleptomanes face au droit d’auteur
Kleptomaniacal Composers and Authors’ Rights
Georges Azzaria

Volume 11, numéro 1-2, mars 2010                                                Résumé de l'article
Éthique, droit et musique                                                       Ce texte confronte les finalités de la Loi sur le droit d’auteur avec la pratique
Ethics, Law and Music                                                           des compositeurs qui incorporent de la musique préexistante à leurs propres
                                                                                oeuvres. Bien que le droit d’auteur permette certaines exceptions aux droits
URI : https://id.erudit.org/iderudit/1054029ar                                  exclusifs de l’auteur, les tribunaux canadiens n’ont pas encore défini avec
DOI : https://doi.org/10.7202/1054029ar                                         netteté les paramètres de l’appropriation artistique. En étudiant le phénomène
                                                                                de l’appropriation, puis en regardant la spécificité de celle-ci dans l’univers
                                                                                musical, nous chercherons à souspeser la souplesse du droit d’auteur canadien,
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                                                                                lorsqu’il se confronte avec l’un des modes de création les plus anciens. Il sera
                                                                                démontré que, pour juger de la portée juridique de l’appropriation, l’un des
                                                                                critères déterminants demeure, outre ceux avancés dans l’affaire CCH, celui de
Éditeur(s)                                                                      la transformation apportée et de l’originalité qui en résulte.
Société québécoise de recherche en musique

ISSN
1480-1132 (imprimé)
1929-7394 (numérique)

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Citer cet article
Azzaria, G. (2010). Les compositeurs kleptomanes face au droit d’auteur. Les
Cahiers de la Société québécoise de recherche en musique, 11(1-2), 109–123.
https://doi.org/10.7202/1054029ar

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                                                                               l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à
                                                                               Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
                                                                               https://www.erudit.org/fr/
ENJEUX ÉTHIQUES ET LÉGAUX DANS L’UTILISATION
ET LA PRÉSERVATION DES MUSIQUES
ETHICAL AND LEGAL RAMIFICATIONS IN THE USE
AND PRESERVATION OF MUSIC

1. INTRODUCTION
   Le paysage musical des 50 dernières années
a vu se multiplier les compositeurs qui incor-
                                                                 Les compositeurs
porent des musiques existantes à leurs propres
œuvres. Avec des degrés d’emprunt qui s’éche-
                                                                 kleptomanes face au
lonnent du fragment imperceptible à l’utilisa-
tion explicite, ces compositeurs estiment géné-
                                                                 droit d’auteur
ralement qu’une œuvre musicale peut devenir                      Georges Azzaria1
un matériau pour en créer une nouvelle. Si
cette pratique semble bien ancrée dans cer-                      (Université Laval)
tains styles musicaux, sa légalité au regard du
droit d’auteur n’est pas acquise, hormis bien
entendu les situations où les compositeurs
obtiennent une licence d’utilisation des titu-
laires de la musique d’origine. La pratique qui
consiste à reprendre des musiques existantes                  régissant le droit d’auteur et pouvant s’appli-       1   L’auteur remercie
pour les intégrer à une nouvelle composition                  quer aux œuvres étudiées.                                 Valérie Bouchard et
tient-elle tout autant de la kleptomanie que                                                                            Marie-Ève Tanguay
de la liberté de création ? Dans quelle mesure                2.1 LES GRANDS PARAMÈTRES DE                              pour leur aide dans
                                                                  L’APPROPRIATION                                       la préparation de ce
faut-il l’accord du compositeur d’origine – et                                                                          texte qui s’inscrit dans
de tous les titulaires de droits sur l’œuvre musi-               La propriété juridique est théorisée depuis            le cadre d’un projet
cale – afin d’utiliser celle-ci pour créer une                le droit romain et comporte comme caracté-                subventionné par le
nouvelle œuvre ? Au Canada, cette question est                                                                          Conseil de recherches
                                                              ristique la faculté d’exclure autrui de la jouis-         en sciences humaines
davantage l’affaire de rumeurs que de jurispru-               sance d’un bien (Patault 2003, 1253). Pour sa             du Canada (CRSH).
dence. Ces rumeurs présentent, le plus sou-                   part, la propriété individuelle sur les fruits de         Ce texte, qui reprend
vent, le droit d’auteur comme un frein à cette                son travail – propriété qui donne naissance               en partie le contenu
forme d’appropriation et, par conséquent,                                                                               d’une conférence
                                                              au droit d’auteur – est d’invention beaucoup              présentée lors du col-
à la création. Or, à ce jour, la jurisprudence                plus récente. Dans l’Antiquité gréco-romaine              loque « Éthique, droit
canadienne n’a pas encore tranché de litiges                  par exemple, une appropriation telle le plagiat           et musique » organisé
portant sur l’appropriation musicale et c’est                 n’est pas sanctionnée par le droit, mais par la           par la Société québé-
dans ce vide juridique que nous tenterons de                  morale. Au Moyen Âge, l’auteur est générale-              coise de recherche
placer les commentaires qui suivent.                                                                                    en musique (SQRM),
                                                              ment anonyme et la notion d’auteur relève plu-            a d’abord été publié
                                                              tôt du divin (Lucas et Lucas 2001, 58). Dans ces          dans les Cahiers de
2. LE PHÉNOMÈNE DE                                            conditions, le texte se veut « une sorte de bien          propriété intellectuelle,
   L’APPROPRIATION                                            collectif, une valeur commune que chacun                  vol. 21, no 2, mai 2009.
                                                                                                                        Il est publié ici dans
   L’appropriation est une forme d’expression                 peut s’approprier librement » (Edelman 2004,              une version revue et
consacrée dans le monde de l’art. Pour le droit,              74). Sans propriété sur une œuvre, l’emprunt              corrigée.
elle réfère à une prise de possession non solli-              n’a pas d’existence et le texte est donc perçu        2   Le passage classique de
citée, où l’objet est dérobé à son propriétaire.              comme un matériau modifiable (Edelman 2004,               Locke sur la question
                                                              75-). Ce n’est qu’à la suite des thèses de Locke2         est le suivant : « Encore
Ce faisant, l’appropriation fait obstacle à l’un                                                                        que la terre et toutes
des principes centraux du droit d’auteur, celui               et Domat (Domat 1828) notamment que l’on
                                                                                                                        les créatures inférieures
de la propriété, et met à rude épreuve la flexi-              parvient à ancrer, en philosophie comme en                soient communes et
bilité de ce droit. Dans cette section, la notion             droit, le principe d’une propriété individuelle           appartiennent en géné-
                                                              sur une œuvre de l’esprit3. De cette propriété            ral à tous les hommes,
de propriété et les grands traits de l’appropria-                                                                       chacun pourtant a un
tion artistique seront décrits. L’appropriation               découlent les législations sur le droit d’auteur
                                                                                                                        droit particulier sur sa
musicale sera ensuite présentée et, dans une                  et leurs corollaires : la propriété de l’auteur sur       propre personne, sur
dernière section, seront exposés les principes                une œuvre et un droit exclusif d’autoriser les            laquelle nul autre ne
                                                                                                                        peut avoir aucune pré-

LES CAHIERS   DE LA   SOCIÉTÉ   QUÉBÉCOISE DE RECHERCHE EN MUSIQUE, VOL.   11,   NO   1-2                               109
utilisations de celle-ci. Ces quelques éclaircisse-    tion de Duchamp. Ce serait occulter le poten-
    tention. Le travail de son
    corps et l’ouvrage de ses        ments permettent de mieux situer l’écart entre         tiel heuristique de cette œuvre, puisqu’elle
    mains, nous le pouvons           les principes ayant donné lieu aux législations        permet d’interroger le droit d’auteur dans
    dire, sont son bien propre.      sur le droit d’auteur et le propos de créateurs        quelques-uns de ses concepts les plus sensi-
    Tout ce qu’il a tiré de l’état   actuels qui estiment que les œuvres existantes         bles, à savoir les exceptions au droit exclusif
    de nature, par sa peine et
    son industrie, appartient        sont appropriables. En effet, pour les adeptes         de l’auteur et le droit moral.
    à lui seul : car cette peine     de l’appropriation, les œuvres recèlent – en
    et cette industrie étant
                                                                                               À la suite de Duchamp, plusieurs auteurs ont
                                     plus de leur qualité esthétique, de leur apport
    sa peine et son industrie                                                               adopté l’emprunt comme mode de création et
                                     symbolique et de leur valeur commerciale – la
    propre et seule, personne                                                               leurs œuvres permettent de comprendre l’am-
    ne saurait avoir droit sur       capacité de servir comme matériau pour la
                                                                                            pleur du spectre de l’appropriation. À l’une
    ce qui a été acquis par          création de nouvelles œuvres. De ce point de
                                                                                            des extrémités se situe le travail de Sherrie
    cette peine et cette indus-      vue, les « appropriationnistes » contemporains
    trie, surtout, s’il reste aux                                                           Levine, une « appropriatrice » radicale. Celle-ci
                                     actualisent le discours ancien sur la propriété.
    autres assez de semblables                                                              reprend, avec une fidélité parfois déconcertan-
    et d’aussi bonnes choses            Puiser dans des œuvres existantes pour s’en         te, des œuvres existantes : elle photographie
    communes » (Locke 1690,          inspirer, pour les revisiter ou pour les citer         des photographies et reproduit à la main, pres-
    par. 27).
                                     représente une pratique éprouvée qui trouve sa         que à l’identique, des toiles (Buskirk 1994).
3   L’une des histoires de l’ap-
                                     justification première dans la nature même du          En prenant le contre-pied des notions consa-
    parition de l’auteur et du
    droit d’auteur est décrite       geste de création. De manière générale, et en          crées d’auteur et de propriété, elle propose
    par Mark Rose (1993).            débordant du cadre établi par le droit, on peut        une « conception de l’art comme scandale et
4   Parmi la pléthore d’auteurs      prétendre qu’une création n’émane jamais du            entorse à la loi » (Francblin 1991, 36). Non
    ayant traité de la ques-         néant, puisque, pour créer ses propres œuvres,         loin du pôle défini par Levine se retrouvent
    tion, voir la synthèse           un auteur s’inspire de la société et des œuvres        quelques-unes des premières œuvres d’Andy
    dans le chapitre intitulé
    « L’originalité, entre           qu’il a fréquentées. Cette proposition a été sou-      Warhol, alors qu’il s’appropriait des photo-
    rupture et continuité »          tenue par plusieurs, dont certains théoriciens         graphies, une pratique qui lui a valu quelques
    (Maurel-Indart 1999, 201-        de la création littéraire pour qui toute création      poursuites, toutes réglées hors cour (Morris
    23). Il nous paraît perti-       tient fatalement du bricolage4. L’argument             1981 ; Search 1999).
    nent de souligner que l’un
                                     trouve également un écho chez les juristes
    des commentateurs les                                                                      Jeff Koons fait aussi incontestablement par-
    plus réputés du Code civil       intéressés par les créations contemporaines :
                                                                                            tie des « appropriateurs ». L’artiste a, de plus,
    du Bas-Canada a fait             « Les auteurs ne sculptent plus dans l’argile ou
    grand usage du couper/                                                                  la particularité d’avoir contribué à définir les
                                     le grès, mais dans La Joconde ou Bonnie and
    coller (Normand 2000).                                                                  contours jurisprudentiels de la question aux
                                     Clyde » (Paris 2002, 25).
5   Ces lettres qu’il faut                                                                  États-Unis. Koons qualifie l’art qu’il pratique
    prononcer lentement                 Dans l’histoire de l’art, quelques coups de         de critique sociale légitime : comme d’autres
    composent, selon ce              crayon de Marcel Duchamp incarnent une des             auteurs postmodernes, il commente et critique
    qu’on rapporte, « une            premières manifestations de l’appropriation.           les images de la société en se les appropriant et
    plaisanterie très osée sur
    la Joconde ». Dans un            En 1919, l’artiste dessine une moustache et            en les modifiant. Cherchant à re-contextualiser
    entretien, Duchamp dira          une barbichette sur une reproduction de la             des images familières, il veut pervertir le sens
    plus tard que ces lettres        Joconde, sous laquelle il inscrit en gros carac-       de ces images et signaler ce qu’il considère
    constituent une blague et        tères L.H.O.O.Q.5. Bien que la masculinisation         être la détérioration de la culture moderne.
    que « la seule signification
    c’était de les lire phoné-
                                     de l’énigmatique personnage de Léonard de              Pour Koons : « Tout l’imaginaire visuel devrait
    tiquement » (Duchamp             Vinci puisse être stimulante en questionne-            être disponible à l’artiste […]. Lorsque l’imagi-
    1977, 108).                      ments, ce n’est pas cette symbolique qui nous          naire visuel est soumis à la loi du droit d’auteur,
6   “All visual imagery should       occupera (Jang 2001, 134-39). Ce geste de              cela a pour conséquence de mettre de côté un
    be available to the artist       Duchamp, tout comme l’urinoir qu’il a exposé           vocabulaire, non seulement pour l’artiste mais
    [...]. When visual ima-          deux ans plus tôt, le consacre comme l’un              pour l’ensemble du public »6. Deux de ses
    gery gets copyrighted,
    it is taking away a voca-        des auteurs les plus importants du XXe siècle,         œuvres litigieuses méritent d’être décrites.
    bulary not only from the         comme l’une des locomotives de l’art contem-           La première, String of Puppies, consiste à
    artist but total public”         porain (Cauquelin 2001 ; Clair 1979). Avec             transformer en sculpture une photographie en
    (Mathesius 1992, 35 dans         cette Joconde velue, Duchamp s’approprie               noir et blanc d’Art Rogers, laquelle montre un
    Bowrey 1994, 314).
                                     une grande icône de l’histoire de la peinture.         couple tenant fièrement une portée de chiots.
7   Rogers c. Koons, 960 F.2d        Aux fins du droit d’auteur, l’outrage ne fera          Pour réaliser cette sculpture, Koons a procédé
    301 (2d Cir. 1992). Dans la
    décision, on peut lire ceci      pas de vagues, puisque l’œuvre du maître de            à quelques adaptations, dont l’ajout de cou-
    (par. 27, 28, 29) :              la Renaissance fait partie du domaine public.          leurs, mais son apport n’a pas été jugé suffisant
    “Thus, had appellant             La Joconde n’a même jamais été protégée par            au goût du tribunal chargé de trancher la plain-
    simply used the idea             le droit d’auteur, l’artiste étant mort en 1519,       te déposée par le photographe. La Cour a pris
    presented by the photo,          avant que ne soient introduites les premières          en compte le fait que Koons a utilisé l’œuvre
    there would not have been
    infringing copying. But
                                     législations protégeant les œuvres artistiques.        au complet et que le marché d’exploitation du
    here Koons used the iden-        Par conséquent, il serait commode de clore le          photographe a pu être affecté. Pour le juge, il
    tical expression of the idea     débat en prétextant le non-lieu de l’appropria-        s’agit essentiellement de l’expression similaire
                             110                                                           LES   COMPOSITEURS KLEPTOMANES FACE AU DROIT D’AUTEUR
d’une même idée7. La condamnation a soulevé             L’inspiration des auteurs demeure la société         that Rogers created ; the
un tollé chez les critiques d’art, mettant à leur    (Edelman 2004, 269), avec le lot d’images, de           composition, the poses,
                                                                                                             and the expressions were
avis en cause la légitimité de l’art postmoderne     sons, de textes qu’elle propose mais, aidée par         all incorporated into the
(Buskirk 1992 ; Greenberg 1992). Pour les            les technologies qui deviennent de puissants            sculpture to the extent
partisans de l’appropriation, il devenait dès        outils d’appropriation, tout se passe comme             that, under the ordinary
lors légitime de déplacer le débat sur le terrain    si la création pouvait aujourd’hui faire l’éco-         observer test, we conclude
                                                                                                             that no reasonable jury
de la liberté d’expression et de poser le droit      nomie de la propriété instaurée par le droit            could have differed on the
d’auteur en censeur. Cela dit, une autre œuvre       d’auteur.                                               issue of substantial simi-
de Koons a connu un sort juridique opposé.                                                                   larity. For this reason, the
Niagara est une peinture intégrant des images        2.2 L’APPROPRIATION MUSICALE                            district court properly held
                                                                                                             that Koons ‘copied’ the
de pieds de femmes, dont l’une est l’œuvre de
                                                        L’appropriation musicale est caractérisée            original.
la photographe Andrea Blanch utilisée pour
                                                     par le fait que, contrairement à la littérature,        [...] Koons’ additions,
une réclame de sandales de marque GUCCI.                                                                     such as the flowers in the
                                                     la musique ne peut utiliser les guillemets pour
Blanch a engagé une poursuite pour violation                                                                 hair of the couple and
                                                     citer (Escal 1984, 11). Bien que l’appropriation
du droit d’auteur, mais cette fois Koons a                                                                   the bulbous noses of the
                                                     ait connu une croissance phénoménale avec               puppies, are insufficient
su convaincre le tribunal que son œuvre de
                                                     les outils techniques permettant l’échantillon-         to raise a genuine issue of
réappropriation trouvait grâce aux yeux de la                                                                material fact with regard
                                                     nage de segments sonores (Théberge 2004),
loi, notamment en raison du degré de transfor-                                                               to copying in light of the
                                                     l’idée n’en est pas moins inscrite dans l’histoire
mation se trouvant dans la nouvelle œuvre8.                                                                  overwhelming similarity to
                                                     même de la musique. Sans vouloir en faire               the protected expression
Contrairement à la photographie d’Art Rogers
                                                     une thèse de musicologie, il appert que des             of the original work.
à l’origine de String of Puppies, dans Niagara
                                                     courants distincts cautionnent l’appropriation,         Because of Koons’ exten-
la photographie de Blanch n’est pas utilisée au
                                                     celle-ci étant bien implantée dans diverses             sive use of the same
complet et elle est placée dans un ensemble                                                                  expression of the idea
                                                     cultures musicales. Quelques exemples issus
pictural plus complexe qui comporte notam-                                                                   that Rogers’ created, it
                                                     de genres musicaux fort variés illustrent la
ment d’autres pieds de femme.                                                                                was properly held that
                                                     constance du phénomène.                                 he ‘copied’ the protected
   Les exemples qui précèdent démontrent                                                                     features of the original. No
                                                        Dans une ère précédant celle des législa-            genuine issue of material
que l’appropriation n’est pas un phénomène
                                                     tions sur le droit d’auteur, Haendel, Mozart            fact exists with respect
isolé dans l’univers de la création et que, dans
                                                     et Bach furent des maîtres de l’appropriation,          to this finding ; ‘String of
certains cas, elle est le fait d’auteurs de renom,                                                           Puppies’ was copied from
                                                     ces compositeurs, comme tant d’autres, ayant
voire d’auteurs qui ont forgé leur réputation en                                                             the photograph ‘Puppies’
                                                     manié l’art de la citation et de la parodie (Escal
misant sur cette pratique. Cette idée de revi-                                                               based either on the direct
                                                     1984), une pratique qui s’estompa à partir du           evidence of copying or on
siter les œuvres passées, de les réinterpréter,
                                                     XIXe siècle dans la mouvance de l’arrivée des           proof of access and subs-
de les transformer, de les citer ou de les paro-                                                             tantial similarity.”
                                                     législations sur le droit d’auteur (Goehr 2007,
dier n’est pas un effet de mode. Plus encore,                                                             8 “The [transformative] test
                                                     220-23). La musique classique n’est pas la seule
les nouveaux logiciels conviviaux d’édition                                                                  almost perfectly describes
                                                     à faire usage de l’appropriation et une autre
musicale, photographique ou vidéographique9                                                                  Koons’s adaptation of
                                                     des trajectoires de l’appropriation provient            ‘Silk Sandals’: the use of a
démocratisent la pratique de l’appropriation,
                                                     de la musique dite ethnique ou traditionnelle.          fashion photograph crea-
en facilitant les emprunts à des œuvres exis-
                                                     Dans les cultures où il n’existe pas de système         ted for publication in a
tantes. Certains n’hésitent plus à nommer la                                                                 glossy American ‘lifestyles’
                                                     de notation, la tradition orale assure la trans-
tendance émergente comme étant celle d’une                                                                   magazine—with changes
                                                     mission et la préservation de la musique et il
culture du Cut & Paste10, alors que d’autres                                                                 of its colors, the bac-
                                                     ressort de certaines études musicologiques              kground against which it
renchérissent en signalant que la figure même
                                                     que, pour ces musiques, l’appropriation est             is portrayed, the medium,
de l’auteur s’en trouve transformée :                                                                        the size of the objects
                                                     un mode de composition11. Par ailleurs, le
   Les nouveaux artistes seraient, désor-            reggae se veut une musique conçue dans une              pictured, their details and,
   mais, polyvalents, polymorphes ; enfants                                                                  crucially, their entirely
                                                     optique de partage et une même chanson peut             different purpose and mea-
   d’Internet et des nouveaux médias, ils            connaître plus d’une centaine de versions12. Le         ning—as part of a massive
   parleraient la langue unique et universelle
                                                     blues s’est également développé autour d’une            painting commissioned
   de la communication ; sortes de « DJ » aptes                                                              for exhibition in a German
   à mélanger tous les sons de toutes les            dynamique d’appropriation (Toynbee 2006).
                                                                                                             art-gallery space. We there-
   cultures, puisant dans l’immense super-           En fait, le projet de faire des versions avec la        fore conclude that the use
   marché des civilisations, ils construiraient      musique existante serait inhérent aux musi-             in question was transfor-
   un univers non pas irréel mais virtuel, celui     ques caribéennes et afro-américaines (Hebdige           mative” (Blanch c. Koons,
   d’un Art collectif brassant tous les arts,        1987, 12-16) et on peut soumettre l’hypothèse           467 F.3d 244 (2nd Cir.
   patchwork tentaculaire, constitué de tout                                                                 2006), 253).
                                                     que la majorité de ces appropriations se pro-
   ce qu’on trouve en rayon, sans scrupule et                                                             9 Par exemple, Protools
                                                     duisent avec le consentement tacite, ou du
   sans l’idée même d’un scrupule. (Edelman                                                                  pour l’audio, Photoshop
                                                     moins la vague tolérance, des titulaires de             pour la photographie et
   2004, 8-9)
                                                     droits. Du côté de la musique rock, on a sou-           Final Cut pour la vidéo.
                                                     ligné l’utilisation d’emprunts dans la musique       10 “Remix Now ! The Rise
                                                     de Led Zeppelin (Headlam 1995). Il semble               of Cut & Paste Culture”,

GEORGES AZZARIA                                                                                             111
ainsi que l’appropriation soit intimement liée        die de « Pretty Woman » jusque devant la Cour
   c’est ainsi que le maga-        à la grande majorité des formes de création           suprême des États-Unis16.
   zine Wired titrait sa une
   de juillet 2005.                musicale.
                                                                                            La musique issue de l’avant-garde artistique
11 « Les Rodriguais ont déve-
                                      L’avènement du disque a été l’occasion             du XXe siècle tisse également des liens étroits
   loppé dans leurs pratiques      d’un accroissement considérable de la pratique        avec l’appropriation. L’avant-garde pose, d’em-
   musicales une grande capa-
   cité à l’accommodement.         de l’appropriation et il est beaucoup moins           blée, des défis parfois insurmontables pour le
   Toutes les ressources dis-      plausible de penser que, pour ces nouvelles           droit d’auteur. Tout comme la Fontaine de
   ponibles sont susceptibles      pratiques, le consentement tacite des titulai-        Marcel Duchamp – un urinoir exposé en guise
   d’être utilisées. L’air peut    res soit acquis. Dans le New York des années          d’œuvre artistique – on peut parier que la pièce
   avoir été entendu sur un
   vieux phonogramme ou à          1970, l’apparition du rap, une musique qui se         musicale intitulée 4.33 du compositeur John
   l’église. Il peut provenir du   construit en récupérant des rythmes13, tout           Cage réside hors du droit d’auteur. Les deux
   répertoire de danses, d’un      comme l’invention du scratch14, constituent           « œuvres » nous mettent davantage en pré-
   fonds musical de chants         des jalons importants dans l’utilisation de           sence d’une idée, chose que le droit d’auteur
   traditionnels français
                                   musiques existantes. Avec des compositeurs            ne protège pas. S’agissant de 4.33, la pièce
   très ancien, ou avoir été
   emprunté au répertoire de       comme U Roy, et à sa suite une longue tradi-          consiste essentiellement en un événement
   chansons réunionnaises ou       tion de Disc jockey (Hebdige 1987, 82, 136-           sonore : un interprète est assis devant un piano
   africaines, etc. Toute mélo-    48), est créée une musique par et pour une            et demeure silencieux durant 4 minutes et 33
   die est interchangeable         classe défavorisée sur le plan économique             secondes. Cage cherchait à démontrer que la
   si elle sert bien le texte.
   Son importance est donc         (Béthune 2003). L’utilisation de musiques exis-       musicalité pouvait, pendant la durée de cette
   secondaire par rapport          tantes s’avère alors être un choix de matériaux       pièce, être constituée de sons qui proviennent
   au texte auquel elle doit       dicté par des raisons financières, mais aussi par     de la salle : toussotement des spectateurs,
   s’adapter afin de le mettre     un refus de la logique propriétaire (Shumacher        craquement de fauteuil, ventilation… John
   en valeur » (Des Rosiers
   2004, 4.2.4.6). Voir aussi      1995). Depuis la poursuite en violation de            Cage fut aussi un pionnier de l’utilisation de
   Merriam (1964).                 droit d’auteur intentée en 1979 contre le             musique comme matériau sonore et certaines
12 “One of the most impor-         Sugar Hill Gang pour « Rapper’s Delight », la         de ses œuvres interpellent plus directement
   tant words in reggae is         pratique de l’appropriation présente dans la          le thème de l’appropriation. Dans les années
   ‘version’. Sometimes a          musique rap et hip-hop est à l’avant-scène de         1950, il compose Imaginary Landscape no 4,
   reggae record is released       l’actualité juridique (Demers 2006, 91-110). Ce       une pièce dont l’instrumentation est consti-
   and literally hundreds of
   different versions of the       style musical, comme le hip-hop des débuts,           tuée par la musique et les propos recueillis en
   same rhythm or melody           confronte effectivement le droit :                    direct sur 12 récepteurs de radio. Cage a aussi
   will follow in its wake”                                                              été un initiateur du collage sur bande magné-
   (Hebdige 1987, 12).                Les hip-hoppers ont « volé » la musique qui
                                      était dans notre quotidien et l’ont décou-         tique, en créant Imaginary Landscape no 5 à
13 Notamment le Disc jockey
                                      pée. Ils en ont ensuite fragmenté les com-         partir de segments provenant de 42 disques de
   Kool Herc qui se sert des
                                      posantes et l’ont remixé sur une bande. En         jazz et Williams Mix à partir de 600 extraits
   percussions sur la pièce
   « Apache » tirée d’un              procédant ainsi, ils ont enfreint la loi du        sonores (Bosseur 1993, 30-31 ; Nyman 2005,
   disque du groupe The               droit d’auteur. Or cette attitude qui consis-      86-87). Cage n’est pas le seul à s’être aven-
   Incredible Bongo Band              tait à couper et remixer a fait en sorte que       turé dans cette voie. Au cours de la décennie
   (Hebdige 1987, 138).               personne ne possédait plus ni rythme ni            suivante, Steve Reich crée It’s gonna Rain et
14 Un Disc jockey nommé               sonorité. On ne fait que les emprunter, les        Come Out, chacune des compositions utilisant
   Theodor serait l’inven-            utiliser et les redonner aux gens dans une
   teur du scratching, tech-          forme un peu différente. Pour utiliser le          un seul extrait sonore retravaillé par des mani-
   nique consistant à bouger          langage du reggae jamaïcain et du dub, on          pulations de bandes magnétiques (Fousnaquer,
   manuellement, rapidement           ne fait qu’en donner une version15.                Glayman et Leblé 1992, 417-21 ; Nyman 2005,
   et répétitivement un                                                                  228-29).
   disque de l’avant à l’arrière      Les disquaires sont ainsi devenus des déposi-
   (Hebdige 1987, 138).            taires de sonorités appropriables. DJ Shadow a           Dans un registre musical davantage intem-
15 “The hip hoppers ‘stole’
                                   composé les pièces de l’album Endtroducing            pestif, la pratique du collage sonore peut
   music off air and cut it up.                                                          déplaire aux titulaires de droits, comme l’ont
                                   en utilisant uniquement des extraits puisés
   Then they broke it down                                                               constaté John Oswald et le groupe Negativland.
   into its component parts        sur disques. Pour sa part, DJ Danger Mouse
   and remixed it on tape. By      publie en 2004 The Grey Album, un collage             Oswald, un compositeur canadien, est un
   doing this they were brea-      fait à partir des pièces a cappella contenues         « appropriateur » insatiable qui puise dans la
   king the law of copyright.      sur le Black Album du rappeur Jay-Z et d’ex-          musique existante pour constituer ses pro-
   But the cut ‘n’ mix attitude                                                          pres œuvres. Dans les années 1990, sous le
   was that no one owns a          traits de l’album blanc des Beatles. Le disque,
   rhythm or a sound. You          rapidement dénoncé par EMI, les titulaires des        titre de Plunderphonics, il a créé des pièces à
   just borrow it, use it and      droits sur l’album des Beatles, a été retiré du       partir de sources qui vont de Dolly Parton aux
   give it back to the peo-        marché. On a aussi vu des compositeurs de             Beatles et qui sont généralement identifiables
   ple in a slightly different                                                           et identifiées. Pour Oswald, l’appropriation
   form. To use the language
                                   musique rap manier la parodie et s’attirer, par
   of Jamaican reggae and          le fait même, la grogne des titulaires de droits :    sonore est de l’ordre d’une « prérogative de
   dub, you just version it”       le groupe 2 Live Crew a dû défendre sa paro-          composition » (Oswald 2005). En 1989, il
   (Hebdige 1987, 141).                                                                  reproduit une centaine d’exemplaires d’un
                           112                                                          LES   COMPOSITEURS KLEPTOMANES FACE AU DROIT D’AUTEUR
album sur lequel se retrouve une pièce com-          2.3 L’ÉTAT DU DROIT
posée à partir de la musique de Michael
                                                        Au Canada, une première attitude consis-
Jackson et place, sur la pochette de cet album,
                                                     terait à condamner sans appel la pratique de
un montage photographique présentant le
                                                     l’appropriation, au nom du principe général
chanteur avec un corps de femme nue. Dans
                                                     suivant lequel il est interdit de faire usage
les mois suivants la publication de l’album,
                                                     d’une œuvre sans le consentement des titu-
la Canadian Recording Industry Association
                                                     laires de droits. Dans les cas de musiques
(CRIA), estimant qu’Oswald violait les droits
                                                     endisquées, il faut souligner que les titulaires
d’auteur du chanteur, a incité le compositeur
                                                     de droits sont nombreux, incluant le compo-
à détruire tous les exemplaires non distri-
                                                     siteur de la musique et l’auteur des paroles18,
bués (Oswald 2005, 23-29). Pour sa part,
                                                     les interprètes et le producteur de l’enregis-
Negativland, un groupe californien pratiquant
                                                     trement sonore19, en plus des titulaires ayant
le collage sonore, a eu d’importants démêlés
                                                     acquis des droits par contrats20. Une condam-
avec U2, un des géants de la musique popu-
                                                     nation de l’appropriation pourrait d’ailleurs
laire, pour avoir utilisé et transformé le tube
                                                     être confortée par l’application du droit moral,
I Still Haven’t Found What I’m Looking For.
                                                     une hypothèse qui sera discutée en conclusion
Son plaidoyer en faveur de l’appropriation est
                                                     de ce texte. Il existe néanmoins deux portes de
abondamment documenté dans un ouvrage
                                                     sortie dont l’ouverture varie selon les faits en
relatant sa péripétie juridique et le règlement
                                                     cause. Considérant que l’expression « appro-
hors cour qui l’a conclue (Negativland 2000 ;
                                                     priation » n’est pas inscrite dans la loi il faut,
Watt 2002).
                                                     afin de jauger la souplesse législative à l’égard
   On constate ainsi que les compositeurs qui        de cette pratique, examiner la notion de « par-
                                                                                                           16 Nous   reviendrons sur cette
font usage de la musique enregistrée et dont         tie importante d’une œuvre » et l’exception
                                                                                                              décision dans la seconde
les œuvres essaiment depuis près de 50 ans           d’utilisation équitable.                                 partie de ce texte.
ont un rapport ambigu avec le droit d’auteur.                                                              17 Les musicologues vou-
                                                      La notion de « partie importante d’une
Lors de la création des législations sur le droit                                                             dront bien excuser ce rac-
                                                     œuvre » trouve sa source dans la loi :
d’auteur il y a plus d’un siècle, la grammaire                                                                courci, très certainement
musicale comportait des éléments de solfège,             Le droit d’auteur sur l’œuvre comporte le            réducteur. Pour plus de
                                                         droit exclusif de produire ou reproduire             précisions, voir Massin et
d’harmonie et de rythme17, tout comme une                                                                     Massin (1995).
instrumentation relativement bien délimitée.             la totalité ou une partie importante de
                                                                                                           18 Les droits de ceux-ci sont
À l’évidence, le droit d’auteur n’a pas, à ses           l’œuvre, sous une forme matérielle quel-
                                                         conque, d’en exécuter ou d’en représenter            prévus à l’article 3 de la
origines du moins, été pensé pour protéger               la totalité ou une partie importante en              Loi sur le droit d’auteur,
la musique intégrant la radio en direct ou des                                                                L.R.C. (1985), c. C-42 [ci-
                                                         public et, si l’œuvre n’est pas publiée, d’en        après citée L.D.A.].
extraits de musique sur disque. Certes, le droit         publier la totalité ou une partie impor-
                                                                                                           19 Les droits voisins accordés
d’auteur fait généralement peu de cas des                tante [...]21. (Art. 3 (1) L.D.A.)
                                                                                                              à l’artiste-interprète et au
outils et des matériaux utilisés pour parvenir                                                                producteur de l’enregistre-
à créer une œuvre. Dans le cas de l’appropria-          Avant d’en arriver à cet article, la législation
                                                                                                              ment sonore en vertu des
tion par contre, les matériaux incluent des          canadienne a quelque peu tergiversé. D’abord,            articles 15 et 18 L.D.A.
œuvres et leurs droits d’auteur, ce qui crée une     antérieurement à la loi de 1921, le Code crimi-       20 Il peut s’agir de droits
nouvelle donne.                                      nel de 1915, qui contenait quelques disposi-             accordés à un éditeur ou à
                                                     tions sur le droit d’auteur, utilisait l’expression      une maison de disque par
   Les compositeurs « appropriationnistes »          « la totalité ou une partie quelconque » de              exemple. Voir Sanderson
sont des kleptomanes, dans la mesure où ils          l’œuvre. On peut déduire que la formulation              (2000).
démontrent une impulsion pathologique à sou-                                                               21 C’est moi qui mets en ita-
                                                     d’alors ne laissait pas de prise à une échappa-
tirer leurs matériaux sans demander l’autorisa-                                                               lique.
                                                     toire, puisqu’une « partie quelconque » peut
                                                                                                           22 « Pour les fins de la pré-
tion aux titulaires. La psychiatrie nous apprend     viser un emprunt de n’importe quelle taille.
                                                                                                              sente loi, le ‘droit d’auteur’
que le kleptomane est rarement motivé par la         Pour sa part, la loi de 1921 a introduit le              désigne le droit exclusif de
valeur du bien, laquelle est d’ailleurs souvent      concept de « partie importante de l’œuvre »              produire ou de reproduire
minime, et qu’il trouve une jouissance dans le       mais a limité sa portée à la publication d’œu-           une œuvre sous une forme
fait même de dérober, étant peu soucieux des         vres non publiées22. Ce n’est qu’avec les modi-          matérielle quelconque,
                                                                                                              d’exécuter ou de repré-
conséquences juridiques de ses gestes (Postel        fications de 1952 que l’on retrouve un libellé           senter ou, s’il s’agit d’une
1998). Du point de vue du droit d’auteur,            qui s’apparente à celui de la loi actuelle.              conférence, de débiter en
s’agit-il d’un vol dont ils se rendent nécessaire-                                                            public, et si l’œuvre n’est
ment coupables ? Se pourrait-il que la majorité         Cela dit, la notion de « partie importante de         pas publiée, de publier
de ces pilleurs profite de la tolérance du droit     l’œuvre » n’ouvre pas, à proprement parler,              l’œuvre ou une partie
                                                     sur un régime d’exception au droit exclusif              importante de celle-ci [...] »
d’auteur ?                                                                                                    (Loi concernant le droit
                                                     de l’auteur, bien que le résultat demeure
                                                                                                              d’auteur, S.R. 1927, c. 32,
                                                     le même, soit une utilisation faite sans le              art. 3).
                                                     consentement de l’auteur. Cette notion se

GEORGES AZZARIA                                                                                              113
23 Commission     du droit         rattache plutôt à l’œuvre elle-même et à ce           Le libellé de la loi canadienne, tout comme la
   d’auteur, Titulaires de         qui, sans verser dans l’ontologisme, en forme         philosophie actuelle de la Cour suprême quant
   droits d’auteur introu-
   vables, 2003-UO/TI-21,          l’essence. Le droit d’auteur porte sur l’œuvre        à l’étiolement des prérogatives de l’auteur, ne
   29 mars 2004, p. 4. Voir        dans sa quasi-totalité, laissant hors du champ        militent pas pour l’incorporation dans notre
   également Canadian              de protection ce qui en constitue une partie          droit d’une solution aussi draconienne que
   Performing Right Society        non importante. La détermination de ce qui            celle préconisée dans l’affaire Bridgeport. La
   Ltd. c. Canadian National
   Exhibition Association,         constitue cette partie non importante repose          jurisprudence a d’ailleurs maintes fois reconnu
   [1934] O.R. 610.                sur l’analyse de l’extrait utilisé, au cours de       l’existence de cette partie non importante
24 “That the portion which         laquelle on cherche à savoir si, dans cet extrait,    (Tamaro 2006) et celle-ci, comme premier lieu
   they have taken is subs-        on peut reconnaître l’œuvre d’origine. Il s’agit      d’appropriation, est donc admise en droit cana-
   tantial cannot be denied.       en quelque sorte d’un critère de première             dien. Un extrait qui échouerait à ce test pour-
   The part which has been         impression, lequel repose davantage sur la            rait se rabattre sur l’étape suivante, laquelle
   taken consists of 28 bars,
   which bars contain what         qualité que sur la quantité de l’extrait (Tamaro      consiste à savoir si l’emprunt peut être qualifié
   is the 1934 principal air of    2006, 254-268). Les coups de cymbale qui don-         d’utilisation équitable.
   the ‘Colonel Bogey’ march       nent le rythme pour commencer une pièce de
   – the air which every one                                                                La loi canadienne indique aux articles 29
                                   jazz pourraient, à titre d’exemple, constituer
   who heard the march                                                                   à 29.2 que l’utilisation équitable d’une œuvre
   played through would
                                   une partie non importante de l’œuvre alors
                                                                                         ne constitue pas une violation du droit
   recognize as being the          que, comme le souligne la Commission du
                                                                                         d’auteur, dans la mesure où cette utilisation
   essential air of the ‘Colonel   droit d’auteur dans une note de bas de page,
   Bogey’ march” (Hawkes                                                                 vise des fins d’étude privée, de recherche, de
                                   « on pourrait soutenir assez facilement que
   and Son (London), Ltd.                                                                critique, de compte rendu ou de communica-
                                   quelques notes de certaines œuvres (les quatre
   c. Paramount Film                                                                     tion de nouvelles. Ce type d’utilisations repré-
   Service Ltd. 1934).             premières notes de la Cinquième symphonie
                                                                                         sente le degré de tolérance du droit d’auteur
25 L’adage est le suivant : De     de Beethoven, par exemple) représentent une
                                                                                         à l’égard des emprunts non autorisés et les
   minimis non curat lex.          partie importante de l’œuvre »23. La Cour d’ap-
                                                                                         acceptions de ce principe varient selon les sys-
   Voir Mayrand (1994).            pel de l’Angleterre a déjà conclu que quelques
                                                                                         tèmes juridiques (Strowel 1993). Au Canada,
26 Il y a plusieurs affaires       mesures d’une marche militaire constituaient
   Bridgeport, la corporation                                                            le concept d’utilisation équitable mérite un
                                   une partie importante d’une œuvre, parce que
   étant titulaire de droits                                                             long développement, le principe étant passé,
                                   l’extrait permettait de reconnaître l’œuvre24.
   sur des œuvres musica-                                                                au fil des années, du statut d’appendice à celui
   les. L’affaire qui nous         Étant donné que pour se qualifier de « par-
                                                                                         de principe quasi autonome. Nous nous limi-
   intéresse ici est la sui-       tie non importante » l’extrait doit être négli-
   vante : Bridgeport Music c.
                                                                                         terons ici à présenter les grands traits de la
                                   geable, l’auteur d’origine risque de ne jamais
   Dimension Films 410 F.3d                                                              question, réservant pour la section suivante le
                                   savoir que son œuvre est devenue un matériau,
   792 (6th Cir. 2005).                                                                  soin de confronter son application avec l’ap-
                                   possibilité augmentée par le fait que, à la dif-
27 On peut aussi prétendre                                                               propriation musicale.
   que le droit américain
                                   férence de ce qui est prévu pour l’exception
   n’est pas aussi rigide que      d’utilisation équitable, la mention de la source         Ouvrons d’abord une parenthèse pour syn-
   le laisse penser la décision    n’est pas requise.                                    thétiser le rapport entretenu entre le droit
   Bridgeport. Sur la défense                                                            d’auteur et le domaine public, cette mise au
   de minimis précédant               L’utilisation de la partie non importante,
                                                                                         point étant utile pour situer la nature des
   l’affaire Bridgeport, voir      comme domaine où le droit ne trouve pas
   Kaplicer (2000).                                                                      exceptions au droit d’auteur. La notion de
                                   application, réfère à la locution de minimis25,
28 Voir Moreau c.                                                                        propriété qui ceint le droit d’auteur doit coha-
                                   en vertu de laquelle le droit ne s’intéresse pas
   St. Vincent : « Je crois                                                              biter avec une autre notion, celle de domaine
                                   aux choses considérées comme insignifiantes.
   qu’un principe fondamen-                                                              public. Le domaine public et la propriété du
   tal du droit d’auteur veut      Ce principe a été plaidé aux États-Unis, sans
                                                                                         droit d’auteur se rencontrent à trois endroits
   que l’auteur n’ait pas un       succès toutefois, dans une cause portant sur
   droit sur une idée, mais
                                                                                         distincts, que l’on peut caractériser comme
                                   l’utilisation d’un extrait de musique. Dans une
   seulement sur son expres-                                                             « l’avant », « le pendant » et « l’après » de la
                                   des affaires Bridgeport26, le tribunal a conclu
   sion. Le droit d’auteur ne                                                            vie de l’œuvre. Dans la période de « l’avant »,
   lui accorde aucun mono-         à la violation du droit d’auteur, même si l’utili-
                                                                                         la dichotomie entre l’idée et l’expression de
   pole sur l’utilisation de       sation ne concernait que trois notes et que, de
                                                                                         l’idée est l’occasion d’affirmer que les idées
   l’idée en cause ni aucun        surcroît, celles-ci étaient modifiées. La défense
   droit de propriété sur elle,                                                          sont dans le domaine public et que seule leur
                                   de minimis a été rejetée au nom de la valeur
   même si elle est originale.                                                           expression donne lieu à un droit d’auteur28.
                                   économique de tout échantillon sonore et le
   Le droit d’auteur ne vise                                                             La phase de « l’après » du droit d’auteur est
   que l’œuvre littéraire dans     juge y est allé de ce qui est, depuis, scandé
                                                                                         celle désignée par la durée du droit, au terme
   laquelle elle s’est incarnée.   comme une nouvelle maxime stigmatisant la
   L’idée appartient à tout le                                                           de laquelle l’œuvre tombe dans le domaine
                                   pratique : « Get a licence or do not sample »
   monde, l’œuvre littéraire                                                             public. C’est durant la phase du « pendant »
                                   (« Obtenez une licence ou n’échantillonnez
   à l’auteur » (1950, 203).                                                             du droit d’auteur que se retrouvent les excep-
   La présente traduction est      pas »). Bien qu’il existe de nombreuses simila-
                                                                                         tions au droit exclusif de l’auteur. Pour jauger
   celle que l’on retrouve         rités entre le droit américain et le droit cana-
   dans le jugement de la
                                                                                         celles-ci, la tension entre le droit de l’auteur et
                                   dien en matière de droit d’auteur, il semble
   Cour suprême de l’affaire                                                             le domaine public repose sur un délicat exer-
                                   que sur ce point les législations diffèrent27.
   CCH Canadienne Ltée                                                                   cice d’interprétation, dans lequel transparaît
                           114                                                          LES   COMPOSITEURS KLEPTOMANES FACE AU DROIT D’AUTEUR
non pas un équilibre, mais une interaction            savoir si le droit moral peut s’inviter au débat
empreinte de hiérarchisation entre propriété          sur l’appropriation.
privée et domaine public. La décision de la                                                                    c. Barreau du Haut-
Cour suprême dans l’affaire CCH consiste en           3.1 LA FINALITÉ DE L’UTILISATION                         Canada, 2004, par. 8 [ci-
une interprétation de cette interaction.                                                                       après citée CCH].
                                                         Les articles 29, 29.1 et 29.2 de la Loi sur        29 Dans l’affaire Bishop c.
   Avant la décision charnière que constitue l’af-    le droit d’auteur énoncent cinq situations               Stevens, la Cour suprême
faire CCH, la jurisprudence canadienne et ses         où l’utilisation équitable fait obstacle aux             rejette l’idée d’une excep-
commentateurs étaient d’avis que les excep-           principes généraux régissant le droit exclusif           tion implicite : « De plus,
tions au droit exclusif de l’auteur devaient          de l’auteur, en vertu desquels toute utilisa-            une exception implicite
                                                                                                               au sens littéral de l’al. 3(1)
s’interpréter restrictivement, arguant qu’il          tion requiert l’autorisation préalable du titu-          d) est, à mon avis, d’autant
appartient au législateur et non aux tribunaux        laire des droits sur l’œuvre. L’étude privée, la         moins plausible que le
de créer des exceptions29. De plus, tel que rap-      recherche, la critique, le compte rendu et la            par. 17(2) (maintenant
pelé par la Cour suprême en 1990 dans l’affaire       communication des nouvelles peuvent, sous                par. 27(2)) de la Loi
                                                                                                               prévoit des exceptions
Bishop, le droit d’auteur se comprenait comme         certaines conditions31, ne pas constituer une
                                                                                                               expresses et détaillées
une loi établie au profit des auteurs30. Voilà        violation du droit d’auteur. À notre avis, parmi         dans des cas aussi divers
pourquoi la Cour suprême innove lorsque,              ces cinq cas de figure, seule la critique est            que l’étude privée, la
dans CCH, elle écrit que l’exception d’utili-         pertinente à la problématique de l’appropria-            recherche, l’étude criti-
sation équitable « correspond à un droit des          tion. En effet, l’étude privée et la recherche           que, l’utilisation à des fins
                                                                                                               d’éducation, la communi-
utilisateurs » et que « pour maintenir un juste       ne s’appliquent pas en l’espèce, ces dernières           cation de documents en
équilibre entre les droits des titulaires du droit    désignant davantage des situations où des                application de diverses lois
d’auteur et les intérêts des utilisateurs, il ne      extraits d’une œuvre sont utilisés dans le but           fédérales et l’exécution,
faut pas l’interpréter restrictivement » (CCH,        de documenter une œuvre en devenir, sans                 sans but lucratif, d’une
                                                                                                               œuvre musicale à une
par. 48). Dans cette décision, la Cour met            que ces extraits puissent en eux-mêmes faire             foire agricole » (Bishop
de l’avant six critères servant à déterminer si       l’objet d’une publication32, sauf si ces extraits        c. Stevens, 1990, 467 [ci-
l’utilisation est ou non équitable. Ces critères,     s’inscrivent dans un contexte de critique. De            après citée Bishop]).
qui seront repris en détail dans la section sui-      plus, la pratique de l’appropriation ne vise          30 Comme le souligne le
vante, sont les suivants : le but de l’utilisation,   pas la réalisation d’un compte rendu, pas plus           juge Maugham dans l’arrêt
la nature de l’utilisation, l’ampleur de l’utilisa-   qu’elle ne prétend communiquer une nou-                  Performing Right Society,
                                                                                                               Ltd. v. Hammond’s
tion, les solutions de rechange, la nature de         velle. La critique, avec son cortège d’exigen-           Bradford Brewery Co.,
l’œuvre et, enfin, les effets de l’utilisation sur    ces jurisprudentielles, semble donc constituer           1934, 127 : « La Copyright
l’œuvre. C’est à l’aide de cet outillage que nous     l’unique voie d’accès à l’exception d’utilisation        Act de 1911 a un but
tenterons maintenant de proposer des balises          équitable.                                               unique et a été adoptée
                                                                                                               au seul profit des auteurs
juridiques à l’appropriation musicale.                                                                         de toutes sortes, que leurs
                                                         Pour déterminer si un emprunt peut entrer
                                                      dans la catégorie « critique », il importe de            œuvres soient littéraires,
3. LES CRITÈRES APPLICABLES                                                                                    dramatiques ou musicales »
                                                      s’attarder à la constitution de l’œuvre et à la          (citation originale Bishop,
   Les critères développés dans cette section         démarche de son auteur. La notion de critique,           par. 21). La traduction est
prennent en considération les situations où il        telle que pensée à l’origine, n’est pas ouverte          de l’auteur.
est fait usage d’une « partie importante » d’une      à tous les emprunts ; pour trouver application,       31 Il s’agit, dans le cas de la
                                                      il doit être démontré que l’emprunt est au               critique, du compte rendu
musique existante. L’accent est ainsi placé sur                                                                et de la communication
une interprétation de la notion d’utilisation         service d’un argumentaire. Dans son acception
                                                                                                               des nouvelles, d’indiquer
équitable. De la sorte, il est tenu pour acquis       classique, la critique autorise l’auteur littéraire      la source ainsi que, le cas
que la jurisprudence canadienne reconnaît le          à en citer un autre, soit pour le réfuter ou soit        échéant, certains rensei-
                                                      pour soutenir son propos. Les premiers com-              gnements qui figurent sur
principe de la « partie importante de l’œuvre »,
                                                      positeurs à avoir utilisé de la musique existante        la source. Voir les arti-
et que la devise « Obtenez une licence ou                                                                      cles 29.1 et 29.2 L.D.A.
n’échantillonnez pas » ne peut s’appliquer            dans leur propre création semblent répondre
                                                                                                            32 Nous suivons ici l’ar-
inconsidérément, sans que soient d’abord ana-         à cette exigence de critique. Dans les œuvres            gument de Normand
lysés les matériaux en cause. L’évaluation            de John Cage, par exemple, l’appropriation de            Tamaro : « [...] l’article
du potentiel litigieux des œuvres qui font            la musique diffusée à la radio et le collage de          29 ne sous-entend pas
                                                      musique sur des bandes magnétiques sont au               que celui qui poursuit
usage d’extraits musicaux existants requiert                                                                   une étude privée ou une
une analyse de plusieurs facteurs. La première        service d’une critique fort étayée de l’esthéti-
                                                                                                               recherche puisse publier
exigence, laquelle permet de soupeser toutes          que de la musique et des modes de composi-               les extraits d’œuvres dont
les autres, est centrée sur la finalité de l’ap-      tions musicales (John Cage : Revue d’esthéti-            il aurait tiré des reproduc-
                                                      que 1988). Cage serait ainsi un archétype de             tions. [...] ce que publie
propriation, soit sur le but de l’emprunt. Les
                                                      critique en matière d’appropriation musicale.            un chercheur, ce n’est
autres exigences reprennent les critères addi-                                                                 pas sa recherche stricto
tionnels établis dans la décision CCH avec, au        Pour d’autres, la forme de critique en est une           sensu, ce sont les fruits
final, l’ajout du critère de la transformation de     qui refuse de considérer les œuvres comme                de sa recherche » (Tamaro
l’œuvre. En conclusion, nous chercherons à            des objets intouchables et sacrés. Suivant ce            2006, 533).
                                                      point de vue, toutes les œuvres sont toujours
GEORGES AZZARIA                                                                                               115
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