Les consoles de l'Éternité, à l'ombre des ordinateurs : Les Cordelettes de Browser de Tristan Garcia - OpenEdition Journals
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ReS Futurae Revue d’études sur la science-fiction 10 | 2017 Imaginaire informatique et science-fiction Les consoles de l’Éternité, à l’ombre des ordinateurs : Les Cordelettes de Browser de Tristan Garcia Arnaud Despax Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/resf/1055 DOI : 10.4000/resf.1055 ISSN : 2264-6949 Éditeur Université de Limoges Référence électronique Arnaud Despax, « Les consoles de l’Éternité, à l’ombre des ordinateurs : Les Cordelettes de Browser de Tristan Garcia », ReS Futurae [En ligne], 10 | 2017, mis en ligne le 29 novembre 2017, consulté le 15 février 2020. URL : http://journals.openedition.org/resf/1055 ; DOI : 10.4000/resf.1055 Ce document a été généré automatiquement le 15 février 2020.
Les consoles de l’Éternité, à l’ombre des ordinateurs : Les Cordelettes de Br... 1 Les consoles de l’Éternité, à l’ombre des ordinateurs : Les Cordelettes de Browser de Tristan Garcia Arnaud Despax 1 La science-fiction questionne régulièrement matérialité, forme et enjeux des technologies informatiques : entre autres, mais de manière caractéristique, l’ordinateur appelé « Radieux » dans la nouvelle de Greg Egan (1995) est constitué de rayons de lumière qui s’évanouissent quand on l’éteint – et dont l’utilisation dans l’intrigue participe d’une réflexion sur l’abstraction mathématique. Si cet exemple semble articuler étroitement une machine très épurée et des préoccupations littéraires évoquant l’idéalisme, ce n’est apparemment pas ce type de questionnement ni cette dématérialisation qu’on trouve dans Les Cordelettes de Browser de Tristan Garcia, qui offre l’image étrangement archaïque d’ordinateurs qui ne disent pas leurs noms 1. Sans être précisément située, l’histoire s’y dit certes au futur de la Terre, et la technologie fait partie du décor, mais le motif des ordinateurs n’est jamais explicitement convoqué ; il semble pourtant informer de manière sous-jacente l’ensemble du roman, à travers les « petites Consoles de bois » (Garcia, 2012a, p. 12) dont disposent les personnages : au sein d’un espace-temps spécifique, celui de « l’Éternité » (ibid., p. 121), elles leur servent en particulier à ordonner leur mémoire et leur vie, à arranger le réel dans le sens d’une conservation intégrale et d’un confort permanent. Le parallèle semble alors aisé à faire avec notre époque, où les équipements informatiques sont aussi bien des outils de travail que des supports d’organisation et de mémoire, et plus encore de divertissements, de jeux, d’imaginaire : de possibles. 2 Plus fondamentalement, les Consoles s’avèrent porteuses d’une importance cachée et considérable : métaphoriques de l’informatique, leur rôle joué dans la fixation de ce monde pointe aussi bien les fantasmes régressifs que les ambitions totalitaires de réduire la différence à néant. Ces objets sont ainsi liées à la notion de compacité, définie dans la philosophie de l’auteur comme « le fait de tendre à être en soi, pour être tout, pour être rien, et le fait de n’apparaître jamais que comme une chose massive et ReS Futurae, 10 | 2017
Les consoles de l’Éternité, à l’ombre des ordinateurs : Les Cordelettes de Br... 2 vaine, qui échoue dans le monde. Être compact, c’est vouloir être en soi et ne pas y parvenir. C’est chercher à sortir du monde et y échouer. » (Garcia, 2011a, p. 82). Le roman paraît précisément se déployer contre une telle tentation de densité intensive à l’échec annoncé. 3 Il faut donc s’interroger sur cette tension entre l’absence lexicale, en supposant qu’il ne s’agit pas d’un pur jeu de dissimulation, et des enjeux aussi métaphysiques. Dans une diégèse où les ressemblances avec notre monde sont essentiellement symboliques, les Consoles représentent le dévoiement d’un idéalisme compact face à laquelle le livre affirme, par l’insistance sur la matière comme soubassement, une vocation consolatrice et relationnelle. 1. L’Éternité et la dualité des Consoles : entre magie et machine, proche et lointain Une image de la compacité éternelle 4 Contrairement à la fluidité des échanges souvent associée à l’informatique 2, l’univers des Cordelettes est littéralement fermé, et la société de l’Éternité se définit par la compacité de cette clôture : plus proche du mythe ou de la fable philosophique que de la science (Garcia, 2012b), le roman part de l’intuition d’une humanité plongée dans le paradoxe d’une vie qui s’écoule au sein d’un temps immobile, sans événement. Le lecteur est d’emblée confronté à l’étrangeté de Dreamer Wallace, qui se prélasse tranquillement dans sa propriété contemplée avec bonheur, avec le contentement que rien ne change. Dans cette platitude absolue, ce premier personnage contribue pourtant rapidement à convoquer le genre science-fictionnel, par sa durée de vie et son apparence minérale – humanoïde reptilien, âgé de plus de dix mille ans, il incarne l’éternité compacte : Il était gris, il était marron. Sa peau avait la consistance de la pierre, plus minérale encore. On n’apercevait plus qu’une très mince lueur au fond des pupilles écrasées par les masses de plis et les plaques de chair. Un très vieux lézard. Dreamer Wallace se tenait courbé et on ne distinguait aucun endroit, aucun lieu en particulier sur son corps. […] Il ne souffrait jamais : son corps marchait à la perfection. Mais le temps continuait de le sculpter, à vide et sans conséquences. Sans l’affecter, mais tout en pesant insensiblement sur lui. Dreamer Wallace savait qu’il avait toujours eu le même âge, année après année. (Garcia, 2012a, p. 16) 5 Il prend souvent des douches et s’alourdit d’eau. Végétarien, il se régale de graines et de rêves – comme son nom l’indique – et sa très belle demeure, aux pièces de styles variés, participe de cet onirisme clos sur soi : « Les salles se repliaient toujours en forme de coquille d’escargot, permettant de ne jamais perdre de vue l’entrée depuis la sortie, au travers d’imposantes baies vitrées. » (Garcia, 2012a, p. 12) Cette topique du repli sur soi est alors justement prolongée par les Consoles (terme toujours écrit avec une majuscule). Dans la science-fiction de Tristan Garcia, le monde futuriste habituel cède en effet la place à ces petits meubles lourds : l’objet, de 50 cm de long par 25 de large, apparaît d’abord « dans un coin d’ombre » (Garcia, 2012a, p. 12), ce qui révèle son statut mystérieux ; il peut pourtant s’ouvrir, et à l’intérieur se trouve le fouillis des cordelettes du titre. Wallace les manipule occasionnellement, et agit ainsi sur le monde : la Console permet notamment de modifier l’apparence du personnage ou sa ReS Futurae, 10 | 2017
Les consoles de l’Éternité, à l’ombre des ordinateurs : Les Cordelettes de Br... 3 maison, en faisant par exemple surgir une serre. Elle s’offre donc d’abord comme un objet féerique, plus proche du surnaturel que de la technique3. 6 En particulier, sa fonction magique consiste à immortaliser les personnages, qui sans elle vieillissent ; elle vise à rétablir l’identité, à intégrer dans l’Éternité tout ce qui pourrait paraître lui échapper. Mais au sein de cet éternel présent, il va pourtant se passer quelque chose : il se met à pleuvoir, étrangement, lorsque Dreamer Wallace rend visite à son ami Doug. D’abord emplis du bonheur des habitudes immuables (« un bouquet de pareil, de même et d’identique »), ils sont ensuite « désarçonnés » par cet événement : « Ils ne surent trop comment réagir l’un pour l’autre. S’étaient-ils déjà rencontrés sous la pluie ? » (Garcia, 2012a, p. 22) Mais il suffit alors de manipuler les cordelettes de la Console pour que tout rentre dans l’ordre : L’ami Doug raccompagna Dreamer Wallace à son véhicule. La pluie tomba drue, elle n’arrêtait jamais de tomber. Toujours déjà tombée. Le jardin s’embruma. Ils pensèrent : après le beau temps, la pluie, et après la pluie, le beau temps. C’était ainsi, c’était la vie. (ibid.) 7 La Console sauvegarde ainsi la structure des habitudes, pour uniformiser l’ensemble de l’Éternité dans la durée. Elle reproduit, plus qu’elle ne produit, œuvre d’identification parfaite qui la rapproche de l’ordinateur. 8 Mais il continue de pleuvoir, durablement, et cette eau tombée du ciel s’accompagne de signes funestes suscitant un sentiment de chute : Dreamer Wallace tombe en dépression, troublé de ce changement improbable. Aussi, l’averse se poursuivant et la présence de l’ennui et de la mort s’imposant (par ces mots écrits sur le paysage), le personnage se rend-il au Chalet de l’État, gigantesque demeure abritant le Placard, source des Consoles personnelles. Le meuble, massif, profond et noir, n’est pas sans rappeler le monolithe mystérieux, sentinelle ou porte des étoiles, de 2001 : l’odyssée de l’espace, par le paradoxe de son apparence anodine et de sa fonction énigmatique, voire inquiétante. Mais il s’ouvre cependant sur le néant, et y entrer annule l’existence. C’est ce qui va arriver à Dreamer Wallace, ainsi puni pour avoir – accidentellement – assassiné le Gardien du Chalet d’un coup de fourchette4. 9 Les limites de la Console ayant été constatées, l’usage du Placard résout lui aussi les problèmes par l’oubli, mais définitivement. Une autre différence entre le Placard et les Consoles réside dans les aspects apparemment mécaniques de ces dernières, qui semblent s’inscrire dans un ensemble de machines. Traces visibles de l’imaginaire informatique 10 En effet, assez rapidement on constate la présence dans l’Éternité d’appareils guère éloignés de ceux qui nous entourent. Ainsi, quand Dreamer Wallace sort de chez lui, il voyage à bord d’un « véhicule blanc » assez reconnaissable : « Il flatta de sa paume cornée la porte de l’engin et s’installa au volant – lumineux, délicatement courbé et parfaitement inutile. Il tapa ou bien pensa qu’il tapait le nom de son bon ami Doug sur les petits écrans à ses pieds. Les cristaux liquides résonnèrent, émettant une lumière diffuse. » (Garcia, 2012a, p. 17) Certes, la place des écrans n’est pas celle des ordinateurs de bord et GPS de nos voitures, mais leur simple présence suggère que l’Éternité n’est pas un monde dépourvu de toute technologie. L’électricité y est présente, on s’y éclaire notamment avec des ampoules (ibid., p. 207). ReS Futurae, 10 | 2017
Les consoles de l’Éternité, à l’ombre des ordinateurs : Les Cordelettes de Br... 4 11 En particulier, les cordelettes sont comparées à des « fils électriques cuivrés » et les Consoles à des machines (ibid., p. 136, p. 18) – sans certes être désignées explicitement comme telles. Sous ce régime de la comparaison, la Console semble aussi un poste de commande polyvalent, permettant de conduire un véhicule5, et de jouer : dans la partie Carnaval, les personnages se livrent à un jeu de rôle où la Console de chacun rappelle immanquablement les jeux vidéos. Les cordelettes constituent aussi le cœur de la convocation du rapport au réseau, entre Toile et cloud, entre la réalité des câblages, internes ou externes, et l’imaginaire du « sans fil » : on connecte les Consoles entre elles et à un « Grelot » qui rythme les tours de mise. 12 Il semblerait ainsi que l’informatique projette son ombre concrète sur ce monde stable à l’excès – dans des traces pour lors assez rares : les Consoles seraient de discrets non- ordinateurs, désignant en creux le caractère indispensable d’une information, au sens actif, du souvenir, comme du contrôle de la stabilité. En définitive, le mode de présence des Consoles rappelle que le terme est essentiellement polysémique, désignant à la fois un ameublement ancien et un appareil électrique, électronique, voire ludique – de même, la compacité de l’Éternité n’est pas éloignée de la densité des informations compactées dans les outils technologiques, à commencer par le CD, disque précisément compact. Cependant, même si ce qui domine dans l’Éternité est cette identité si différente de notre monde (identité si autre), le cours du roman va lui associer une altération progressive, le retour du temps auparavant nié, tandis que le lien avec l’imaginaire informatique va se préciser en termes symboliques. 2. Un miroir déformé de notre monde : identité et mémoire L’Éternité nous prolonge, partiellement et indirectement 13 Lors de l’entrevue entre Dreamer Wallace et Spencer Jack, on apprend que David Hale Browser, celui du titre, est un explorateur spatial qui, arrivé aux confins du cosmos, a arrêté son expansion et bloqué involontairement le temps, en s’insérant lui-même dans ce qui lui est apparu comme un mur de néant. Le Placard vient de ce rien lui-même, tiré de la dernière brèche de l’univers par l’ultime spationaute, comme la première des Consoles. Dans l’espoir de renouveler l’humanité, ce héros dépressif d’un univers en déréliction atteint la frange extrême de l’espace-temps, mais ne peut faire passer les hommes d’un monde à l’autre à travers la faille qu’il découvre dans le marécage de matière et d’énergie. Il plonge au contraire dans l’ouverture qui s’offre à lui et d’où sont sortis les meubles ; fermant ainsi le monde, il fait « du passé un musée » (Garcia, 2012a, p. 66) mais ouvre l’Éternité – radicalisation à l’extrême du sentiment prédominant que tout est fait : « Le monde avait été riche, fertile en images, en faits et en émotions, mais le monde avait été épuisé tout entier comme le filon d’une mine désormais désaffectée. » (ibid., p. 38) 14 L’étouffement gagnant les humains dans le passé de la diégèse, c’est déjà la compacité de l’Éternité (p. 46), mais évidemment sans le bonheur de l’identité qui ne subit aucune altération (avant l’ennui de Dreamer Wallace). L’épuisement et la déréliction ont succédé à l’Expansion, extraordinaire phase de conquête sidérale, où l’humanité a colonisé bien des planètes hors du système solaire, et même de la galaxie – topos ReS Futurae, 10 | 2017
Les consoles de l’Éternité, à l’ombre des ordinateurs : Les Cordelettes de Br... 5 science-fictionnel impliquant ici aussi son contraire, la régression de l’humanité dans l’animalité en-deçà de la civilisation. 15 Avant l’éternité, la diégèse articule cette logique de l’épuisement à l’espoir placé dans le génie de David Hale Browser – nom à l’évidence codé, s’imposant dès la couverture. D’abord, ce navigateur oriente la lecture vers le voyage, certes stellaire, mais aussi numérique (évoquant le logiciel pour consulter l’internet) et enfin politique (puisque le pilotage du gouvernement renvoie au latin gubernator, lui-même traduisant le grec qui a donné cybernétique). La circulation sur le réseau informatique et ses enjeux de domination sont ainsi présents au seuil même du roman, comme une invitation à surfer sur la symbolique. Par ailleurs le nom et son personnage renvoient bien sûr encore au 2001 de Clarke, et ce à quatre niveaux : David Hale Browser partage avec l’astronaute Dave Bowman, capitaine du Discovery, le passage par la porte cosmique ; en outre il hérite en partie les prodigieuses capacités de l’ordinateur HAL 9000, ce dont il fait la preuve lors des séances d’entraînement de vol : De huit heures du matin à six heures du soir, les hommes étaient coincés dans quelque caisson sans autre ouverture qu’une meurtrière qui laissait filer un mince rectangle d’informations lumineuses, contraignant les pilotes à choisir de plus en plus vite entre : devant, derrière, gauche, droite, en bas ou en haut. Puis on recommençait. C’était simple, mais dans la mesure où les données de chaque seconde s’ajoutaient à celles de la précédente, l’affaire s’avérait de plus en plus complexe à négocier. Survenait un moment où le borneur avait l’impression – assailli de possibilités à concilier avec, à côté de lui, son animal interconnecté – qu’une solution était peut- être encore possible, mais que les pilotes humain et animal l’avaient perdue de vue. Ce qui était remarquable avec David, c’est qu’il n’en arrivait jamais là. Seul, sans animal raccordé à lui par des fils en cuivre débordant des cavités orbitales, de la bouche et des conduits auditifs, le jeune homme continuait à classer les informations extérieures qui lui parvenaient, sans sourciller. (Garcia, 2012a, p. 43) 16 On peut ainsi noter que le fondateur de l’Éternité, mû par une force intérieure qui en fait une sorte d’élu, se déconnecte des artifices, autrement dit se passe de technologie, donc d’informatique, pour plutôt placer sa confiance dans ses qualités propres. Sa capacité à « brécher6 » en fait non seulement un pilote d’exception, ce qui le désigne comme le cosmonaute capable d’atteindre la fin de tout, mais aussi le rapproche des « mentats » de Frank Herbert dans le cycle de Dune (1965), ordinateurs humains dont les capacités de raisonnement logique confinent à la prescience. Or, quant à lui, Browser n’utilise pas ses qualités à des fins de stratégie politique, mais son indifférence sociale va dans le sens de la solitude des personnages de cette Éternité dont il est la cause. Naufragé à la frontière de l’Univers, il est d’ailleurs caractérisé comme « seul », selon le titre du chapitre qui lui est consacré ; c’est l’occasion d’évoquer son équipement, et notamment des objets technologiques qui pourraient presque nous être familiers : Il possédait un appareil grammophone à lire la musique cachant sous un double- fond une mémoire sous forme de nano-câbles entremêlés, dans à peine trois millimètres cube, qui gardait en mémoire la totalité des disques de son enfance et toutes les émissions radio du dernier siècle. Il n’avait emporté que des livres qu’il avait déjà lus, en plusieurs exemplaires sur des rouleaux de papier recyclé, qu’il avait classés suivant dix systèmes différents au moins sur les étagères de faux bois clair devant son lit : par ordre alphabétique, chronologique, par ordre affectif ou de provenance géographique. (Garcia, 2012a, p. 47) ReS Futurae, 10 | 2017
Les consoles de l’Éternité, à l’ombre des ordinateurs : Les Cordelettes de Br... 6 17 Trait possiblement postmoderne de cette culture, l’empilement d’une technologie de pointe et d’une forme ancienne rappelle notre goût du vintage, révélateur d’un certain désir de reviviscence du passé. Sans forcer le parallèle, on constate quelques similitudes entre ce phonographe qu’on imagine vieux, voire en bois, et les Consoles à venir (avec cette différence supplémentaire que l’on ne peut manipuler des nano-câbles alors que les personnages de l’Éternité touchent les cordelettes). Au demeurant, ce lien ténu renvoie à l’importance du sentiment de nostalgie chez le héros (sur lequel nous aurons l’occasion de revenir. 18 Le monde du récit se déroule donc dans un futur lointain mais possible, où Pluton est habitée, où le navire interstellaire du Serpent, qui va presque aussi vite que la lumière, est long d’une centaine de kilomètres (ibid., p. 63), et se déplace en rassemblant sur lui les flots d’énergie cosmique, etc. La familiarité, réelle comme culturelle, le dispute ainsi à l’invention, condition double de la suspension de l’incrédulité. Crise et critique de la plénitude : immaturité et mémoire 19 En outre, cette mélancolie globale permet une réflexion sur quelques-unes des modalités d’appréhension des enjeux sociaux actuels, et notamment de l’informatique. Selon l’auteur (Garcia, 2012b), le monde en crise avant l’Éternité, tel que le roman le décrit, est assez proche du nôtre, la dépression économique se projetant dans la dépression cosmologique, puis dans l’ennui qui gagne peu à peu l’Éternité. 20 Conséquemment, le rôle des Consoles symbolise les enjeux de notre société imbue d’une technologie informatique sous ses diverses formes, les outils numériques polyvalents induisant une fantasmatique de la plénitude tout aussi nimbée de mystère que dans la tradition religieuse ou la pensée magique (au fond, on ne sait pas vraiment comment ça marche). De cette ignorance, le fouillis compact des cordelettes entortillées est l’image, alors même que l’ensemble de l’Éternité offre une co-présence intégrale, une totale platitude du monde, rappelant la Terre plate de certaines cosmologies : le soleil apparaît instantanément du coucher au lever, de l’occident à l’orient (Garcia, 2012a, p. 30)7. Cela renvoie selon l’auteur à la peur de la disparition de tout, des objets, et évoque les observations de Freud sur l’enfant du fort/da, qui joue à éloigner puis rapprocher son objet transitionnel pour compenser l’absence de sa mère. On serait invité à voir cette plénitude, et donc la technologie dont elle est potentiellement le symbole, comme révélatrice d’un certain rapport à l’enfance 8. 21 Accessoires d’éternité, les Consoles offrent la possibilité de rester éternellement dans une régression enfantine. Leur première fonction rencontrée dans le récit est l’intégration de la surprise dans la normalité d’une habitude mémorielle, Dreamer Wallace et Doug résolvant l’irruption de la pluie par la manipulation des cordelettes. Cette réduction de l’altérité à l’identité est au fond une uniformisation, une information donnant une forme unie à toute différence ; ainsi obtenue de manière automatique par la Console, l’uniformité semble suggérer une liaison métaphorique avec un fondement de l’informatique, idéalisme abstrait où les données sont codées en un langage aussi homogène que secret pour la plupart des utilisateurs. 22 Exemplairement, et même s’il ne s’agit pas d’amalgamer le code informatique à une identification réductrice, cette homogénéisation se donne à lire dans le rapport à la mémoire : les Consoles étant formellement identifiées à l’existence des sujets, toutes les informations constitutives de la vie des personnages sont conservées dans les nœuds ReS Futurae, 10 | 2017
Les consoles de l’Éternité, à l’ombre des ordinateurs : Les Cordelettes de Br... 7 des cordelettes par lesquels ils ordonnent leur rapport au temps, image des mémoires de machines aux capacités exponentielles. Les hommes peuvent ainsi revivre et modifier leur vie et leur corps en maniant les multiples fils représentant tous leurs constituants biologiques et tous les moments qu’ils peuvent nouer et dénouer à loisir pour les revivre sans cesse en rêve, – et même pour modifier leur mémoire. Ainsi, Viv (dans le chapitre éponyme), errant dans une « villa de mannequins du passé, de fantômes qui sortaient de la Console et qui y retournaient » (Garcia, 2012a, p. 115-116), se rappelle un souvenir douloureux dont elle parvient, comme pour un film, à refaire le montage pour l’améliorer, en coupant et renouant les cordelettes. Dans cette évocation de l’emploi du couper-coller, le nom n’est pas indifférent : celle qui manipule ses souvenirs (sa mémoire morte) pour les adapter à ses désirs réfère bien sûr à la mémoire vive des ordinateurs, tout autant qu’à la spectralité du fantôme, le revenant. Se révèle ainsi l’un des nœuds fondamentaux des Cordelettes de Browser : la nostalgie du passé, entre montagne de remords et gouffre de regrets – comme ceux qui assaillent le héros éponyme à la fin du monde. Justement Viv maudit Browser, notamment parce que les hommes ont déserté l’Éternité, alors que la jeune femme leur était attachée par désir narcissique (ibid., p. 121-122). À cette nostalgie est étroitement liée la manipulation, au sens politique : Viv, jalouse de sa cousine, détourne la réalité pour arranger son passé de manière confortable, en l’occurrence pour flatter son ego, en créant une meilleure relation affective avec ses parents. La Console s’adapte aux mensonges, se prête ainsi aux désirs les plus personnels. L’illusion technologique évoque alors la modification du passé qu’opèrent les régimes totalitaires (comme dans 1984, où la falsification des archives, à laquelle est employé Winston, va dans le sens du mensonge organisé, qualifié de « doublepensée9 »). Contre l’illusion et la totalité totalitaire (intensive) 23 L’un des enjeux principaux de l’ouvrage est alors de montrer comment les personnages en viennent à regretter le passage du temps : notamment, ce regret se transforme en préoccupation politique, et inaugure une restauration du cours de l’Histoire contre ces source d’illusions que sont les Consoles. En effet elles ne modifient pas seulement l’apparence ou la réalité, ou la mémoire : elles servent aussi à rêver et manifestent ainsi un rapport au virtuel. Cette distance avec la réalité, typique de la logique de l’écran, est dénoncée par la « résistance » : Eliedo (dans la partie éponyme) et ses compagnons les « Indiens » ont enterré leurs Consoles, se soumettant à la vieillesse, voulant le retour de la mort et surtout pouvant désormais voir l’Éternité telle qu’elle devient, non pas dans la stabilité d’un monde parfait, mais assaillie par des « fuites » (Garcia, 2012a, p. 182). Contre toute attente en effet, le monde change à nouveau, et une putréfaction organique le gagne. L’apparition des résistants à l’Éternité est alors l’occasion de jeter un nouveau regard sur elle, et notamment sur les enjeux des Consoles qui la gèrent, induisant la révélation d’un pouvoir opaque. D’une part, par leur polyvalence absolue, ces objets du néant, Placard et Consoles, s’avèrent paradoxalement des objets de totalité (on peut littéralement tout faire avec) – ce qui peut rappeler un des soubassements de l’imaginaire technologique, notamment dans ses actualisations multimédia ou multimodales : « L’informatique ouvre la possibilité de combinaisons infinies » (Krzywkowski, 2010, p. 49), en fonction de ce qu’Ambroise Barras qualifie de « fantasme de totalisation » (« Quantité / qualité » [1997-1998], p. 5 ; cité ibid.). Mais d’autre part, surtout, ces objets science-fictionnels s’avèrent en l’occurrence ReS Futurae, 10 | 2017
Les consoles de l’Éternité, à l’ombre des ordinateurs : Les Cordelettes de Br... 8 totalitaires, c’est-à-dire mettant la totalité des aspects de l’existence d’un individu au service d’une autorité sans partage, d’autant plus forte qu’elle ne soumet pas extérieurement cet individu mais s’installe en son cœur10. 24 Dévoiement de l’idéal philosophique que peut traditionnellement représenter l’Éternité, la noirceur compacte du Placard est ainsi au centre du gigantesque Chalet de l’État, image d’un pouvoir qui n’a pas besoin de s’exercer avec violence. Pour Tristan Garcia, ce soft power absolu est la projection de la réalisation totalitaire du néolibéralisme et de l’individualisme actuels, où le fantasme de toute-puissance du XX e siècle s’est mué en mélancolie d’un monde finissant. Les derniers hommes (à peine 500 personnes) vivent dans des propriétés repliées sur elles-mêmes, mais dont les confins sont flous (Garcia, 2012a, p. 19) : indistinctes, elles se fondent les unes dans les autres, illustrant la confusion des repères qui s’estompent sans limites nettes. Monades isolées, les personnages ne sont pas individualisés par le rapport à l’altérité – sauf pour Dreamer Wallace et Anita, qui sortent de chez eux, le premier pour mourir, la deuxième pour embrasser la cause de la résistance. 25 Le roman montre ainsi progressivement l’échec de la conservation d’une idée de compacité, car la condition d’existence du compact est son échec : jamais absolu, l’en- soi n’est pas non plus complet ; le monde n’est jamais totalement sous vide ni fermé. L’extériorité rémanente s’installe dans le récit sous la forme de la Révolution qui suit un mouvement organique, la pourriture de la nature, l’invasion par la boue de la propriété de Dreamer annonçant la putréfaction corporelle de la villa de Viv. Le pourrissement automnal augmente à mesure que le monde s’ouvre, alors qu’une telle mélasse rappelle la lisière de l’univers où échoue Browser. Certes, la destruction du Chalet instaure, avec la partie intitulée Le fil de l’histoire, la violence guerrière et la répression coercitive d’une résistance tout autant meurtrière. On retrouve ainsi Elias, le vainqueur du jeu de Carnaval, dont on a découvert finalement que l’enjeu de la partie est la mort ou la survie ; Elias est justement appelé à jouer un rôle très sérieux de chef de guerre, au sein d’une coercition cruelle. Mais la topique de l’organicité implique la redécouverte des fonctions vitales, le monde révolutionnaire s’opposant au totalitarisme doux du Chalet, comme à la violence dictatoriale du Casse-Tête qui le remplace, et surtout à la mécanique des Consoles. Finalement, à mesure que le chaos succède à la « grande Éternité » (ibid., p. 225), celles-ci, comme le Placard, se réduisent à leur statut d’objet, de meubles hors d’usage (« les Consoles sont à la remise, dans un lieu bien gardé, mal branchées les unes sur les autres. Et les corps connaissent la corruption des chairs. »). Les cordelettes vont jusqu’à servir à pendre Eliedinho, le fils du chef de la résistance, devenu tyran couard (ibid., p. 271). 26 C’est justement à partir de cette horreur que peut se résoudre la tension entre l’absence nominale de l’informatique et des ordinateurs, et leur prégnance symbolique remarquable. 3. La surface et la profondeur : cordelettes et corps de lettres 27 Les Consoles peuvent se lire comme un outil de consolation, dont la compacité (qui échoue) dit en creux la fonction consolatrice du livre, objet non compact contenant diverses histoires à nouer pour faire un roman. ReS Futurae, 10 | 2017
Les consoles de l’Éternité, à l’ombre des ordinateurs : Les Cordelettes de Br... 9 Au-delà et en deçà des ordinateurs 28 D’une part, les Consoles du conte excèdent de très loin les potentialités des ordinateurs, en permettant la manipulation, plus que des choses ou des souvenirs, de la structure même de l’univers, telle qu’elle se révèle à l’intérieur du Placard sur le point d’être détruit, « néant marbré et couvert de nervures, de fines lignes blanchâtres » (Garcia, 2012a, p. 272). Au moment où la surface en est brisée, les cordelettes s’éparpillent, et le rêve de l’Éternité prend fin. Se trouve alors confirmée leur possible lecture dans la perspective physique de la théorie des cordes : socles des chaînes causales, les vibrations constitutives des particules élémentaires de la matière orientent les événements vers l’existence ou non. L’objet fonctionnerait alors comme signe d’une réflexion ontologique sur le totalitarisme potentiellement induit par les Consoles, comme enfermement (claustration) qu’il faut rompre pour voir ce qu’il prétend cacher, contrôler – en vain. 29 D’autre part, Tristan Garcia, inspiré par La machine à différences, roman steampunk de William Gibson et Bruce Sterling (1990), a voulu présenter un ordinateur primitif, semblable au boulier, pour comp(u)ter les informations, en lien avec une fonction mémorielle traditionnelle, attachée à la cordelette du chapelet : le romancier évoque à ce propos Soljenitsyne qui, au goulag (matricule CH-262), utilisait un chapelet de liège afin de mémoriser les milliers de vers de son poème Dorojenka, ainsi que sa pièce Le Banquet des vainqueurs, conçues au camp d’Ekibastouz11. Les Consoles renvoient ainsi aux racines ancestrales de la computation, et seraient des ordinateurs réalisés en fonction du soubassement, peut-être intemporel, de l’intellection qui permet de se souvenir. Et au fond, toujours au plan de la conservation mais plus matériellement, l’ordinateur, boîtier électronique, n’est qu’une étape, sans doute éphémère, dans un processus technologique où il a beaucoup moins d’importance que son paradigme, justement figuré par la Console comme par le Placard : la boîte. 30 La fascination pour les virtualités artificielles se heurte donc à l’insistance sur le socle archaïque de la machine informatique, sur son aspect éminemment matériel et concret, voire son statut de produit industriel : épaisseur économique que la focalisation sur la bidimensionnalité de l’écran fait oublier. De cela découlent deux observations, que l’on va développer par après. D’une part, le totalitarisme potentiel de l’ordinateur ne permet pas de l’y réduire : si la Console et le Placard n’orientent l’exploitation des cordelettes que dans un but compact, la machine en général offre des possibilités poétiques qui excèdent l’uniformisation abstraite, comme on va le voir. D’autre part, et de même, la diégèse montre que les artifices illusoires produits par la Console ne peuvent endiguer les affects humains, entre pulsion violente (on pend Eliedinho avec les cordelettes) et nécessité du rapport physique, corporel. Écriture de la consolation et de la relation, contre le risque du compact identitaire 31 Avec les meubles de l’Éternité, Tristan Garcia offre plus que des objets magiques ou dérisoires, dénonçant la tentation de se bercer dans le confort de l’habitude : il s’agit de la problématique d’une identité exclusive, sans considération de l’altérité, où le tiers est sans recours exclu. Pour saisir les enjeux de cet autotélisme et montrer que sa ReS Futurae, 10 | 2017
Les consoles de l’Éternité, à l’ombre des ordinateurs : Les Cordelettes de Br... 10 fermeture ne peut être intégrale, puisque la condition du compact est son échec, l’auteur, dans Forme et objet, reprend le symbole alchimique de l’ouroboros, image d’ absolu, en imaginant que ce serpent qui se mordrait la queue essaierait de « passer tout à fait en soi » : Mais le Roi Serpent gnostique ne parviendra jamais à s’emplir de soi jusqu’au néant et à l’absolu. Pourquoi ? Parce qu’il finit immanquablement par générer une boucle, un circuit d’être de plus en plus restreint, un nœud coulant de plus en plus serré qui, se rétrécissant sans cesse, ne s’évaporera pas dans un claquement, pour ne laisser subsister que néant. Le serpent devient une masse proprement compacte, indistincte, de ce qui est dévoré et de ce qui dévore – il n’arrive pas à être en soi, mais seulement à former une boule, une masse plutôt pathétique. C’est cet empêchement que nous nommons le « compact ». […] Il reste toujours quelque chose qui résiste : sinon la vie du serpent des païens, du moins son existence, sinon son existence, du moins le fait qu’il ait existé, voire qu’il ait été possible – et au bout du compte, une certaine chance qu’on ne peut enlever au Roi Serpent et que lui- même ne peut anéantir. (Garcia, 2011a, p. 82-83) 32 Ces lignes éclairent sans doute particulièrement l’action de Browser qui, ayant tué justement son serpent totem d’entraînement, et, plus tard, quitté son Serpent intersidéral, a voulu tuer le temps en fermant le monde, en tentant d’en sortir – alors qu’on n’en sort pas12 (sauf peut-être par un évidement suffisant de soi permettant d’accueillir le monde en soi). Personnage compact lui-même dans son indifférence par rapport à l’amour et son oubli du nom de la jeune fille qui l’aima au lycée, il se laisse ouvrir par le regret, et grave sur le Placard la question remarquée par Dreamer Wallace : « Quel était son nom ? » La réponse est le sceau de l’œuvre, comme on va le voir ci-après en considérant sa fin. 33 Mais avant d’y parvenir, le lecteur s’est rendu compte que la seconde moitié de l’œuvre rassemble les différents fils des intrigues précédentes pour configurer en roman l’ensemble des nouvelles et donner un sens cohérent à chacun des nœuds rejoints (à l’exception peut-être des nouvelles de Carnaval, à la relative autonomie). Exemplairement, le chapitre « La villa » (partie Eliedo), insère dans l’histoire du personnage éponyme et de sa fuite avec Pénélope pour faire revenir le temps, les présences de Viv (dont la propriété, devenue organique, pourrit) et de Dreamer (qui n’est pourtant pas une lumière) au sein d’une ampoule électrique dont l’explosion provoquera l’incendie de la villa. Eliedo comprend alors la logique des « fuites » de l’Éternité : Tout ce qu’on avait sorti de ce monde revenait. Lorsque la bulle éclaterait, le flot des ordures de l’univers envahirait de nouveau les appartements, les maisons, la réalité. Éventré, le néant rendrait comme une poubelle renversée ce qu’on avait jeté au Placard, sans plus y penser. Le Refoulé. Ça revenait. Le barrage prêt à craquer. (Garcia, 2012a, p. 206-207) 34 Les multiples métaphores et comparaisons textiles de l’œuvre renouent avec la tradition textuelle de mise en relation de fragments par une totalisation signifiante. Tristan Garcia revendique ainsi le lien entre l’image des cordelettes nouant les instants et l’écriture de petites nouvelles qui suivent différents personnages plongés dans l’éternité, puis nouées littérairement progressivement pour en faire un roman (Garcia, 2012b). 35 Dès lors, la notion d’ouverture, éminemment relationnelle et opposée à la claustration de l’Éternité compacte, s’impose lorsqu’on considère ces relations entre les textes du livre, et celles que ce dernier tisse avec l’imaginaire du lecteur. En particulier, divers ReS Futurae, 10 | 2017
Les consoles de l’Éternité, à l’ombre des ordinateurs : Les Cordelettes de Br... 11 signes ravivent tout l’héritage de la tradition poétique de la musique cosmique, harmonie des sphères dont l’image privilégiée reste la lyre d’Orphée, aux cordes pythagoriciennes. Certes, ce récit romanesque n’est pas un poème, et Browser n’aime pas la poésie – pas plus que la philosophie (Garcia, 2012a, p. 46) ; c’est pourtant lui qui accomplira le rêve poétique d’éternisation par la parole, et justement des vers de « L’Éternité » de Rimbaud offrent l’une de ses épigraphes au roman, dédié par ailleurs à la grand-mère de l’auteur, Carmen (prénom espagnol consonant en un effet de boucle avec le dernier mot du livre, « Consolación »13) : autant d’indices d’un soubassement – sinon d’une structuration – poétique. 36 Mais il y a sans doute plus, si l’on s’appuie sur l’étymologie de la console, les lettres primant les nombres. Dans la dernière partie de l’œuvre, Consolation, on apprend que le sortilège de l’Éternité a été levé, des journalistes rencontrant la jeune fille aimée de Browser, devenue vieille dame, dont le nom est le dernier mot. Par un jeu lexical aux multiples facettes, la Console se révèle la projection d’un désir d’appui, comme au sens concret des « consolateurs » que sont les saillies de bois dans les stalles du chœur d’une église14. Aux confins de la réalité, face à une Frange qui prend la forme d’une fille de quinze ans (Garcia, 2012a, p. 68), Browser s’est souvenu de ce désir amoureux de son passé, et le néant a exaucé le souhait d’une étreinte improbable. S’appuyant contre le rien qui a pris l’apparence de ces fantasmes, de ces regrets, le héros nostalgique se laisse piéger sans retour (apparemment) ; de cette issue déceptive, d’absence d’issue justement, le mystère de la production des Consoles et du Placard était le prodrome ; n’en est tirée qu’une piètre consolation. Et c’est ce pis-aller que veut pallier le livre : La fonction de consolation de la littérature demeure à mes yeux essentielle. […] l’écriture consiste pour moi à essayer de parvenir au bout de mon intelligence, et j’espère de celle du lecteur !, pour y trouver autre chose que de l’intelligence : un sentiment physique, archaïque, de consolation, qui répète sans cesse le geste de l’homme qui en prend un autre dans ses bras, et se tait, du père ou de la mère qui rassure l’enfant, de l’amoureux qui apaise celui ou celle qu’il aime, de l’ami qui écoute ou prend par l’épaule. (Garcia, 2014, § 38) 37 L’objet livre peut paraître compact, mais, à la différence de l’ordinateur, sa fonction est de pouvoir s’ouvrir, non pas comme les Consoles, pupitres boiteux, mais comme les bras qui consolent. Pour Tristan Garcia, les Consoles du monde éternel sont de petites incarnations de l’éternité, des mémoires absolues extériorisées qui conduisent à l’amnésie, à l’oubli, alors que le livre, et notamment le roman, est une mémoire particulière qui produit le souvenir et permet de se souvenir. Au fond, l’auteur s’est plu à construire un récit à l’imagerie primitive à partir d’hypothèses de science-fiction, non pas pour illustrer son statut de littérature de demain, mais pour conduire à une réflexion sur la littérature comme expression de la nostalgie du passé. La clef de cette archaïsation peut résider dans l’usage d’un langage dont la polysémie est constamment sollicitée, surtout dans la remotivation de sens propres ou étymologiques : par exemple, la mise au Placard de l’État est irrémédiable tant que la fin des temps reste sans fin ; mais si la Console console, c’est aussi que l’ordinateur ordonne, dans l’ambiguïté du terme. On peut comprendre que la consolation offerte par la Console est illusoire parce que non seulement elle ne dit pas son nom, mais surtout parce que les personnages la manipulent pour que tout rentre dans l’ordre, que tout s’intègre au système, comme on parle de circuits intégrés, dans une relation de totalisation intensive par identification qui réduit l’autre au même. S’il s’avère que le dispositif de l’Éternité la représente, on est alors amené à voir dans l’uniformisation informatique, où tout est ReS Futurae, 10 | 2017
Les consoles de l’Éternité, à l’ombre des ordinateurs : Les Cordelettes de Br... 12 nombre dans une même suite binaire, un tel repli universel dans le compact, auquel s’oppose une autre consolation, peut-être moins susceptible de piéger celui qui s’y livre : celle de la relation humaine, indispensable à des êtres, pour l’instant encore, organiques. 38 Ainsi, Les Cordelettes de Browser de Tristan Garcia jouent avec la présence concrète de l’informatique pour en révéler la prégnance symbolique et signifiante : le rapport du roman de science-fiction au temps n’est ici pas tant une projection dans le futur qu’une réflexion sur le sens du passé – et sur notre présent, où les enjeux de la matière sont aussi clivants que préoccupants (entre miniaturisation, dématérialisation apparente, multiplication des écrans qui cachent plus qu’ils ne révèlent, surproduction et pollution). Si le regard éthique de Tristan Garcia ne correspond pas à une dénonciation univoque de la technolâtrie, il semble au demeurant induire, sinon une condamnation, tout au moins une distanciation des objets tape-à-l’œil et de la fascination pour des progrès technologiques indéniablement profitables et exponentiels. Il s’agit sans doute au fond de questionner la crispation identitaire du soi dans son rapport à l’autre, qu’analysent aussi l’essai Nous, animaux et humains, et surtout Mémoires de la jungle : ce roman de SF sans quasiment aucune machine dit à la fois l’extériorisation de l’humanité (sa déterrestration), exilée sur des stations orbitales – et le possible devenir- homme du singe, à travers un personnage narrateur chimpanzé ayant appris à s’exprimer en langage humain. 39 Antérieure dans l’œuvre de l’auteur, la rédaction des Cordelettes correspond pour lui à un moment d’adieu à la littérature considérée comme absolue, l’invitant à laisser derrière soi le fantasme du total embrassement extérieur de l’histoire et du monde – aujourd’hui reconduit par le projet de numérisation intégrale de l’information par Google et ses optiques transhumanistes, congruentes à ce projet. À l’encontre d’une fantasmatique conférant aux hommes (à certains d’entre eux) un pouvoir illimité par la mathématique, prendre le parti de fabriquer les Consoles de l’Éternité avec du simple bois induit en retour, implicitement, une caractérisation de l’ordinateur en fonction de ce qui le constitue matériellement, métaux rares, cuivre, et surtout plastique, pétrole : matière fossile, mais transformée – cachée. Cette renaturalisation archaïque va ainsi dans le même sens que le statut illusoire des objets de l’Éternité et leur fonction identifiante et immobilisante : bien que les Consoles soient visiblement et explicitement de bois, leurs utilisateurs oublient cette matérialité au profit d’une fixation éternelle, tout comme les fenêtres ouvertes dans nos écrans n’ont aucune vocation à rappeler l’existence du support derrière elles. 40 À cette immobilisation s’oppose en définitive le rapport de Tristan Garcia au langage : comme la remotivation récurrente de lexies figées, la logique du jeu de mots permet une réflexion sur le passé (la continuité, le reste) et sur l’éclatement des identités, à l’ère de leur potentielle dissolution dans les images du virtuel. Dès lors la relation de l’auteur à l’imaginaire informatique peut s’éclairer par trois idées peut-être moins novatrices qu’essentielles. En premier lieu, l’idéalisme qui veut l’Éternité se lit comme une hypothèque du futur au détriment du seul indéniable qu’est le passé, dont la trace est le déchet – ou l’œuvre : construite sur une circulation du sens qui ne s’abuse pas, celle-ci cherche une stabilité sans nier son statut éphémère. Ensuite, de même, l’abstraction n’est pas sans le concret et le matériel, et la fiction qui s’imagine indépendante peut dissimuler une logique de pouvoir souverain assujettissant la singularité personnelle de chacun, entendue au sens de l’unicité propre de l’individu. ReS Futurae, 10 | 2017
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