Les soins palliatifs face aux enjeux éthiques

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Les soins palliatifs face aux enjeux éthiques
Volume 19 • no 1 - Hiver 2011

                                                            Les soins palliatifs
                                                            face aux enjeux éthiques

Sommaire
Mot de la présidente                                   02
De la souffrance ou l'art de mettre les voiles         03
Histoire des soins palliatifs au Québec                07
Les soins palliatifs influencent-ils la fin de vie ?   08
Mémoire du comité d'éthique
du Réseau de soins palliatifs du Québec
à la commission parlementaire sur la question
de mourir dans la dignité                              09
Les opiacés normalement prescrits ne tuent pas !       14
La sédation palliative :
quelques enjeux cliniques et éthiques                  16
Ombres et lumières sur la fin de la vie                18
Coach, Mentor, Tuteur, Conseiller, Guide…              19
Chronique Palli-Science                                22
Nouvelles des régions du Québec :
Enfin une maison de soins palliatifs
pour Vaudreuil-Soulanges !                             24
Formation Pallium                                      25
Chronique J'ai lu                                      26
Les soins palliatifs face aux enjeux éthiques
Comité de rédaction                         Le mot de
    Mme Manon Champagne
    Professeure
                                                    la présidente
                                                E
    UQAT
                                                          uthanasie, suicide assisté, sédation
    Mme Marlène Côté                                      profonde, tous ces concepts sont
    Directrice des bénévoles                              ­d iscutés rég u lièrement da ns les
    Équipe d’accompagnement                     médias. Le comité parlementaire sur la
    Au Diapason et Maison Au Diapason           ­question de mourir dans la dignité tient ses
    Mme Thérèse Trudel                           audiences à travers la province depuis
    Réviseure                                    ­p lusieurs mois déjà. Au même moment,
                                                  le comité parlementaire sur les soins pal­
    M. Jean Guy Renaud, MBA                       liatifs et soins de compassion consulte les
    Directeur général                             Canadiens à ce sujet. Les préoccupations
    Mme Jacqueline Dionne                         éthiques en fin de vie occupent l’avant-scène.
    Adjointe administrative
                                                Le Réseau de soins palliatifs participe aux
                                                discussions. Plusieurs membres du comité
                                                d’éthique vous offrent leurs réflexions sur ce
     Permanence du Réseau
                                                thème dans le présent Bulletin. Chacun a
     de soins palliatifs du Québec
                                                préparé un mémoire pour la présentation à la
                                                commission parlementaire (les mémoires sont
     M. Jean Guy Renaud, MBA
     Directeur général                          disponibles au site internet du Réseau :           Vous retrouverez avec plaisir les différentes
                                                www.reseaupalliatif.org). Dans le mémoire          chroniques de votre Bulletin, de la chronique
     Mme Jacqueline Dionne                      du comité d’éthique du Réseau, dont vous           de Palli-Science aux nouvelles des régions
     Adjointe administrative                    pourrez prendre connaissance dans ce               du Québec, aux commentaires de lecture.
                                                numéro du Bulletin, le comité transmet le          Je vous invite à planifier dès maintenant votre
     500, rue Sherbrooke Ouest                  message présenté au dernier congrès, soit :        participation au prochain congrès du Réseau
     Bureau 900                                                                                    qui aura lieu à Trois-Rivières, les 30 et
     Montréal (Québec)                          • Utiliser les termes précis,                      31 mai. Venez vous ressourcer sur le thème
     H3A 3C6                                      éviter les euphémismes ;                         « Amadouer l'arracheuse de temps… des
                                                • L’euthanasie et le suicide assisté sont          questions de choix ». Madame Hélène René
     Tél. : 514-282-3808
                                                  une question privée, et aussi sociétale ;        et son équipe vous attendent.
     Téléc. : 514-844-7556
     Courriel : info@aqsp.org                   • Les soins palliatifs ne reconnaissent pas
                                                  l’euthanasie et le suicide assisté comme
                                                  un soin, un soin approprié ou un droit.
    Imprimeur
                                                J’ajouterais que des soins palliatifs de qualité
    JB Deschamps
                                                ne peuvent considérer l ’euthanasie ou
    Impression                                  le ­s uicide assisté comme un élément de                                    Justine Farley n
    1 350 copies                                l’approche palliative.
                                                Et si nous mettions nos efforts pour respecter
    Infographie                                 la personne dans son ensemble, sous toutes
    Colpron                                     ses facettes, tout au long de sa vie, et non pas
    www.colpron.com                             uniquement son autonomie au moment de sa
                                                fin, cela serait plus exigeant, certes, mais
    Les propos contenus dans chaque             ­tellement plus humain.
    article ou annonce publicitaire
    n’engagent que les auteurs.
    Veuillez faire parvenir vos articles
    en format Word à : info@aqsp.org
    www.reseaupalliatif.org
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    Été 2011
    Tombée des textes
    1er mai 2011

2                                    Bulletin du Réseau de soins palliatifs du Québec • Volume 19, no 1 - Hiver 2011
Les soins palliatifs face aux enjeux éthiques
De la souffrance
ou l’art de mettre les voiles
Par : Alexandre Jollien

Ce texte reprend intégralement le chapitre III du livre
Le métier d’homme d’Alexandre Jollien.
Rappelons que ce dernier a livré des conférences
très ­appréciées lors du dernier congrès du Réseau
de soins palliatifs. Ce chapitre est reproduit avec
l’aimable autorisation des éditions du Seuil.

E
         n préambule à ses conférences, Paul       sagesse la plus inflexible ! Ici, la notion de mal   que dans la virtuosité qu’elle déploie pour
         Valéry aimait à répéter : « Je viens      évoque évidemment autre chose que les                surmonter le mal.
         ignorer devant vous. » Excellente         petits maux que la médecine – pour notre
entrée en matière pour aborder une réflexion                                                            Pour garder sauf l’entrain qui nous anime, il
                                                   ­bonheur – balaie à coups de pilules. En plus
sur la souffrance. Qui peut se targuer de maî­                                                          convient de tirer du quotidien et des mauvais
                                                    des t­ ourments que la psychologie prétend
triser quelque sujet et de produire par son                                                             jours quelque fécond outil adapté à l’échec.
                                                    soulager, en quelques séances, existe une
discours le moindre effet ? Les mots restent                                                            Cette quête fait de l’homme un apprenti
                                                    souffrance fondamentale qui appartient à la
                                                                                                        emprunté, placé devant une vertigineuse et
vains face à un corps terrassé par la douleur,      nature humaine et demeure imparable…
                                                                                                        obscure obligation : faire de sa vie une œuvre,
à un cœur privé de l’être cher, à une solitude
                                                   On peut cacher cette souffrance ou choisir           forger une personnalité digne d’assumer
subie au fil des ans. Pourtant, le combat
                                                   (souvent avec quelque complaisance) de l’ex­         pleinement la totalité de l’existence.
joyeux ne saurait faire l’impasse de la ques­
tion du mal qui sévit, des tourments qui           hiber. Sa force et sa ténacité obligent cepen­       Se lancer dans la construction de soi me
­accablent, des peines qui écrasent. Le pro­       da nt chacun à se tenir sur ses ga rdes.             place devant un abîme car il s’agit avant tout
 grediens, vous, moi, doit proposer une            L’affronter de face apparaît souvent impos­          d’exercer sa lucidité, de savoir sur quoi l’on
 réponse, ou du moins tenter d’en chercher         sible. Insensible aux expédients, elle persiste      bâtit. Un bref rega rd sur la condition
 une face à ce qui décourage, meurtrit et          comme une marque indélébile qui rend vain            humaine suffit, en effet, à mettre en lumière
 blesse. L’espérance qui nous motive ne s’enra­    l’effort, résiste à toute tentative d’effacement.    son caractère tragique. Alors, résignation ?
 cine-t-elle pas précisément dans la certitude,
                                                   Le métier d’homme, art de vivre fatal que            Là, précisément, s’amorce ma réflexion sur les
sans appel, qu’il faut tirer profit de chaque
                                                   chacun pratique au quotidien – souvent sans          blessures, les douleurs, les angoisses, la
expérience, et surtout des plus cruelles ?
                                                   le savoir –, exige par conséquent bien des           menace qui un jour finira par se concrétiser.
L’homme est ainsi fait : chaque jour il livre un   ressources, une consta nte ingéniosité               Marguerite Yourcenar place dans la bouche
combat, essaie de sur vivre, de devenir            déployée pour faire de la vie une victoire,          de l’empereur Hadrien un constat qui situe
meilleur, peut-être. Mais que d’obstacles le       pour assumer sa condition… Voilà la grande           l’homme : « Quand on aura allégé le plus
guettent quand il se heurte à l’ennemie de son     affaire qui motive chacun de nos combats et          possible les servitudes inutiles, évité les mal­
progrès, l’unique peut-être : la souffrance qui,   guide ma quête. Je veux donc bien, dès               heurs non nécessaires, il restera toujours,
avec le désespoir, ronge de l’intérieur, qui       l’abord, avouer mon extrême faiblesse. Parler        pour tenir en haleine les vertus héroïques de
étend ses ravages au milieu de la foule comme      de la souffrance, pire, la vivre dans sa chair       l’homme, la longue série des maux véritables,
dans la pièce la plus isolée. Elle ­semble tou­    est une épreuve redoutable que le métier             la mort, la vieillesse, les maladies non guéris­
jours la plus forte et revêt diverse formes        d’homme interdit d’éluder. Une personnalité          sables, l’amour non partagé, l’amitié rejetée
cruelles dont l’opiniâtreté désarme même la        ne trouve précisément sa quintessence                ou trahie, la médiocrité d’une vie moins vaste

                               Bulletin du Réseau de soins palliatifs du Québec • Volume 19, no 1 - Hiver 2011                                             3
Les soins palliatifs face aux enjeux éthiques
que nos projets et plus terne que nos son­             Devant un tel désarroi et sans prétexte à la          propédeutique : je dois en assumer le poids
    ges1. » Tel est, tôt ou tard, le lot commun, je        souffrance, vais-je sombrer dans le nihilisme,        ahurissant, puis tenter de le dépasser.
    ne le sais que trop. Mais où chercher les              abdiquer face à un monde où souffrance et
    ­vertus à même d’adoucir la dureté de l’exis­          mort triomphent ? Entre illusion et cynisme           Pour qui se risque à renoncer aux illusions, la
     tence et comment forger l’état d’esprit, l’arme                                                             précarité même de la vie « risque » de devenir
                                                           désabusé, je peux laisser la question en
     à opposer à l’ennemi ?                                                                                      alors une source. Sachant désormais à quoi
                                                           ­s uspens et tâcher de vivre – dégagé, tran­
                                                                                                                 m’en tenir, me voici obligé d’engager le
                                                            quille – mais ma vie l’interdit. Il faut s’enga­
    Peut-être sied-il de partir de l’unique certi­                                                               ­combat. À nouveau, les plus faibles prennent
                                                            ger ou au moins consentir, sinon le combat si
    tude, de la perspective du néant dont nous                                                                    valeur d’exemple. Chez eux, la vulnérabilité
                                                            exigeant tournerait vite court. Le tragique est
    procédons et vers lequel nous sommes préci­                                                                   crève les yeux, et ils ne la cachent pas,
    pités chaque jour ? Au cœur même des                    là, moi aussi ! Entre deux, tout reste à bâtir. Il
                                                                                                                  conscients que la vie s’accompagne irrémé­
    réjouissances, le tragique nous précède, tant           n’y a guère le choix. Ni modèle, ni solution,
                                                                                                                  diablement d’un lot déconcertant de souf­
    que nous vivons. Le nier, c’est en quelque              ni réponse toute faite, ni mode d’emploi ne
                                                                                                                  frances. S’adaptant sous la contrainte, ils
    sorte le mettre au premier plan. Complice ou            sont disponibles. Chacun y va à tâtons,
                                                                                                                  mettent tout en œuvre pour percevoir et
    adversaire, il constitue la toile de fond, la           essuyant des échecs, bâtissant sur ses ruines.
                                                                                                                  construire quelque beauté. Il n’y a rien à per­
    substance même de ma condition. Un tel                                                                        dre puisque tout est déjà perdu d’avance !
    constat est évidemment loin de mettre en               Du tragique comme source                               Tout ce que je construis, je l’arrache, pour un
    joie. Pascal l’avait vu. On cherche à fuir le          Parfois se produit le retournement : le tragi­         temps, à l’emprise de la souffrance ; toute la
    tragique dans les jeux, dans l’action ; même           que instruit. Qui le côtoie se forme. La               joie que je donne, je l’oppose à la tristesse, à
    l’activité la plus modeste vise à nous en éloi­        sagesse fécondée par la souffrance, l’échec ou         la solitude. Rien n’est grave, puisque tout est
    g ner : tout plutôt que de réa liser que               le tourment, nourrie par les obstacles vaincus         grave. Chaque minute portant l’empreinte
    l’homme, voué à la mort, n’échappera guère             au jour le jour, sera sans doute de quelque            secrète du tragique, de la mort toute proche,
    à sa part de souffrance. Nul besoin de s’ap­           utilité. Assurément, l’oreille doit se dresser, la     il conviendra de l’habiter, d’y placer force
    peler Bouddha, ni d’avoir tenu la posture du           volonté se tendre pour que la voix discrète se         et joie. Loin de terrasser, ce constat convie
    cobra tous les mardis soir, pour prendre               fasse entendre, pour qu’un espoir rejaillisse là       à une légèreté. Aucune na ïveté, nu lle
    conscience que rien n’est sûr, sinon la mort.          où on l’attendait le moins. Voici donc le              ­i nsouciance dans cet état d’esprit pétri
    Me voilà placé devant l’abîme, seul, sans              ­premier défi : modeler une vie, sculpter l’exis­       de ­profondeur.
    recours philosophico-théologique. Va-t-on               tence sur du sable, avec, pour guides, aussi les
    expliquer à une mère éplorée que le tragique                                                                 La légèreté fournit à l’apprenti du métier
                                                            plus paumés, précurseurs meurtris qui contre         d’homme un outil bien précieux, une force
    visite chaque famille, que tout le monde y              toute logique luttent, proposent un sens, fra­
    passe ? Elle s’en moquera et elle aura raison.                                                               inédite capable de dynamiter le monde. Fort
                                                            gile, sans cesse menacé. Ils tirent profit de        éloignée de l’optimisme obtus de l’ingénu,
    Aucun de nos maux n’a d’excuse. Et quand                tout, même de la souffrance.
    bien même en aurait-il, nous en porterions-                                                                  elle rend souvent florissantes des solitudes ou
    nous réellement mieux ? Connaître l’éven­              Ce travail procède d’un réalisme froid,               des souffrances surmontées. Sa nature la
    tuelle utilité de son mal ne soulage guère le          ­tranché. Toute vie est fragile, vulnérable, à la     dépouille de tout artifice, la transforme en
    malade. Savoir pourquoi la souffrance existe            merci du premier incident. Demain, je puis           une joie qui pressent la précarité de tout.
    n’adoucit ni les peines du moribond, ni les             me trouver cloué sur un lit, mourir, perdre          Singulier paradoxe : bien des « bonnes
    plaies de l’enfant battu, abandonné. Même               un être cher. Une fois né, l’homme est pro­          ­v olontés » engagées dans quelque œuvre
    théoriquement élucidé, le problème du mal               mis au pire. Vais-je en rester là ? Certes, non !     humanitaire s’initient à cette joie insolite
    resterait un drame existentiel.                        Ce constat sombre mais avisé ne peut qu’être          et inattendue sur des terrains qui ne leur
                                                                                                                 annonçaient que misère et désolation.
                                                                                                                 Qui adopte la légèreté, subtil antidote au
                                                                                                                 désespoir, éprouve les dangers d’une révolte
                                                                                                                 grimaçante, devine que la souffrance ne fait
                                                                                                                 pas que vivre des saints ou des sages. Devenir
                                                                                                                 léger, c’est accepter humblement le sort après
    Alexandre Jollien, auteur
                                                                                                                 avoir tout tenté pour éradiquer son ombre,
                                                                                                                 affirmer une résistance là où priment la
                                                                                                                 révolte et la colère, c’est refuser que la rage ou
                                                                                                                 la haine viennent aliéner la liberté. Être léger,
                                                                                                                 c’est donc recourir de force à la joie contre ce
                                                                                                                 qui aigrit, contre ce qui isole, épauler celui
                                                                                                                 qui souffre pour qu’il ne se claquemure pas
                                                                                                                 dans son mal-être. La légèreté va contre, elle
                                                                                                                 contre ce qui rétrécit.
                                                                                                                 Fécondée par autrui, elle peut s’incarner dans
                                                                                                                 le sourire ou la poignée de main que deux

    1. Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, Gallimard, 1974.

4                                               Bulletin du Réseau de soins palliatifs du Québec • Volume 19, no 1 - Hiver 2011
Les soins palliatifs face aux enjeux éthiques
compagnons d’infortune partagent pour                         bonheur se partagent aisément, la souffrance         un devoir premier : tout mettre en œuvre
chasser le désespoir. Elle inspire les paroles                répugne, elle fait honte et isole. S’y greffe dès    pour supprimer la souffrance.
d’encouragement, se propage dans l’humour                     lors une autre torture : être jugé, incompris,
                                                              porter seul un poids trop lourd quand plus           Répétons-le ! La souffrance ne grandit pas,
salvateur, libère celui qui lutte contre le
                                                              que jamais une écoute amicale allégerait le          c’est ce qu’on en fait qui peut grandir l’indi­
désarroi, elle se réjouit du plus infime progrès
                                                              tourment. Se mettre à la place du souffrant,         vidu. Nul besoin de souffrir pour s’épanouir,
et ignore le ressentiment qui ne tarde pas à
                                                              voilà un exercice ardu. On peut au moins             nul besoin de connaître l’isolement pour
engendrer le mépris de ses semblables. Il est
                                                              être là, tenter de réconforter, et surtout s’abs­    apprécier la présence de l’autre. D’éminents
fort délicat de conserver de la confiance, de
                                                              tenir de juger. Dans la souffrance, une pré­         chercheurs ont dépensé temps et énergie à
maintenir un rapport à soi serein lorsque la
                                                              sence, aussi discrète soit-elle, surclasse – et de   vanter les mérites de l’épreuve, les bienfaits
maladie, le désespoir s’installent ; bientôt,
                                                              loin – les discours qui prétendent tout maî­         de l’échec. Il faut faire ses expériences, dit-
avec le mal, c’est la vie tout entière qu’on
                                                              triser. Un regard, un sourire, un mot, voilà         on. Certes, mais les accumuler ne suffit pas.
haïra. En dépit des envieux, des grincheux ou
                                                              ma part d’action. Tâche difficile que celle          On risque de trouver dans cette rhétorique
des vengeurs, l’adepte de la légèreté relève
                                                              d’assister impuissant à la ruine d’un être           une invitation à la fuite, un prétexte futile
donc le déf i d ’accueillir l’existence, de                                                                        pour infliger des peines. Par un jeu de mots
­l ’embellir chaque jour. Sur son chemin, la                  aimé, de tenter de trouver le geste qui récon­
                                                              forte, tandis que le désespoir l’emporte ! Le        (ta pathémata mathemata : ce qui fait souffrir
 présence de l’autre consolide sa persévérance.                                                                    nous enseigne), les Grecs ont tenté de forger
 Dès lors, pour assumer une difficulté qui                    sourire fragile, la parole indécise, le soutien
                                                              arrachés au prix de mille efforts paraissent         une attitude, bien plus subtile, à opposer aux
 désarme, il s’ouvre et consent à trouver une                                                                      tourments, à ce qui blesse et détruit. J’y
 aide, à risquer la rencontre.                                vains, mais s’ils manquent, c’est que manque
                                                              l’essentiel.                                         trouve un outil. Nommée algodicée, elle part
La légèreté oblige aussi à ne pas sombrer dans                                                                     de l’expérience que voici : rien de pire qu’une
la haine de soi. La force qui résiste à cette                                                                      souffrance gratuite, absurde, dépourvue de
                                                              D’une gratuité insignifiante                         sens. Alors que la jeune mère oublie allégre­
sinistre menace éclaire parfois le visage des
                                                              (ou le profit joyeux avant tout)                     ment les douleurs de l’enfantement, que le
souffrants. À contempler leurs traits, on puise
un encouragement. Mais le vainqueur se                        Pour vivre, l’homme absorbe de la nourri­            trophée du vainqueur fait disparaître courba­
trouve souvent dans le mauvais camp : alors                   ture, la chose est entendue. Que dire du             tures et égratignures, les souffrances gratuites
le mal triomphe et engendre des personnes                     contact, des liens qui nous lient aux autres ?       et stériles ne s’effacent jamais. Elles nous
blessées, tristes, fermées, acariâtres.                       Dans le malheur, rien de plus précieux que la        dépossèdent, nous privent peu à peu de la
                                                              présence d’un être cher, l’écoute d’un proche.       liberté. Ainsi, face au scandale et surtout à
Oui, il faut le postuler, ce sont des victimes                Sans ce soutien, l’homme cesse de croître,           l’absurdité de ce qui fait mal, les Anciens
dont les sautes d’humeur et le repli sur elles-               il dépérit. Mais le commerce avec autrui –           convient à tout mettre en œuvre pour rendre
mêmes trahissent surtout l’impuissance.                       par ailleurs si fécond – peut constituer un          fructueux le moment douloureux. Il ne s’agit
Socrate disait que « nul n’est méchant volon­                 cuisant obstacle au progrès. Victime de la           pas de courir à la recherche du danger, ni de
tairement ». Oui, derrière la méchanceté – si                 moquerie, des jugements, des condamna­               se vautrer dans la souffrance, mais celle-ci
l’on creuse – se trouve presque toujours une                  tions, celui qui souffre s’enferme pour éviter       s’imposant d’en profiter ! Cioran donne un
plaie ouverte, la frustration de l’échec. Les                 toute nouvelle attaque. Ressentiments, amer­         éclairage : « La souffrance ouvre les yeux, aide
bouddhistes ont illustré magnifiquement                       tume, solitude, honte, le tout finit par sécré­      à voir les choses qu’on n’aurait pas perçues
cette douloureuse dialectique ainsi : lorsqu’un               ter une carapace bien solide qui achève              autrement. Elle n’est donc utile qu’à la
homme te bat avec un bâton, tu n’en veux                      d’atrophier la sensibilité. « Protège-toi !          connaissance, et, hors de là, ne sert qu’à
point au bâton. Il t’a frappé, certes, mais ce                Blinde-toi ! », voilà le cri du cœur meurtri.        envenimer l’existence2.»
n’est pas lui le responsable. Réf léchis !                    Rassuré, me voici bientôt autiste, sous une
L’homme qui t’agresse, pas plus que le bâton,                 carapace. Dans ma forteresse vide, imperméa­                  La souffrance
ne mérite ta colère, ta haine. La blessure,                   ble à la tendresse, je demeure insensible à la             ne grandit pas, c’est
voilà la vraie coupable, celle qui instrumen­                 blessure, à la moquerie. À trop vouloir fuir la
                                                              méchanceté, la cruauté de certaines rencon­
                                                                                                                       ce qu’on en fait qui peut
talise l’homme aussi bien que le bâton. Le
message de cette fable s’applique à merveille                 tres, je me coupe de l’affection, d’un récon­               grandir l’individu.
à la souffrance et constitue une nouvelle                     fort. En me protégeant à l’excès des regards
                                                                                                                   Rien ne contredit plus l’algodicée que la rési­
invite à la tolérance.                                        qui condamnent et humilient, je finis par
                                                                                                                   gnation béate des fatalistes qui, devant la
                                                              fermer aussi les yeux qui aiment.
Quoi de plus ridicule que la peur d’une sou­                                                                       souffrance des autres, se voilent les yeux et ne
ris ? Une phobie qui prête à rire peut détruire,              Pour celui qui ne jouit plus de l’aisance, de la     font rien, de ceux qui, condamnant des vic­
anéantir l’individu. Vécue de l’intérieur, elle               liberté, de l’état d’esprit nécessaires pour la      times, ont tôt fait de les taxer d’incapables et
risque de prendre des dimensions insoupçon­                   surmonter, la souffrance n’est qu’une atroce         oublient que la souffrance pèse, alourdit,
nées, révéler la solitude du souffrant.                       nuisance. C’est pourquoi il faut savoir comp­        engourdit. Trop souvent elle anéantit. À quoi
                                                              ter sur autrui pour être capable, dans une           bon jeter l’opprobre sur celui qui baisse les
On ne perçoit que des bribes de l’angoisse                    situation difficile, de trouver les ressources       bras ? Avant d’accuser la victime et prétendre
subie par l’autre, de la douleur d’un malade,                 pour en tirer profit. Le rôle vital de l’autre       qu’elle se complaît dans la souffrance, peut-
on ne pressent que la présence. Si la joie, le                dans une épreuve ne saurait toutefois occulter       être convient-il de s’assurer si ce que l’on

2. Cioran, De l’ inconvénient d’ être né, Gallimard, 1990..

                                     Bulletin du Réseau de soins palliatifs du Québec • Volume 19, no 1 - Hiver 2011                                                  5
Les soins palliatifs face aux enjeux éthiques
q­ ualifiait de complaisance ne relève pas, en             sont trouvées, voilà des êtres qui tentent             conduit au foyer. Je m’installe dans une
     ultime analyse, d’un désespoir abyssal. Pri­              d’opposer au mal une réponse enviable.                 chambre. Le cafard m’envahit. Le passé, les
     sonnier de la douleur, on perd aisément                                                                          dix-sept ans d’institution reviennent avec
     ­l ’espérance et la force requises. Et chacun             Ne reste plus qu’à me mettre à leur école.             force. Dehors, les cris, les rires. Je ne peux me
      peut sombrer du jour au lendemain. On                    D’abord, ce qui frappe, c’est leur réalisme.           soustraire à l’angoisse. Je sors. De joyeux
      pourra ainsi toujours se demander pourquoi               Loin de fuir dans l’illusion, ils affrontent la        individus m’accueillent. Une jeune femme
      Primo Levi s’est suicidé après avoir tant lutté          réalité au jour le jour avec humilité et               me plaque ses deux mains sur les épaules et
      pour sa survie. On rapporte également que                humour. Difficile de conserver ces deux                lance : « T’es mignon, toi ! » Je souris, incré­
      des prisonniers de guerre ne tardèrent pas,              atouts alors que tout va mal ! Pourtant, rien          dule. Je bois un bol de chocolat. Les pension­
      après leur libération, à commettre le geste              n’est plus précieux. S’il est un nouveau               naires s’activent pour que l’hôte ne manque
      fatal. Se peut-il que la routine, les creux du           concept qui occupe aujourd’hui maintes dis­            de rien et ils déploient avec abondance leur
    quotidien privent de l’essentiel : savoir pour­            cussions, c’est bien celui de résilience, à savoir     affection. Je suis apaisé. Bientôt, les liens se
    quoi lutter, connaître sa raison d’être ? Doit-            la faculté de s’en sortir en dépit des adversités.     créent. Vite, on va à l’essentiel, laissant là
      on comprendre que trop de lutte épuise                   L’algodicée me semble procéder de cette force          tous les vernis sociaux.
      et tue ?                                                 à l’œuvre chez les plus faibles, ceux que la vie
                                                               a érodés. D’ordinaire, on considère les indi­          Le soir, je parle de Nietzsche, puis on danse,
     Reste la souffrance qui terrasse, sur laquelle            vidus meurtris avec pitié. Leur handicap,              on rit. Ma partenaire dans sa joie brise son
     l’homme n’a aucune prise. Ne la réduisons                 pense-t-on, les voue forcément au malheur,             talon aiguille arboré seulement pour les gran­
     pas par de vains discours. La souffrance en soi           leur cécité leur interdit la joie, leur maladie        des occasions. Débarrassée des escarpins, elle
     demeure injustifiable ! Elle n’enseigne rien à            les prive de tout. Mais qui s’approche d’eux,          repart de plus belle. La fête bat son plein.
     qui n’est que souffrant. S’il est indécent de             qui fait le premier pas devra sans doute révi­         Mon séjour se transforme peu à peu. Ces
     faire l’apologie de la souffrance, les questions          ser son jugement. Un état d’esprit insoup­             hommes, ces femmes qui peut-être représen­
     demeurent. Ici, encore plus qu’avant, une                 çonné l’attend. Pourquoi ne pas s’en inspirer ?        tent une honte pour leur famille m’ensei­
     prudence extrême est de mise. Pour partir en              Je me souviens volontiers de l’allégresse que          gnent à jubiler devant la vie, à prêter une
     quête de réponses – mais sans risquer de                  nous partagions, mes camarades et moi. Pour            subtile attention à l’autre. La souffrance est
     sombrer dans un silence d’abdication –, est-il            célébrer une victoire, chacun de nous hurlait          là, omniprésente. Mais les pensionnaires pra­
     bon d’avouer ma gêne et mon ignorance ?                   (le mot est faible). On hurlait pour une lettre        tiquent le rire, cultivent la joie, l’amitié. La
     Celle-ci, immense, me porte à diriger mon                 d’un ami trouvée dans la boîte aux lettres, à          souffrance ici resserre les liens, force à inven­
     regard vers les autres, c’est un fait. Si, fort           l’occasion d’une rencontre, à l’écoute d’une           ter, à trouver le bon geste, l’attitude juste.
     heureusement, personne n’est docteur ès                   bonne nouvelle. Se méprend qui réduirait à             Fasciné, je quitte le foyer. Dans le TGV, des
     souffrance, certains individus m’en appren­               de la puérilité pareille manifestation de joie.        cadres avec attachés-cases, des hommes, des
     nent davantage que bien des ouvrages                      Elle révèle simplement un étonnement per­              femmes. Je traverse les wagons, titubant à
     ampoulés sur le sujet. C’est vers eux que je              manent, un sentiment de reconnaissance.                cause de la vitesse. Ici, les visages tirent la
     veux me tourner pour le fabuleux défi de                                                                         gueule. Je perçois que le foyer est une excep­
     l’algodicée. Ne l’appliquent-ils pas déjà sur le          Lorsqu’on consent à lutter avec le quotidien,          tion avec ses rites, ses coutumes, ses prati­
     terrain de la vie quotidienne ? Chacun                    on finit inévitablement par se dépouiller,             ques, sa vie, ses êtres heureux par décision.
     apporte ainsi son sens à la souffrance. Pour              l’essentiel requérant une sorte d’ascèse de
     tenter de le trouver, je pressens, pour ma                chaque instant. L’algodicée est d’abord l’espé­                              1
     part, que seul je ne puis rien. Il me faut donc           rance exigeante que l’épreuve qui m’accable            Si je me sens impuissant à l’endroit de ma
     trouver les armes que d’autres ont forgées,               ne m’anéantira pas. Je me dois de lui opposer          propre souffrance, l’aide que je reçois m’in­
     leur emprunter les outils du combat. La sou­              une résistance, de poursuivre à tout prix              vite à prêter attention aux blessures de ceux
     veraineté de la joie peinte sur des visages               l’exercice de ma liberté, de ne pas me laisser         que je rencontre. Ainsi, l’algodicée requiert ce
     meurtris par la douleur, voilà un remède !                vaincre afin de conserver ma joie comme une            va-et-vient salvateur qui seul permet de
     Quand bien même j’aurais tout, je serais un               arme indispensable. Quelle délicate prouesse           ­relever le défi ultime, sans cesse d’actualité :
     être inachevé si cette joie me devenait étran­            pour celui qui est frappé d’une maladie dégé­          lutter contre le mal et profiter de chaque
     gère. En lisant Bergson, j’ai trouvé une lumi­            nérescente ou pour celui qui parcourt l’exis­          instant pour progresser. Nietzsche écrit :
     neuse conf irmation : « La joie annonce                   tence sans le soutien de personne !                    « J’entends dans la douleur le commande­
     toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du                                                                 ment du capitaine de vaisseau : amenez les
                                                               Cioran a vu juste. Si la souffrance envenime           voiles ! L’intrépide navigateur homme doit
     terrain, qu’elle a remporté une victoire : toute          l’existence, elle enseigne aussi. Mais com­
     grande joie a un accent triomphal3… » Ainsi                                                                      s’être exercé à orienter les voiles de mille
                                                               ment, à mon tour, pratiquer l’algodicée ? Les          manières, autrement il en serait trop vite fait
     la joie annoncerait-elle toujours le triomphe ?           faibles me montrent que tirer profit de la
     Paradoxe ! Souvent elle s’impose pleine et                                                                       de lui, et l’océan l’aurait bientôt englouti4. »
                                                               souffrance, c’est d’abord profiter, jouir de la        Dans Le Gai Savoir, le philosophe ajoute
    entière chez ceux que d’aucuns prennent                    vie. Célébrer ce qui en fait le prix.
    pour des ratés, des moins-que-rien, des                                                                           toutefois qu’il est des « hommes héroïques »
    ­l aissés-pour-compte, des « légumes », des                                           1                           qui entendent le commandement contraire :
     malades. La vie a donc réussi ; là, dans la               Ce jour-là, un foyer pour personnes handi­             lever les voiles. ■
     souffrance, dans l’incertitude, l’existence               capées mentales m’invite pour une confé­               Le métier d’homme, Alexandre Jollien,
     gagne bel et bien du terrain. Mes références              rence. On vient me chercher à la gare, me              ©Éditions du Seuil, 2002

    3. Henri Bergson, L’ énergie spirituelle, Alcan, 1929.
    4. Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, in Œuvres complètes, Robert Laffont, 1993, t. 2, livre IV, §318, p. 187.

6                                                    Bulletin du Réseau de soins palliatifs du Québec • Volume 19, no 1 - Hiver 2011
Les soins palliatifs face aux enjeux éthiques
Questions essentielles en soins palliatifs
COMITÉ D’ÉTHIQUE DU RÉSEAU DE SOINS PALLIATIFS DU QUÉBEC

Histoire des soins palliatifs au Québec
Par : Louise La Fontaine, M.D., M.A., membre du Comité d’éthique du RSPQ

L’
       adage veut que la connaissance de             Dr Balfour Mount. Puis, en 1979, l’hôpital           sont à l’état de projets. Tous les intervenants,
       notre passé soit éclairante pour la           Notre-Dame inaugure la première unité                soignants et bénévoles, impliqués dans la
       compréhension de notre présent et             francophone de soins palliatifs. Il y eut, par       dispensation de ces soins sentent rapidement
pour notre orientation dans l’avenir. Voilà          la suite, plusieurs autres unités de soins           le besoin de se regrouper. C’est ainsi qu’est
pourquoi il importe de connaître les bases de        palliatifs qui ont vu le jour à travers tout         née l’Association québécoise des soins pallia­
notre histoire en soins palliatifs. En voici         le Québec.                                           tifs (AQSP) en 1989. Cette association
quelques éléments.                                                                                        demeure fidèle au dynamisme du début et
                                                     Pa ra l lèlement à c e renouveau d a ns le
Les soins palliatifs sont nés officiellement         domaine des soins intra hospitaliers, le             travaille à regrouper et solidariser ses mem­
dans les années 1960 avec l’inauguration,            ­Québec voit les soins aux malades en phase          bres. Le développement des soins palliatifs
en 1967, du St. Christopher’s Hospice à               terminale s’intégrer au continuum de soins et       constitue l’objectif premier pour l’AQSP.
­L ondres. Ce centre de soins s’adressait alors       services. Ainsi, ces soins sont prodigués à         Sa reconnaissance grandissante et l’engage­
 aux ­malades cancéreux en phase terminale de         domicile, par des équipes d’intervenants            ment social de ses membres conjugués au
 leur maladie, soit à ceux dont l’espérance           ­r attachés soit à des CLSC, soit à certains        souci de faire grandir le mouvement des soins
 de vie n’est plus que de quelques semaines.           services indépendants ou dans des maisons          palliatifs font émerger l’importance pour les
 Dès ses débuts, le dynamisme attaché à ces            spécialisées. La première d’entre elles, la        membres de s’informer et d’échanger davan­
 soins les inscrit dans un véritable mouvement         ­Maison Michel-Sarrazin, a ouvert ses portes       tage. Les responsables de l’association d’alors
 qui s’est officialisé au Québec en 1974 par            en 1985. Celle-ci fait alors figure d’exemple     transforment cette association en un véritable
 la création du premier service de soins pal­        de telle sorte qu’il existe actuellement             réseau (Réseau québécois de soins palliatifs)
 liatifs. Ce service voit le jour à Montréal,        (novembre 2010) vingt-sept maisons de soins          en 2004. Le réseau compte actuellement
 à l’hôpital Royal Victoria, sous l’égide du­        palliatifs de fin de vie au Québec et sept qui       environ 1 200 membres.

Au plan sociétal, la compréhension des soins         soins palliatifs (ACSP) en a fait de même, au
palliatifs et son développement s’imposent           même moment. Il est intéressant de souligner           Connaître l’histoire des soins palliatifs
                                                                                                            nous invite à nous inscrire dans celle-ci.
doucement, et ce, malgré un contexte social et       l’intégration, dans les années 1990, de clien­
                                                                                                            Quelle place je peux et veux occuper
scientifique qui ne favorise en rien la réflexion    tèles qui, au départ, ne pouvaient bénéficier de
                                                                                                            dans ce mouvement social fondamenta-
sur la mort et la fin de vie. Dans la littérature,   soins palliatifs soit celles atteintes de maladies
                                                                                                            lement humaniste ? Les soins palliatifs
des définitions différentes des soins palliatifs     neurologiques dégénératives, de maladies               sont une œuvre collective au service de
se retrouvent dans la même période de temps          chroniques comme l’insuffisance cardiaque,             chacun. Ils demeurent, plus que jamais,
et se modifient de façon significative depuis le     l’insuffisance rénale, l’insuffisance pulmo­           en mouvement, devant les questions
début du mouvement. Par exemple, nous                naire, et bien d’autres. Notons qu’un réseau           éthiques qui surgissent de nouvelles réa-
retrouvons, en 1995, une définition des soins        spécifiquement dédié aux personnes touchées            lités sociales. La vie des soins palliatifs
palliatifs contenant ces éléments : « La prise en    par le sida se constitue, dès le début des années      au Québec est encore très jeune. Nous
charge de patients dont la mort paraît inéluc­       1980, simultanément à la naissance des soins           devons souhaiter que tous les acteurs
table et relativement proche... il n’est plus        palliatifs pour la clientèle cancéreuse.               impliqués dans ces soins et services
question de traitement curatif… le soutien à                                                                demeurent ouverts, compétents, lucides
                                                     Enfin, le gouvernement québécois se dote, en           et vigilants afin d’assurer le dévelop­
apporter au malade lui-même et à sa famille ».
                                                     2004, d’une Politique en soins palliatifs de fin       pement futur des soins palliatifs.
Notons qu’aujourd’hui nous n’utilisons pas le
                                                     de vie. Cela constitue une étape importante
terme « prise en charge » donnant l’impression
                                                     pour notre société puisqu’il s’agit d’un trem­
d’une posture de passivité de la personne soi­
                                                     plin vers un développement plus structuré de
gnée. Il en va de même pour le terme famille                                                               Références
                                                     soins palliatifs au Québec.
qui est beaucoup plus souvent substitué par le                                                             1. 
                                                                                                              Saunders C.M., Baines, M. et Dunlop, R.
mot « proches », témoignant d’une ouverture          Même s’il reste beaucoup à faire, la très jeune          « La vie aidant la mort. Thérapeutiques antal­
                                                                                                              giques et soins palliatifs en phase terminale ».
au choix de la personne soignée et d’une             histoire des soins palliatifs repose toujours sur        Paris : Arnette Blackwell. 1995, 2e édition, 96 p.
société plurielle, en transformation. Enfin,         beaucoup de dynamisme, qui se traduit encore
                                                                                                           2. Lamontagne Claude. « Évolution et tendances à
nous sommes tous conscients que les soins            aujourd’hui par plusieurs programmes de for­              travers les définitions des soins palliatifs ». Les ca­
palliatifs peuvent être offerts plus tôt dans        mation, des liens grandissants entre le Réseau            hiers de soins palliatifs. 1999, vol. 1, no 1, p. 11-16.
l’évolution d’une maladie incurable, concomi­        de soins palliatifs du Québec et les institutions     3. 
                                                                                                              La Fontaine Louise. « L’intervenant en soins
tamment à des soins curatifs. En 1990, l’Or­         de formation, le développement de la recher­             palliatifs à titre de sujet : analyse de la dynamique
ganisation mondiale de la santé (OMS) avait          che clinique, l’élaboration de normes en soins           éthique et des enjeux éthiques ». Mémoire de maî­
                                                                                                              trise en éthique, 2001, Université du Québec à
déjà intégré ces nuances dans la définition des      palliatifs chez l’adulte, dans divers milieux de         Rimouski.
soins palliatifs. L’Association canadienne de        soins ainsi qu’en pédiatrie, etc. ■

                                Bulletin du Réseau de soins palliatifs du Québec • Volume 19, no 1 - Hiver 2011                                                           7
Les soins palliatifs face aux enjeux éthiques
Questions essentielles en soins palliatifs
    COMITÉ D’ÉTHIQUE DU RÉSEAU DE SOINS PALLIATIFS DU QUÉBEC

    Les soins palliatifs
    influencent-ils la fin de vie ?
    Par : Louis Roy, médecin

    Les soins palliatifs prennent progressivement leur place dans la continuité des soins, particulièrement en
    oncologie. Mais l’accès aux soins palliatifs fait-il une différence réelle pour la personne dans les mois ou
    semaines qui précèdent son décès ? Une équipe du Massachusetts General Hospital1 de Boston a mené
    une étude sur le sujet. Voyons ce qu’ils ont constaté.

    Le contexte                                           • Symptômes dépressifs : le groupe béné­               centre tertiaire de soins. La généralisation des
                                                            ficiant d’un suivi avec l’équipe de soins            résultats nécessitera de pouvoir démontrer des
    L’étude s’est déroulée sur une période de               palliatifs présentait significativement moins        résultats semblables face à d’autres patho­
    3 ans dans un hôpital tertiaire de Boston et            de symptômes dépressifs que le groupe                logies et dans des milieux de soins différents.
    s’adressait aux patients nouvellement diagnos­          contrôle ;
    tiqués avec un cancer métastatique du pou­            • Qualité de vie : le groupe avec un suivi avec        Que pouvons-nous retenir
    mon, non à petites cellules. Les patients               l’équipe de soins palliatifs évaluait, d’une         de tout cela ?
    avaient tous accès aux mêmes soins oncolo­              façon statistiquement significative, sa qua­
    giques reconnus contre ce type de cancer qui                                                                 Depuis longtemps nous savions que les soins
                                                            lité de vie meilleure que le groupe contrôle .       palliatifs apportent un changement positif
    a en général un pronostic inférieur à un an
                                                          La survie médiane (c’est-à-dire la durée de            pour les patients et leurs proches au moment
    lorsque métastatique au moment du diagnos­
                                                          survie avant que 50 % des sujets soient décé­          de la fin de vie. Cette étude vient mettre en
    tic. La moitié des patients recrutés (77 sujets)
                                                          dés) était de 11,6 mois pour le groupe avec            lumière certains des effets positifs des soins
    se sont vus proposer, en plus des soins onco­
                                                          suivi en soins palliatifs par rapport à 8,9 mois       palliatifs, particulièrement au regard de
    logiques usuels, un suivi par une équipe de
                                                          pour le groupe contrôle. Ceci était statisti­          l’amélioration de la qualité de vie. Maintenir
    soins palliatifs. Le groupe contrôle (74 sujets)
                                                          quement significatif.                                  une bonne qualité de vie étant un élément
    recevait les soins oncologiques usuels et avait
    aussi accès aux soins palliatifs si cela était                                                               fréquemment mentionné par les patients et le
                                                          Il a aussi été constaté que le groupe avec suivi
    demandé par le patient, un proche ou le                                                                      public en général, cet effet est donc intéres­
                                                          en soins palliatifs avait reçu moins de traite­
    médecin du patient.                                                                                          sant à observer. L’étude met aussi en évidence
                                                          ments agressifs en fin de vie, 33 % versus
                                                                                                                 que l’introduction des soins palliatifs tôt dans
                                                          54 %. Les soins agressifs en fin de vie étaient
    L’étude a évalué au temps initial et 12 ­semaines                                                            la trajectoire de soins des patients vient
                                                          définis comme suit :
    plus tard les niveaux d’anxiété, de dépression                                                               influencer le déroulement des soins offerts et
    et de qualité de vie à partir d’outils d’évalua­      • Recevoir une chimiothérapie dans les                 reçus, entraîne moins de traitements agressifs
    tions déjà connus et validés. La durée de               14 jours avant le décès ;                            en fin de vie, et que ce changement semble
    ­s urvie suite au diagnostic a été obtenue à                                                                 être bénéfique pour le patient.
                                                          • Ne pas avoir reçu de soins palliatifs de fin
     partir des informations recueillies aux dossiers
                                                            de vie ;                                             Découvrir que certains patients auront une
     des patients.
                                                          • Être admis en milieu de soins palliatifs             survie légèrement augmentée du fait de rece­
    Au départ, les groupes étaient comparables              3 jours ou moins avant le décès.                     voir des soins palliatifs tôt dans le processus
    tant au niveau des données sociodémogra­                                                                     de soins, vient ici encourager à continuer à
    phiques, de l’avancement du cancer que des            En résumé                                              documenter l’apport des soins palliatifs pour
    évaluations effectuées à partir des différents                                                               les patients en supportant la tenue d’autres
                                                          Cette étude vient démontrer l’intérêt pour les
    outils utilisés pour l’étude.                                                                                recherches sur le sujet.
                                                          patients de recevoir des soins palliatifs tôt
                                                          dans le processus d’évolution de la maladie            Nous pouvons conclure que les soins palliatifs
    Le constat                                            afin d’améliorer leur qualité de vie, mais             apportent une amélioration significative pour
    L’évaluation après 12 semaines de suivi a             aussi, d’une façon surprenante, bénéficier de          les personnes qui en bénéficient et que leur
    démontré les éléments suivants :                      temps qui peut être légèrement augmenté.               développement doit être encouragé pour en
                                                          Nous y retrouvons deux limites majeures, que           augmenter l’accès et la qualité. ■
    • Symptômes anxieux : aucune différence               les auteurs identifient eux-mêmes soit : le
      significative dans les niveaux d’anxiété pré­       groupe étudié s’adressait à une seule patho­
      sentés par les patients des 2 groupes ;             logie précise et l’étude s’est déroulée dans un

    1. Temel JS, Greer JA, Muzihansky A, Gallagher ER, Admane S, Jackson VA, Dhalin CM, Blinderman CD, Jacobsen J, Pirl WF, Billings JA & Lynch TJ. Early Palliative
        Care for Patients with Metastatic Non-Small-Cell Lung Cancer. New England Journal of Medicine (NEJM) August 19, 2010, 363 ;8 :733-42.

8                                               Bulletin du Réseau de soins palliatifs du Québec • Volume 19, no 1 - Hiver 2011
Les soins palliatifs face aux enjeux éthiques
MÉMOIRE
du comité d’éthique du Réseau de soins palliatifs du Québec
à la commission parlementaire sur la question de
mourir dans la dignité

Le présent mémoire a été préparé par Justine Farley, présidente du Réseau et Danielle Blondeau, présidente du comité d’éthique,
et a été entériné par les membres du comité d’éthique. Le comité est actuellement composé de :

• Danielle Blondeau, présidente
• Louis Dugal, secrétaire
• Membres : Jean-Marc Bigonnesse, Maryse Bouvette, Michelle Dallaire, Justine Farley, Louise La Fontaine, Louis Roy et Patrick Vinay

Exposé général                                           d’éviter ce terme puisque « mourir dans la               La même instance définit le suicide assisté

L
                                                         dignité » peut tout aussi bien se réclamer des           comme: « le fait d’aider quelqu’un à se donner
       e 4 décembre 2009, l’Assemblée natio­             soins palliatifs.                                        volontairement la mort en lui fournissant les
       nale du Québec confiait à la Commis­                                                                       renseignements ou les moyens nécessaires, ou
       sion de la santé et des services sociaux le       Si le sentiment de dignité se définit par la             les deux. »
mandat de procéder à des consultations parti­            personne elle-même, le respect que nous
culières sur la question du droit de mourir              manifestons à cette personne permet de défi­             L’association de l’euthanasie à des soins
dans la dignité. Récemment, la Commission                nir ce sentiment de dignité. En effet, « Le              appropriés mérite notre attention. Le Réseau
modifiait l’objet de la consultation pour s’inté­        Petit Robert » définit la dignité comme étant            de soins palliatifs s’est déjà opposé, auprès du
resser à toutes « les facettes de la fin de vie ».       le respect que mérite quelqu’un. À cause de              Collège des Médecins, à considérer cette
                                                         l’ambiguïté mentionnée ci-haut, on devrait               intervention comme un soin. « Plus précisé­
Nous remercions la Commission de cette                                                                            ment, les soins appropriés sont d’abord et
                                                         éviter son utilisation pour discuter de la mort
consultation élargie à une discussion sur la                                                                      avant tout des soins. Soigner c’est viser le
                                                         d’une personne en fin de vie, provoquée par
fin de vie en général, et non pas limitée à                                                                       confort, le soulagement de la douleur et de la
                                                         une tierce personne.
l’euthanasie et au suicide assisté. Cette                                                                         souffrance d’une personne. Ce geste, s’il se
consultation est une occasion unique de                                                                           veut éthique, doit s’inscrire dans une relation
réf léchir avec la population du Québec                  L’expression « droit de mourir                           de sujet à sujet et dans la recherche du “bon
à l’approche souhaitée pour les patients et              dans la dignité », connotant à                           soin”. De façon implicite, sont exclus des
leurs proches.                                                                                                    soins appropriés l’acharnement thérapeutique
                                                         l’euthanasie et au suicide assisté,
                                                                                                                  et l’abandon de la part du soignant puisqu’il
L’exposé général se développera selon trois              doit être évitée.                                        s’agit de postures unilatérales ne s’inscrivant
thèmes.
                                                                                                                  pas dans la rencontre thérapeutique véritable.
›› l’influence des mots dans le débat actuel             L’écoute de la population et la lecture des              De même, la recherche du bon soin ne peut
   sera analysée dans un premier temps,                  différentes publications nous révèlent une               faire l’économie d’un partage des compéten­
                                                         confusion importante quant à la signification            ces de chacun. Le soin “approprié” logera
›› des situations propres à la fin de vie seront                                                                  donc dans ce creuset de la communication
   présentées afin d’enrichir le débat,                  des termes couramment utilisés : euthanasie,
                                                         suicide assisté, arrêt ou refus de traitement,           entre les soignés (et très souvent dans une
›› l’impact d’un éventuel accès à l’euthanasie           soins appropriés. Il est primordial de bien              vision systémique du soigné et de ses proches)
   et au suicide assisté sera discuté.                   définir ceux-ci avant d’initier toute réflexion          et le (les) soignant(s) »1. Selon ce constat,
1. L’INFLUENCE DES MOTS                                  concernant l’euthanasie et le suicide assisté            l’euthanasie ne peut être considérée comme
Tous, nous voulons mourir dans la dignité.               et de référer aux termes précis au cours de la           un soin.
Voilà un souhait partagé par chacun.                     discussion. Nous proposons les définitions
                                                         suivantes.                                               L’euthanasie n’est pas un soin.
Le débat actuel laisse entendre cependant que
sans la possibilité d’avoir accès à l’euthanasie         L’euthanasie réfère à l’« acte qui consiste à
et au suicide assisté, il ne peut y avoir de             provoquer intentionnellement la mort                     2. POUR UNE MEILLEURE INFORMATION
mort digne et que le sentiment d’indignité ne            d’autrui pour mettre fin à ses souffrances »,            La fin de traitement
peut être modifié par des interventions                  définition adoptée par le Comité sénatorial              Au Québec, il est permis de refuser un traite­
appropriées. Voilà pourquoi il est souhaitable           canadien sur l’euthanasie et l’aide au suicide.          ment ou de le cesser une fois amorcé. Ce droit

1. Commentaire au Collège des Médecins par le Réseau de soins palliatifs du Québec, septembre 2009, disponible sur le site du Réseau (www.reseaupalliatif.org).

                                   Bulletin du Réseau de soins palliatifs du Québec • Volume 19, no 1 - Hiver 2011                                                   9
Les soins palliatifs face aux enjeux éthiques
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