LOUISIANE : la fin du "melting pot" - Revue Des Deux Mondes

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MARCEL   GABILLY

                           LOUISIANE :
                           la fin du "melting pot"

I   l y a tout juste un an, la très officielle revue Canada 73 coiffait un
      de ses chapitres du vocable « pluriculturalisme ». Plus qu'un
néologisme, c'était une révolution. E n un temps fort court, les Cana-
diens avaient vu s'annoncer et s'énoncer légalement le bilinguisme
anglo-francophone, puis le biculturalisme ; le multilinguisme allait
rapidement faire valoir ses droits. L e « pluri » venait parfaire l'évo-
lution en apportant l'idée de plénitude.
      Il est symptomatique aujourd'hui de trouver dans Congressionnal
Record, bulletin des débats du 93* Congrès des Etats-Unis d'Amérique,
seconde session, une communication qui présente avec l'attitude
canadienne une similitude évidente de processus, mais aussi des dis-
semblances flagrantes d'objectif.
      L e bilinguisme au Canada était l'aboutissement théorique de la
rivalité séculaire anglophone-francophone. A u départ, i l s'agissait
de reconnaître aux ressortissants de langue française le droit de se
faire comprendre dans leur expression maternelle de tout fonc-
tionnaire fédéral canadien — mais non des agents provinciaux.
L e législateur voulait y voir le privilège naturel des deux commu-
nautés fondatrices de la Confédération. E n fait, cela devait amener
les autres groupes ethniques d'arrivée plus récente, moins nombreux
mais eux-mêmes fort actifs — Allemands, Italiens, Ukrainiens, etc. — ,
à jouer leur rôle en excipant de leur apport culturel respectif. Evolution
 d'autant plus acceptable qu'elle permettait aux dirigeants de la Confér
dération de faire écran à la submersion polymorphe venue des Etats-
Unis, en suscitant une personnalité canadienne bien caractéristique.
      Autrement dit, le Canada se diversifiait pour mieux souligner
son caractère propre dans un monde économique américain auquel
i l ne peut se soustraire. E t voici qu'une semblable diversification se
dessine aux Etats-Unis, mais pour mieux assurer leur universalité.

L  'honorable Edward Hébert, représentant de la Louisiane au
     Congrès, s'adressant à ses collègues, leur a fort nettement exposé
sa démarche : une médaille venait d'être officiellement remise à

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La Louisiane en 1718 par Nicolas de Fer.
   (Bibliothèque nationale, ph. Viollet.)
l'ancien député Domengeaux, président du Conseil pour le dévelop-
pement du français en Louisiane ( C O D O F I L ) , « pour avoir montré
à la nation la nécessité absolue d'un pluralisme du langage dans un
monde de plus en plus exigeant et pour avoir fait prendre conscience
de ses ressources linguistiques à l'Etat de Louisiane et de son héritage
à un peuple».
     Initialement l'idée de M . Domengeaux, avocat de son état, et
selon l'expression de M . Edward Hébert « champion des causes
perdues qui ne le sont plus une fois qu'il les a faites siennes », était
d'entreprendre l a sauvegarde de la langue française, encore parlée
par les Acadiens venus de France deux siècles auparavant. U n e
situation curieuse s'était créée : les parents conservaient l'usage de
la langue de leurs ancêtres, mais les enfants se montraient rebelles,
et cela aussi bien en pays acadien, o ù les descendants de Français
se comptent encore 700 000, q u ' à L a Nouvelle-Orléans o ù ils sont éva-
lués à 100 000. M . Domengeaux redoutait qu'en une dizaine d'années
cette situation ne rétrogradât rapidement. L a cause du français en
Louisiane serait perdue. I l avait cependant l a conviction qu'en dix
années de plein effort l a Louisiane pourrait devenir le premier Etat
bilingue des Etats-Unis. I l savait aussi que l'identité nationale a été
cimentée par l a pratique du melting pot, cette nécessité de parler une
m ê m e langue, dans le but d'assurer l'unité et l a stabilité d'un pays
qui aurait ressemblé à l a tour de Babel si on avait toléré dans le
passé l a prolifération des langues. Mais i l estimait que l'heure était
venue pour l'Amérique d'abandonner l a rigueur du melting pot car,
disait-il, à l'heure actuelle, en raison de l'unilinguisme, les Etats-Unis,
ce chef de file des nations, se referment sur eux-mêmes, rentrent
dans leur coquille de façon inexorable.
     M . Domengeaux sentait l'isolement des Etats-Unis du fait d'un
manque de communication sur le plan humain. Que le pays entré
le premier dans l'ère des communications, grâce à une technologie
 électronique très poussée, éprouve de grandes difficultés à commu-
niquer l u i semblait à l a fois risible et tragique. M . Domengeaux
 avait son plan qui était de redonner vie au français des Acadiens, et
i l ne l u i en fallait pas plus pour se faire prophète. « Dans un proche
avenir, disait-il, les Etats-Unis pourront être un pays bilingue, à
 dominante allemande dans les régions où cette langue domine, à
dominante italienne dans les zones où elle s'est développée, à domi-
nante espagnole là où elle est utilisée, à dominante française là où le
français a fleuri ».
     I l fait tant et si bien que le 20 juillet 1968 le Congrès de l'Etat
 de Louisiane vote une l o i rendant au français son rang de seconde
 langue officielle de l'Etat. U n programme d'enseignement est établi
 qui est confié à un conseil chargé du développement du français
 en Louisiane. C'est le C O D O F I L , que sera appelé à présider
M . Domengeaux. Ledit conseil a pouvoir de prendre toutes les
 mesures nécessaires pour mener à bonne fin « le              développement,
 l'utilisation et la sauvegarde de la langue française telle qu'elle est

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parlée dans l'Etat de Louisiane pour le bénéfice culturel, économique
et touristique de l'Etat ». I l a qualité pour coopérer avec les insti-
tutions publiques d'enseignement, pour recevoir des donations, des
subventions venant des individus, des corporations et des gouverne-
ments. D i x jours plus tard, un organisme de télévision louisianais
pour le français est créé.

C    'était i l y a six ans, où en est-on aujourd'hui ?
       Puisons largement dans le rapport fait au Congrès par le député
Edward Hébert qui est, cela dit par parenthèse, président de l a
Commission des Forces armées de l a Chambre des Représentants :
    A Lafayette, ville de quelque 75 000 habitants, cœur du pays
acadien, le gouvernement du Québec offre un bureau, le gouverne-
ment français apporte son concours massif, ainsi que le gouvernement
fédéral canadien. Ensemble, et avec l a participation de l a Belgique,
ils envoient 230 coopérants, qui sont annoncés 300 à la prochaine
rentrée scolaire. Présentement 40 000 enfants ont choisi d'apprendre
le français dans les classes élémentaires, plusieurs Etats de l'Union
suivent avec intérêt le mouvement que des personnalités officielles
de l'enseignement déclaraient naguère impossible. D'une année sur
l'autre, les programmes d'enseignement progressent, selon les « parois-
ses », dans des proportions spectaculaires. L e nombre des classes
augmente de 545 à 1 080, soit près de 100 % . Les maîtres louisianais
eux-mêmes se recyclent. L'impulsion s'étend non seulement à tout
le pays acadien, mais gagne Bâton Rouge, capitale de la Louisiane.
A noter au passage que les enfants noirs ne sont pas les moins ardents
à se lancer dans l'étude du français, seconde langue. I l faut dire que
nombre de leurs ancêtres parlaient le créole français à Saint-Domingue.
L e budget du programme C O D O F I L , pour les écoles élémentaires,
qui était d'un million de dollars pour cette année, sera accru de
30 % l'an prochain. Les programmes dits bilingues, propres à l'en-
seignement secondaire, seront relevés dans les mêmes proportions.
Les cours du soir pour adultes organisés dans les paroisses, et finan-
cés par le C O D O F I L , touchent un millier de personnes. Pour
celles-ci, la langue française qui n'était que parlée devient langue
écrite. Quant aux programmes de télévision, qui avaient débuté avec
une dizaine d'heures de français par semaine, ils atteignent maintenant
de 150 à 200 heures par semaine, diffusés par une demi-douzaine de
stations.
    Ouvrons i c i une parenthèse pour une constatation personnelle :
la musique canadienne, appelée aussi musique Cajun, a grande renom-
mée. Les paroles sont en quasi-totalité françaises. Une présentation
nous en a été faite i l y a quelques semaines à Lafayette. Les orga-
nisateurs avaient prévu une salle pour quelque 3 000 spectateurs. A u
dernier moment l a demande de location était telle qu'il fallut retenir
le stade universitaire couvert, prévu pour 8 000 personnes. I l en entra
plus de 10 000 et 2 000 autres restèrent sous l a pluie à l'extérieur.

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C'est assez dire que le fameux refrain Cajun « Lâche pas la patate »
connut ce soir-là un triomphe.

M       ais revenons au Congressionnal Record et à M . Edward Hébert.
         A u départ, M . Domengeaux envoyait des adolescents loui-
sianais là où l'on danse, joue, travaille, étudie et se querelle en
français, d'abord au Québec, puis en France et dans les autres régions
francophones du monde. Us étaient quelques poignées. Maintenant,
ils quittent la Louisiane par centaines chaque été et reviennent à
l'automne parlant couramment le français. Une soixantaine de clubs,
dépendant de lycées louisianais, ont formé un C O D O J E U N E qui
veut être un C O D O F I L destiné à l'âge scolaire.
     Cette année, une vingtaine de journaux publient chaque semaine
une rubrique bilingue fournie par le C O D O F I L et qui consiste en
informations semblables à celles diffusées par la radio.
     L e peuple anglo-saxon et les autres peuples d'origine anglaise sont
conscients des avantages considérables pour leurs enfants et petits-
enfants de ces initiatives. Us y voient la valeur du bilinguisme pour
leur descendance dans un monde où tout le monde se côtoie. Us
savent le rôle économique que jouent et que vont jouer demain les
firmes multinationales. Elles sont américaines pour la plupart et
leur besoin en personnel américain possédant plusieurs langues
s'accroît de façon spectaculaire.
     Les Noirs ? Us voient les progrès du bilinguisme chez eux comme
une possibilité de l'emporter sur l'homme blanc unilingue dans le
 domaine des affaires, de la culture et de l'éducation, à l a fois chez
 eux et à l'étranger. Us savent que l'homme blanc unilingue aura
beaucoup plus de difficultés à convaincre dans les pays en voie de
 développement que n'en aura le N o i r bilingue, ces pays étant en
 majorité africains et francophones. Us réalisent que beaucoup de
 problèmes très importants dans ce domaine seront traités par les Noirs
 américains bilingues.
     E t le rapporteur Edward Hébert de conclure : «La renaissance
 louisianaise actuelle redonne son âme à un peuple. Elle fait surgir une
 identité qui avait été enfouie dans le mépris de soi-même et dans la
 honte. Elle est aussi essentielle à la sécurité et au progrès de la nation
 que le sont les canons, l'économie et les arts ».
     Vues euphoriques sans doute, mais combien courageuses. L a
 partie engagée par le C O D O F I L n'est certes pas encore pleinement
 gagnée. E l l e paraît bien en voie de l'être.

                                               MARCEL      GABILLY

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