MARINE DE GUERRE RUSSE : ATOUTS ET FAIBLESSES D'UN OUTIL EN MUTATION - IGOR DELANOË

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MARINE DE GUERRE RUSSE : ATOUTS ET FAIBLESSES D'UN OUTIL EN MUTATION - IGOR DELANOË
MARINE DE GUERRE RUSSE :
ATOUTS ET FAIBLESSES
D’UN OUTIL EN MUTATION

IGOR DELANOË
NOTE DE L’OBSERVATOIRE FRANCO-RUSSE
NO17, MARS 2018
MARINE DE GUERRE RUSSE : ATOUTS ET FAIBLESSES D'UN OUTIL EN MUTATION - IGOR DELANOË
L’OBSERVATOIRE

                     Créé en mars 2012 à l’initiative du Conseil économique de la CCI France-Russie,
                     l’Observatoire a pour vocation de produire une expertise approfondie sur la Russie,
                     ainsi que de promouvoir une meilleure connaissance des réalités françaises auprès
                     des élites politiques et économiques russes. Il publie des notes thématiques et un
                     rapport annuel sur la Russie. Il organise également des manifestations (colloques,
                     séminaires, conférences de presse) à Paris, à Moscou et en régions. L’Observa-
                     toire s’est doté d’un conseil scientifique réunissant une quinzaine d’universitaires
                     et experts de renom (Alain Blum, Pascal Boniface, Isabelle Facon, Pierre Kopp, Jean
                     Radvanyi, Marie-Pierre Rey, Georges Sokoloff, Julien Vercueil, Evgueni Gavrilenkov,
                     Natalia Lapina, Fiodor Loukianov, Sergueï Karaganov, Rouslan Poukhov, Konstantin
                     Simonov, Tatiana Stanovaya) qui participent activement à ses travaux.

                     L’AUTEUR
                     Igor Delanoë est directeur-adjoint de l’Observatoire franco-russe (CCI France-Russie,
                     Moscou) et docteur en histoire de l’université Nice-Sophia Antipolis. Son expertise
                     porte sur la géopolitique de la Russie, sur la présence et les intérêts russes en mer
                     Noire, en Méditerranée et au Moyen-Orient, et sur les questions de sécurité et de dé-
                     fense russe, en particulier la marine de guerre. Il a effectué en 2013 un post-doctorat
                     à la John F. Kennedy School of Government (Harvard University), au sein du National
                     Security Program. Il est chercheur associé au Center for International and European
                     Studies (université Kadir Has, Istanbul), au Centre de la Méditerranée Moderne et
                     Contemporaine (CMMC) et au Laboratoire de Droit international et européen (LADIE)
                     de l’université Nice-Côte d’Azur.

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MARINE DE GUERRE RUSSE : ATOUTS ET FAIBLESSES D'UN OUTIL EN MUTATION - IGOR DELANOË
SOMMAIRE
                     Liste des abréviations.....................................................................................................         4

                     Introduction....................................................................................................................... 5

                     1. La marine russe, un outil au service de quelles ambitions ?................................ 7

                     1.1. La dissuasion nucléaire : la raison d’être de la flotte................................................... 7
                     1.2. Le plan d’armement 2011-2020 : un bilan contrasté pour la flotte.......................... 8
                     1.3. Les sanctions : quel impact ?.............................................................................................. 11

                     2. Une marine de plus en plus polyvalente................................................................ 12

                     2.1. La projection de la ligne de défense : l’exemple de la crise syrienne..................... 12
                     2.2. Des capacités hauturières sous tension........................................................................ 14
                     2.3. Littoralisation et « kalibrization » de la flotte.................................................................. 15

                     Conclusion......................................................................................................................... 17

                     Annexes............................................................................................................................. 19

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LISTE DES ABRÉVIATIONS
                     A2/AD : anti-access / area denial (déni d’accès / interdiction de zone)
                     ASM : anti-sous-marine (lutte)
                     IPER : indisponibilité périodique pour entretien et réparation
                     OTAN : Organisation du Traité de l’Atlantique nord
                     PMTO : Pounkt materialno-tekhnitcheskogo obespetchenia (point de service
                     matériel et logistique)
                     SNLE : sous-marin nucléaire lanceur d’engins
                     SSGN : sous-marin nucléaire lanceur de missiles de croisière
                     SSK : sous-marin classique d’attaque
                     SSN : sous-marin nucléaire d’attaque
                     VMF : Voïenno-Morskoï Flot Rossii (la marine russe)
                     VPK : Voïenno-promychlenny kompleks (le complexe militaro-industriel russe)

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MARINE DE GUERRE RUSSE : ATOUTS ET FAIBLESSES D'UN OUTIL EN MUTATION - IGOR DELANOË
INTRODUCTION
                     Depuis le début des années 2010, la marine russe s’est trouvée au cœur d’une sé-
                     rie d’évènements – la crise syrienne, l’annexion de la Crimée et de Sébastopol en
                     2014 – qui ont mis en lumière un thème oublié depuis la chute de l’URSS. Vecteur de
                     puissance et d’influence par excellence, la marine s’insère idéalement dans le projet
                     de Vladimir Poutine qui souhaite, dès son arrivée au pouvoir en 2000, redonner à la
                     Russie son statut d’acteur mondial de premier plan. Il faut néanmoins attendre la fin
                     de la décennie et l’élaboration du plan d’armement 2011-2020 pour que Moscou en-
                     treprenne un ambitieux programme de modernisation de son outil naval – composé
                     de cinq formations1 –, dont les premiers résultats sont visibles fin 2015, dans le cadre
                     de l’intervention militaire de la Russie dans le conflit syrien2.
                        Si le thème de la marine russe ne suscite pas aujourd’hui un intérêt aussi vif que
                     celui du cyber, il n’en demeure pas moins qu’il fait l’objet d’une redécouverte par les
                     analystes et les experts asiatiques, européens et américains qui l’envisagent priori-
                     tairement sous l’angle de la menace. Aux États-Unis, où évoquer la question de la
                     flotte russe au cours des années 2000 témoignait d’un certain exotisme ou d’une
                     forme de nostalgie, un institut pour les études maritimes russes (Russia Maritime
                     Studies Institute) a été ouvert en 2016 au sein du prestigieux Naval War College3.
                     La réapparition de bâtiments russes dans des zones du globe, lors de déploiements
                     ponctuels (océan Indien, mer des Caraïbes) ou permanents (Méditerranée orien-
                     tale), conduit à une forme de surréaction au sein de certains cercles de défense,
                     notamment anglo-saxons4. Fin 2016, le déploiement du groupe aéronaval avec à sa
                     tête l’unique porte-avions russe, l’Amiral Kouznetsov, a été suivi avec une certaine
                     condescendance par nombre d’observateurs et de médias européens. La réappa-
                     rition du pavillon russe sur les mers du globe, loin de laisser indifférent, suscite des
                     réactions vives, parfois contradictoires, et alimente des analyses qui, au-delà du ton
                     qu’elles adoptent, dressent le constat d’une amélioration qualitative des capacités
                     navales de la Russie. La réalité de la résurrection de ces capacités demeure cepen-
                     dant contrastée. Au-delà de la dimension spectaculaire véhiculée par les images de
                     tirs de missiles Kalibr, le processus de modernisation de la flotte a néanmoins mis en
                     évidence des faiblesses, a été émaillé d’échecs, et ne livre en tout cas qu’une image
                     en trompe l’œil de la réalité de la puissance navale russe. Les succès de la marine en
                     Syrie ne rendent en effet que partiellement compte des défis auxquels le complexe
                     militaro-industriel russe – ou VPK – fait face pour assumer les commandes d’État.

                     1. Les flottes du Nord, de la Baltique, de la mer Noire et du Pacifique, ainsi que la flottille de la Caspienne.
                     2. Le 7 octobre 2015, la Russie crée la surprise en tirant à partir de quatre navires basés en mer Caspienne une salve
                     de 26 missiles de croisière de type Kalibr sur 11 cibles en Syrie. Il s’agit de la première mise en œuvre des Kalibr en
                     condition opérationnelle, réalisée à partir des navires les plus récents en service dans la flottille de la Caspienne : la
                     frégate Daghestan (Projet 11661) et les petits navires lance-missiles Grad Sviajsk, Ouglitch et Veliki Oustioug (Projet
                     21631).
                     3. “Naval War College Opens Russia Maritime Studies Institute”, 31 août 2016, site de l’US Navy.
                     4. George Vișan, “Growing Submarine Threat in the Black Sea”, Eurasia Daily Monitor, Vol. 15, Issue 8, 19 janvier 2018.

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MARINE DE GUERRE RUSSE : ATOUTS ET FAIBLESSES D'UN OUTIL EN MUTATION - IGOR DELANOË
Depuis 2014, la Russie a été contrainte de « réajuster le tir » et d’adapter son plan
                     d’armement 2011-2020 à de nouvelles données géopolitiques (annexion de la Cri-
                     mée, tensions avec la communauté euro-atlantique), économiques (chute du prix du
                     baril) et industrielles (sanctions). Il s’agit là de déterminants qui façonnent les orienta-
                     tions du plan 2018-2027, dont Vladimir Poutine a confirmé l’adoption début 2018, et
                     qui ne fait d’ailleurs pas du développement de la marine l’une de ses priorités.
                       Alors que le programme 2011-2020 touche bientôt à sa fin, cette étude s’attache
                     à dresser un état des lieux des forces navales russes. Quelles sont les grandes ten-
                     dances observables ? Comment le VPK s’est-il adapté aux sanctions ? Quid des
                     capacités hauturières de la Russie ?

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1. LA MARINE RUSSE, UN OUTIL AU SERVICE DE QUELLES
                     AMBITIONS ?
                     Puissance continentale, la Russie a cherché à se doter d’une flotte de guerre dès le
                     règne de Pierre le Grand5. Depuis l’époque des tsars jusqu’à nos jours, les missions
                     qui lui ont été dévolues ont varié, mais avec des permanences remarquables comme
                     la protection des côtes et la nécessité de maintenir son rang parmi les grandes na-
                     tions maritimes.

                     1.1. LA DISSUASION NUCLÉAIRE : LA RAISON D’ÊTRE DE LA FLOTTE

                     Après avoir renouvelé sa Doctrine militaire en 2014, sa Stratégie de sécurité natio-
                     nale en 2015 puis sa Doctrine en matière de politique étrangère en 2016, la Russie
                     s’est dotée d’une nouvelle Doctrine navale en juillet 20176. En moins de quatre ans,
                     c’est tout l’appareil conceptuel stratégique russe qui a donc été renouvelé. La lec-
                     ture de ces documents permet d’identifier ce que la Fédération de Russie considère
                     comme ses intérêts, et les moyens qu’elle entend mobiliser afin de les défendre et
                     de les promouvoir. Le Concept de politique étrangère de la Fédération de Russie7
                     rappelle en particulier que Moscou continue de considérer que ses intérêts vitaux
                     restent concentrés dans l’espace post-soviétique8. Vu du Kremlin, les espaces mari-
                     times d’où émane une menace potentielle sont principalement situés sur un arc qui
                     s’étend de la zone Arctique à la mer Noire. Cette menace est principalement le fait
                     de l’activité des marines otaniennes dans les eaux de l’Arctique, en mer Baltique et
                     dans le bassin pontique. Les troupes côtières rattachées aux flottes du Nord, de la
                     Baltique et de la mer Noire sont d’ailleurs désormais organiquement regroupées au
                     sein de corps d’armées distincts, ce qui leur confère plus d’autonomie et d’agilité9.
                       Dans ce cadre-là, les forces navales russes remplissent aujourd’hui cinq types de
                     missions :
                       •      Assurer la dissuasion nucléaire. Cette mission est remplie par la composante
                     sous-marine stratégique des flottes du Nord et du Pacifique : les SNLE de type Kal-
                     mar (Projet 667BDR) de la flotte du Pacifique, ceux de type Delfin (Projet 667BDRM)
                     de la flotte du Nord et les nouveaux SNLE de type Boreï (Projet 955) en cours d’af-
                     fectation à ces deux formations.
                       •      Protéger l’accès des SNLE à la haute-mer et sanctuariser leurs zones de
                     déploiement. Il s’agit là d’une mission assurée par des capacités basées à terre, des
                     bâtiments de surface, des SSGN et des SSK.

                     5. 1682-1725.
                     6. «Ob outverjdenii Osnov gossoudarstvennoï politiki Rossiïskoï Federatsii v oblasti voïenno-morskoï deïatelnosti na
                     period do 2030 goda» [Sur l’approbation des principes fondamentaux de la politique de la Fédération de Russie
                     dans le domaine des activités navales pour la période allant jusqu’à 2030], 20 juillet 2017.
                     7. «Kontseptsia vnechneï politiki Rossiïskoï Federatsii» [Concept de la politique étrangère de la Fédération de Russie],
                     30 novembre 2016.
                     8. Voir Ibid, articles 49 à 99.
                     9. «Tchem vooroujat silneïchtchie korabli Severnogo flota» [De quoi seront équipés les navires les plus puissants de
                     la flotte du Nord], Voïenno-promichlenny kourier, 1er juin 2017.

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•    Assurer la projection de puissance en profondeur et le suivi de l’activité des
                     flottes otaniennes, en particulier celles des groupes aéronavals américains. Cette
                     mission est principalement assurée par des sous-marins nucléaires (par exemple les
                     SSGN du Projet 949A).
                        •    Sanctuariser les approches côtières et le littoral de la Fédération de Russie
                     en privilégiant la mise en œuvre d’une stratégie de déni d’accès et d’interdiction
                     de zone (A2/AD). Cette mission comprend la protection des infrastructures énergé-
                     tiques offshore.
                        •    Hisser le pavillon sur les eaux du globe afin de promouvoir le statut de grande
                     puissance de la Russie et soutenir les partenariats politiques et militaro-techniques.

                        Les forces sous-marines stratégiques des flottes du Nord et du Pacifique consti-
                     tuent l’épine dorsale de la marine russe. Ces deux formations navales disposent
                     aussi depuis l’époque soviétique du plus grand nombre d’unités hauturières, ce qui
                     leur permet encore aujourd’hui de remplir des missions de diplomatie navale dans
                     « l’océan mondial »10. Les flottes de la Baltique, de la mer Noire et la flottille de la Cas-
                     pienne sont implantées au sein de mers dites fermées dont l’accès est contrôlé par
                     des pays de l’OTAN (Danemark pour la Baltique et Turquie pour la mer Noire)11. Leur
                     activité vise non seulement à verrouiller les approches du territoire russe, mais aussi
                     à appuyer la présence de la Russie en Méditerranée et dans « l’océan mondial »
                     (sauf pour la flottille de la Caspienne). Ces éléments traduisent une posture fonda-
                     mentalement défensive de la marine qui contribue à prolonger une ligne de défense
                     terrestre et aérienne sur les mers afin de sanctuariser le territoire de la Fédération
                     de Russie.

                     1.2. LE PLAN D’ARMEMENT 2011-2020 : UN BILAN CONTRASTÉ POUR
                     LA FLOTTE

                     Le plan d’armement 2011-2020 avait pour but principal de mettre un terme à l’hémor-
                     ragie capacitaire qui affectait les forces navales russes depuis 1991. Pour ce faire, près
                     de 25% des 570 milliards d’euros budgétés pour le plan 2011-202012 ont été attribués
                     à la flotte, pourtant traditionnel parent pauvre des programmes d’armements sovié-
                     tiques et russes. Ces sommes mettent en évidence une volonté politique forte de
                     renouer avec les espaces maritimes, mais elles sont aussi révélatrices de l’urgence
                     de la situation à laquelle le Kremlin faisait alors face. À la chute de l’URSS, la Russie
                     10. « L’océan mondial » est un concept que l’on retrouve aussi dans la littérature maritimiste anglo-saxonne. Chez les
                     Russes, il désigne les étendues d’eau à la surface du globe autres que les mers contigües et les zones maritimes
                     dites éloignées (la Méditerranée par exemple). L’espace concerné est considéré à travers son potentiel économique
                     mais aussi en tant que théâtre pour des activités militaires.
                     11. La mer Caspienne est reliée à la mer Noire par le système de voies navigables domestiques russes, si bien que
                     ces navires peuvent rejoindre les eaux pontiques, dont le débouché sur la mer Méditerranée est contrôlé par la
                     Turquie.
                     12. Soit près de 112 milliards d’euros au taux de change alors en vigueur. “Putin attends nuclear sub ceremony”,
                     Barents Observer, 31 juillet 2012.

Note de l’Observatoire franco-russe, no17, mars 2018                                                                   www.obsfr.ru      8
MARINE DE GUERRE RUSSE : ATOUTS ET FAIBLESSES D'UN OUTIL EN MUTATION - IGOR DELANOË
se retrouve avec 52 SNLE de 6 classes différentes, répartis entre la 31e            de la
                     flotte du Nord basée à Gadjievo et la 25e diviziya de la flotte du Pacifique, implantée
                     à Vilioutchinsk. En 2010, à la veille du début du plan 2011-2020, il n’en subsiste que
                     9 unités, ce qui révèle une érosion alarmante des capacités stratégiques navales.
                     Priorité a donc été donnée au renouvellement de la composante sous-marine straté-
                     gique avec la commande de 8 nouveaux SNLE du Projet 955 Boreï et l’introduction
                     d’un nouveau missile balistique intercontinental, le Boulava. Ce missile a été formel-
                     lement admis au sein de l’arsenal de la flotte, mais son cycle d’essai se poursuit pour
                     autant13. Compte tenu des retards accumulés par le chantier naval Sevmash (Severo-
                     dvinsk) en charge de la construction des SNLE, la marine russe ne disposera pas de
                     ces 8 nouveaux sous-marins d’ici 2020. Elle en a déjà reçu 314 tandis que les 5 autres
                     devraient lui être livrés d’ici le début des années 2020, avant que ne commence le
                     désarmement des SNLE de type Delfin, à l’horizon 203015. Parallèlement, la Russie
                     met en œuvre un programme de modernisation des SNLE du Projet 667BRDM afin
                     qu’ils puissent admettre le missile balistique intercontinental Sineva et servir tout au
                     long de la décennie 2020. Le maintien d’une posture stratégique opérationnelle
                     crédible dans le Pacifique est en revanche de plus en plus sujet à caution dans la
                     mesure où les 3 SNLE du Projet 667BDR sont hors d’âge et que la Russie ne dispose
                     pour l’heure que de 2 SNLE de type Boreï mettant en œuvre un missile stratégique
                     à la fiabilité incertaine.
                        Le programme 2011-2020 prévoyait par ailleurs la mise sur cale et la construction
                     de 7 nouveaux SSGN du Projet 885 Yasen, mais l’exécution de ce programme a
                     accumulé encore plus de retard que celui des SNLE. Aujourd’hui, seul le K-560 Se-
                     verodvinsk a été livré et le reste des unités devrait l’être au cours de la première
                     moitié des années 2020. En revanche, le volet sous-marin classique du programme
                     de réarmement de la flotte de la mer Noire a été rempli avec succès. Les 6 SSK du
                     Projet 0636.3 ont été livrés entre 2014 et 2016 par le chantier naval de l’Amirauté
                     (Saint-Pétersbourg) qui a commencé à l’été 2017 la construction d’un nouveau lot de
                     6 SSK pour la flotte du Pacifique. Il s’agit des submersibles qui ont réalisé les tirs de
                     missiles Kalibr dans le cadre de la campagne syrienne. Seul le programme de SSK
                     du Projet 677 censés être équipés pour partie d’une propulsion anaérobie présente
                     un retard critique.
                        Concernant les forces de surface, le VPK a rencontré des difficultés pour honorer
                     les commandes d’État. Sur les 8 frégates du Projet 22350 prévues par le plan 2011-
                     2020, seules 5 ont été mises sur cale et l’unité tête de série, l’Amiral Gorchkov,
                     pourrait être livrée en 2018, après de multiples retards16. En plus des défis tech-
                     niques soulevés par l’intégration des systèmes d’armement et des retards accumu-

                     13. À ce jour, 18 tirs d’essai sur les 28 réalisés ont été qualifiés de réussis.
                     14. Il s’agit des K-535 Iouri Dolgorouki, K-550 Alexandre Nevski et K-551 Vladimir Monomakh. Ces trois unités avaient
                     été mises sur cale respectivement en 1996, 2004 et 2006. Leurs coques ont été formées à partir d’éléments récu-
                     pérés sur des SSN du Projet 971 désarmés.
                     15. «Rossii ne po silam polnoïe obnovlenie iadernoï triady» [La Russie n’est pas en mesure de renouveler intégrale-
                     ment sa triade nucléaire], Nezavissimaïa Gazeta, 2 février 2018.
                     16. Ce navire a été mis sur cale en février 2006.

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lés par les équipementiers (Almaz-Anteï et son système anti-aérien Polyment-Redut
                     par exemple), ce programme de frégates a été touché de plein fouet par la rupture
                     de la coopération militaro-technique entre Moscou et Kiev, conséquence de la crise
                     de 201417. Même situation pour les frégates du Projet 11356M, dont 6 unités doivent
                     être livrées dans le cadre du plan 2011-2020 : seules 3 frégates ont été à ce jour
                     admises au service actif. Dans le Pacifique, l’admission au service actif de la corvette
                     lance-missiles Soverchenny en juillet 2017 a constitué un événement majeur : il s’agit
                     du premier nouveau navire de combat de surface versé à la flotte du Pacifique de-
                     puis la disparition de l’URSS18. L’irrégularité des financements, les détournements de
                     fonds ainsi que les retards accumulés par les sous-traitants pour livrer des pièces et
                     des équipements occasionnent des retards considérables. Pour certains chantiers,
                     les contrats d’État peuvent s’avérer très problématiques dans la mesure où le rè-
                     glement des commandes peut accuser des retards non négligeables, occasionnant
                     des difficultés de trésorerie. Ceci pousse des industriels à privilégier les commandes
                     émanant du secteur privé, qui sont certes moins lucratives, mais dont le financement
                     est en règle générale assuré19.
                        La construction des navires de plus faible tonnage, comme celle des petits navires
                     lance-missiles du Projet 21631 ou de vedettes (type Raptor ou Gratchonok), a connu
                     plus de succès. Leur rythme de construction est régulier : plus ou moins 1 an par unité
                     pour les vedettes de type Gratchonok, et à peine plus de 3 ans par unité pour les
                     5 premiers petits navires lance-missiles du Projet 21631, qui sont équipés de missiles
                     Kalibr. En ce domaine, le VPK russe arrive relativement à combiner qualité, quan-
                     tité et ponctualité. Le programme 2011-2020 comprend par ailleurs la construction
                     d’un nouveau modèle de dragueur de mines (Projet 12700, qui met notamment en
                     œuvre des drones sous-marins de facture française), des bâtiments collecteurs de
                     renseignements (Projet 18280) ainsi que des navires de soutien (les navires d’essais
                     du Projet 11982 et ceux de soutien logistique hauturier du Projet 23120). Enfin, pour
                     la façade arctique, deux unités d’une classe de patrouilleurs brise-glace déplaçant
                     7 000 tonnes (Projet 23550) sont en cours de construction au chantier naval de
                     l’Amirauté20. Il est également prévu de mettre à l’eau une flottille de nouveaux brise-
                     glace nucléaires polyvalents (Projet 22220), dont les 3 premières unités – l’Arktika, le
                     Sibir et l’Oural, se trouvent à différents stades de construction à l’Usine de la Baltique
                     (Saint-Pétersbourg).
                        Modeste par le nombre d’unités commandés, le volet naval du plan 2011-2020
                     a subi les contrecoups de la période de sous-financement du VPK et des forces
                     armées pendant les années 1990 et le début des années 2000. La situation a été
                     en outre compliquée par les sanctions prises par la communauté euro-atlantique à
                     l’encontre de la Russie.
                     17. Voir infra.
                     18. La construction de cette corvette par le chantier de Komsomolsk-sur-l’Amour aura pris 11 ans.
                     19. Entretien réalisé par l’auteur lors du Salon naval de Saint-Pétersbourg ( juin-juillet 2017) avec un représentant d’un
                     chantier naval fluvial russe.
                     20. Ces patrouilleurs seront équipés de missiles Kalibr.

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1.3. LES SANCTIONS : QUEL IMPACT ?

                     Les sanctions ont affecté la mise en œuvre du plan 2011-2020 en contraignant
                     Moscou à « revoir sa copie » avec plus ou moins de succès. Deux niveaux ont été
                     principalement concernés : le financement du programme et son volet industriel.
                     Les établissements bancaires russes impliqués dans des opérations de prêts des-
                     tinés à financer les entreprises de défense sanctionnées s’exposent en effet eux-
                     mêmes à des sanctions. Ceci a conduit certaines banques à refuser tout simple-
                     ment de travailler avec le ministère de la Défense : c’est le cas d’Alpha Bank, un des
                     principaux établissements bancaires privés du pays21. Une parade a été récemment
                     trouvée à travers la création par le ministère des Finances d’une banque publique en
                     charge de gérer exclusivement les opérations financières à l’endroit du VPK22.
                        Au niveau industriel, la rupture des coopérations dans le domaine de la défense
                     établies avec des entreprises ukrainiennes et européennes a entraîné des retards
                     plus ou moins sérieux dans la livraison de certaines plateformes. L’industriel ukrainien
                     ZoryaMach Project (Nikolaïev) a ainsi cessé de livrer les turbines à gaz qui équipent
                     les frégates des projets 22350 et 11356M – les plus importants navires de combat de
                     surface prévus par le plan 2011-2020 –, obligeant la Russie à chercher une solution
                     indigène auprès de l’industriel russe Saturn (Rybinsk)23. L’allemand MTU a cessé de
                     fournir les turbines diesels qui équipent les corvettes lance-missiles du Projet 21631
                     et les vedettes Gratchonok. Dans les deux cas, Moscou s’est tournée vers Pékin
                     pour se procurer des turbines de substitution qui – ironie de l’histoire – sont des
                     turbines allemandes Deutz fabriquées sous licence en Chine. Si dans le cas des
                     vedettes cette solution s’est avérée fonctionnelle – modulo une perte de vitesse
                     moyenne d’un demi-nœud –, dans le cas des corvettes, des problèmes sont apparus
                     lors des essais de la première unité équipée en turbines chinoises24.
                        Enfin, le dernier paquet de sanctions américaines votées à l’été 2017, décidées en
                     représailles de l’immixtion réelle ou supposée de la Russie dans l’élection présiden-
                     tielle de 2016, touche par exemple le missilier russe Novator, concepteur du missile
                     Kalibr. Selon certains observateurs, ce type de ciblage traduirait avant tout la volonté
                     de Washington de maintenir, voire creuser, le fossé technologique qui sépare au-
                     jourd’hui le VPK russe de l’industrie de défense occidentale25.

                     21. Dans le cas d’Alpha Bank, le refus est motivé par le dernier paquet de sanctions américaines décidées à l’été
                     2017. «Ni roublia dlia OPK» [Pas un seul rouble pour le complexe industriel de défense], Novaïa Gazeta, 6 janvier
                     2018.
                     22. «Novy oboronny bank: kak gossoboronzakaz zachtchitiat ot finansovykh sanktsiï» [Nouvelle banque pour la dé-
                     fense : comment on protège les commandes militaire des sanctions financières], RBK, 18 janvier 2018.
                     23. Seule la première frégate du Projet 22350 et les 3 premières unités du Projet 11356M ont reçu « à temps » leur
                     dotation en turbines ukrainiennes.
                     24. L’admission au service actif de la corvette Vychni Volotchek a ainsi été repoussée en raison d’une perte de
                     puissance occasionnée par le système de propulsion. Une source industrielle russe soulignait par ailleurs le manque
                     de fiabilité de ces turbines chinoises qui, de surcroît, consomment plus de carburant. «Peredatcha flotou MRK “Vy-
                     chny Volotchek” otlojena iz-za problem s kitaïskim dvigatelem» [La livraison du petit-navire lance-missiles Vychni
                     Volotchek repoussée en raison d’un problème avec les turbines chinoises], Flotprom.ru, 6 février 2018.
                     25. Certains armuriers occidentaux n’hésitent pas à évoquer une « guerre industrielle ». Entretien réalisé par l’auteur
                     à Moscou avec un représentant européen du secteur industriel de la défense, janvier 2018.

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2. UNE MARINE DE PLUS EN PLUS POLYVALENTE
                     Si les forces navales soviétiques se caractérisaient par une haute spécialisation des
                     navires et des équipages, la marine russe poursuit une transition vers des plate-
                     formes disposant d’une polyvalence plus poussée. Cette mutation entraîne une plus
                     grande agilité des forces navales, lesquelles continuent cependant de faire face à
                     une série de défis structurels.

                     2.1. LA PROJECTION DE LA LIGNE DE DÉFENSE : L’EXEMPLE DE LA CRISE
                     SYRIENNE

                     La crise syrienne a servi de banc d’essai à la marine qui a pu tester des systèmes
                     d’armes en conditions réelles. Les forces navales russes ont rempli principalement
                     trois types de missions dans le cadre des opérations en Syrie :

                       •    Soutenir le régime en lui livrant matériels et armements, à travers l’établisse-
                     ment d’un pont maritime entre la Russie et la Syrie.
                       •    Mettre en œuvre une dissuasion conventionnelle via une « diplomatie de la
                     canonnière » afin de prévenir tout recours unilatéral à la force contre Damas.
                       •    Appuyer les opérations réalisées à terre par les forces loyalistes grâce à la
                     puissance de feu offerte par les missiles de croisière Kalibr.

                        Cet ensemble de missions répond à l’objectif de crédibiliser la posture diploma-
                     tique de Moscou sur la crise syrienne, d’une part, et de projeter la ligne de défense
                     russe au-delà de la mer Noire, en Méditerranée orientale, d’autre part, dans le
                     contexte d’aiguisement des tensions avec l’OTAN, en raison de la crise ukrainienne.
                        Entrée discrètement en action dès l’été 2012, la flotte russe a depuis fourni au
                     régime de Damas une aide logistique et matérielle sans laquelle ce dernier se se-
                     rait trouvé en grande difficulté, bien avant l’intervention directe de la Russie dans
                     le conflit fin septembre 2015. Surnommée « Tartus Express », cette ligne qui relie le
                     port russe de Novorossiïsk et celui de Tartous, en Syrie, est sillonnée depuis juillet
                     2012 par des bâtiments amphibies issus des flottes du Nord, de la Baltique, de la mer
                     Noire et du Pacifique. Depuis juillet 2012, ce sont ainsi près de 318 rotations qui ont
                     été effectuées par ces navires qui ont transporté plus de 185 500 tonnes de cargai-
                     sons militaires26.
                        La flotte de la mer Noire et la flottille de la Caspienne ont par ailleurs été impliquées
                     dans des missions d’appui en mettant en œuvre pour la première fois en conditions
                     opérationnelles des tirs de missiles de croisière Kalibr depuis la Méditerranée orien-
                     tale et la mer Caspienne. Trois types de plateformes ont été employées pour ces
                     26. Chiffres au 1er janvier 2018. Les navires amphibies de la flotte de la mer Noire ont assuré 55% de ces rotations.
                     «Rossiïskie dessantnye korabli sozdali ‘dorogou jizni’ dlia Sirii» [Les navires de débarquement russes ont créé une
                     ’’ligne de vie’’ pour la Syrie], Vzgliad, 2 octobre 2017.

Note de l’Observatoire franco-russe, no17, mars 2018                                                                 www.obsfr.ru      12
missions : des petits navires lance-missiles du Projet 21631, des frégates (Projet 11661,
                     mais surtout les nouvelles frégates du Projet 11356M, affectées à la flotte de la mer
                     Noire) et les nouveaux SSK de type Kilo versées à la flotte de la mer Noire. Ces der-
                     niers ont tiré le plus de missiles Kalibr, avec à ce jour 8 tirs de 37 missiles de croisière
                     depuis la Méditerranée.
                       Enfin, le déploiement du porte-avions Amiral Kouznetsov en Méditerranée orien-
                     tale, fin 2016, avait pour objet de tester l’emploi « à l’occidentale » d’un groupe aéro-
                     naval. Sa mission a été néanmoins émaillée par la perte d’un MiG-29K et d’un Su-33
                     lors des phases d’appontage. En outre, il semblerait que les appareils du groupe aé-
                     rien embarqué n’aient pas été en mesure de réaliser des missions à partir de l’Amiral
                     Kouznetsov et que la plupart d’entre eux aient été redéployés à terre, sur la base
                     russe de Hmeimim, près de Lattaquié, afin de prendre part aux opérations. Conçu
                     comme une arme d’interdiction, le porte-avions russe ne peut être employé pour
                     des missions de projection de puissance contre des objectifs à terre. Son déploie-
                     ment aura ainsi permis à la Russie de prendre conscience des limites de l’emploi de
                     cette arme selon le schéma suivi par la marine française et l’US Navy. Nul doute que
                     cette expérience sera précieuse en vue de l’IPER27 que doit subir l’Amiral Kouznet-
                     sov entre 2018 et 2021.
                       La campagne syrienne a par ailleurs permis aux équipages d’acquérir de l’expé-
                     rience en mer. La nouvelle frégate Amiral Grigorovitch (Projet 11356M, flotte de la
                     mer Noire) aura ainsi passé près de 169 jours en mer en 2017, principalement en
                     Méditerranée orientale, ce qui en fait un des navires russes les plus actifs pour cette
                     année28. Toutefois, les succès rencontrés par la flotte dans le cadre de la campagne
                     syrienne ont paradoxalement joué en sa défaveur lors de l’élaboration du plan 2018-
                     2027. La priorité de ce programme demeure le maintien des capacités des forces
                     stratégiques nucléaires, tandis que l’effort principal de financement ira à la consolida-
                     tion des forces terrestres et au développement des troupes aéroportées. La marine,
                     qui s’était taillée la part du lion lors du programme 2011-2020, devrait être financée à
                     hauteur de 2 600 milliards de roubles (environ 37 milliards d’euros)29 sur les 19 000
                     milliards de roubles (plus de 270 milliards d’euros)30 budgétés pour le plan 2018-
                     2027, soit un peu plus de 13% de l’enveloppe totale allouée au programme. Elle en
                     reçoit donc proportionnellement presque deux fois moins de financements qu’elle
                     n’avait reçus pour le plan 2011-2020. En outre, le nouveau plan d’armement ne pré-
                     voit pas la mise sur cale d’une flotte hauturière (destroyer, grands navires amphibies,
                     porte-avions), et privilégie, assez rationnellement, la construction de plateformes de
                     tonnage léger et de frégates.
                     27. Indisponibilité périodique pour entretien et réparation.
                     28. «VMF dostoïno rechaïet zadatchou demonstratsii flaga» [La marine russe hisse dignement son pavillon], Vzgliad,
                     22 janvier 2018.
                     29. «Prioritetnye napravlenia Gossoudarstvennoï programmy vooroujeniï i voïenno-tekhnitcheskoïe sotroudnitches-
                     tvo» [Les orientations prioritaires du programme d’État d’armement et de coopération militaro-technique],
                     http://bmpd.livejournal.com, 21 août 2017.
                     30. «Ou trillionov est dva soïouznika — armia i flot» [Les trillions ont deux alliés – l’armée et la flotte], Kommersant,
                     18 décembre 2017.

Note de l’Observatoire franco-russe, no17, mars 2018                                                                    www.obsfr.ru       13
2.2. DES CAPACITÉS HAUTURIÈRES SOUS TENSION

                     La nouvelle version de la Doctrine navale revendique le statut de « grande puissance
                     maritime » pour la Russie tandis que le document est jonché de références aux inté-
                     rêts et à la présence russe dans « l’océan mondial ». Traditionnellement, l’élite poli-
                     tique et militaire russe considère avant tout la flotte comme un moyen de projeter le
                     statut de grande puissance à travers le globe.
                         À la différence de la France, la Russie ne possède pas de territoires ultra-marins à
                     protéger tandis que les intérêts vitaux de Moscou demeurent concentrés sur le pour-
                     tour et dans la masse continentale eurasiatique. Aussi, les tenants d’une flotte bleue
                     au sein des structures militaires et du VPK éprouvent-ils les plus grandes difficultés à
                     faire entendre leurs arguments en faveur de la construction de destroyers, de grands
                     bâtiments amphibies ou de porte-avions. Conscients que le contexte économique
                     ne plaide pas en leur faveur, les auteurs de la nouvelle Doctrine navale russe ont plu-
                     tôt cherché à graver dans le marbre ces ambitions hauturières, afin de mieux les faire
                     valoir a posteriori, lorsque des temps meilleurs seront arrivés. Un autre facteur joue
                     en défaveur de la flotte océanique de surface russe : l’absence de raison d’être stra-
                     tégique d’un tel outil pour la Russie contemporaine. Lorsque l’URSS se lance dans
                     l’édification d’une flotte océanique dans les années 1960, il s’agit alors pour Moscou
                     d’être en mesure de soutenir les partenariats et les alliances noués à travers les
                     continents avec les « pays frères » et de contester à la thalassocratie américaine le
                     monopole de la présence sur les océans. Aujourd’hui, quelles seraient les missions
                     assurées par un ou des porte-avions, dont la construction impliquerait par ailleurs
                     celles de destroyers pour former les groupes d’escorte ?
                        La Russie dispose cependant encore aujourd’hui d’une modeste flotte bleue de
                     surface composée d’une dizaine de bâtiments ex-soviétiques répartis entre les
                     flottes du Nord, de la mer Noire et du Pacifique. Il s’agit du porte-avions Amiral Kouz-
                     netsov (flotte du Nord, Projet 1143.5), du croiseur atomique lance-missiles Pierre le
                     Grand (flotte du Nord, Projet 1144), des croiseurs lance-missiles du Projet 1164 Variag
                     (flotte du Pacifique) et Moskva (flotte de la mer Noire), et des grands navires de lutte
                     ASM du Projet 1155, basés dans le Pacifique et dans la flotte du Nord, et qui totalisent
                     6 unités actives. En 2017, c’est le grand navire de lutte ASM Severomorsk (flotte du
                     Nord) qui a passé le plus de temps en mer – 212 jours, sur les 1 920 assurés en mer
                     par l’ensemble des forces navales russes pour l’année31. À la différence des pra-
                     tiques qui prévalent dans les marines occidentales, lorsque ces unités partent en
                     mission, elles sont systématiquement accompagnées d’un remorqueur, ce qui met
                     en évidence un défaut de confiance dans le bâtiment.
                        En l’absence d’un programme de construction de nouvelles unités, la Russie en-
                     tend maintenir ses capacités hauturières en modernisant celles existantes. Il est éga-
                     lement prévu de terminer en 2021 la refonte et la mise à niveau du croiseur atomique
                     31. Le Severomorsk s’est notamment livré à une circumnavigation de l’Afrique. «VMF dostoïno rechaïet zadatchou
                     demonstratsii flaga», art.cit.

Note de l’Observatoire franco-russe, no17, mars 2018                                                           www.obsfr.ru     14
Amiral Nakhimov (Projet 1144.2) actuellement en chantier à Sevmash, à laquelle suc-
                     cédera celle du second croiseur de ce type, le Pierre le Grand. Ces navires doivent
                     recevoir des tubes à lancement vertical leur permettant de mettre en œuvre des
                     missiles anti-navire Oniks et des Kalibr, tandis que les capacités anti-aériennes se-
                     ront assurées par des complexes Pantsir navalisés et Polyment-Redut. Repoussée
                     à maintes reprises, le début de l’IPER du porte-avions Amiral Kouznetsov est pré-
                     vue pour 2018. Les objectifs de l’IPER du « Kouze », annoncée avec un coût initial
                     proche du milliard d’euros à l’été 2017, n’ont eu de cesse d’être revus à la baisse.
                     Aujourd’hui, il serait question de lui allouer une enveloppe de 25 milliards de roubles
                     (près de 350 millions d’euros)32 et son retour au service actif serait prévu au début
                     des années 2020.
                        L’ensemble de ces coûteux programmes de modernisation devrait prolonger la
                     durée de vie des bâtiments ex-soviétiques jusqu’à la fin des années 2020 ou au
                     début des années 2030. Ces unités auront alors servi presque 50 années dans la
                     flotte. Or, en matière de nouvelles capacités hauturières, le programme 2018-2027
                     n’envisage que la possibilité de mettre sur cale des unités têtes de série (avec toutes
                     les incertitudes qui pèsent sur leur financement et leur délai de construction). Les
                     capacités océaniques russes seront donc mises sous pression au cours des années
                     2020, avec de sérieux risques de rupture capacitaire à l’approche des années 2030.

                     2.3. LITTORALISATION ET « KALIBRIZATION » DE LA FLOTTE

                     La combinaison des effets induits par le vieillissement des unités hauturières ex-so-
                     viétiques et la réduction des financements, auxquelles s’ajoutent les défis techno-
                     logiques créés par les sanctions, va produire sur la flotte russe un phénomène de
                     littoralisation. Cette mutation ne compromet pas en soi la capacité de la Russie à dé-
                     fendre et promouvoir ses intérêts maritimes. Elle questionne en revanche à moyen
                     terme sa capacité à projeter son statut de puissance sur les eaux du globe.
                        Les sanctions ayant ajouté des difficultés supplémentaires à la réalisation – déjà
                     problématique – du programme de frégates du Projet 22350 et du Projet 11356M, la
                     Russie a privilégié dès 2014-2015 la construction d’unités de plus faible tonnage, mais
                     plus nombreuses et lourdement armées, comme les petits navires lance-missiles du
                     Projet 22800. Incarnant cette double tendance à la littoralisation et à la « kalibriza-
                     tion » de la flotte, ces navires disposent d’un déplacement de 800 tonnes et sont
                     équipés de missiles Kalibr, mais aussi de missiles anti-navires Oniks et d’une version
                     navalisée du Pantsir (anti-aérien). Il est par ailleurs probable que le ministère russe de
                     la Défense prolonge le programme de petits navires lance-missiles du Projet 21631.
                     La zone de prédilection de ces bâtiments est celle des 500 milles nautiques, soit
                     jusqu’à 900 kilomètres des côtes – appelées en Russie « zone maritime proche »33.
                     Évoluant sous la couverture de puissants dispositifs de défense aéroterrestres (com-
                     32. «Kontrakt na remont “Admirala Kouznetsova” podpichout v pervom kvartale 2018 goda» [Le contrat pour l’IPER de
                     l’Amiral Kouznetsov sera signé au premier trimestre 2018], TASS, 21 décembre 2017.
                     33. Blijniaïa morskaïa zona ou BMZ.

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plexes de défense anti-aérienne S-300 ou S-400 ; missiles anti-navires Bastion ;
                     avions multirôles Su-30SM), ces plateformes peuvent mettre en œuvre depuis le
                     large ou à partir des fleuves russes leurs missiles Kalibr qui disposent d’une portée
                     allant jusqu’à 2 500 kilomètres. Tirés depuis la mer Noire ou la mer Caspienne, ils
                     peuvent atteindre des cibles situées en Europe occidentale, au Moyen-Orient et en
                     Asie centrale. Lancés depuis la mer d’Okhotsk ou la mer du Japon, ils peuvent frap-
                     per des objectifs au Japon et en Chine. En faisant du missile l’épine dorsale de sa
                     flotte de surface, la Russie prend le parti d’exploiter la protection qu’offrent à ces
                     plateformes ses eaux intérieures et ses zones littorales verrouillées par les « bulles »
                     A2/AD, leur offrant ainsi la possibilité de mettre en œuvre une forme de dissuasion
                     conventionnelle34. Cette posture apporte en outre une réponse asymétrique à la
                     menace supposée que représenterait l’activité des flottes otaniennes dans la zone
                     Arctique, en Baltique et en mer Noire.
                        Le programme 2018-2027 met l’accent sur la construction de frégates du Projet
                     22350 et 22350M (sous réserve que Saturn fournisse des turbines adéquates), ainsi
                     que sur les corvettes du Projet 2038635. La zone de confort de ces navires, comme
                     celle des bâtiments cités ci-avant et des SSK du Projet 0636.3, demeure celle des
                     eaux proches, où navigabilité et protection sont optimales36. Pour autant, comme le
                     démontre la Russie avec le déploiement permanent de son escadron méditerranéen
                     depuis le début des années 2010, ces unités peuvent aussi être projetées vers les
                     « zones maritimes éloignées »37. Toutefois, afin de subvenir à leur soutien logistique,
                     la marine russe a besoin – en plus de navires appropriés – d’une base navale à
                     proximité, ou à défaut, d’un « Point de service matériel et logistique » ou PMTO. À ce
                     jour, seules les installations russes de Tartous remplissent cette fonction. Combinées
                     aux capacités aéroterrestres déployées dans la région de Lattaquié, elles permettent
                     à la marine russe de disposer d’un environnement – unique hors de Russie – relati-
                     vement sécurisé pour sa flotte en Méditerranée orientale.

                     34. Le missile Kalibr peut recevoir une charge nucléaire tactique.
                     35. «V GuPV-2027 vkliotchili vooroujenie korvetov i fregatov guiperzvoukovymi “Tsirkonami”» [Le programme d’ar-
                     mement jusqu’à 2027 prévoit des corvettes et des frégates armées de missiles hypersoniques Tsirkon], Flotprom.ru,
                     19 décembre 2017. Précisons qu’en Russie, l’emploi du terme « corvette » désigne souvent des bâtiments qui en
                     France seraient qualifiés de « frégates », et que les Russes appellent « frégates » des navires qui se rapprocheraient
                     d’un destroyer dans les marines occidentales, en raison, dans les deux cas, de leur puissance de feu élevée.
                     36. Les frégates du Projet 22350 sont toutefois qualifiées pour la haute-mer.
                     37. Dalniaïa morskaïa zona ou DMZ. Des petits navires lance-missiles du Projet 20380 et 21631, de même que des
                     frégates du Projet 11356M et des SSK de type Kilo croisent en quasi permanence, sur une base rotationnelle, en
                     Méditerranée orientale.

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CONCLUSION
                     La marine russe n’est pas une force océanique à l’image de la flotte américaine, mais
                     là n’est pas sa raison d’être. Si ses sous-marins nucléaires peuvent évoluer pendant
                     longtemps à distance des eaux russes, l’activité des forces de surface demeure en
                     revanche limitée, quoique bien réelle, dans « l’océan mondial ». Le plan d’armement
                     2011-2020 est parvenu à endiguer l’hémorragie capacitaire qui frappait la marine
                     russe depuis 1991 en insufflant une dynamique et des fonds nécessaires au VPK. Au
                     demeurant, il reste de nombreux défis à relever avant que la Russie ne devienne
                     une authentique puissance navale, au sens mahanien38 du terme. Mais en a-t-elle
                     la nécessité ? Moscou entend bien persister dans l’aventure de la haute-mer, mais
                     pas à n’importe quel prix : c’est ce qu’il convient de retenir de la dernière Doctrine
                     navale et des orientations programmatiques du plan 2018-2027. Quel sera le coût de
                     ce choix ?
                        L’analyse des grandes tendances qui affectent la marine russe met en évidence
                     un sérieux risque de contraction du rayon d’action de la flotte vers la fin des années
                     2020. Les forces navales russes ont de fait entamé un basculement vers les zones
                     littorales, tout en conservant une sérieuse capacité à dissuader et menacer des ma-
                     rines plus puissantes. À ce phénomène de contraction s’ajoute celui du surarmement
                     de plateformes de faible tonnage, dont le VPK russe a prouvé qu’il était en mesure
                     de les produire en qualité et en quantité. Toutefois, cette abondance d’armements
                     conjuguée à l’écueil persistant des systèmes de propulsion fait peser une forte incer-
                     titude sur l’endurance et la fiabilité de certaines unités. En outre, l’atrophie du rayon
                     d’action de la flotte est à peine compensée par les capacités hauturières de fré-
                     gates, voire de corvettes, non qualifiées pour évoluer en haute-mer39. Afin de pallier
                     la faible navigabilité de ces bâtiments et d’assurer une chaîne logistique optimale,
                     la Russie pourrait chercher à obtenir des facilités navales dans les zones maritimes
                     éloignées, sans que cela ne se traduise nécessairement par l’obtention de PMTO,
                     voire même d’une base navale.
                        Le VPK va subir les contrecoups de la rationalisation des contrats de défense dans
                     le domaine naval. Si certains grands chantiers, de par leur spécialisation et leurs
                     équipements (Sevmash pour les SNLE par exemple) conserveront une forme d’ex-
                     clusivité sur la construction et l’entretien de certaines plateformes, la majorité des
                     chantiers devront se tourner vers des contrats civils pour garnir leur carnet de com-
                     mandes. Certains n’ont pas hésité à investir dès à présent dans la modernisation de
                     leurs infrastructures afin d’apparaître en meilleure posture face à une concurrence
                     rude en devenir. Les commandes passées par le ministère de la Défense devraient
                     porter sur des plateformes plus petites, mais plus nombreuses, ce qui va induire un
                     38. Alfred Thayer Mahan (1840-1914) est un stratège naval américain. Son ouvrage The Influence of Sea Power upon
                     History, 1660-1783, publié 1890, influence jusqu’à aujourd’hui la pensée maritimiste.
                     39. Si la marine a démontré qu’elle pouvait déployer ce type de plateforme dans des zones maritimes éloignées, il
                     n’en demeure pas moins que la navigabilité de ces unités est mise à rude épreuve, de même que la sécurité des
                     équipages.

Note de l’Observatoire franco-russe, no17, mars 2018                                                              www.obsfr.ru     17
effet de « saupoudrage » des contrats entre différents chantiers. Ce phénomène,
                     déjà constatable, s’explique par la volonté du ministère de ne pas prendre le risque
                     de dépendre d’un seul prestataire, d’une part, et par la ventilation des contrats au-
                     près de leurs filiales par les grands groupes, d’autre part40. S’ajoutent à cela des
                     considérations d’ordre économique avec l’objectif de soutenir un secteur industriel
                     en crise et des territoires en proie à des difficultés économiques (Crimée).
                        Si les sanctions contribuent à la cristallisation du fossé technologique entre le VPK
                     et les industriels occidentaux, il n’en demeure pas moins que l’offre russe en ma-
                     tière de petites plateformes devrait rester compétitive41. Avec des produits moins
                     sophistiqués mais moins onéreux, elle pourrait trouver preneur auprès de pays afri-
                     cains, asiatiques et sud-américains disposant de budgets de défense modestes. Ces
                     contrats, ainsi que ceux passés par des clients civils, seront bienvenus pour remplir
                     les cales laissées vides par des commandes d’État appelées à devenir plus parci-
                     monieuses.

                     40 C’est le cas par exemple du chantier naval Gorki de Zelenodolsk qui a redistribué une partie des commandes
                     de patrouilleurs du Projet 22160 auprès du chantier Zaliv de Kertch (Crimée) dont il avait pris auparavant le contrôle.
                     41. En 2016, le naval ne représente que 10% du portefeuille de commandes de Rosoboronexport, le consortium fédé-
                     ral pour l’exportation des matériels de défense. «Dolia vooroujeniï v rossiïskom eksporte sostavila 4,2%» [L’armement
                     représente 4,2% des exportations russes], Vzgliad, 3 novembre 2016.

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ANNEXES

                     1. Frégate Amiral Gorchkov - Projet 22350

                     2. Frégate Amiral Grigorovitch - Projet 11356M

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3. Petit navire lance-missiles Zeleny Dol - Projet 21631

                     4. Petit navire lance-missiles Ouragan - Projet 22800

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5. Porte-avions Amiral Kouznetsov - Projet 1143.5

                     6. Croiseur atomique lance-missiles Pierre le Grand - Projet 1144

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7. Croiseur lance-missiles Moskva - Projet 1164

                     8. Vedette de type Raptor - Projet 03160

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