MIGRATIONS SENEGALAISES : PASSER PAR LE NIGER POUR REJOINDRE L'EUROPE - Fondation Rosa ...
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02/2019 MIGRATIONS SENEGALAISES : PASSER PAR LE NIGER POUR REJOINDRE L’EUROPE Laboratoire des Etudes et Recherches sur le Genre, l’Environnement, les Religions et les Migrations Université Gaston Berger de Saint-Louis RLS Research Papers on Security and Conflict Studies in West- and Central Africa Edited by Armin Osmanovic
Proverbe Haoussa "In kaga wani yafaa dowu taa bunda yekebi ye dashi yahi wutazahi" "Si tu vois quelqu'un fuir et préférer tomber dans le feu, cela veut dire que ce qui le poursuit est pire que le feu." Le GERM manifeste sa profonde gratitude à la FONDATION ROSA LUXEMBURG qui a financé toutes les dépenses utiles pour la réalisation de cette recherche. Toutefois, les avis exprimés dans ce document sont ceux des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les points de vue de la Fondation Rosa Luxemburg. 2
Sommaire Résumé exécutif ................................................................................ 4 Introduction ....................................................................................... 11 Démarche méthodologique................................................................ 12 1. Tambacounda : une région de départ par excellence .................. 13 2. Niger : une destination par défaut ............................................... 18 3. Une culture migratoire fortement ancrée chez les populations... 20 Actualité des migrations sénégalaises ............................................. 23 Déterminants de la migration internationale sénégalaise ................ 28 4. Causes profondes de la migration ............................................... 35 Migrer : une nécessité économique................................................. 40 Entre influences de parents et efficacité des réseaux sociaux ........ 45 5. Destinations rêvées : du Niger aux destinations multiples.......... 48 6. De Dakar en Libye : de dures conditions du voyage ................... 50 7. Entre souffrances physiques et chocs psychiques ...................... 54 Conclusion ......................................................................................... 66 Bibliographie ...................................................................................... 70 3
Résumé exécutif Au cours des deux dernières décennies, il y a eu un réel accroissement des flux migratoires sub-sahariens transitant par le Maghreb et plus particulièrement le Maroc, l’Algérie ou la Libye et dans la moindre mesure la Tunisie pour se rendre en Europe. Ce faisant, les trois premiers nommés sont devenus des espaces de transit et le plus souvent d’installation de longue durée pour de nombreux sub-sahariens candidats à la migration venus en majorité de la Côte d’Ivoire, du Sénégal, de la Guinée, de la Gambie, etc. Cette recherche s’intéresse aux migrants sénégalais qui se rendent au Niger par voie terrestre en espérant, un jour, rejoindre l’Europe à la suite de plusieurs escales. En route, les migrants sénégalais s'installent fréquemment dans des carrefours migratoires pour travailler et financer les prochaines escales. C’est ainsi que depuis le Mali (Bamako, Bougouni et Sikasso) ou au Burkina Faso (Bobo-Dioulasso, Ouagadougou, etc.), etc. des migrants sénégalais sont retrouvés dans l’artisanat, la maçonnerie ou la vente ambulante, etc. Au Niger, ils sont souvent à Niamey ou à Agadez, deux grands carrefours historiques où ils se débrouillent pour leur survie. Dans le cadre de cette recherche, nous avons réalisé la collecte des données dans divers sites : d’une part au Niger (Niamey et Agadez) et d’autre part au Sénégal et plus précisément dans la région de Tambacounda où nous avons fait des entretiens individuels et collectifs en développant un réseau dense de partenaires aux profils éclatés. Outre les migrants et candidats à la migration, nous avons interrogé des acteurs politiques, des journalistes, des agents de sécurité, des transporteurs, des membres d’organisations de la société civile, etc. à titre individuel ou à partir de focus groupes, en nous intéressant aux activités exercées dans le pays d’origine, aux modes de financement du voyage, au niveau d’étude, etc. Les résultats de la collecte nous renseignent qu’à Tambacounda, une bonne partie des candidats à la migration sont en situation précaire à cause d’un manque d’emploi. Pour cette raison, le seul horizon envisageable pour gagner leur vie est de migrer. À aucun moment, une perspective de s'en sortir en restant au Sénégal n'est évoquée par nos interlocuteurs qu’ils soient ceux rencontrés au Niger ou ceux interrogés à Tambacounda. Ils sont tous formels en soutenant que partir en migration 4
est la seule solution. En termes d’activités professionnelles, la quasi-totalité des migrants de retour interrogés à Tambacounda nous confirment qu’ils travaillaient dans divers domaines avant de se rendre à l’étranger. En moyenne, 50% des migrants de retour à la suite de rapatriement évoluaient – avant leur voyage - dans l’agriculture, 25% dans l’élevage, 7% pratiquaient le commerce, 2% dans l’hôtellerie et la restauration et 5% dans le domaine du transport. Il faut préciser que 22% de ces migrants de retour sont instruits dont environ 7% avec le niveau de baccalauréat ou plus. Il faut rappeler que pour ces personnes interrogées, le projet de migrer est souvent enclenché sous l’effet de facteurs d’attraction qui provoquent un effet d’entraînement qui assure le passage du stade latent à celui de la concrétisation de l’acte de migrer. En outre, l’image de la réussite sociale qu’affiche l’émigré de retour au Sénégal pendant ses vacances et ses récits enflammés par une dose de mythomanie confortent l’idée qu’on se fait de cet "eldorado" largement médiatisé par la télévision. Cela a été souvent rendu possible par le fait qu’au niveau du système des représentations locales des phototypes sont évoqués lorsqu’il est question de parler de la migration. Le voyage n’est pas simplement pour le candidat à la migration synonyme d’acquisition d’un travail stable mais il symbolise la voie à entreprendre pour faire fortune et acquérir aux yeux de ses pairs un prestige social. Selon les acteurs interrogés, les réseaux sociaux constituent un canal performant pour la conversation permanente entre migrants et candidats à la migration. Ils permettent à la fois d’envoyer et de recevoir des messages vocaux et des appels vidéos qui font souvent l’apologie du voyage ou des migrants sans épargner à ces derniers à de nombreuses difficultés rencontrées au cours du voyage. Par conséquent, au Niger, ils sont nombreux les sénégalais candidats à la migration à témoigner être victimes de tracasseries avec des agents de la police ou de la gendarmerie qui, selon leurs propos, "les réclamaient des fonds et biens, une condition pour les laisser passer". Les difficultés auxquelles ils sont confrontés peuvent parfois venir des chauffeurs qui "sont de connivence avec d’autres acteurs évoluant dans le transport". Pour faire face aux nombreuses difficultés rencontrées au Niger et sur la route, des candidats à la migration sont obligés de rejoindre des associations sénégalaises pour trouver de l’aide. 5
À Niamey, le mouvement associatif confrérique a joué un rôle important dans l’assistance des candidats à la migration. Mourides et Tidianes accueillent des "aventuriers" avec ou sans condition selon la structure comme nous le font remarquer avec insistance et à plusieurs reprises des responsables interrogés. Ceux-ci rappellent que leur dahira dans son fonctionnement prône la compréhension, la tolérance, la solidarité agissante dans tous les domaines de la vie (travail, logement, assistance légale, problème quotidiens etc.). Ainsi, le principe de solidarité qui structure le dahira a permis à ce dernier de jouer le plus souvent un rôle fondamental au même titre que les autorités consulaires sénégalaises à Niamey. Celles-ci, dans leur mission, ont accueilli des candidats à la migration en situation de détresse. D’autres difficultés sont causées par des forces de sécurité dans les pays traversés du simple fait que les candidats à la migration soient des étrangers. Cela est en contradiction avec les règles de la CEDEAO. Pour cette dernière, les ressortissants d’un Etat membre bénéficient sur l’ensemble du territoire de l’Union de la liberté́ de circulation et de résidence qui implique le droit de se déplacer et de séjourner sur le territoire de l’ensemble des Etats membres. Ainsi, au Niger, certains candidats à la migration en situation de détresse sont obligés de recourir aux services consulaires pour être rapatriés au pays d’origine. Parallèlement, d’autres refusent d’effectuer le voyage retour vers le Sénégal. Leur refus d’abandonner le voyage malgré les difficultés connues s’explique à plusieurs niveaux. La peur d’affronter la honte ou d’être la risée de leurs proches incite des candidats à la migration à poursuivre le voyage. Ceux-ci avec les envois d’argent faits par des parents restés au Sénégal ou déjà arrivés en Europe sont obligés à poursuivre leur voyage vers l’Europe tout en contribuant à l’économie locale au Niger durant leur séjour d’attente. Même si aucune statistique « officielle » n’est disponible sur les retombées financières de la migration, des populations locales soutiennent que la ville d’Agadez a profité de la migration. Elle fait croître plusieurs secteurs de l’économie locale allant du transport, de l’hébergement, mais aussi du système de transaction informelle. A ce jour avec la loi n°2015-036 du 26 mai 2015, « l’Etat du Niger cherche à lutter contre les flux migratoires irréguliers et éviter que le désert ne devienne le mouroir des jeunes africains candidats aux voyages ». Malgré cette décision politique, des routes informelles et plus 6
risquées sont quotidiennement entreprises par des candidats à la migration qui prennent contacts avec des passeurs depuis Tambacounda où des réseaux sont efficacement entretenus. 7
Executive Summary Over the past two decades, there has been a real increase in sub- Saharan migratory flows to Europe via the Maghreb and more particularly Morocco, Algeria or Libya and, to a lesser extent, Tunisia. As a result, the first three countries have become transit areas and, most often, long-term settlements for many potential sub-Saharan migrants, the majority of whom are from Côte d'Ivoire, Senegal, Guinea, the Gambia, etc. This research focuses on Senegalese migrants who travel to Niger by land in the hope that one day they will reach Europe, after several stopovers. During their journey, Senegalese migrants often settle in migration hubs to work and finance the next stage of the journey. Thus, in Mali (Bamako, Bougouni and Sikasso) or Burkina Faso (Bobo- Dioulasso, Ouagadougou, etc.), etc., Senegalese migrants are found in crafts, masonry or street vending activities, etc. In Niger, they are often in Niamey or Agadez, two major historical crossroads where they manage to survive. Within the framework of this research, we collected data in various sites: on the one hand, in Niger (Niamey and Agadez) and, on the other hand, in Senegal and more precisely in the Tambacounda region, where we conducted individual and collective interviews by developing a dense network of partners with contrasting profiles. In addition to migrants and candidates for migration, we interviewed political actors, journalists, security agents, transporters, members of civil society organisations, etc. individually or through focus groups, with particular emphasis on activities in the country of origin, travel funding methods, level of education, etc. The findings of the data collection reveal that in Tambacounda, a large proportion of prospective migrants are in a precarious situation due to a lack of employment. For this reason, the only possible way to earn a living is to migrate. At no time did our interlocutors, whether those met in Niger or those interviewed in Tambacounda, mention the possibility of making it through by staying in Senegal. They are all formal, arguing that migration is the only solution. 8
In terms of professional activities, almost all of the returnees interviewed in Tambacounda confirm that they worked in various fields before going abroad. On average, 50% of migrants returning after repatriation were involved in agriculture before their trip, 25% in livestock, 7% in trade, 2% in hotels and restaurants and 5% in transport. It is worth mentioning that 22% of these returning migrants are educated, including about 7% with baccalaureate level or higher. It should be recalled that for these interviewees, the migration project is often triggered by attraction factors, which provoke a ripple effect that ensures the transition from the latent stage to that of the actual implementation of the act of migration. In addition, the image of social success displayed by the emigrant back in Senegal during his holidays and his stories, inflamed by a dose of mythomania, reinforce the idea we have of this "Eldorado", which is widely covered by television. This was often facilitated by the fact that at the level of the local representation system, phototypes are mentioned when talking about migration. For the prospective migrant, travelling is not simply a matter of acquiring stable work, but it symbolizes the route to be taken to acquire a fortune and social prestige in the eyes of his or her peers. According to the actors interviewed, social networks are a powerful channel for permanent conversation between migrants and candidates for migration. They allow them to send and receive voice messages and video calls that often encourage travel or migrants without sparing them the numerous difficulties encountered during the trip. As a result, many Senegalese candidates for migration in Niger testify that they are victims of harassment by the police or gendarmerie who, according to them, "extorted funds and their belongings as a condition for letting them through”. The difficulties they face can sometimes originate from drivers who "are in connivance with other actors involved in their transportation". To deal the numerous problems encountered in Niger and on the road, candidates for migration are compelled to join Senegalese associations to seek assistance.. In Niamey, the brotherhood associative movement has played an important role in assisting candidates for migration. Mourides and Tidianes welcome "adventurers" with or without conditions depending on the structure, as officials interviewed insistently and repeatedly point 9
out to us. They remind us that their dahira promotes understanding, tolerance and active solidarity in all areas of life (work, housing, legal assistance, daily problems, etc.). Thus, the principle of solidarity that structures the dahira has, in most cases, enabled the latter to play a fundamental role in the same way as the Senegalese consular authorities in Niamey. In their mission, the latter accommodated candidates for migration in distress. Other difficulties are caused by security forces in the countries crossed, simply because the candidates for migration are foreigners. This is in contradiction with ECOWAS rules. For the latter, nationals of a Member State enjoy freedom of movement and residence throughout the Community's territory and this implies the right to move and reside on the territory of all Member States. For example, in Niger, some prospective migrants in distress are obliged to resort to consular services to be repatriated to their country of origin. At the same time, others refuse to return to Senegal. Their refusal to abandon the trip, despite the known difficulties, can be attributed to several factors. Fear of facing embarrassment or being laughed at by their loved ones drives prospective migrants to pursue the journey. The latter, using money transferred by relatives who have remained in Senegal or have already arrived in Europe, are obliged to continue their journey to Europe while contributing to the local economy in Niger during their waiting period. Although no "official" statistics are available on the financial impact of migration, local populations argue that the city of Agadez benefits from migration. It is boosting several sectors of the local economy, from transport and accommodation to the informal transaction system. To date, with Act No. 2015-036 of 26 May 2015, "the State of Niger seeks to curtail irregular migration flows and prevent the desert from becoming a haven for young Africans who are candidates for travelling". Despite this political decision, informal and riskier routes are being taken daily by prospective migrants who contact smugglers from Tambacounda where the networks are effectively maintained. 10
Introduction Au cours des deux dernières décennies, il y a eu un réel accroissement des flux migratoires sub-sahariens transitant par le Maghreb et plus particulièrement le Maroc, l’Algérie ou la Libye et dans la moindre mesure la Tunisie pour se rendre en Europe. Ce faisant, les trois premiers nommés sont devenus des espaces de transit et le souvent d’installation de longue durée pour de nombreux migrants sub-sahariens venus en majorité de la Côte d’Ivoire, du Sénégal, de la Guinée Bissau, de la Gambie, de la Guinée Conakry, etc. Avec le durcissement des contrôles aux frontières européennes et des accords de réadmission signés avec l’Union européenne par de pays méditerranéens, la traversée pour se rendre en Europe est devenue de plus en plus difficile pour plusieurs candidats à la migration. Par conséquent, des pays du Maghreb tels que le Maroc, l’Algérie ou la Libye sont devenus de nouvelles terres migratoires. Si pour certains migrants subsahariens, le séjour au Maghreb est à la base pensé être de courte durée, pour de nombreux migrants, c’est le contraire qui se fait à cause des contrôles de frontières devenus davantage rigides. Cette recherche s’intéresse aux migrants sénégalais qui se rendent au Niger par voie terrestre en espérant, un jour, rejoindre l’Europe. Il faut signaler que leur voyage est couramment fait en plusieurs escales, et peut prendre plusieurs mois. En route, les migrants sénégalais s'installent fréquemment dans des carrefours migratoires pour travailler et épargner suffisamment d'argent pour les prochaines escales. C’est ainsi que depuis le Mali (Bamako, Bougouni et Sikasso) ou au Burkina Faso (Bobo-Dioulasso, Ouagadougou, etc.), etc. des migrants sénégalais sont retrouvés dans l’artisanat, la maçonnerie ou la vente ambulante, etc. Au Niger, ils sont souvent à Niamey ou à Agadez, deux grands carrefours historiques où ils se débrouillent pour leur survie. 11
Démarche méthodologique Dans le cadre de cette recherche, nous avons réalisé la collecte des données dans divers sites : d’une part au Niger (Niamey et Agadez) et d’autre part au Sénégal et plus précisément dans la région de Tambacounda. L’intérêt de cette recherche est de réaliser un profil actualisé des migrants et candidats à la migration mais originaires de ces villes. Il s’agira en conséquence d’identifier les ressources mobilisées par les candidats aux voyages et les membres de leur communauté qui les soutiennent pour effectuer leurs voyages vers l’Europe via le Niger et la Libye. Nous nous sommes intéressé aux niveaux d’études et activités professionnelles des candidats aux voyages, aux conditions de départ et aux motivations de leurs voyages ainsi qu’aux difficultés rencontrées. À cet effet, aussi bien au Sénégal qu’au Niger, des informations sont collectées auprès des candidats ou non à la migration mais également auprès d’autres acteurs et institutions : ministères, partenaires techniques et financiers, chercheurs, membres de la société civile, parents de migrants ou de candidats à la migration, etc. Il faut signaler que dans le cadre de la collecte des informations, nous avons fait recours aux entretiens individuels et collectifs en développant un réseau dense de partenaires aux profils éclatés. Outre les migrants et candidats à la migration, nous avons interrogé des universitaires, des assistants sociaux, des politiques, des journalistes, des agents de sécurité, des transporteurs, des membres d’organisations de la société civile, etc. Des réseaux de partenariat ont été établis avec des associations communautaires, culturelles, confrériques, etc., en vue de ratisser large et d’arriver à mobiliser des informations sur les migrations de sénégalais au Niger. Des migrants de retour ou des candidats aux voyages et ayant abandonné leur projet de voyage nous ont renseigné sur les profils des migrants et des candidats à la migration ; leurs parcours et stratégies pour se déplacer, etc. 12
À titre individuel ou à partir de focus groupes, des migrants et candidats à la migration ont été interrogés à la suite de définition de caractéristiques pertinentes : région d’origine, année d’arrivée ou de départ, activités exercées dans le pays d’origine, modes de financement du voyage, niveau d’étude, sexe, etc. Les migrants et candidats à la migration ont été interrogés en groupe selon également leur projet de retour au pays d’origine face aux difficultés, leur projet d’installation au Niger ou tout simplement leur ambition de poursuivre leur voyage en se rendant au Maroc, en Algérie ou en Lybie pour atteindre l’Europe. Ce choix d’interroger les migrants et candidats à la migration séparément est une option pour éviter des biais méthodologiques et surtout permettre à nos interlocuteurs d’éviter de sentir une certaine gêne ou pression de leurs pairs au moment des discussions. Leaders politiques (parlementaires, sénateurs ; etc.) Migrants, Membres d’associations de rapatriés ; Transporteurs, Journalistes, etc. Migrants de retour (forcé ou selon leur propre volonté) Autorités administratives (gouverneur, préfets, police, Chefs coutumiers et religieux gendarmerie, etc.) ; Enseignants ; parents de migrants ou de (écoles primaires, collèges et candidats à la migration lycées) ou Maîtres coraniques Membres d’ONGs locales ou internationales Avec ces différents acteurs, nos questionnements ont voulu trouver des réponses nous permettant d’avoir une meilleure connaissance sur les ressources et stratégies mobilisées par les candidats aux migrations ; sur les motivations des migrations ; sur ce qui caractérise les filières 13
migratoires ; sur comment les filières migratoires sont entretenues à la fois dans les territoires de départ, de transit et d’installation, etc. Nous rappelons que deux espaces constituent nos principaux champs de collecte d’informations, d’une part le Sénégal et d’autre part le Niger. Dans le premier, il s’agit de la région de Tambacounda qui, malgré́ l’érection de son ancien département, Kédougou, en région, demeure encore la plus vaste région du Sénégal avec ses 42.706 km2 de superficie. En 2014, la région comptait une population résidente de 705.397 habitants, soit 5,1% de la population du pays. On note une légère supériorité́ numérique des hommes par rapport aux femmes (50,6% contre 49,4%.) Du fait de sa grande superficie et de sa faible population, la région de Tambacounda a une densité de population relativement faible : 17 habitants au km2. L’autre site de collecte des informations est le Niger et plus précisément Niamey et Agadez. Si la première ville, Niamey, est pour de nombreux migrants sénégalais une zone de transit, la deuxième, Agadez, est le lieu par excellence où les derniers préparatifs se font avant de rejoindre la Libye. À cet effet, dans ces deux villes, Niamey et Agadez, nous avons interrogé des sénégalais candidats à la migration mais également des membres des dahiras, mouride1 et tidiane2, pour avoir leurs avis sur l’arrivée massive au Niger durant ces dernières années de sénégalais candidats à la migration. Nous avons également interrogé le personnel de l’ambassade du Sénégal au Niger pour voir comment la migration est gérée même si, faut-il le signaler, leur institution n’est fréquentée par les candidats à la migration que lorsque ces derniers sont confrontés à des difficultés. Nous signalons au passage que cette recherche a privilégié l’exploitation de données qualitatives, même si à plusieurs niveaux, nous avons pris à témoin des données quantitatives pour illustrer nos propos. Cette option 1 La confrérie des Mourides ou Mouridiyya, la deuxième à apparaître après la Tijaniyya au Sénégal, est une confrérie présente particulièrement au Sénégal et en Gambie. Elle est fondée au début du XXe siècle par le cheikh Ahmadou Bamba et joue un rôle économique et politique important. La tradition mouride est grandement marquée par la culture africaine et plus précisément wolof. Les talibés effectuent un pèlerinage annuel dans la ville sainte de Touba, au centre du Sénégal. Le Magal est une fête qui coïncide chaque année avec la célébration du départ en exil, en 1895, de cheikh Ahmadou Bamba du fait de l'autorité coloniale. 2 La Tijaniyya ou tariqatijaniyya (en arabe, littéralement « la voie tijane », variantes tidiane, tidjane, tidjanie) est une confrérie (tariqa) soufie (un courant de l'islam sunnite) fondée par Ahmed Tijani en 1782 dans une oasis algérienne. Cette confrérie musulmane est la plus puissante d'Afrique de l'Ouest. 14
se justifie pour la simple raison que nous avions au moment de la collecte des données mises en avant les expériences personnelles de nos interlocuteurs, qu’ils soient candidats à la migration ou parents de candidats à la migration, formateurs ou enseignants, experts en migration, institutionnels, etc. Ce rapport est divisé en sept grandes parties : 1. Tambacounda : une région de départ par excellence ; 2. Niger : une destination par défaut ; 3. Une culture migratoire fortement ancrée chez les populations ; 4. Causes profondes de la migration ; 5. Destinations rêvées : du Niger aux destinations multiples ; 6. De Dakar en Libye : de dures conditions du voyage et (7) Entre souffrances physiques et chocs psychiques. 15
1. Tambacounda : une région de départ par excellence La région de Tambacounda occupe une position carrefour qui s’est affermie avec l’ouverture des corridors Tambacounda-Bamako, Tambacounda-Moussala et Tambacounda-Labé́. Cette situation fait de Tambacounda la région la plus périphérique du Sénégal. Elle partage 325 Km de frontière avec le Mali à l’Est, 62 Km avec la Mauritanie au Nord- est et 162 Km avec la Gambie à l’Ouest. Carte 1 : Région de Tambacounda En effet, selon l’ANSD (2014), la population de la région de Tambacounda en 2014 a un âge moyen de 21 ans avec plus de la moitié des habitants qui sont âgés de moins de 16 ans.3 3 ANSD. Situation économique et sociale de la région de Tambacounda, 2014. 16
Tableau 1 : Taux d’emploi des jeunes selon le sexe dans la région de Tambacounda 15 à 19 20 à 24 25 à 29 30 à 34 15 à 34 35 à 64 Sénégal Tambacounda 22,0 33,4 38,5 43,6 32,2 46,2 37,4 Source des données : ANSD, RGPHAE, 2014. Pour la région de Tambacounda, le taux de chômage est évalué à 36,5% soit 27% chez les hommes contre 56% chez les femmes. Tableau 2 : Taux de chômage par sexe dans la région de Tambacounda Régions Masculin Féminin Ensemble Tambacounda 27,0 56,0 36,5 Source des données : ANSD, RGPHAE, 2014. La région de Tambacounda est parmi les moins dotées en services sociaux mais elle est surtout marquée au cours des dernières années par de nombreux départs de jeunes vers la Libye via le Niger. Face à cette situation, et à plusieurs occasions, des discours de sensibilisation sont mobilisés pour dissuader les candidats à la migration irrégulière néanmoins le phénomène persiste toujours. En atteste la situation à Goudiry4 où rien qu’en 2015, une centaine de jeunes issus de ce département ont été rapatriés de la Libye. Réunis au sein d’une association de 300 membres, tous issus de cette localité et rapatriés de la Libye, ces jeunes ne croient toujours pas à la réussite en restant dans leur terroir. Selon le Président du Conseil départemental de Goudiry, « Dans le département de Goudiry, certains jeunes ne croient pas ou "plus" à la réussite en restant sur le sol sénégalais. En témoigne le nombre important de jeunes qui se sont rendus en Libye ces dernières années et ceux qui ont péri dans la Méditerranée ou disparu dans le désert ». Il estime que « le nombre de jeunes de Goudiry, qui ont été « avalés » par la Méditerranée et emportés par le désert, s’élève à une centaine en 2015 sans évoquer le nombre de portés disparus ».5 4 Goudiry se situe entre Tambacounda et Kidira, le poste-frontière vers le Mali. 5 Dieynaba Kane, 2016, "Le Quotidien" « Le Plus de 100 jeunes périssent dans le désert libyen : Goudiry perd ses enfants », Le Quotidien du 12 mai. 17
Selon le président de l’Association des Sénégalais rapatriés de la Libye à Goudiry, faute d’activités génératrices de revenus, ils ont toujours en tête l’idée de tenter une nouvelle aventure pour provoquer la chance.6 La situation remarquée à Goudiry est sensiblement celle que l’on peut retrouver dans toute la région de Tambacounda et dans plusieurs autres régions du Sénégal à tel point qu’on devrait s’interroger s’il n’existe pas une sorte de culture migratoire qui ne cesse de prendre des proportions importantes tout en rythmant le quotidien des populations. 2. Niger : une destination par défaut Selon Timothée Tabapssi (2010), « le Niger est depuis près de deux décennies un espace privilégié de mouvements de personnes en situation irrégulière, parce qu’il constitue à la fois un territoire d’accueil et de transit des migrants. En raison, d’une part, de sa situation géographique stratégique pour les migrants à destination des pays du Maghreb, notamment son ouverture au Nord sur la Libye et l’Algérie et, d’autre part, des opportunités économiques et d’emploi dans des secteurs devenus aujourd’hui importants pour l’économie du pays (secteur minier et des biens et services), des milliers de migrants en situation irrégulière en provenance de la sous-région (Mali, Ghana, Nigeria, Sierra Leone, Libéria) et des pays d’Afrique Centrale comme la République Démocratique du Congo, le Cameroun ou encore la Centrafrique y séjournent temporairement avant de poursuivre leur voyage vers l’Algérie, la Libye et le Maroc ou vers d’autres destinations menant en Europe ». Le Niger n’est pas principalement un pays d’immigration, et la plupart des populations étrangères sur son territoire sont originaires des pays membres de la Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO). Ces populations dans le cadre du protocole sur la libre circulation des personnes et des biens de 1979 peuvent séjourner et circuler librement au Niger. 6 D’après Moussa Kébé, Président de l’Association des Sénégalais rapatriés de la Libye à Goudiry, 300 jeunes sont membres de cette association. Rapatrié de la Libye en 2013, il essaye depuis lors de les convaincre de rester parce que des financements leur sont promis par les autorités. Seulement, il informe que certains, las d’attendre ce financement depuis 3 ans, menacent de se remettre sur le chemin du désert. « Je ne peux pas retenir les gens ici, il n’y a pas de financement, depuis 2013 on nous promet des financements, mais il n’y a rien. Je ne peux pas continuer à retenir les gens, d’ici fin 2016, je vais dire à ceux qui veulent partir et qui en ont les moyens de le faire », a-t-il argué (Dieynaba Kane, idem). 18
Selon le Protocole sur la libre circulation, le droit de résidence et d’établissement, zone CEDEAO A/P1/5/79 et plus précisément l’Article 3 : « (1). Tout citoyen de la Communauté, désirant entrer sur le territoire de l'un quelconque des Etats membres sera tenu de posséder un document de voyage et des certificats internationaux de vaccination en cours de validité (2). Tout citoyen de la Communauté, désirant séjourner dans un Etat membre pour une durée maximum de quatre-vingt-dix (90) jours, pourra entrer sur le territoire de cet Etat membre par un point d'entrée officiel sans avoir à présenter un visa. Cependant si ce citoyen se propose de prolonger son séjour au-delà des quatre-vingt-dix (90) jours, il devra, à cette fin, obtenir une autorisation délivrée par les autorités compétentes ». Du fait du renforcement des contrôles aux frontières méditerranéennes et sahariennes, le Niger reçoit aussi sur son sol les personnes refoulées de Libye ou d’Algérie. Pour les mêmes raisons, il assiste par ailleurs à une sédentarisation du transit en divers points de son territoire. Au Niger, une bonne partie des populations migrantes sont des individus en provenance de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique Centrale, en situation de transit entre un pays duquel ils ont souvent été contraints de partir à la recherche de conditions de vie meilleures. Le Niger et les centres de transit ne représentent pour ces migrants qu’une étape entre deux voyages. La répartition géographique de l’origine des migrants fait état d’une importante diversité. Les pays sont ainsi classés selon l’effectif des émigrés qui y sont originaires : Sénégal, Gambie, Mali, Nigeria, Guinée Bissau, Cameroun, Burkina Faso, Ghana, Côte d'Ivoire, Guinée Conakry, Liberia, Togo, République Centrafricaine, Bénin et République Démocratique du Congo. Les migrants subsahariens qui transitent par le Niger présentent des profils hétérogènes. Une de leurs caractéristiques c’est qu’ils sont jeunes entre 18 et 35 ans. Une autre caractéristique des jeunes est qu’ils sont en majorité d’origine urbaine (Douala et Yaoundé́ pour les Camerounais ; Conakry et Bissau pour les Guinéens et Bamako et Kayes pour les Maliens) et sont scolarisés même si le niveau est relativement très faible. Les dix premiers pays d’origine des émigrés subsahariens au Niger sont : le Nigeria ; le Mali ; le Burkina Faso ; le Benin ; la Côte d’Ivoire ; le Ghana ; le Togo ; le Sénégal ; le Tchad ; le Soudan. De ce stock d’immigrants 19
internationaux au Niger, nombreux sont ceux qui sont en situation irrégulière. Ils peuvent être classés en deux grandes catégories : les immigrants résidents irréguliers et les immigrants irréguliers en transit. 3. Une culture migratoire fortement ancrée chez les populations Au Sénégal, une culture de la mobilité s’est inscrite dans l’est et le nord du pays depuis les conquêtes successives des grands empires du Ghana et du Mali. Les déplacements des populations de ces régions se sont accélérés avec les pénétrations coloniales (1880-1945) qui ont entraîné des migrations temporaires, plus ou moins forcées, favorisées par la construction de chemins de fer et de routes ou le défrichement des terres de cultures exportées vers la France et le reste de l’Europe (Aly Tandian, 2003). Soninké et Haalpulaar de la vallée du fleuve Sénégal, espace commercial stratégique à cheval sur les grands axes de l'ancien commerce transsaharien, ont été en contact avec des Européens à partir du XVe siècle. Après la conquête, l'administration coloniale instaure des mesures coercitives (travaux forcés, impôts payés en numéraires, etc.) imposées aux populations de la vallée du fleuve Sénégal. Ces mesures ont beaucoup contribué aux premières migrations saisonnières internes à la recherche d’argent liquide pour payer les impôts ou du fait des déplacements de force pour les grands travaux (Aly Tandian, 2003). Les groupes ethniques Haalpulaar et Soninké sont fortement concernés par ces premiers flux migratoires. En milieu Soninké (Haute-Vallée) les premiers départs sont signalés vers les années 1900 tandis qu’au Fouta, en milieu Haalpulaar (Moyenne-Vallée), jusque vers 1910, les mouvements de populations déclenchés par les mesures coloniales ont entraîné des fuites devant les campagnes de recrutement militaire (Aly Tandian, 2003). Ainsi, les migrations ont été encouragées par les recrutements. C’était l'époque où des agents des grandes compagnies et de divers gouvernements étaient postés dans les pays de départ pour encourager et superviser les départs des migrants ou des travailleurs contractuels (Jean-Pierre Guengant, 1996 : 111). Au cours des années 20
50-60, l'immigration en France est "libre" ; les Sénégalais, les Mauritaniens et les Maliens n'avaient besoin que d'une carte d'identité pour entrer en France. Regroupés autour de petits noyaux d'anciens navigateurs établis dans la région de Marseille, de Bordeaux ou du Havre où ils sont arrivés par bateaux, ils se sont redéployés vers les zones industrialisées : couloir rhodanien jusqu'à Lyon, vallée de la Seine jusqu'à Paris, ont constitué de grandes régions d’accueil des migrants Haalpulaar. En 1964, « les accords bilatéraux conclus entre la France et la Mauritanie, le Mali et le Sénégal commencent à réglementer la circulation des travailleurs migrants en rendant obligatoire la possession d'un certificat de travail » (Christian Poiret, 1996 : 63). De nombreuses personnes ont quitté la vallée du fleuve recrutées pour la construction des voies ferrées entre 1894-1896 au Congo belge7 et au Congo français, d’une part, et elles avaient également été employées en Afrique Centrale par la marine, l'administration ou les maisons de commerce, d’autre part.8 Avec le temps, « les Sénégalais accédèrent à des postes de direction ou de maîtrise et formèrent, avec les populations du Dahomey et du Togo, les premiers cadres de la colonisation » (Sylvie Bredeloup, 1993 : 217). Plus tard, avec la création de la ligne du chemin de fer Dakar-Bamako en 1904, plusieurs Sénégalais se sont installés au Soudan français (actuel Mali) où ils furent employés dans l’administration coloniale ou bien ils s’investissent dans le commerce comme en témoigne le quartier Ouolofobougou à Bamako au Mali.9 En organisant donc les déplacements de la force de travail d'une zone à l'autre, selon les besoins et la localisation de la production des biens d'exportation, la puissance coloniale a impulsé un mouvement tacite de redistribution de la population, par conséquent de mobilité. Poussés par le besoin d'argent pour payer l'impôt, mais aussi pour perpétuer les pratiques ostentatoires et s’extirper des contingences sociales et 7 À l'indépendance, le Congo belge devint la République Démocratique du Congo. On l'appelait également le Congo-Kinshasa pour le différencier du Congo-Brazzaville (République Populaire du Congo). Ce n'est qu'en 1971 que le Congo-Kinshasa prit le nom de Zaïre et le fleuve Congo celui de fleuve Zaïre. 8 Entre 1800 et 1848, des maisons de commerce bordelaises à faibles moyens financiers, organisées sur une base familiale, se sont installées au Sénégal pour prendre une part active à la traite effectuée par troc. En guise d’exemple, nous pouvons nommer les maisons Maurel et Prom, Maurel et Frères, Chavanel et Fils, Vézia, Peyrissac, Devès et Chaumet, Buhan et Teisseire, Lacoste, CFAO. 9 Ouolofobougou est un quartier de Bamako, la capitale malienne, créé depuis 1922, littéralement dans la langue bambara “ bougou ” signifie “ la case ” et “ Ouolofo ” les wolof. Ceux-ci constituent la population dominante du Sénégal. 21
économiques, Haalpulaar et Soninké ont été les premiers à migrer d’abord vers les villes sénégalaises et l’Afrique et puis vers l’Europe et le monde. Georges Balandier note qu'« en 1899, au centre de Brazzaville, était organisé le village de Dakar, dépendance de l'administration, regroupant des Sénégalais avec à leur tête un chef mécanicien Wolof. En 1914, Poto-Poto comprenait sept quartiers dont le quartier sénégalais » (Georges Balandier, 1985). Cette situation s’est accentuée au cours des années 50, « période pendant laquelle l'Afrique forestière fut marquée par une ruée d'un groupe de diamantaires Haalpulaar. Ces populations originaires de la vallée du fleuve Sénégal investissaient les sites miniers, au gré des rumeurs, en solitaires ou en petits groupes, structurés en réseaux et conjuguent relations de parenté, relations de clientélisme et solidarités religieuses » (Sylvie Bredeloup, 1993 : 205). Ces mouvements migratoires étaient circulaires de fait. Durant cette période, il suffisait d’une visite médicale et d’une carte d’identité pour se rendre en France. À partir de 1975, des titres de séjour et de travail sont institués pour réglementer le travail des Sénégalais en France. Ces titres confinaient les émigrés à travailler dans des zones spécifiques et dans des emplois précis. En 1981 est instaurée la carte de séjour ; à partir de 1985, la plupart des ressortissants des pays africains doivent disposer d’un visa pour entrer en France. On assiste à une fin des migrations de main-d'œuvre et des migrations tournantes vers la France depuis l’instauration de la carte de séjour et du visa d’entrée. La migration des gens de la Vallée vers l’Europe est caractérisée par un séjour de courte durée, le temps d’accumuler un capital économique permettant un retour prestigieux au pays, un cadet prenant la relève dans la migration. Elle a surtout concerné des hommes seuls et généralement d'origine rurale. Avec la complexification des entrées et du séjour, on est passé d’une migration de travail à une migration d’installation malgré les problèmes d’insertion professionnelle et d’intégration sociale et résidentielle dans les pays de destination. Avec le choc pétrolier de 1973 et la mise en place de politiques de contrôle des flux migratoires, la France, première destination des Sénégalais, a défini un arsenal de mesures de contrôle des flux d’entrée tout en autorisant - paradoxalement - avec la loi de 1974, le regroupement familial et la sédentarisation des Sénégalais. Mais, en 1974, avec la montée du chômage et les vagues de licenciements dans plusieurs secteurs industriels, les migrants sénégalais sont touchés par la 22
précarité. En France, malgré l’arrivée de la gauche au pouvoir, suite aux élections de 1981, la volonté de contrôler les entrées reste maintenue et, contre toute attente, s’en suivent de nouvelles normes d’entrée qui ont fait de ce pays, jadis destination privilégiée, un espace de transit pour rejoindre d’autres destinations comme l'Italie et l’Espagne. Pour élargir les destinations, au début des années 1980, New York enregistre l’arrivée de plusieurs migrants sénégalais, d’abord commerçants venus s’approvisionner à Broadway, qui se sont redéployés et fixés dans les appartements pas trop chers entre la 114e rue et les confins de Harlem et Bronx. Ces premiers commerçants ont été rejoints par beaucoup de jeunes citadins venant de la France ou du Canada ou par de migrants originaires de la Vallée, qui se sont fixés à Brooklyn où ils ont occupé la rue commerçante de Fulton Street qu’ils ont allègrement rebaptisée Fouta Street, du nom de leur contrée d’origine. Actualité des migrations sénégalaises Les destinations des migrants se sont beaucoup diversifiées depuis la crise des destinations classiques. Jusqu’au milieu des années 1970, les destinations des migrants sénégalais avaient une direction bipolaire : un pôle migratoire africain concernant essentiellement les pays transfrontaliers et les eldorados africains (Côte d’Ivoire, Gabon et Congo) et un autre pôle européen orienté exclusivement vers la France et, dans une moindre mesure, l’Allemagne. Ces pôles avaient des liens commerciaux, historiques et géographiques séculaires avec le Sénégal. À partir des années 1980, la complexification des conditions d’entrée fera émerger des destinations nouvelles, qu’a priori, ni l’histoire ni la géographie ne liaient au Sénégal. L’Italie a été la destination des estivants vendant dans les plages l’été et retournant au Sénégal durant l’hiver. La fixation des migrants dans la péninsule, consacrée par un redéploiement interne des villes du Sud vers le Nord industriel et un changement d’occupation les faisant passer de commerçants à operaï (ouvriers) et accroissant par la même occasion le potentiel d’intégration, a attiré des migrants auparavant établis en France ou en Afrique. Cette facilité relative d’intégration a fait de l’Italie une destination privilégiée des Sénégalais après 1990. L’Espagne, grâce à son entrée dans l’Union et le début de certains grands travaux, a pris le relais. Ces pays ont fait de l’Europe du Sud le principal espace d’attraction des migrants 23
sénégalais après 1990. Il ressort de plusieurs recherches que l’Europe du Sud était la première destination voulue des candidats au départ. D’ailleurs l’Afrique du Sud, qui a été à un moment donné un point d‘attraction des Sénégalais, n’était que la destination de ceux qui ont attendu en vain la possibilité de rejoindre l’Europe du Sud. Les conditions sécuritaires difficiles ont freiné les départs intensifs vers l’Afrique du Sud. Mais dans certaines villes comme Durban, les liens entre la diaspora Indienne et le groupe des migrants sénégalais a facilité leur intégration. Cependant, « le groupe des diamantaires reste très actif dans la sous-région de l’Afrique australe. Ils y circulent et s’y fixent aussi par le biais du mariage ou à la recherche d’opportunités d’affaires, les deux motivations restent liées » (Bredeloup, 1993). D’abord ouvert par les commerçants sénégalais qui s’y approvisionnaient en matériels électroniques, les Etats-Unis ont enregistré l’arrivée de beaucoup de migrants sénégalais à partir du milieu des années 1980. Habitant à leur arrivée un célèbre hôtel de la 50estreet, les Sénégalais se sont redéployés vers Harlem et le Bronx et se sont fixés durablement dans le pays. Attirés par le potentiel d’insertion professionnelle dans d’autres Etats, les émigrés sénégalais sont allés vers Atlanta, Detroit et Ohio. Dans ces Etats, ils travaillent dans le secteur industriel et dans des salons de coiffure, ciblant une clientèle Afro-américaine coiffée par les femmes sénégalaises. Le pays offre une facilité d’intégration résidentielle de fait. Les contrôles d’identité sont rares, les possibilités d’insertion professionnelle à la taille de l’Union, s’opposent à la difficulté d’avoir le fameux titre de séjour « Green Card ». La durée moyenne du premier retour des émigrés sénégalais basés aux Etats-Unis est de 11 ans (Tall, 2007) faute de titres leur permettant de rentrer de nouveau en cas de sortie du territoire. Les migrations des Sénégalais vers le Moyen Orient mobilisent des flux importants. Mais en dehors de quelques catégories de migrants, l’insertion résidentielle et professionnelle y est difficile. Les conditions d’enrichissement sont accessibles à quelques groupes professionnels seulement, la liberté de circulation limitée et la promotion du regroupement familial contrôlée de même que la migration féminine peu promue. Tous ces facteurs font que la migration vers ces pays, pourtant unis avec le Sénégal par la religion, reste peu développée. Les pays d’Afrique du Nord enregistrent la présence de Sénégalais qui se sont fixés dans ces pays, souvent après y avoir séjourné, en partance sur 24
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