MIGRATIONS SENEGALAISES : PASSER PAR LE NIGER POUR REJOINDRE L'EUROPE - Fondation Rosa ...

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MIGRATIONS SENEGALAISES : PASSER PAR LE NIGER POUR REJOINDRE L'EUROPE - Fondation Rosa ...
02/2019
MIGRATIONS
SENEGALAISES :
PASSER PAR LE
NIGER POUR
REJOINDRE L’EUROPE

                                                   Laboratoire des Etudes et Recherches sur le Genre,
                                                      l’Environnement, les Religions et les Migrations
                                                              Université Gaston Berger de Saint-Louis

RLS Research Papers on Security and Conflict Studies in West- and Central Africa
Edited by Armin Osmanovic
MIGRATIONS SENEGALAISES : PASSER PAR LE NIGER POUR REJOINDRE L'EUROPE - Fondation Rosa ...
Proverbe Haoussa

          "In kaga wani yafaa dowu taa bunda yekebi ye dashi yahi wutazahi"
                     "Si tu vois quelqu'un fuir et préférer tomber dans le feu,
                      cela veut dire que ce qui le poursuit est pire que le feu."

      Le GERM manifeste sa profonde gratitude à la FONDATION ROSA LUXEMBURG qui a financé
toutes les dépenses utiles pour la réalisation de cette recherche. Toutefois, les avis exprimés dans ce
          document sont ceux des auteurs et ne reflètent pas nécessairement les points de vue de la
                                                                          Fondation Rosa Luxemburg.

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Sommaire

Résumé exécutif ................................................................................ 4

Introduction ....................................................................................... 11

Démarche méthodologique................................................................ 12

1. Tambacounda : une région de départ par excellence .................. 13

2. Niger : une destination par défaut ............................................... 18

3. Une culture migratoire fortement ancrée chez les populations... 20

           Actualité des migrations sénégalaises ............................................. 23

           Déterminants de la migration internationale sénégalaise ................ 28

4. Causes profondes de la migration ............................................... 35

           Migrer : une nécessité économique................................................. 40

           Entre influences de parents et efficacité des réseaux sociaux ........ 45

5. Destinations rêvées : du Niger aux destinations multiples.......... 48

6. De Dakar en Libye : de dures conditions du voyage ................... 50

7. Entre souffrances physiques et chocs psychiques ...................... 54

Conclusion ......................................................................................... 66

Bibliographie ...................................................................................... 70

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Résumé exécutif

    Au cours des deux dernières décennies, il y a eu un réel accroissement
    des flux migratoires sub-sahariens transitant par le Maghreb et plus
    particulièrement le Maroc, l’Algérie ou la Libye et dans la moindre
    mesure la Tunisie pour se rendre en Europe. Ce faisant, les trois premiers
    nommés sont devenus des espaces de transit et le plus souvent
    d’installation de longue durée pour de nombreux sub-sahariens
    candidats à la migration venus en majorité de la Côte d’Ivoire, du
    Sénégal, de la Guinée, de la Gambie, etc.

    Cette recherche s’intéresse aux migrants sénégalais qui se rendent au
    Niger par voie terrestre en espérant, un jour, rejoindre l’Europe à la suite
    de plusieurs escales. En route, les migrants sénégalais s'installent
    fréquemment dans des carrefours migratoires pour travailler et financer
    les prochaines escales. C’est ainsi que depuis le Mali (Bamako, Bougouni
    et Sikasso) ou au Burkina Faso (Bobo-Dioulasso, Ouagadougou, etc.),
    etc. des migrants sénégalais sont retrouvés dans l’artisanat, la
    maçonnerie ou la vente ambulante, etc. Au Niger, ils sont souvent à
    Niamey ou à Agadez, deux grands carrefours historiques où ils se
    débrouillent pour leur survie.

    Dans le cadre de cette recherche, nous avons réalisé la collecte des
    données dans divers sites : d’une part au Niger (Niamey et Agadez) et
    d’autre part au Sénégal et plus précisément dans la région de
    Tambacounda où nous avons fait des entretiens individuels et collectifs
    en développant un réseau dense de partenaires aux profils éclatés.

    Outre les migrants et candidats à la migration, nous avons interrogé des
    acteurs politiques, des journalistes, des agents de sécurité, des
    transporteurs, des membres d’organisations de la société civile, etc. à
    titre individuel ou à partir de focus groupes, en nous intéressant aux
    activités exercées dans le pays d’origine, aux modes de financement du
    voyage, au niveau d’étude, etc.

    Les résultats de la collecte nous renseignent qu’à Tambacounda, une
    bonne partie des candidats à la migration sont en situation précaire à
    cause d’un manque d’emploi. Pour cette raison, le seul horizon
    envisageable pour gagner leur vie est de migrer. À aucun moment, une
    perspective de s'en sortir en restant au Sénégal n'est évoquée par nos
    interlocuteurs qu’ils soient ceux rencontrés au Niger ou ceux interrogés à
    Tambacounda. Ils sont tous formels en soutenant que partir en migration

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est la seule solution.

En termes d’activités professionnelles, la quasi-totalité des migrants de
retour interrogés à Tambacounda nous confirment qu’ils travaillaient
dans divers domaines avant de se rendre à l’étranger. En moyenne, 50%
des migrants de retour à la suite de rapatriement évoluaient – avant leur
voyage - dans l’agriculture, 25% dans l’élevage, 7% pratiquaient le
commerce, 2% dans l’hôtellerie et la restauration et 5% dans le domaine
du transport. Il faut préciser que 22% de ces migrants de retour sont
instruits dont environ 7% avec le niveau de baccalauréat ou plus.

Il faut rappeler que pour ces personnes interrogées, le projet de migrer
est souvent enclenché sous l’effet de facteurs d’attraction qui
provoquent un effet d’entraînement qui assure le passage du stade latent
à celui de la concrétisation de l’acte de migrer.

En outre, l’image de la réussite sociale qu’affiche l’émigré de retour au
Sénégal pendant ses vacances et ses récits enflammés par une dose de
mythomanie confortent l’idée qu’on se fait de cet "eldorado" largement
médiatisé par la télévision. Cela a été souvent rendu possible par le fait
qu’au niveau du système des représentations locales des phototypes
sont évoqués lorsqu’il est question de parler de la migration. Le voyage
n’est pas simplement pour le candidat à la migration synonyme
d’acquisition d’un travail stable mais il symbolise la voie à entreprendre
pour faire fortune et acquérir aux yeux de ses pairs un prestige social.

Selon les acteurs interrogés, les réseaux sociaux constituent un canal
performant pour la conversation permanente entre migrants et candidats
à la migration. Ils permettent à la fois d’envoyer et de recevoir des
messages vocaux et des appels vidéos qui font souvent l’apologie du
voyage ou des migrants sans épargner à ces derniers à de nombreuses
difficultés rencontrées au cours du voyage.

Par conséquent, au Niger, ils sont nombreux les sénégalais candidats à la
migration à témoigner être victimes de tracasseries avec des agents de la
police ou de la gendarmerie qui, selon leurs propos, "les réclamaient des
fonds et biens, une condition pour les laisser passer". Les difficultés
auxquelles ils sont confrontés peuvent parfois venir des chauffeurs qui
"sont de connivence avec d’autres acteurs évoluant dans le transport".
Pour faire face aux nombreuses difficultés rencontrées au Niger et sur la
route, des candidats à la migration sont obligés de rejoindre des
associations sénégalaises pour trouver de l’aide.

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À Niamey, le mouvement associatif confrérique a joué un rôle important
    dans l’assistance des candidats à la migration. Mourides et Tidianes
    accueillent des "aventuriers" avec ou sans condition selon la structure
    comme nous le font remarquer avec insistance et à plusieurs reprises
    des responsables interrogés. Ceux-ci rappellent que leur dahira dans son
    fonctionnement prône la compréhension, la tolérance, la solidarité
    agissante dans tous les domaines de la vie (travail, logement, assistance
    légale, problème quotidiens etc.). Ainsi, le principe de solidarité qui
    structure le dahira a permis à ce dernier de jouer le plus souvent un rôle
    fondamental au même titre que les autorités consulaires sénégalaises à
    Niamey. Celles-ci, dans leur mission, ont accueilli des candidats à la
    migration en situation de détresse.

    D’autres difficultés sont causées par des forces de sécurité dans les pays
    traversés du simple fait que les candidats à la migration soient des
    étrangers. Cela est en contradiction avec les règles de la CEDEAO. Pour
    cette dernière, les ressortissants d’un Etat membre bénéficient sur
    l’ensemble du territoire de l’Union de la liberté́ de circulation et de
    résidence qui implique le droit de se déplacer et de séjourner sur le
    territoire de l’ensemble des Etats membres.

    Ainsi, au Niger, certains candidats à la migration en situation de détresse
    sont obligés de recourir aux services consulaires pour être rapatriés au
    pays d’origine. Parallèlement, d’autres refusent d’effectuer le voyage
    retour vers le Sénégal. Leur refus d’abandonner le voyage malgré les
    difficultés connues s’explique à plusieurs niveaux. La peur d’affronter la
    honte ou d’être la risée de leurs proches incite des candidats à la
    migration à poursuivre le voyage. Ceux-ci avec les envois d’argent faits
    par des parents restés au Sénégal ou déjà arrivés en Europe sont obligés
    à poursuivre leur voyage vers l’Europe tout en contribuant à l’économie
    locale au Niger durant leur séjour d’attente.

    Même si aucune statistique « officielle » n’est disponible sur les
    retombées financières de la migration, des populations locales
    soutiennent que la ville d’Agadez a profité de la migration. Elle fait croître
    plusieurs secteurs de l’économie locale allant du transport, de
    l’hébergement, mais aussi du système de transaction informelle.

    A ce jour avec la loi n°2015-036 du 26 mai 2015, « l’Etat du Niger
    cherche à lutter contre les flux migratoires irréguliers et éviter que le
    désert ne devienne le mouroir des jeunes africains candidats aux
    voyages ». Malgré cette décision politique, des routes informelles et plus

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risquées sont quotidiennement entreprises par des candidats à la
migration qui prennent contacts avec des passeurs depuis Tambacounda
où des réseaux sont efficacement entretenus.

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Executive Summary

    Over the past two decades, there has been a real increase in sub-
    Saharan migratory flows to Europe via the Maghreb and more
    particularly Morocco, Algeria or Libya and, to a lesser extent, Tunisia. As
    a result, the first three countries have become transit areas and, most
    often, long-term settlements for many potential sub-Saharan migrants,
    the majority of whom are from Côte d'Ivoire, Senegal, Guinea, the
    Gambia, etc.

    This research focuses on Senegalese migrants who travel to Niger by
    land in the hope that one day they will reach Europe, after several
    stopovers. During their journey, Senegalese migrants often settle in
    migration hubs to work and finance the next stage of the journey. Thus,
    in Mali (Bamako, Bougouni and Sikasso) or Burkina Faso (Bobo-
    Dioulasso, Ouagadougou, etc.), etc., Senegalese migrants are found in
    crafts, masonry or street vending activities, etc. In Niger, they are often
    in Niamey or Agadez, two major historical crossroads where they
    manage to survive.

    Within the framework of this research, we collected data in various sites:
    on the one hand, in Niger (Niamey and Agadez) and, on the other hand,
    in Senegal and more precisely in the Tambacounda region, where we
    conducted individual and collective interviews by developing a dense
    network of partners with contrasting profiles.

    In addition to migrants and candidates for migration, we interviewed
    political actors, journalists, security agents, transporters, members of
    civil society organisations, etc. individually or through focus groups, with
    particular emphasis on activities in the country of origin, travel funding
    methods, level of education, etc.

    The findings of the data collection reveal that in Tambacounda, a large
    proportion of prospective migrants are in a precarious situation due to a
    lack of employment. For this reason, the only possible way to earn a
    living is to migrate. At no time did our interlocutors, whether those met
    in Niger or those interviewed in Tambacounda, mention the possibility of
    making it through by staying in Senegal. They are all formal, arguing that
    migration is the only solution.

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In terms of professional activities, almost all of the returnees interviewed
in Tambacounda confirm that they worked in various fields before going
abroad. On average, 50% of migrants returning after repatriation were
involved in agriculture before their trip, 25% in livestock, 7% in trade, 2%
in hotels and restaurants and 5% in transport. It is worth mentioning that
22% of these returning migrants are educated, including about 7% with
baccalaureate level or higher.

It should be recalled that for these interviewees, the migration project is
often triggered by attraction factors, which provoke a ripple effect that
ensures the transition from the latent stage to that of the actual
implementation of the act of migration.

In addition, the image of social success displayed by the emigrant back
in Senegal during his holidays and his stories, inflamed by a dose of
mythomania, reinforce the idea we have of this "Eldorado", which is
widely covered by television. This was often facilitated by the fact that at
the level of the local representation system, phototypes are mentioned
when talking about migration. For the prospective migrant, travelling is
not simply a matter of acquiring stable work, but it symbolizes the route
to be taken to acquire a fortune and social prestige in the eyes of his or
her peers.

According to the actors interviewed, social networks are a powerful
channel for permanent conversation between migrants and candidates
for migration. They allow them to send and receive voice messages and
video calls that often encourage travel or migrants without sparing them
the numerous difficulties encountered during the trip.

As a result, many Senegalese candidates for migration in Niger testify
that they are victims of harassment by the police or gendarmerie who,
according to them, "extorted funds and their belongings as a condition
for letting them through”. The difficulties they face can sometimes
originate from drivers who "are in connivance with other actors involved
in their transportation". To deal the numerous problems encountered in
Niger and on the road, candidates for migration are compelled to join
Senegalese associations to seek assistance..

In Niamey, the brotherhood associative movement has played an
important role in assisting candidates for migration. Mourides and
Tidianes welcome "adventurers" with or without conditions depending
on the structure, as officials interviewed insistently and repeatedly point

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out to us. They remind us that their dahira promotes understanding,
     tolerance and active solidarity in all areas of life (work, housing, legal
     assistance, daily problems, etc.). Thus, the principle of solidarity that
     structures the dahira has, in most cases, enabled the latter to play a
     fundamental role in the same way as the Senegalese consular authorities
     in Niamey. In their mission, the latter accommodated candidates for
     migration in distress.

     Other difficulties are caused by security forces in the countries crossed,
     simply because the candidates for migration are foreigners. This is in
     contradiction with ECOWAS rules. For the latter, nationals of a Member
     State enjoy freedom of movement and residence throughout the
     Community's territory and this implies the right to move and reside on
     the territory of all Member States.

     For example, in Niger, some prospective migrants in distress are obliged
     to resort to consular services to be repatriated to their country of origin.
     At the same time, others refuse to return to Senegal. Their refusal to
     abandon the trip, despite the known difficulties, can be attributed to
     several factors. Fear of facing embarrassment or being laughed at by
     their loved ones drives prospective migrants to pursue the journey. The
     latter, using money transferred by relatives who have remained in
     Senegal or have already arrived in Europe, are obliged to continue their
     journey to Europe while contributing to the local economy in Niger
     during their waiting period.

     Although no "official" statistics are available on the financial impact of
     migration, local populations argue that the city of Agadez benefits from
     migration. It is boosting several sectors of the local economy, from
     transport and accommodation to the informal transaction system.

     To date, with Act No. 2015-036 of 26 May 2015, "the State of Niger
     seeks to curtail irregular migration flows and prevent the desert from
     becoming a haven for young Africans who are candidates for travelling".
     Despite this political decision, informal and riskier routes are being taken
     daily by prospective migrants who contact smugglers from
     Tambacounda where the networks are effectively maintained.

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Introduction

Au cours des deux dernières décennies, il y a eu un réel accroissement
des flux migratoires sub-sahariens transitant par le Maghreb et plus
particulièrement le Maroc, l’Algérie ou la Libye et dans la moindre
mesure la Tunisie pour se rendre en Europe. Ce faisant, les trois premiers
nommés sont devenus des espaces de transit et le souvent d’installation
de longue durée pour de nombreux migrants sub-sahariens venus en
majorité de la Côte d’Ivoire, du Sénégal, de la Guinée Bissau, de la
Gambie, de la Guinée Conakry, etc.

Avec le durcissement des contrôles aux frontières européennes et des
accords de réadmission signés avec l’Union européenne par de pays
méditerranéens, la traversée pour se rendre en Europe est devenue de
plus en plus difficile pour plusieurs candidats à la migration. Par
conséquent, des pays du Maghreb tels que le Maroc, l’Algérie ou la
Libye sont devenus de nouvelles terres migratoires. Si pour certains
migrants subsahariens, le séjour au Maghreb est à la base pensé être de
courte durée, pour de nombreux migrants, c’est le contraire qui se fait à
cause des contrôles de frontières devenus davantage rigides.

Cette recherche s’intéresse aux migrants sénégalais qui se rendent au
Niger par voie terrestre en espérant, un jour, rejoindre l’Europe. Il faut
signaler que leur voyage est couramment fait en plusieurs escales, et
peut prendre plusieurs mois.

En route, les migrants sénégalais s'installent fréquemment dans des
carrefours migratoires pour travailler et épargner suffisamment d'argent
pour les prochaines escales. C’est ainsi que depuis le Mali (Bamako,
Bougouni et Sikasso) ou au Burkina Faso (Bobo-Dioulasso,
Ouagadougou, etc.), etc. des migrants sénégalais sont retrouvés dans
l’artisanat, la maçonnerie ou la vente ambulante, etc. Au Niger, ils sont
souvent à Niamey ou à Agadez, deux grands carrefours historiques où ils
se débrouillent pour leur survie.

                                                                       11
Démarche méthodologique

     Dans le cadre de cette recherche, nous avons réalisé la collecte des
     données dans divers sites : d’une part au Niger (Niamey et Agadez) et
     d’autre part au Sénégal et plus précisément dans la région de
     Tambacounda.

     L’intérêt de cette recherche est de réaliser un profil actualisé des
     migrants et candidats à la migration mais originaires de ces villes. Il
     s’agira en conséquence d’identifier les ressources mobilisées par les
     candidats aux voyages et les membres de leur communauté qui les
     soutiennent pour effectuer leurs voyages vers l’Europe via le Niger et la
     Libye.

     Nous nous sommes intéressé aux niveaux d’études et activités
     professionnelles des candidats aux voyages, aux conditions de départ et
     aux motivations de leurs voyages ainsi qu’aux difficultés rencontrées. À
     cet effet, aussi bien au Sénégal qu’au Niger, des informations sont
     collectées auprès des candidats ou non à la migration mais également
     auprès d’autres acteurs et institutions : ministères, partenaires
     techniques et financiers, chercheurs, membres de la société civile,
     parents de migrants ou de candidats à la migration, etc.

     Il faut signaler que dans le cadre de la collecte des informations, nous
     avons fait recours aux entretiens individuels et collectifs en développant
     un réseau dense de partenaires aux profils éclatés. Outre les migrants et
     candidats à la migration, nous avons interrogé des universitaires, des
     assistants sociaux, des politiques, des journalistes, des agents de
     sécurité, des transporteurs, des membres d’organisations de la société
     civile, etc.

     Des réseaux de partenariat ont été établis avec des associations
     communautaires, culturelles, confrériques, etc., en vue de ratisser large
     et d’arriver à mobiliser des informations sur les migrations de sénégalais
     au Niger. Des migrants de retour ou des candidats aux voyages et ayant
     abandonné leur projet de voyage nous ont renseigné sur les profils des
     migrants et des candidats à la migration ; leurs parcours et stratégies
     pour se déplacer, etc.

12
À titre individuel ou à partir de focus groupes, des migrants et candidats
  à la migration ont été interrogés à la suite de définition de
  caractéristiques pertinentes : région d’origine, année d’arrivée ou de
  départ, activités exercées dans le pays d’origine, modes de financement
  du voyage, niveau d’étude, sexe, etc.

  Les migrants et candidats à la migration ont été interrogés en groupe
  selon également leur projet de retour au pays d’origine face aux
  difficultés, leur projet d’installation au Niger ou tout simplement leur
  ambition de poursuivre leur voyage en se rendant au Maroc, en Algérie
  ou en Lybie pour atteindre l’Europe.

  Ce choix d’interroger les migrants et candidats à la migration
  séparément est une option pour éviter des biais méthodologiques et
  surtout permettre à nos interlocuteurs d’éviter de sentir une certaine
  gêne ou pression de leurs pairs au moment des discussions.

                              Leaders politiques (parlementaires, sénateurs ;
                                                   etc.)

                                                                                    Migrants, Membres
                                                                                d’associations de rapatriés ;
Transporteurs, Journalistes, etc.                                               Migrants de retour (forcé ou
                                                                                selon leur propre volonté)

    Autorités administratives
  (gouverneur, préfets, police,                                             Chefs coutumiers et religieux
gendarmerie, etc.) ; Enseignants                                             ; parents de migrants ou de
  (écoles primaires, collèges et                                               candidats à la migration
 lycées) ou Maîtres coraniques

                                       Membres d’ONGs locales ou
                                           internationales

  Avec ces différents acteurs, nos questionnements ont voulu trouver des
  réponses nous permettant d’avoir une meilleure connaissance sur les
  ressources et stratégies mobilisées par les candidats aux migrations ; sur
  les motivations des migrations ; sur ce qui caractérise les filières

                                                                                                                13
migratoires ; sur comment les filières migratoires sont entretenues à la
                fois dans les territoires de départ, de transit et d’installation, etc.

                Nous rappelons que deux espaces constituent nos principaux champs de
                collecte d’informations, d’une part le Sénégal et d’autre part le Niger.
                Dans le premier, il s’agit de la région de Tambacounda qui, malgré́
                l’érection de son ancien département, Kédougou, en région, demeure
                encore la plus vaste région du Sénégal avec ses 42.706 km2 de
                superficie. En 2014, la région comptait une population résidente de
                705.397 habitants, soit 5,1% de la population du pays. On note une
                légère supériorité́ numérique des hommes par rapport aux femmes
                (50,6% contre 49,4%.) Du fait de sa grande superficie et de sa faible
                population, la région de Tambacounda a une densité de population
                relativement faible : 17 habitants au km2.

                L’autre site de collecte des informations est le Niger et plus précisément
                Niamey et Agadez. Si la première ville, Niamey, est pour de nombreux
                migrants sénégalais une zone de transit, la deuxième, Agadez, est le lieu
                par excellence où les derniers préparatifs se font avant de rejoindre la
                Libye.

                À cet effet, dans ces deux villes, Niamey et Agadez, nous avons
                interrogé des sénégalais candidats à la migration mais également des
                membres des dahiras, mouride1 et tidiane2, pour avoir leurs avis sur
                l’arrivée massive au Niger durant ces dernières années de sénégalais
                candidats à la migration. Nous avons également interrogé le personnel
                de l’ambassade du Sénégal au Niger pour voir comment la migration est
                gérée même si, faut-il le signaler, leur institution n’est fréquentée par les
                candidats à la migration que lorsque ces derniers sont confrontés à des
                difficultés.

                Nous signalons au passage que cette recherche a privilégié l’exploitation
                de données qualitatives, même si à plusieurs niveaux, nous avons pris à
                témoin des données quantitatives pour illustrer nos propos. Cette option

1
     La confrérie des Mourides ou Mouridiyya, la deuxième à apparaître après la Tijaniyya au Sénégal, est une
     confrérie présente particulièrement au Sénégal et en Gambie. Elle est fondée au début du XXe siècle par le
     cheikh Ahmadou Bamba et joue un rôle économique et politique important. La tradition mouride est
     grandement marquée par la culture africaine et plus précisément wolof. Les talibés effectuent un pèlerinage
     annuel dans la ville sainte de Touba, au centre du Sénégal. Le Magal est une fête qui coïncide chaque année
     avec la célébration du départ en exil, en 1895, de cheikh Ahmadou Bamba du fait de l'autorité coloniale.
2
     La Tijaniyya ou tariqatijaniyya (en arabe, littéralement « la voie tijane », variantes tidiane, tidjane, tidjanie) est
     une confrérie (tariqa) soufie (un courant de l'islam sunnite) fondée par Ahmed Tijani en 1782 dans une oasis
     algérienne. Cette confrérie musulmane est la plus puissante d'Afrique de l'Ouest.

14
se justifie pour la simple raison que nous avions au moment de la
collecte des données mises en avant les expériences personnelles de nos
interlocuteurs, qu’ils soient candidats à la migration ou parents de
candidats à la migration, formateurs ou enseignants, experts en
migration, institutionnels, etc.

Ce rapport est divisé en sept grandes parties :

1.   Tambacounda : une région de départ par excellence ;
2.   Niger : une destination par défaut ;
3.   Une culture migratoire fortement ancrée chez les populations ;
4.   Causes profondes de la migration ;
5.   Destinations rêvées : du Niger aux destinations multiples ;
6.   De Dakar en Libye : de dures conditions du voyage et (7) Entre
     souffrances physiques et chocs psychiques.

                                                                    15
1. Tambacounda : une région de départ par
                   excellence

              La région de Tambacounda occupe une position carrefour qui s’est
              affermie avec l’ouverture des corridors Tambacounda-Bamako,
              Tambacounda-Moussala et Tambacounda-Labé́. Cette situation fait de
              Tambacounda la région la plus périphérique du Sénégal. Elle partage 325
              Km de frontière avec le Mali à l’Est, 62 Km avec la Mauritanie au Nord-
              est et 162 Km avec la Gambie à l’Ouest.

                                         Carte 1 : Région de Tambacounda

              En effet, selon l’ANSD (2014), la population de la région de
              Tambacounda en 2014 a un âge moyen de 21 ans avec plus de la moitié
              des habitants qui sont âgés de moins de 16 ans.3

3
     ANSD. Situation économique et sociale de la région de Tambacounda, 2014.

16
Tableau 1 : Taux d’emploi des jeunes selon le sexe dans la région de Tambacounda
                    15 à 19    20 à 24       25 à 29      30 à 34 15 à 34 35 à 64                   Sénégal
    Tambacounda           22,0        33,4           38,5            43,6        32,2     46,2          37,4
Source des données : ANSD, RGPHAE, 2014.

               Pour la région de Tambacounda, le taux de chômage est évalué à 36,5%
               soit 27% chez les hommes contre 56% chez les femmes.

Tableau 2 : Taux de chômage par sexe dans la région de Tambacounda
        Régions               Masculin                  Féminin                             Ensemble
       Tambacounda                       27,0                         56,0                       36,5
Source des données : ANSD, RGPHAE, 2014.

               La région de Tambacounda est parmi les moins dotées en services
               sociaux mais elle est surtout marquée au cours des dernières années par
               de nombreux départs de jeunes vers la Libye via le Niger. Face à cette
               situation, et à plusieurs occasions, des discours de sensibilisation sont
               mobilisés pour dissuader les candidats à la migration irrégulière
               néanmoins le phénomène persiste toujours. En atteste la situation à
               Goudiry4 où rien qu’en 2015, une centaine de jeunes issus de ce
               département ont été rapatriés de la Libye. Réunis au sein d’une
               association de 300 membres, tous issus de cette localité et rapatriés de
               la Libye, ces jeunes ne croient toujours pas à la réussite en restant dans
               leur terroir.

               Selon le Président du Conseil départemental de Goudiry, « Dans le
               département de Goudiry, certains jeunes ne croient pas ou "plus" à la
               réussite en restant sur le sol sénégalais. En témoigne le nombre
               important de jeunes qui se sont rendus en Libye ces dernières années et
               ceux qui ont péri dans la Méditerranée ou disparu dans le désert ». Il
               estime que « le nombre de jeunes de Goudiry, qui ont été « avalés » par
               la Méditerranée et emportés par le désert, s’élève à une centaine en
               2015 sans évoquer le nombre de portés disparus ».5

4
     Goudiry se situe entre Tambacounda et Kidira, le poste-frontière vers le Mali.
5
     Dieynaba Kane, 2016, "Le Quotidien" « Le Plus de 100 jeunes périssent dans le désert libyen : Goudiry perd
     ses enfants », Le Quotidien du 12 mai.

                                                                                                               17
Selon le président de l’Association des Sénégalais rapatriés de la Libye à
                Goudiry, faute d’activités génératrices de revenus, ils ont toujours en tête
                l’idée de tenter une nouvelle aventure pour provoquer la chance.6

                La situation remarquée à Goudiry est sensiblement celle que l’on peut
                retrouver dans toute la région de Tambacounda et dans plusieurs autres
                régions du Sénégal à tel point qu’on devrait s’interroger s’il n’existe pas
                une sorte de culture migratoire qui ne cesse de prendre des proportions
                importantes tout en rythmant le quotidien des populations.

                  2. Niger : une destination par défaut

                Selon Timothée Tabapssi (2010), « le Niger est depuis près de deux
                décennies un espace privilégié de mouvements de personnes en
                situation irrégulière, parce qu’il constitue à la fois un territoire d’accueil et
                de transit des migrants. En raison, d’une part, de sa situation
                géographique stratégique pour les migrants à destination des pays du
                Maghreb, notamment son ouverture au Nord sur la Libye et l’Algérie et,
                d’autre part, des opportunités économiques et d’emploi dans des
                secteurs devenus aujourd’hui importants pour l’économie du pays
                (secteur minier et des biens et services), des milliers de migrants en
                situation irrégulière en provenance de la sous-région (Mali, Ghana,
                Nigeria, Sierra Leone, Libéria) et des pays d’Afrique Centrale comme la
                République Démocratique du Congo, le Cameroun ou encore la
                Centrafrique y séjournent temporairement avant de poursuivre leur
                voyage vers l’Algérie, la Libye et le Maroc ou vers d’autres destinations
                menant en Europe ».

                Le Niger n’est pas principalement un pays d’immigration, et la plupart
                des populations étrangères sur son territoire sont originaires des pays
                membres de la Communauté Economique des Etats d’Afrique de l’Ouest
                (CEDEAO). Ces populations dans le cadre du protocole sur la libre
                circulation des personnes et des biens de 1979 peuvent séjourner et
                circuler librement au Niger.

6
     D’après Moussa Kébé, Président de l’Association des Sénégalais rapatriés de la Libye à Goudiry, 300 jeunes
     sont membres de cette association. Rapatrié de la Libye en 2013, il essaye depuis lors de les convaincre de
     rester parce que des financements leur sont promis par les autorités. Seulement, il informe que certains, las
     d’attendre ce financement depuis 3 ans, menacent de se remettre sur le chemin du désert. « Je ne peux pas
     retenir les gens ici, il n’y a pas de financement, depuis 2013 on nous promet des financements, mais il n’y a
     rien. Je ne peux pas continuer à retenir les gens, d’ici fin 2016, je vais dire à ceux qui veulent partir et qui en
     ont les moyens de le faire », a-t-il argué (Dieynaba Kane, idem).

18
Selon le Protocole sur la libre circulation, le droit de résidence et
d’établissement, zone CEDEAO A/P1/5/79 et plus précisément l’Article 3
: « (1). Tout citoyen de la Communauté, désirant entrer sur le territoire de
l'un quelconque des Etats membres sera tenu de posséder un document
de voyage et des certificats internationaux de vaccination en cours de
validité (2). Tout citoyen de la Communauté, désirant séjourner dans un
Etat membre pour une durée maximum de quatre-vingt-dix (90) jours,
pourra entrer sur le territoire de cet Etat membre par un point d'entrée
officiel sans avoir à présenter un visa. Cependant si ce citoyen se
propose de prolonger son séjour au-delà des quatre-vingt-dix (90) jours, il
devra, à cette fin, obtenir une autorisation délivrée par les autorités
compétentes ».

Du fait du renforcement des contrôles aux frontières méditerranéennes
et sahariennes, le Niger reçoit aussi sur son sol les personnes refoulées
de Libye ou d’Algérie. Pour les mêmes raisons, il assiste par ailleurs à
une sédentarisation du transit en divers points de son territoire.

Au Niger, une bonne partie des populations migrantes sont des individus
en provenance de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique Centrale, en
situation de transit entre un pays duquel ils ont souvent été contraints de
partir à la recherche de conditions de vie meilleures. Le Niger et les
centres de transit ne représentent pour ces migrants qu’une étape entre
deux voyages.

La répartition géographique de l’origine des migrants fait état d’une
importante diversité. Les pays sont ainsi classés selon l’effectif des
émigrés qui y sont originaires : Sénégal, Gambie, Mali, Nigeria, Guinée
Bissau, Cameroun, Burkina Faso, Ghana, Côte d'Ivoire, Guinée Conakry,
Liberia, Togo, République Centrafricaine, Bénin et République
Démocratique du Congo.

Les migrants subsahariens qui transitent par le Niger présentent des
profils hétérogènes. Une de leurs caractéristiques c’est qu’ils sont jeunes
entre 18 et 35 ans. Une autre caractéristique des jeunes est qu’ils sont
en majorité d’origine urbaine (Douala et Yaoundé́ pour les Camerounais ;
Conakry et Bissau pour les Guinéens et Bamako et Kayes pour les
Maliens) et sont scolarisés même si le niveau est relativement très faible.

Les dix premiers pays d’origine des émigrés subsahariens au Niger sont :
le Nigeria ; le Mali ; le Burkina Faso ; le Benin ; la Côte d’Ivoire ; le Ghana
; le Togo ; le Sénégal ; le Tchad ; le Soudan. De ce stock d’immigrants

                                                                            19
internationaux au Niger, nombreux sont ceux qui sont en situation
     irrégulière. Ils peuvent être classés en deux grandes catégories : les
     immigrants résidents irréguliers et les immigrants irréguliers en transit.

      3. Une culture migratoire fortement ancrée
         chez les populations

     Au Sénégal, une culture de la mobilité s’est inscrite dans l’est et le nord
     du pays depuis les conquêtes successives des grands empires du Ghana
     et du Mali. Les déplacements des populations de ces régions se sont
     accélérés avec les pénétrations coloniales (1880-1945) qui ont entraîné
     des migrations temporaires, plus ou moins forcées, favorisées par la
     construction de chemins de fer et de routes ou le défrichement des
     terres de cultures exportées vers la France et le reste de l’Europe (Aly
     Tandian, 2003).

     Soninké et Haalpulaar de la vallée du fleuve Sénégal, espace commercial
     stratégique à cheval sur les grands axes de l'ancien commerce
     transsaharien, ont été en contact avec des Européens à partir du XVe
     siècle. Après la conquête, l'administration coloniale instaure des mesures
     coercitives (travaux forcés, impôts payés en numéraires, etc.) imposées
     aux populations de la vallée du fleuve Sénégal. Ces mesures ont
     beaucoup contribué aux premières migrations saisonnières internes à la
     recherche d’argent liquide pour payer les impôts ou du fait des
     déplacements de force pour les grands travaux (Aly Tandian, 2003).

     Les groupes ethniques Haalpulaar et Soninké sont fortement concernés
     par ces premiers flux migratoires. En milieu Soninké (Haute-Vallée) les
     premiers départs sont signalés vers les années 1900 tandis qu’au Fouta,
     en milieu Haalpulaar (Moyenne-Vallée), jusque vers 1910, les
     mouvements de populations déclenchés par les mesures coloniales ont
     entraîné des fuites devant les campagnes de recrutement militaire (Aly
     Tandian, 2003).

     Ainsi, les migrations ont été encouragées par les recrutements. C’était
     l'époque où des agents des grandes compagnies et de divers
     gouvernements étaient postés dans les pays de départ pour encourager
     et superviser les départs des migrants ou des travailleurs
     contractuels (Jean-Pierre Guengant, 1996 : 111). Au cours des années

20
50-60, l'immigration en France est "libre" ; les Sénégalais, les
              Mauritaniens et les Maliens n'avaient besoin que d'une carte d'identité
              pour entrer en France. Regroupés autour de petits noyaux d'anciens
              navigateurs établis dans la région de Marseille, de Bordeaux ou du Havre
              où ils sont arrivés par bateaux, ils se sont redéployés vers les zones
              industrialisées : couloir rhodanien jusqu'à Lyon, vallée de la Seine jusqu'à
              Paris, ont constitué de grandes régions d’accueil des migrants
              Haalpulaar. En 1964, « les accords bilatéraux conclus entre la France et
              la Mauritanie, le Mali et le Sénégal commencent à réglementer la
              circulation des travailleurs migrants en rendant obligatoire la possession
              d'un certificat de travail » (Christian Poiret, 1996 : 63).

              De nombreuses personnes ont quitté la vallée du fleuve recrutées pour la
              construction des voies ferrées entre 1894-1896 au Congo belge7 et au
              Congo français, d’une part, et elles avaient également été employées en
              Afrique Centrale par la marine, l'administration ou les maisons de
              commerce, d’autre part.8

              Avec le temps, « les Sénégalais accédèrent à des postes de direction ou
              de maîtrise et formèrent, avec les populations du Dahomey et du Togo,
              les premiers cadres de la colonisation » (Sylvie Bredeloup, 1993 : 217).
              Plus tard, avec la création de la ligne du chemin de fer Dakar-Bamako en
              1904, plusieurs Sénégalais se sont installés au Soudan français (actuel
              Mali) où ils furent employés dans l’administration coloniale ou bien ils
              s’investissent dans le commerce comme en témoigne le quartier
              Ouolofobougou à Bamako au Mali.9

              En organisant donc les déplacements de la force de travail d'une zone à
              l'autre, selon les besoins et la localisation de la production des biens
              d'exportation, la puissance coloniale a impulsé un mouvement tacite de
              redistribution de la population, par conséquent de mobilité. Poussés par
              le besoin d'argent pour payer l'impôt, mais aussi pour perpétuer les
              pratiques ostentatoires et s’extirper des contingences sociales et

7
    À l'indépendance, le Congo belge devint la République Démocratique du Congo. On l'appelait également le
    Congo-Kinshasa pour le différencier du Congo-Brazzaville (République Populaire du Congo). Ce n'est qu'en
    1971 que le Congo-Kinshasa prit le nom de Zaïre et le fleuve Congo celui de fleuve Zaïre.
8
    Entre 1800 et 1848, des maisons de commerce bordelaises à faibles moyens financiers, organisées sur une
    base familiale, se sont installées au Sénégal pour prendre une part active à la traite effectuée par troc. En
    guise d’exemple, nous pouvons nommer les maisons Maurel et Prom, Maurel et Frères, Chavanel et Fils,
    Vézia, Peyrissac, Devès et Chaumet, Buhan et Teisseire, Lacoste, CFAO.
9   Ouolofobougou est un quartier de Bamako, la capitale malienne, créé depuis 1922, littéralement dans la
    langue bambara “ bougou ” signifie “ la case ” et “ Ouolofo ” les wolof. Ceux-ci constituent la population
    dominante du Sénégal.

                                                                                                             21
économiques, Haalpulaar et Soninké ont été les premiers à migrer
     d’abord vers les villes sénégalaises et l’Afrique et puis vers l’Europe et le
     monde.

     Georges Balandier note qu'« en 1899, au centre de Brazzaville, était
     organisé le village de Dakar, dépendance de l'administration, regroupant
     des Sénégalais avec à leur tête un chef mécanicien Wolof. En 1914,
     Poto-Poto comprenait sept quartiers dont le quartier sénégalais »
     (Georges Balandier, 1985). Cette situation s’est accentuée au cours des
     années 50, « période pendant laquelle l'Afrique forestière fut marquée
     par une ruée d'un groupe de diamantaires Haalpulaar. Ces populations
     originaires de la vallée du fleuve Sénégal investissaient les sites miniers,
     au gré des rumeurs, en solitaires ou en petits groupes, structurés en
     réseaux et conjuguent relations de parenté, relations de clientélisme et
     solidarités religieuses » (Sylvie Bredeloup, 1993 : 205).

     Ces mouvements migratoires étaient circulaires de fait. Durant cette
     période, il suffisait d’une visite médicale et d’une carte d’identité pour se
     rendre en France. À partir de 1975, des titres de séjour et de travail sont
     institués pour réglementer le travail des Sénégalais en France. Ces titres
     confinaient les émigrés à travailler dans des zones spécifiques et dans
     des emplois précis. En 1981 est instaurée la carte de séjour ; à partir de
     1985, la plupart des ressortissants des pays africains doivent disposer
     d’un visa pour entrer en France. On assiste à une fin des migrations de
     main-d'œuvre et des migrations tournantes vers la France depuis
     l’instauration de la carte de séjour et du visa d’entrée. La migration des
     gens de la Vallée vers l’Europe est caractérisée par un séjour de courte
     durée, le temps d’accumuler un capital économique permettant un
     retour prestigieux au pays, un cadet prenant la relève dans la migration.
     Elle a surtout concerné des hommes seuls et généralement d'origine
     rurale. Avec la complexification des entrées et du séjour, on est passé
     d’une migration de travail à une migration d’installation malgré les
     problèmes d’insertion professionnelle et d’intégration sociale et
     résidentielle dans les pays de destination.

     Avec le choc pétrolier de 1973 et la mise en place de politiques de
     contrôle des flux migratoires, la France, première destination des
     Sénégalais, a défini un arsenal de mesures de contrôle des flux d’entrée
     tout en autorisant - paradoxalement - avec la loi de 1974, le
     regroupement familial et la sédentarisation des Sénégalais. Mais, en
     1974, avec la montée du chômage et les vagues de licenciements dans
     plusieurs secteurs industriels, les migrants sénégalais sont touchés par la

22
précarité. En France, malgré l’arrivée de la gauche au pouvoir, suite aux
élections de 1981, la volonté de contrôler les entrées reste maintenue et,
contre toute attente, s’en suivent de nouvelles normes d’entrée qui ont
fait de ce pays, jadis destination privilégiée, un espace de transit pour
rejoindre d’autres destinations comme l'Italie et l’Espagne.

Pour élargir les destinations, au début des années 1980, New York
enregistre l’arrivée de plusieurs migrants sénégalais, d’abord
commerçants venus s’approvisionner à Broadway, qui se sont
redéployés et fixés dans les appartements pas trop chers entre la 114e
rue et les confins de Harlem et Bronx. Ces premiers commerçants ont
été rejoints par beaucoup de jeunes citadins venant de la France ou du
Canada ou par de migrants originaires de la Vallée, qui se sont fixés à
Brooklyn où ils ont occupé la rue commerçante de Fulton Street qu’ils
ont allègrement rebaptisée Fouta Street, du nom de leur contrée
d’origine.

Actualité des migrations sénégalaises

Les destinations des migrants se sont beaucoup diversifiées depuis la
crise des destinations classiques. Jusqu’au milieu des années 1970, les
destinations des migrants sénégalais avaient une direction bipolaire : un
pôle migratoire africain concernant essentiellement les pays
transfrontaliers et les eldorados africains (Côte d’Ivoire, Gabon et Congo)
et un autre pôle européen orienté exclusivement vers la France et, dans
une moindre mesure, l’Allemagne. Ces pôles avaient des liens
commerciaux, historiques et géographiques séculaires avec le Sénégal.

À partir des années 1980, la complexification des conditions d’entrée
fera émerger des destinations nouvelles, qu’a priori, ni l’histoire ni la
géographie ne liaient au Sénégal. L’Italie a été la destination des
estivants vendant dans les plages l’été et retournant au Sénégal durant
l’hiver. La fixation des migrants dans la péninsule, consacrée par un
redéploiement interne des villes du Sud vers le Nord industriel et un
changement d’occupation les faisant passer de commerçants à operaï
(ouvriers) et accroissant par la même occasion le potentiel d’intégration,
a attiré des migrants auparavant établis en France ou en Afrique. Cette
facilité relative d’intégration a fait de l’Italie une destination privilégiée
des Sénégalais après 1990. L’Espagne, grâce à son entrée dans l’Union
et le début de certains grands travaux, a pris le relais. Ces pays ont fait
de l’Europe du Sud le principal espace d’attraction des migrants

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sénégalais après 1990. Il ressort de plusieurs recherches que l’Europe du
     Sud était la première destination voulue des candidats au départ.

     D’ailleurs l’Afrique du Sud, qui a été à un moment donné un point
     d‘attraction des Sénégalais, n’était que la destination de ceux qui ont
     attendu en vain la possibilité de rejoindre l’Europe du Sud. Les
     conditions sécuritaires difficiles ont freiné les départs intensifs vers
     l’Afrique du Sud. Mais dans certaines villes comme Durban, les liens
     entre la diaspora Indienne et le groupe des migrants sénégalais a facilité
     leur intégration. Cependant, « le groupe des diamantaires reste très actif
     dans la sous-région de l’Afrique australe. Ils y circulent et s’y fixent aussi
     par le biais du mariage ou à la recherche d’opportunités d’affaires, les
     deux motivations restent liées » (Bredeloup, 1993).

     D’abord ouvert par les commerçants sénégalais qui s’y approvisionnaient
     en matériels électroniques, les Etats-Unis ont enregistré l’arrivée de
     beaucoup de migrants sénégalais à partir du milieu des années 1980.
     Habitant à leur arrivée un célèbre hôtel de la 50estreet, les Sénégalais se
     sont redéployés vers Harlem et le Bronx et se sont fixés durablement
     dans le pays. Attirés par le potentiel d’insertion professionnelle dans
     d’autres Etats, les émigrés sénégalais sont allés vers Atlanta, Detroit et
     Ohio. Dans ces Etats, ils travaillent dans le secteur industriel et dans des
     salons de coiffure, ciblant une clientèle Afro-américaine coiffée par les
     femmes sénégalaises. Le pays offre une facilité d’intégration résidentielle
     de fait. Les contrôles d’identité sont rares, les possibilités d’insertion
     professionnelle à la taille de l’Union, s’opposent à la difficulté d’avoir le
     fameux titre de séjour « Green Card ». La durée moyenne du premier
     retour des émigrés sénégalais basés aux Etats-Unis est de 11 ans (Tall,
     2007) faute de titres leur permettant de rentrer de nouveau en cas de
     sortie du territoire.

     Les migrations des Sénégalais vers le Moyen Orient mobilisent des flux
     importants. Mais en dehors de quelques catégories de migrants,
     l’insertion résidentielle et professionnelle y est difficile. Les conditions
     d’enrichissement sont accessibles à quelques groupes professionnels
     seulement, la liberté de circulation limitée et la promotion du
     regroupement familial contrôlée de même que la migration féminine peu
     promue. Tous ces facteurs font que la migration vers ces pays, pourtant
     unis avec le Sénégal par la religion, reste peu développée.

     Les pays d’Afrique du Nord enregistrent la présence de Sénégalais qui se
     sont fixés dans ces pays, souvent après y avoir séjourné, en partance sur

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