Mon Oncle de Jacques Tati et le monde moderne

 
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         Mon Oncle de Jacques Tati et le monde moderne
Auteure : Marianne Blais-Racette.
Dernière mise à jour : 04/08/15.

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mode de vie basé dorénavant sur la machine omniprésente et omnipotente ainsi que sur
l’individualisme grandissant. Ainsi, les années de l’après-guerre voient naître de nombreux
mouvements artistiques qui, bien souvent, traitent de ces sujets soit pour les valoriser, soit, au
contraire, pour les critiquer. Cette seconde option est notamment centrale dans le courant
existentialiste autour de la figure de l’auteur et philosophe Jean-Paul Sartre et dans les œuvres
dites « absurdes » de Boris Vian et Eugène Ionesco, pour ne nommer que ceux-ci. Bien que
n’appartenant pas directement à l’une de ces tendances artistiques, le film Mon Oncle de Jacques
Tati de 1958 soulève aussi les enjeux reliés à la modernisation de ces années. En effet, Tati
présente deux univers diamétralement opposés (moderne et traditionnel) afin de faire la critique
de son époque. À cet effet, il sera question de voir comment il s’y prend en portant une attention
particulière sur les oppositions thématiques ainsi que sur les diverses influences artistiques qui se
retrouvent au cœur de son récit cinématographique.

        Débutons selon l’ordre des séquences du film, c’est-à-dire avec la présentation de la
famille Arpel. Elle est composée de trois personnages : M. Arpel, riche industriel, sa femme,
Mme Arpel, et leur fils, Gérard1. L’oncle annoncé par le titre est en fait le frère de Mme Arpel.
Les premières minutes du film s’ouvrent sur le monde de cette famille moderne jusqu’à l’excès.
À cet effet, plusieurs parallèles peuvent être établis, notamment avec le théâtre de l’absurde

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 Il est aussi à noter que la famille possède un petit chien, Daki, qui incarne le passage de l’univers moderne des
Arpel au monde traditionnel de Monsieur Hulot.
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d’Eugène Ionesco. D’abord, la séquence de la maison futuriste des Arpel, n’est pas sans rappeler
les didascalies de l’ouverture de la pièce La cantatrice chauve d’Eugène Ionesco (1950) où
l’auteur décrit la salle comme suit : « Intérieur bourgeois anglais, avec des fauteuils anglais.
Soirée anglaise. M. Smith, Anglais, dans son fauteuil et ses pantoufles anglais, fume sa pipe
anglaise et lit un journal anglais, près d’un feu anglais » (1993 [1954] : 41). Le lien entre les deux
est en fait l’exagération, l’abondance, la répétition qui rendent la scène absurde. Par exemple,
Mme Arpel nettoie sans cesse tout ce qui lui tombe sous la main, même si tout est immaculé,
allant jusqu’à s’acharner sur le sac de son fils ou sur un pot dans son jardin. D’ailleurs, à la fin de
la séquence, elle secoue énergiquement son linge et un nuage de poussière s’en échappe, ce qui
est absurde, puisque tout était déjà propre. Un autre exemple issu de la même scène est la maison
elle-même qui est présentée comme l’est « l’intérieur bourgeois anglais » dans la scène de La
cantatrice chauve : de manière excessive. Elle est tellement moderne que cela en devient ridicule,
risible, de la même manière, la scène de Ionesco est tellement anglaise que ça en devient absurde
par exagération.
       Par ailleurs, l’architecture et la technologie de la villa Arpel semblent trop modernes pour
être vraies non seulement pour l’époque, mais même encore pour aujourd’hui. Cette maison
rappelle, entre autres, les idéaux de Walter Gropius, fondateur du Bauhaus, telles la
standardisation et la rationalisation de l’espace ainsi que son fonctionnalisme le plus simple et
efficace (Gropius 1998 [1965] : 30-38). Fabien Boully (2007 : 44) écrit que « les années
cinquante sont des années de mutation dans les conditions de vie », notamment avec la croissance
économique des individus qui fait en sorte que « la consommation des ménages s’accroît de 6%
par an » et que, par conséquent, « le paysage urbain se modifie […] et se réorganise de manière
plus fonctionnelle […] pour aboutir à une meilleure rationalisation de la vie sociale ». Il y a donc
une véritable volonté de tout normaliser, de tout rendre le plus simplement fonctionnel possible
de la même manière que le faisait le Bauhaus dans les années 1920 ou encore comme le fit Gerrit
Rietveld avec la fameuse Maison Schröder vers 1925 et Le Corbusier avec la Maison Jeanneret
en 1923. Dans tous les cas, nous remarquons l’organisation linéaire de telles architectures, leur
aspect aseptisé, austère, rationnel et fonctionnel. Bien que le film soit tourné en 1958, plus de
vingt-cinq ans après la construction de ces structures avant-gardistes, il n’en demeure pas moins
que ces maisons demeurent somme toute assez uniques : il n’y a, en effet, pas de banlieues
entièrement bâties à la manière Bauhaus, seulement quelques bâtiments. Donc, la villa Arpel peut
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être caractérisée par sa rareté et par son originalité la rendant ainsi étrange, un peu comme un
spécimen d’une espèce rare. C’est en fait que Tati y synthétise « le nouveau fonctionnalisme des
habitations modernes […]. À elle seule, [la villa Arpel] est représentative de la manière dont une
nouvelle bourgeoisie industrielle est imprégnée d’une "culture matérielle" qui culmine dans son
culte des objets et du design » (Boully 2007 : 44). C’est d’ailleurs sans doute pourquoi le cinéaste
choisit ce type de structure (trop) moderne pour la villa Arpel : son excès traduit la volonté
grandissante de posséder toute la dernière technologie, tous les objets modernes, bref cette
nouvelle « culture matérielle » et individuelle. À ce sujet, Lee Hilliker (1998 : 59) écrit que le
film de Tati traite des « interactions des êtres humains avec la technologie contemporaine
orientée sur la consommation et sur la manière dont ces technologies modifient les relations
humaines ainsi que les expériences de vie2 ». Effectivement, ces premières minutes de Mon
Oncle illustrent à quel point la modernité de la villa Arpel nuit aux relations familiales : il n’y a
aucun échange de paroles, aucune chaleur, aucun sentiment, juste une grande et moderne maison
de banlieue, un jardin ordonné et une voiture vénérée. « En tant que famille, ils sont définis par
leur vie domestique ultramoderne et par les espaces de travail et par leurs moyens de transport3 »
(Hilliker 1998 : 67) et ce sont ceux-ci qui remplacent Gérard : Madame et Monsieur Arpel
passent plus de temps à chérir leur voiture que leur propre fils. En d’autres termes, ils semblent
davantage préoccupés par leurs biens matériels que par leur enfant qui, d’ailleurs, préfère passer
du temps avec son oncle plutôt que de souffrir de l’indifférence de ses parents et de la routine de
cette maison ordonnée.

        Passons du côté de l’oncle, c’est-à-dire de Monsieur Hulot. D’abord, il est utile de
souligner que les films de Jacques Tatischeff, plus connu sous le diminutif Tati, sont souvent
associés au cinéma burlesque, style développé surtout dans les années 1920 et 1930 avec des
figures emblématiques telles que Buster Keaton, Laurel et Hardy et Charlie Chaplin (Tessé 2015 :
1). D’ailleurs, le personnage de Monsieur Hulot, présent dans Mon Oncle, mais aussi dans
d’autres films4, possède certaines similitudes avec Charlot. En effet, Monsieur Hulot, en plus de
revêtir le chapeau et la canne, accessoires typiques de Chaplin, est un personnage généralement

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  Traduction libre de : « the interaction of humans beings with contemporary consumer-oriented technology and the
way in which such technologies alter human relationships and the fabric of life experience ».
3
  Traduction libre de : « As a family, they are defined by their ultramodern domestic and work spaces and their
means of transportation ».
4
  Notamment dans Les vacances de Monsieur Hulot (1953), Playtime (1967) et Trafic (1971) (Chion 1987 : 32).
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muet qui s’exprime par des gestes accentués. Par exemple, lorsqu’il réprimande sa jeune voisine,
il est dans une pose outrée, poing sur la hanche et doigt qui fait un signe accusateur et
moralisateur en direction de la jeune fille, le tout en silence, exactement comme les longs-
métrages muets des années 20. Ainsi, l’accent est mis sur le jeu physique de l’acteur, sur sa
capacité à faire « parler » son corps. À ce sujet, Michel Chion (1987 : 31) remarque une
différence notoire entre les deux personnages burlesques : alors que Chaplin est considéré comme
un petit homme, « Hulot est grand [et son] comique physique est basé sur l’idée d’un grand
corps ». Effectivement, Monsieur Hulot semble inconfortable dans ce grand corps, ce qui lui fait
courber le dos afin de discuter avec un plus petit interlocuteur ou se pencher afin de passer la
porte menant à son appartement. Sa maladresse semble aussi être accentuée par la grandeur de
ses membres, comme s’il était incommodé par ses longues jambes qu’il semble ne pas pouvoir
contrôler, d’où sa démarche parfois trop rapide pour être naturelle, parfois trop hésitante, se
rapprochant davantage d’une valse que d’une promenade. Une autre différence est soulignée par
Marijke De Valck (2005 : 224) qui stipule en fait que l’univers burlesque de Tati n’est pas le
même que celui plus traditionnel de Chaplin, qui met la note comique sur les gags physiques. Le
burlesque de Monsieur Hulot est en fait basé sur ce que De Valck appelle le « sound gag » ou,
littéralement, le gag sonore. Ainsi, il ne s’agit plus juste du jeu d’acteur, mais aussi de tout
l’environnement sonore qui rend le personnage incarné par Tati comique. Nous y reviendrons.
       Je vous entends vous demander quelle est la critique soulevée par un style
cinématographique burlesque. La réponse est somme toute assez simple et réside dans un aspect
déjà soulevé : l’inadéquation de Monsieur Hulot à vivre avec son grand corps et, plus tard, dans
le monde moderne. À cet égard, il présente la même critique que Chaplin faisait lorsqu’il a tourné
Les Temps modernes en 1936 : l’incapacité à s’adapter entièrement à un tout nouveau mode de
vie basé sur la consommation et orienté vers la mécanisation. Ceci est d’autant plus explicite
lorsque Monsieur Hulot est invité à la petite fête organisée par sa sœur à la villa Arpel et qu’il
enchaîne les maladresses verbales et physiques au grand désespoir de ses convives. En effet, il
raconte des histoires que l’on juge déplacées d’après les réactions des « modernes », il enfonce
son parapluie dans le tuyau de la fontaine, met les pieds dans le petit étang à plusieurs reprises,
brise l’arrangement floral et semble incapable de suivre les sentiers précis du jardin, perdant
l’équilibre ou piétinant directement à côté de celui-ci. Plus encore, son inadéquation au monde
moderne est illustrée par ses maladresses à l’usine de plastique où M. Arpel travaille. Dans ce
5

cas-ci, c’est l’essence même de Monsieur Hulot qui est bafouée : étant un peu bohême et rêveur,
il est incapable de travailler convenablement. En fait, son caractère burlesque se trouve multiplié
dans ces environnements qui lui sont étrangers, rendant les scènes absurdes par l’excès de ses
gaucheries. L’absurdité n’est pas qu’incarnée par Hulot, mais aussi, et peut-être surtout, par les
réactions qu’il suscite lorsqu’il est dans l’univers moderne : c’est un étranger dont il faut se
méfier. Cette idée résume d’ailleurs tout le récit cinématographique : M. Arpel souhaite éloigner
son beau-frère qui, selon lui, a une mauvaise influence sur son fils. Boully (2007 : 78) renchérit
en établissant un parallèle entre Monsieur Hulot et l’obsession de propreté de Mme Arpel : « Le
délire de stérilisation qui est le sien vient peut-être du fait qu’elle considère l’esprit de Saint-Maur
[lieu d’où vient son frère] comme un virus ». D’où, aussi, l’idée qu’il faut l’éloigner, l’évacuer de
la villa Arpel et de la vie de Gérard.
        Ce faisant, Monsieur Hulot est considéré comme un indésirable, car, en vérité, il incarne
le contraire des Arpel : le laisser-aller, la bohême, la tradition, le bruit, la chaleur. Il habite dans le
quartier populaire de Saint-Maur dans une bâtisse pour laquelle « on croirait inventée […]
l’expression "fait de bric et de broc", tant elle semble née d’une combinaison architecturale
incertaine » (Boully 2007 : 74). Il se promène à bicyclette. Il est joyeux. Il est vivant.

        Ainsi, Jacques Tati, dans les dix premières minutes de Mon Oncle, montre bien que tout le
récit cinématographique tournera autour de l’opposition entre deux univers : le moderne et le
traditionnel. Or, cette opposition ne relève pas uniquement de la présentation des lieux, mais
aussi de la manière dont ils sont présentés. Le plus évident, nous l’avons vu, est l’architecture de
ces mondes et les influences : le burlesque des années 1920-1930 et l’absurde des années 1950.
Ici, déjà, une autre différence majeure apparaît entre le monde des Arpel et celui de Hulot : l’un
est d’inspiration avant-gardiste et contemporaine, tandis que l’autre est plutôt issu d’un genre
cinématographique traditionnel. Modernité et tradition, encore. Pourtant, ces deux univers sont
présentés par un genre comique : l’absurde et le burlesque qui viennent ainsi établir un lien entre
les deux. En effet, bien qu’issus de différents mouvements artistiques et cinématographiques, le
modernisme et le traditionalisme, tous deux sont risibles, absurdes, comiques par la présentation
qu’en fait Tati. Par ailleurs, d’autres aspects sont à noter afin d’illustrer cette critique du monde
contemporain des années 1950.
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           Un de ces éléments à considérer est la couleur. Chez les Arpel, la maison est en béton gris
avec des fenêtres métalliques. Le jardin est fait de petites pierres foncées, beiges ou rosées, toutes
bien disposées selon les carrés sur le sol. Des sentiers de dalles blanches serpentent à travers ces
formes afin de rejoindre les portes vitrées de la maison. Quelques petits espaces gazonnés et un
étang artificiel mettent un peu de vie dans ce désert de pierres à l’aspect industriel. Fabien Boully
(2007 : 61) écrit : « Les couleurs froides (le gris, le blanc, le bleu ciel, le lie-de-vin) teintent la
majorité des surfaces […]. Les surfaces frappent aussi par leur aspect lisse, donnant à l’ensemble
un aspect "clean", aseptisé, clinique ». La villa Arpel donne l’illusion d’une petite usine
dépouillée de toute personnalité. En vérité, son aspect sinistre et froid fait penser à une prison :
prisonnier, Gérard tente de s’en échapper tandis que, de l’extérieur, des barrières bloquent l’accès
au terrain et ne s’ouvrent que par un mécanisme télécommandé à l’intérieur de la maison. Prison,
elle l’est aussi pour M. et Mme Arpel qui doivent entretenir sans cesse leur demeure afin de
conserver leur bonne image, qui doivent constamment se soumettre aux caprices de leurs
machines modernes ainsi qu’à ceux de leur habitation. D’ailleurs, la froideur de la villa Arpel est
aussi perceptible dans les relations distantes de ses habitants : dans les premières minutes, aucune
parole n’est prononcée, aucun geste affectueux n’est effectué. Ceci est le contraire chez Monsieur
Hulot qui vit dans un quartier associé à Saint-Maur5 en Île-de-France et où les teintes de marrons,
d’orangés et de beiges dominent. Ces couleurs, « comme le dit très bien Tati lui-même, [sont] des
tons "passés et vieillots, c’est-à-dire tendres". Mais cette tendresse dégage aussi un parfum de
tristesse et de mélancolie » (Boully 2007 : 69). Il ne faut pas oublier que Jacques Tati vit les
changements des années 1950 et constate que son univers familier se modernise rapidement au
détriment des habitations plus anciennes. Il faut aussi savoir qu’il est l’acteur qui incarne
Monsieur Hulot et que tous les deux semblent être dépassés, bouleversés même, par ces
drastiques changements. Bien que plus chaleureuse que la villa Arpel, Saint-Maur représente une
vie passée. Sereine, simple et sympathique, mais révolue. Par les teintes opposées des deux
séquences, nous pouvons donc déduire que le monde des Arpel est à proscrire : il est froid et sans
vie tandis que le monde de Monsieur Hulot est valorisé pour sa joie et sa chaleur. Pourtant, la fin
du film démontre bien que les deux mondes peuvent cohabiter.

5
    C’est du moins ce qu’avancent Fabien Boully et Lee Hilliker.
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           Un autre aspect important est le bruitage qui joue un rôle prédominant dans Mon Oncle,
notamment afin de faire la distinction entre le modernisme des Arpel et le traditionalisme de
Monsieur Hulot et, surtout, pour les tourner en dérision. En premier lieu, le bruitage, dans la
première séquence à l’étude, est considéré comme un son « in » selon le tableau de Bordwell et
Thompson6. Effectivement, la source du bruit est toujours visible : elle se situe dans le champ de
la caméra. Or, ces bruits intradiégétiques ne sont pas réalistes : ils sont amplifiés au point d’être
synthétiques, faux. Les exemples sont nombreux : le vrombissement de l’aspirateur semble se
situer directement à côté de nous tant son son est augmenté alors que l’appareil se trouve en
réalité dans la maison, le son de la tasse déposée délicatement dans la soucoupe par Monsieur
Arpel est beaucoup plus fort qu’il ne le devrait, le son des souliers qui claquent sur le plancher est
trop puissant pour être vrai, etc. Ainsi, Tati reprend le même procédé d’amplification qu’il utilise
déjà dans l’esthétique de la scène : il exagère les bruits jusqu’à l’absurdité, jusqu’à les rendre
irréels et, par le fait même, se moquer de ce type de mode de vie. Manifestement, il critique ici
l’aseptisation, les faux-semblants associés à ce modernisme exacerbé, non seulement en mettant
un accent sonore sur des gestes modernes comme le nettoyage électronique et le moteur de la
voiture ou sur des actions mondaines comme prendre le thé, mais, en plus, il inscrit ces bruits
amplifiés dans un univers impeccablement propre et calme. Ceci crée une sorte de décalage entre
l’image de la maison immaculée d’un couple de banlieusards et les bruits forts, non contrôlés. Par
ailleurs, ces bruits semblent d’autant plus exagérés qu’ils sont en fait les seuls sons de cette
séquence : rien n’est entendu outre ces sons « modernes ». En second lieu, dans la deuxième
séquence analysée, ce ne sont plus les bruits qui sont importants, mais plutôt les paroles et la
musique. En effet, lorsque Monsieur Hulot se promène dans le marché, une foule de paroles est
entendue, sans nécessairement en voir la source directement sur l’image en mouvement : ce sont,
dans ce cas, des sons « hors-champ » selon la terminologie de Bordwell et Thompson. Par
ailleurs, autour de la huitième minute, nous entendons la marchande de fleurs crier « J’ai des
bouquets, approchez, approchez ! » alors que deux hommes sont en conversation inaudible, en
plein centre de l’image. D’après le cadrage de la scène, il aurait été plus logique d’entendre ces
deux hommes, puisque notre attention y est naturellement portée, mais Tati préfère nous faire
entendre la fleuriste qui tourne le dos à la caméra et qui est située dans l’extrémité droite en haut
de l’image. En d’autres mots, il réalise un autre décalage entre le son et l’image : le spectateur

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    Ce tableau est issu du cours CIN 1102 et du livre L’art du film : une introduction (2000).
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s’attend à entendre le dialogue des deux hommes au centre, mais c’est la voix d’un personnage
plus éloigné du champ qui lui parvient. Dans cet exemple, la source est visible et est donc « in »,
mais dans les secondes qui suivent, les paroles et les bruits entendus ne proviennent pas des
éléments qui sont vus dans l’image, mais, nous le devinons, de sources à l’extérieur du champ :
d’autres marchands et acheteurs, par exemple. Ceci contraste évidemment avec la vie des Arpel si
calme, posée, contrôlée. Dans le monde de Monsieur Hulot, au contraire, l’abondance de paroles
et de bruits signifie plutôt une vie surprenante, pleine d’activités et de rencontres, de hasards.
Autre élément intéressant et différent : la musique. Celle-ci est très présente dans la séquence de
Monsieur Hulot, ce qui établit une autre différence sonore avec la première séquence qui n’en
possède aucune. Cette musique correspond d’ailleurs à l’ambiance générale de la scène : elle est
enjouée, festive. Elle est « extradiégétique off », toujours selon Bordwell et Thompson, c’est-à-
dire qu’elle est externe à l’histoire. Néanmoins, elle permet la création d’un univers jovial et
vivant en contradiction avec l’univers aseptisé et froid des Arpel.

       La critique que fait Tati dans Mon Oncle est aussi de l’ordre du langage. Il a déjà été
question des relations altérées par la trop grande présence des machines dans le monde moderne
des Arpel et de l’échec de Monsieur Hulot, homme plutôt traditionnel, à communiquer avec ce
monde. D’un côté comme de l’autre, le dialogue échoue. En effet, Hulot ne parle que peu,
rendant la communication difficile, voire impossible. Au début du film, lorsqu’il se promène dans
le marché, sa jeune voisine fait tomber des fruits d’un étalage et s’enfuit. Monsieur Hulot, perdu
dans ses pensées, reste là, pensif, tandis que le vendeur s’insurge devant ses fruits tombés. Seul
sur la « scène du crime », l’oncle est alors sermonné, mais comme il est muet, il est incapable de
se défendre. Cette courte scène est entrecoupée d’une autre qui montre une seconde dispute qui se
passe sous l’étal : celle opposant le chien du vendeur et le poisson, mort, dans le sac de
provisions de Monsieur Hulot. Le chien grogne devant le poisson inerte et, de la même manière,
le vendeur réprimande l’homme muet. « Ce qui se passe en bas met en abyme, pour mieux le
rendre explicite, le déficit de communication qui a lieu au-dessus » (Boully 2007 : 94). Le
handicap langagier du personnage principal est donc, dans le cas présent, son mutisme. Du côté
des Arpel aussi, il y a échec du dialogue. Au début, il en a suffisamment été question, la famille
est silencieuse, mais il n’en est pas toujours ainsi. Effectivement, lorsque Madame Arpel fait
visiter sa nouvelle maison à son amie, Mme Dubreuil, leur conversation est vide de sens et
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rappelle, encore une fois, les dialogues d’Ionesco. Elle « accumule les stéréotypes et les formules
creuses, au point de se transformer en un pur jeu de langage où le rite social d’une mondanité
désincarnée est pour ainsi dire mis à nu. […] Les deux amies ne se parlent pas : littéralement,
elles font assaut d’amabilités » (Boully 2007 : 100). Leur conversation ne leur sert pas à
communiquer, puisque les deux femmes ne se parlent pas vraiment : elles enchaînent les « bravo,
bravo ! », les exclamations, les « je vois, je vois », etc. De manière similaire, dans la dernière
scène de La cantatrice chauve, les personnages se lancent des répliques sans lien avec les
précédentes, illustrant aussi l’échec du langage :
               Mme SMITH : Dans la vie, il faut regarder par la fenêtre.
               Mme MARTIN : On peut s’asseoir sur la chaise, lorsque la chaise n’en a pas.
               M. SMITH : Il faut toujours penser à tout.
               M. MARTIN : Le plafond est en haut, le plancher est en bas.
               (Ionesco 1993 [1954] : 93).
Dans les deux cas, nous avons l’impression que les personnages n’écoutent pas les autres et ne
font que former des phrases individuelles et sans contexte. En vérité, ces personnages n’ont rien à
se dire, mais comme ils se retrouvent dans la même pièce et qu’ils veulent à tout prix
s’impressionner, ils enchaînent des phrases de bienséance (Mesdames Arpel et Dubreuil) ou des
dictons insensés (Ionesco).

       En conclusion, le film Mon Oncle de Jacques Tati fait la satire d’une époque prise entre
deux temps : la modernité et la tradition. Dans ce dessein, le cinéaste semble s’inspirer de
l’architecture avant-gardiste ainsi que du théâtre de l’absurde afin de tourner en dérision le
monde ultramoderne de la famille Arpel. Aussi, il met en scène un personnage à l’allure
burlesque et malhabile, Monsieur Hulot, pour démontrer les effets d’une telle transformation,
mais aussi afin d’illustrer sa tendresse pour cet univers révolu. Grâce au médium
cinématographique, Tati parvient aussi à critiquer l’emprise de la machine dans nos vies, machine
qui éloigne toute émotion, qui nous rend dépendants d’elle et qui nuit à toute relation humaine.
Sa manière de traiter le langage est, à cet effet, l’apogée de l’échec moderne.
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                                      BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages imprimés :

BORDWELL, David, Christin, THOMPSON (2000). L’art du film, une introduction, Paris : De
Boeck Université.

BOULLY, Fabien (2007). Jacques Tati : Mon Oncle, Neuilly : Atlande.

CHION, Michel (1987). Jacques Tati, Paris : Cahiers du cinéma.

GROPIUS, Walter (1998). The new architecture and the bauhaus, Cambridge : The
Massachussetts Institute of Technology Press. [1965].

IONESCO, Eugène (1993). La cantatrice chauve, Paris : Éditions Gallimard. [1954].

Ressources électroniques :

DE VALCK, Marijk (2005). « The sound gag. The use of sound for comic effect in the films of
Jacques Tati », New Review of film and television studies, [en ligne], volume 3, numéro 2, pages
223-235, http://dx.doi.org/10.1080/17400300500213552. Consulté le 2 juillet 2015.

HILLIKER, Lee (1998). « Hulot vs. The 1950s : Tati, technology and mediation », Journal of
popular       culture,    [en      ligne],    volume      32     (2),     pages     59-78,
http://web.a.ebscohost.com/ehost/pdfviewer/pdfviewer?sid=77380e45-2f01-4022-a942-0de8395
f1036%40sessionmgr4002&vid=2&hid=4212. Consulté le 30 juin 2015.

TESSÉ, Jean-Philippe (2015). « Le burlesque », Cahiers du cinéma,                   [en   ligne],
http://www.cahiersducinema.com/Le-Burlesque.html. Consulté le 2 juillet 2015.
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