Museum of Modern Art, 1944 : l'habit selon l'architecte Bernard Rudofsky

La page est créée Lucie Boulanger
 
CONTINUER À LIRE
Museum of Modern Art, 1944 : l'habit selon l'architecte Bernard Rudofsky
Perspective
                             Actualité en histoire de l’art
                             2 | 2021
                             Habiter

Museum of Modern Art, 1944 : l’habit selon
l’architecte Bernard Rudofsky
Museum of Modern Art, 1944: Clothing According to Architect Bernard Rudofsky
Museum of Modern Art, 1944: Kleidung aus Sicht des Architekten Bernard
Rudofsky
Museum of Modern Art, 1944: l’abbigliamento secondo l’architetto Bernard
Rudofsky
Museum of Modern Art, 1944: el hábito según Bernard Rudofsky

Émilie Hammen

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/perspective/25785
DOI : 10.4000/perspective.25785
ISSN : 2269-7721

Éditeur
Institut national d'histoire de l'art

Édition imprimée
Date de publication : 30 décembre 2021
Pagination : 205-220
ISBN : 978-2-917902-92-9
ISSN : 1777-7852

Référence électronique
Émilie Hammen, « Museum of Modern Art, 1944 : l’habit selon l’architecte Bernard Rudofsky »,
Perspective [En ligne], 2 | 2021, mis en ligne le 30 juin 2022, consulté le 02 novembre 2022. URL :
http://journals.openedition.org/perspective/25785 ; DOI : https://doi.org/10.4000/perspective.25785

Tous droits réservés
Museum of Modern Art, 1944 : l'habit selon l'architecte Bernard Rudofsky
Museum of Modern Art, 1944 :
l’habit selon l’architecte
Bernard Rudofsky
Émilie Hammen

N’est-il pas étonnant que les vêtements, parmi les éléments essentiels de la vie,
aient résisté à toute forme d’analyse rationnelle telle que nous l’appliquons
à l’alimentation ou l’habitat ? C’est d’autant plus curieux si l’on songe à certaines
similitudes frappantes entre vêtement et architecture 1.

C’est ainsi que l’architecte Bernard Rudofsky (1905-1988) introduit l’exposition qu’il
ouvre en novembre 1944 au Museum of Modern Art de New York. Celle-ci porte sur le
vêtement, et son titre pose une question des plus légitimes pour le musée américain :
« Are Clothes Modern? » Que l’institution s’interroge sur la modernité d’une discipline
constitue une suite logique à ses précédentes expositions et à la vision de son premier
directeur Alfred H. Barr, Jr. Mais comme le suggèrent ces phrases, il s’agit cette fois
d’un objet qui aurait échappé à toute entreprise de théorisation malgré ses connivences
profondes avec l’architecture et le design qui bénéficient depuis 1932 d’un département
propre au sein du musée 2. Peu remarquée à son ouverture, la manifestation consacre
pourtant l’introduction du vêtement dans l’inventaire des œuvres exposées au sein
de l’institution new-yorkaise.
   Il faut en effet attendre 2017 et l’exposition « Items: Is Fashion Modern? », présentée
comme un pendant de la première, pour que l’initiative soit reconduite. Elle est aussi
l’occasion d’un glissement sémantique significatif, du vêtement à la mode. Le choix
des mots opéré alors par l’architecte n’est pas anodin et affirme, dès le titre de son
exposition, certaines implications méthodologiques et conceptuelles. Au vêtement, on
peut rattacher toutes les manifestations matérielles des parures corporelles – il s’agit d’une
dénomination qui s’abstrait des frontières, géographiques ou temporelles. La notion de
mode s’est en revanche précisée, au gré des travaux d’historiens, comme l’apparition d’un
renouvellement cyclique des formes, particulièrement incarnée par celle des apparences,
et qui serait le propre d’une économie occidentale capitaliste, formée au début de la
période moderne 3. Dans ces distinctions lexicographiques se cristallise un riche débat
historiographique : faire l’histoire du vêtement suppose de prendre en considération
autant d’objets et de pratiques que les peuples ont pu en forger, faire celle de la mode
suppose de se concentrer sur une élite européenne et sur les artefacts qui s’y rattachent.

                                                                                         Essais   205
C’est donc un intéressant précédent qu’incarne le projet de l’architecte. Car si, à
      la faveur du développement de l’histoire globale et connectée, ces questionnements
      traversent depuis quelques années les histoires de la mode, on n’interroge que récemment
      et de manière plus systématique la circulation des objets à travers différentes sphères
      culturelles, ou encore les logiques de mode par-delà le contexte occidental auquel
      on l’a traditionnellement assignée 4.
          L’exposition pensée par Rudofsky suggère en ce sens une double étude : en premier
      lieu, au titre de sa trajectoire individuelle et du rapprochement qu’il opère entre la finalité
      d’usage, de confort et de protection, de l’habit et l’habitat, il convient d’éclairer l’originalité
      de son initiative ainsi que sa mise en œuvre, son contexte comme les acteurs qui y ont
      présidé. Mais le discours sur la mode que l’exposition produit dépasse la seule étude de
      cas. Elle constitue l’occasion d’une mise en perspective historiographique des outils et
      méthodes nécessaires pour interroger le vêtement. À la croisée de plusieurs pratiques, de
      l’architecture au design, mais aussi de différentes traditions, européennes et américaines,
      au cœur de la Seconde Guerre mondiale, elle ne s’éclaire ainsi réellement qu’à l’aune d’une
      certaine histoire intellectuelle : celle, transnationale, que façonnent les avant-gardes et qui
      nous permet de saisir le rôle singulier qu’y a joué le vêtement et celle, propre à la mode,
      qu’ouvrages et expositions mettent alors en récit, de l’Europe aux États-Unis.

      De l’habit à l’habitat, du vernaculaire
      et des avant-gardes
      En portant son attention sur le vêtement, Bernard Rudofsky, qui achève sa formation
      d’architecte et d’ingénieur en 1928 à la Technische Hochschule de Vienne 5, poursuit un
      intérêt déjà manifeste parmi ses pairs. S’il se plaint des goûts néogothiques d’un corps
      professoral qu’il semble mépriser, le jeune étudiant ne goûte pas moins au dynamisme
      de la capitale autrichienne, marquée par le mouvement sécessionniste depuis le passage
      du siècle. Le vêtement a tôt rejoint les considérations des Wiener Werkstätte, et nombre
      d’architectes, à l’image de Josef Hoffmann, y poursuivent les idées déjà énoncées par
      William Morris au sein du mouvement Arts and Crafts anglais quelques décennies
      auparavant. L’habit s’intègre à un tout, composé du bâtiment à ses plus infimes détails,
      de la poignée de porte jusqu’aux habits portés par ses habitants 6.
          Mais c’est la poursuite de ses recherches doctorales, qu’il mène sous la direction de
      l’architecte Siegfried Theiss, chez qui il travaille par ailleurs de 1930 à 1932, qui lui
      permet de forger son regard et sa réflexion, marquée par cet alliage singulier entre les
      idées de modernité et de vernaculaire. Se concentrant sur l’habitation des Cyclades, il
      y conduit une recherche sur l’utilisation des matériaux locaux, notamment la pierre
      ponce, et la faculté des habitants à développer le plan de leur habitation par des ajouts
      successifs. Une génération plus tôt, Hoffmann s’était lui aussi intéressé aux pratiques de
      construction et aux conceptions architecturales « anonymes » des habitants d’une île
      méditerranéenne, Capri. La transition qui s’opère entre un intérêt porté aux matériaux
      et principes de fabrication d’un habitat et ceux d’un vêtement s’inscrit ici dans une plus
      longue généalogie, dont Vienne constitue l’un des points névralgiques – une réflexion
      à laquelle le jeune Rudofsky était nécessairement exposé par sa formation académique
      et ses premières années d’activité professionnelle.
         À la suite des travaux de l’architecte allemand Gottfried Semper, notamment de
      l’ouvrage Der Stil dont le premier tome est intitulé Die textile Kunst für sich betrachtet und
      in Beziehung zur Baukunst [L’art textile considéré en lui-même et en relation avec l’art de

206   PERSPECTIVE / 2021 – 2 / Habiter
construire] (1860-1863), la question d’une origine textile de l’habitat anime les réflexions
des contemporains 7. À partir de sa diffusion de l’aire germanique à la France, et de sa
traduction, lui répondent notamment les travaux de Charles Blanc qui poursuivent les
analogies entre la décoration du bâti et celle du corps paré. Pour ce dernier, auteur de L’Art
dans la parure et dans le vêtement (1874), il s’agit de doter tailleurs, modistes et bijoutiers
de certains principes de composition harmonieuse, en d’autres termes de fournir aux
industries du luxe et de la haute couture des modèles de création. Les intentions des
théoriciens viennois sont tout autres. Adolf Loos l’illustre pleinement : si l’architecte voit
dans le monde occidental anglo-américain un exemple de progrès qui s’illustre dans ses
bâtiments, il loue dans le même temps le vestiaire masculin que l’art du tailleur anglais a
perfectionné et ainsi proprement rationalisé dans sa coupe et sa construction. Le confort
et l’ergonomie de ce vêtement affranchi de toute décoration superflue constituent une
victoire sur l’habit traditionnel marqué par les fastes des monarchies, mais aussi par l’emprise
de la mode contemporaine qui perpétue ses ornements inconsidérés. L’ennemi est en ce
sens double pour Loos : de l’habit à l’habitation, il prône une résistance aux académismes
les plus rétrogrades mais aussi aux styles qui se sont imposés comme des nouveautés
« modernes ». La vision de Loos, que Rudofsky reprend largement, consiste à n’approuver
les modifications des modèles traditionnels que si celles-ci participent d’une véritable
amélioration. Appliquées au vêtement, ces idées consistent à se méfier de la supposée
modernité des créations de mode qu’une littérature consacre déjà comme exemplaires,
mais qui, sous leurs crinolines, broderies et autres garnitures, n’autorisent aucune réflexion
sur la structure comme la fonction du vêtement. Une telle méfiance envers le couturier
parisien qui incarne précisément cet académisme déguisé parcourt toute l’avant-garde
germanophone et ses projets de réformes vestimentaires : elle incorpore le vêtement à une
recherche formelle et technique centrée sur les différents besoins de la vie quotidienne.
    C’est ainsi que se forgent les premières considérations de Bernard Rudofsky sur le vête-
ment, dont les habitations anonymes et vernaculaires qu’il étudie constituent un pendant :
à l’architecture sans architecte doit pouvoir répondre le vêtement sans couturier-créateur.
    Il faut aussi mentionner, dans ce contexte, le développement des idées de la Lebensreform
qui, de Gustave Jäger à Rudolf Steiner, placent le corps au centre de ses préoccupations
hygiénistes. Si elles donnent lieu à plusieurs communautés utopiques entre la Suisse et
l’Allemagne, Rudofsky les croisent aussi à travers les influences qu’elles exercent sur
certains penseurs anglais. Les différents groupes du mouvement Dress Reform (« réforme
vestimentaire ») connaissent un succès certain en Grande-Bretagne dès le passage du
siècle, mais ces initiatives trouvent, avec le développement de la psychologie, une certaine
assise scientifique. John Carl Flügel, que l’architecte cite à de très nombreuses reprises et
dont l’ouvrage The Psychology of Clothes (1930) constitue pour lui une référence récurrente,
en est un parfait exemple.
    Les premiers textes que signe l’architecte sont le reflet de l’ensemble de ces influences :
en 1938, à propos d’une villa sur l’île de Procida, il rédige quelques pages pour défendre
son projet, qu’il ouvre sur une citation de William Morris : « Comment les gens peuvent-ils
espérer avoir une architecture de qualité alors qu’ils portent des vêtements pareils 8 ? »
Il entame ensuite son article par une réflexion sur ce qui connecte l’homme à son lieu
de vie – le sol – et l’expérience trompeuse qui peut en être faite à cause des souliers,
un accessoire sur lequel Rudofsky reviendra souvent à partir de ce moment.
   La même année, c’est dans le magazine italien Domus qu’il signe un article dans
lequel il développe ces mêmes arguments : pourquoi s’efforcer de penser la construction
de notre habitat, quand notre première maison, le vêtement, est encore soumise aux
irrationnels caprices de la mode ? La création de mode se doit de suivre les progrès

                                                                                           Essais   207
de l’architecture moderne car les deux pratiques servent conjointement à forger de
      nouveaux modes de vie. L’ennemi, ou du moins l’obstacle, est cette fois clairement
      identifié : « l’art communément appelé haute couture 9».
          Son esprit animé par les différentes idées des avant-gardes européennes, de Vienne,
      Londres et de l’Italie de Gio Ponti, Bernard Rudofsky quitte le continent à l’orée de la
      guerre. C’est un architecte profondément intéressé par le problème de design posé par
      le vêtement, mais tout aussi déterminé à lutter contre la mode, qui embarque pour le
      Brésil en 1939. Avec cette traversée s’opère un déplacement symbolique et maintes fois
      commenté par l’historiographie de l’art moderne, celui de ses acteurs et théories depuis
      l’Europe vers les Amériques.

      De l’Europe aux États-Unis :
      les first papers de l’architecte-designer
      Dans une période encore marquée par la politique de « bon voisinage » (good neighbor
      policy) instaurée par Franklin Delano Roosevelt, le Museum of Modern Art de New York
      ouvre en 1941 son concours consacré au mobilier domestique à vingt et une « républiques
      américaines 10 ». Quelques mois avant l’entrée en guerre des États-Unis, le musée poursuit
      une dynamique engagée dès les années 1930 au sein de son département d’architecture et
      de design : en collaboration avec les acteurs industriels mais aussi commerciaux, l’institution
      s’attache à promouvoir cet « art de la machine » avec l’aide des manufactures et grands
      magasins qui les produisent et les distribuent. Représentant le Brésil, Rudofsky s’engage
      ainsi dans la compétition que les grands magasins Bloomingdale Brothers (New York) ou
      encore Marshall Field’s Wholesale Store (Chicago) sponsorisent. Suite à la sélection de
      son projet de chaise longue en bois par un jury composé d’Alfred H. Barr, Jr., de Marcel
      Breuer, tout juste nommé à l’université de Harvard, ou encore de John McAndrew,
      conservateur du département d’architecture du MOMA, Rudofsky reçoit une bourse
      de 1 000 dollars et une invitation pour les États-Unis.
                                                                 C’est dans ce contexte qu’il entre pour la
                                                             première fois en contact avec le musée new-
                                                             yorkais, mais aussi avec ce milieu américain
      1. Tim Milius, Portrait de groupe (Jose de Creeft,
      Jean Charlot, Amédée Ozenfant, Bernard Rudofsky        largement animé par les arrivées successives
      et Josef Albers) du Summer Art Institute, Lake Eden,   d’artistes depuis l’Europe. La guerre désor-
      Black Mountain College, 1944, Raleigh, NC,
      North Carolina Museum of Art, Western Regional         mais déclarée, l’architecte et son épouse Berta
      Archives, Black Mountain Research Project, 61.12.8.    Rudofsky décident de rester aux États-Unis,
                                                             et s’intègrent ainsi à leur tour à cette scène
                                                             artistique et intellectuelle.
                                                                Emblématique de cette dynamique, leur
                                                             présence en août 1944 au Black Mountain
                                                             College auprès de Josef et Anni Albers,
                                                             Walter Gropius et Amédée Ozenfant les
                                                             associe à ce que ce dernier qualifie d’un « des
                                                             nouveaux centres de la culture allemande11 »
                                                             aux États-Unis (fig. 1). Dans cette université
                                                             d’été qui permet aux idées du Bauhaus de
                                                             trouver une nouvelle réalité, le couple ne
                                                             s’occupe pourtant pas d’architecture mais
                                                             choisit d’introduire ses considérations sur

208   PERSPECTIVE / 2021 – 2 / Habiter
le vêtement – un sujet que l’école, de Weimar à Berlin, avait soigneusement éludé sur
le sol européen 12. L’architecte donne deux conférences : le titre de la première reprend
la référence à William Morris qu’il avait placée en exergue de son article de 1938 « How
Can People Expect to Have Good Architecture When They Wear Such Clothes? » ; la
seconde, plus critique encore, s’intitule « The Unfashionable Human Body ». Le Black
Mountain College Bulletin donne un aperçu des ateliers qui y sont associés :
Examen critique des vêtements portés. Les étudiants doivent dessiner un patron
des vêtements qu’ils portent afin de se rendre compte de toutes leurs absurdités.
Types de vêtements sans coupe improvisés par les étudiants. Recherche de chapeaux
et de chaussures. Importance du rapport entre : pied-chaussure-sol 13.

Les idées que Bernard et Berta Rudofsky14 mettent en œuvre au cours de ces deux semaines
d’été, dans des conférences magistrales comme des expérimentations concrètes, correspondent
désormais à la genèse de l’exposition qui ouvrira quelques mois plus tard au MOMA (fig. 2a).
C’est sous la direction d’Elizabeth Mock, qu’il travaille à son projet d’exposition – celui
d’une analyse critique et méthodique du vêtement comme projet de design – au sein d’un
éphémère Departement of Apparel Research 15. Si l’exposition s’inscrit dans le contexte
particulier de la guerre, elle arrive aussi à la suite de douze années d’existence du département
d’architecture – lui-même premier du genre au sein d’un musée 16. Rudofsky adopte en
ce sens une approche originale qui s’illustre en premier lieu dans le titre de l’exposition –
une question qui interpelle le visiteur. Elle reprend
celle posée par l’ouvrage publié par McAndrew et
Mock en 1941, What is Modern Architecture?, qui
ouvrait une série de publications autour de la ques-            2a-c. Soichi Sunami, vues de l’exposition
tion récurrente « qu’est ce qui est moderne 17 ? »              « Are Clothes Modern? », 28 novembre 1944
                                                                – 4 mars 1945, New York, Museum
On retrouve, dans le projet de Rudofsky, la volonté             of Modern Art, archives photographiques
d’établir ces critères de la modernité de différentes           du MOMA, nos IN269.1, IN269.4 et IN269.11.

                                                                                                    Essais   209
210   PERSPECTIVE / 2021 – 2 / Habiter
pratiques artistiques, associée à une ambition tôt affirmée – dès 1934 notamment avec
l’exposition « Machine Art 18 » – de traiter des objets les plus usuels que produit le design
avec un recul critique et pédagogique.
     On perçoit également, dans la mise en œuvre de son exposition, dont le titre annonce
une véritable rhétorique argumentative, une connivence profonde avec un certain esprit
propre au MOMA. Dans les dix sections à travers lesquelles se déploie son accrochage
figurent quelques objets et vêtements, mais il accorde aussi une large place aux éléments
iconographiques (fig. 2b et c). Photographies, signalétique et schémas jouent un rôle
central dans la démonstration de l’architecte qui poursuit ainsi les démarches pionnières
d’Alfred H. Barr, Jr. en matière de scénographie et d’accrochage telles qu’il les expérimente
dès l’ouverture du musée 19. Quand les clichés photographiques se juxtaposent pour
démontrer la persistance d’une décision sartoriale à travers les époques et les cultures, le
design graphique illustre les réflexions forgées dès les cours au Black Mountain College
sur le patronage des vêtements ou l’emplacement des boutons (fig. 3). On retrouve
dans les éléments que l’architecte met en perspective pour fonder ses démonstrations
un intérêt manifeste pour les pratiques vernaculaires, intérêt qui l’anime depuis ses
études d’architecture. Le catalogue de son exposition, qu’il fera paraître trois années
plus tard, dévoile l’ancrage théorique qui donne à l’étude psychologique du vêtement
une place prépondérante, telle que les Anglais John Carl Flügel, Eric Gill, ou le conser-
vateur James Laver l’ont pensée 20. On y retrouve aussi Thorstein Veblen dont l’ouvrage
The Theory of the Leisure Class. An Economic Study of Institutions (1899) marque l’apport
de la sociologie naissante à l’étude de la mode.
Cette lecture psychosociologique à laquelle procède
Rudofsky est fondée sur sa connaissance de ces cou-
rants de pensée européens qu’il importe alors dans
le contexte de l’exposition new-yorkaise. Une série      3. Bernard Rudofsky, Are Clothes Modern?
                                                         An Essay on Contemporary Apparel, Chicago,
de diagrammes illustre ainsi une « topographie de la     P. Theobald, 1947, p. 120.
pudeur », indiquant les parties du corps qui y sont
successivement soumises, au gré des différences
culturelles dans le temps et l’espace, ou de l’action
de la mode – une notion centrale pour Laver, comme
l’illustrent ses ouvrages Taste and Fashion (1937)
puis Modesty in Dress (1969).
    Le détournement de l’idée de mode, qu’on associe
alors exclusivement à la création des couturiers-
artistes, pour, au contraire, interroger le vêtement
et ses fonctions « primitives » résonne aussi singu-
lièrement au cœur du MOMA. Lorsque l’architecte
procède par affinités visuelles pour souligner les
coïncidences de motifs ou de structure entre pièces
d’estomac et ceintures, depuis l’Antiquité grecque
jusqu’aux tribus papoues et corsets de la Belle
Époque, il poursuit une curiosité ethnographique
manifeste chez les surréalistes parisiens notam-
ment 21. Il réaffirme aussi une lecture, à l’œuvre
au cœur du musée dans les domaines de la peinture
et de la sculpture, pour expliquer les ruptures pro-
fondes opérées par les figures de proue de la moder-
nité, de Pablo Picasso à Max Ernst : l’art « tribal »

                                                                                             Essais   211
4. Soichi Sunami, vue de l’exposition    ou « primitif » sert l’invention d’un art moderne uni-
      « Are Clothes Modern? », 1944, New York,
      Archives photographiques du MOMA,
                                               versel et originel qui y trouverait sa source 22. Dans le
      no IN269.5.                              dispositif conçu par Rudofsky, ces artefacts folkloriques
      5. Bernard Rudofsky, Are Clothes Modern? – vestes, chaussures ou textiles – jouent ainsi ce double
      […], 1947, p. 210.
                                               rôle : à la suite de ce qui se passait dans des exposi-
                                               tions présentées quelques années avant, à l’image de
                                               « African Negro Art » (1935), c’est à la fois l’objet tribal
                                               et l’objet usuel qui sont désormais reconnus comme
      de véritables objets esthétiques. En 1941, l’exposition « Indian Art for the United States »,
      sous la direction de René d’Harnoncourt, présentait en ce sens les ponchos et couvertures
      des populations amérindiennes comme des ressources pour le design moderne, ainsi que
      l’illustrait la section « Indian Art for Modern Living 23 ».
          Rudofsky n’est pas éloigné de ces dynamiques qui visent à valoriser la beauté et
      l’ingéniosité d’un objet « primitif » pour le valider comme un produit du design moderne.
      Le démontrent la section qu’il consacre aux chaussures et, notamment, les prêts de
      l’American Museum of Natural History (mocassins et sandales amérindiens), les sandales
      mexicaines confiées par Anni Albers ou encore celles, égyptiennes de la XVIIIe dynastie,
      provenant des collections du Metropolitan Museum of Art (fig. 4 et 5). Le mercantilisme,
      suggéré par d’Harnoncourt avec les artefacts de son exposition, trouve ici une application
      plus directe encore : « Un triomphe semblable sur la tyrannie de la mode est obtenu par
      une série de sandales et nu-pieds dessinés et fabriqués par M. Rudofsky lui-même, et qui
      seront exposés 24 », annonce le communiqué de presse. Entamés au cours des ateliers du
      Black Mountain College, ces premiers prototypes conçus par l’architecte et son épouse
      annoncent la création de leur marque, Bernardo Sandals qui les commercialisera dès
      1946. Inspirés de la statuaire antique, adoptant des formes de souliers de traditions
      orientales, ces modèles fournissent une réponse efficace aux questions qui l’animent
      depuis ses premiers articles en 1938 jusqu’à celle posée par l’exposition – le problème
      du plancher, point de rencontre entre la parure corporelle et le bâti architectural devient
      prétexte à la création d’une marchandise, viable esthétiquement, commercialement
      et éminemment moderne.

212   PERSPECTIVE / 2021 – 2 / Habiter
Aux sources de la mode américaine :                              6. Soichi Sunami, vue de l’installation
                                                                 de l’exposition « Are Clothes Modern? »,
un vêtement moderne                                              1944, New York, Archives photographiques
                                                                 du MOMA, no IN269.6.
Les sandales conçues par le couple Rudofsky ne sont
pas les seules créations contemporaines présentées        7. Bernard Rudofsky, Are Clothes Modern?
                                                          […], 1947, p. 203.
dans l’exposition. Pour appuyer ses arguments sur
la construction des vêtements, notamment l’irration-
nelle complexité des découpes de leurs patronages,
l’architecte expose les prototypes d’Irene Schawinsky25
(fig. 6). Ces robes et manteaux conçus eux aussi dans le contexte du Black Mountain
College illustrent l’élégante simplicité d’une pièce construite sans « mutiler » le textile,
c’est-à-dire sans recourir à de complexes opérations de coupes et d’assemblage, ainsi que
le communiqué de presse de l’exposition s’en défend. Dans le catalogue de l’exposition,
les références à la mode contemporaine sont plus directes encore – car si les pièces de
Schawinsky se limitent à une dimension expérimentale, les vêtements de Claire McCardell
que loue Rudofsky sont bien intégrés dans le commerce de mode contemporain26 (fig. 7) :
Ces vêtements, réalisés sans coupe, sont d’une grande importance parce qu’ils
ne sont pas le résultat d’expérimentations mais produits en série et vendus avec succès.
Leur aspect n’évoque pas plus les costumes de scène que les concoctions vestimentaires
malheureuses que l’on nomme Art & Crafts. Leur construction lapidaire, ignorée
pendant deux mille ans, n’est en fait apparente qu’aux initiés 27.

La légitimation apportée par le commissaire de l’exposition « Are Clothes Modern? » aux
créations de McCardell dans le cadre du musée est intéressante : il replace le travail de
la créatrice dans une généalogie du vêtement comme alternative à la mode dominante,
ainsi que la référence au courant de William Morris nous permet de le comprendre.
Mais il se félicite aussi que ce manifeste d’une mode autre, sinon d’une anti-mode, soit
dans le même temps un succès commercial, pensé pour la fabrication en série et pour
les masses. S’il rejoint là une démarche caractéristique du MOMA qui s’efforce déjà
de mettre en avant dans ses expositions des marchandises susceptibles d’éduquer les
visiteurs-consommateurs au good design 28, il confère le sceau de la modernité à une figure
déjà reconnue dans le monde de la mode américaine.

                                                                                                   Essais   213
L’initiative de Rudofsky arrive en effet à un moment clé : après environ un siècle de
      domination du goût américain par les créations des couturiers parisiens, une progres-
      sive émancipation s’est profilée, à la faveur des deux guerres mondiales 29. Depuis les
      années 1930, au cœur du grand magasin Lord and Taylor, Dorothy Shaver, à la tête du
      Bureau of Fashion and Decoration, mène ainsi un projet original de promotion, sous
      l’appellation « American Designers 30 ». Après avoir orchestré en 1928, une présentation
      des réalisations les plus marquantes des décorateurs français de l’Exposition des Arts
      décoratifs de 1925 pour le public américain, convaincue des qualités commerciales du
      modernisme appliqué aux vêtements, elle s’attache à promouvoir une nouvelle génération
      de créateurs. Dès lors, Shaver et les grands magasins, acteurs historiques d’une diffusion
      des avant-gardes françaises 31, se consacrent à cette construction d’une identité nationale
      en matière de mode : plutôt que d’adapter, voire de plagier, les créations françaises – un
      modèle économique sur lequel un écosystème complet s’est jusqu’alors construit –, il
      s’agit d’identifier les qualités propres d’une idée américaine de la mode. Le pragmatisme
      et la simplification des modèles, longtemps opérés sur les robes de la haute couture
      parisienne par les acheteurs et les diffuseurs, trouvent une résonance toute particulière
      dans les préceptes que l’International Style énonce alors en matière d’architecture, et
      ce notamment à travers les expositions que lui consacre le MOMA. En suggérant ce
      rapprochement, dans le musée – et le département – qui en a posé les bases théoriques,
                                          Rudofsky participe de sa définition de manière tout
                                          à fait décisive.
                                                    Dans les écrits de la créatrice Elizabeth Hawes, qu’il
      8. Vue de l’exposition « American          convoque à plusieurs reprises dans son catalogue, l’archi-
      Ingenuity: Sportswear, 1930s-1970s »,      tecte trouve un autre soutien de choix. Appartenant
      Costume Institute, 2 avril-16 août 1998,
      New York, Metropolitan Museum
                                                 à cette même génération de créateurs de mode amé-
      of Art, Watson Library, no b18345098.      ricains, elle débute son apprentissage dans le Paris de

214   PERSPECTIVE / 2021 – 2 / Habiter
l’entre-deux-guerres, notamment auprès de Nicole Groult, la sœur de Paul Poiret. Elle
revient aux États-Unis avec une solide connaissance du métier mais aussi un esprit critique
affuté 32. Elle publie ses considérations sur la mode traversées d’enjeux psychosociologiques,
qui retiennent toute l’attention de Rudofsky, notamment dans Why is a Dress? paru en
1942 et auquel ce dernier fait référence plusieurs fois. Toujours au sujet des souliers,
Hawes, citée par l’architecte, déclare ainsi : « Des milliers de femmes préfèrent encore
la dépendance économique, préfèrent encore les talons français, symbole de la femme
qui n’a pas besoin de marcher ni de rester debout, ou qui accepte de porter une jupe si
étroite qu’elle l’empêche de marcher 33. » Cette résistance au modèle français, aliénant
par son arbitrage en faveur de l’élégance plutôt que du confort, se lit comme une
démonstration des idées de Veblen, toujours valides quarante années après la parution
de son essai.
    Mais alors que ces créatrices forgent, à travers leurs collections ingénieuses, pragma-
tiques et confortables, ainsi que les loue Rudofsky, le vocabulaire d’une mode américaine,
une volonté similaire se discerne aussi à un niveau institutionnel. Le Fashion Group,
fondé dès 1931, rassemble industriels et figures des médias, à l’image d’Edna Woolman
Chase, rédactrice en chef du magazine Vogue ou Eleanor Lambert, première directrice de
la presse pour le jeune Whitney Museum, autre lieu décisif dans la constitution d’une
identité artistique américaine autonome. La guerre entamée, c’est au tour du maire de
New York, Fiorello La Guardia, de rejoindre les ambitions du groupe et de défendre
l’idée d’une mode proprement américaine et démocratique dont sa ville constituerait,
logiquement, la capitale 34. Aux côtés de ces initiatives industrielles, médiatiques et poli-
tiques, on remarque dans la liste des prêteurs de l’exposition de Rudofsky, un nouvel
acteur tout aussi stratégique : le Museum of Costume Art, qui enrichit l’accrochage
de quelques chapeaux, souliers et corsets historiques. Il s’agit là du musée fondé en
1937 par Irene Lewisohn, qui intègre en 1946 le Metropolitan Museum of Art afin de
constituer le Costume Institute. Musée dédié à la mode, inauguré avant même que Paris
ne se dote d’une telle institution, il atteste de l’intérêt scientifique que le monde muséal
américain porte à son histoire – en particulier à travers le cadre propice à l’étude qu’il
propose 35. Car, si ses collections sont largement constituées par les ensembles légués
par les riches clientes américaines de Charles Frederick Worth ou de Jacques Doucet,
dès 1939 l’exposition « A Cycle of American Dress », présentée en deux volets, entend
dessiner une histoire de la mode américaine 36.
   Quelques décennies plus tard, ce moment fondateur est mis en perspective par les
conservateurs du même musée, qui s’attacheront à leur tour à penser l’histoire d’une
mode nationale. Richard Martin, qui dirige le Costume Institute de 1992 à 1999, fait
ainsi paraître, en 1998, l’ouvrage American Ingenuity: Sportswear 1930s-1970s qui vise
précisément à retracer les contributions décisives des créatrices de mode singularisées
par Rudofsky cinquante années plus tôt (fig. 8). Mais, outre les pièces elles-mêmes, le
conservateur du Costume Institute signale aussi l’exposition de l’architecte au MOMA
comme un jalon marquant :
Le sportswear de marque constitue la réforme vestimentaire la plus novatrice
du XX e siècle. Un auteur critique sans concession comme Bernard Rudofsky a affirmé,
en 1947, dans Are Clothes Modern? que “les vêtements que l’on porte aujourd’hui
sont anachroniques, irrationnels et inconfortables. Ils sont de plus coûteux
et antidémocratiques.” Au moment où Rudofsky lança son traité et associa
le Museum of Modern Art aux institutions qui s’indignaient contre la mauvaise
mode, le débat fondamental portant sur le sporstwear comme réforme vestimentaire
avait déjà eu lieu depuis longtemps à travers les créations et les écrits d’un grand
nombre de femmes designers, ainsi que de Dorothy Shaver et Sally Kirkland 37.

                                                                                         Essais   215
Présenté comme un anthropologue à plusieurs reprises dans le catalogue, l’architecte
      devient un argument d’autorité pour lire et valider les choix de construction et de
      design des créateurs de mode. Une combinaison fermée par des boutons-pressions créée
      par la styliste Bonnie Cashin en 1967 devient ainsi une réponse aux diagrammes qu’il
      place dans son exposition de 1944 pour comptabiliser et dénoncer le nombre absurde
      de boutons et boutonnières présents sur les vêtements de ses contemporains.
          La citation de Martin, au-delà d’éclairer la postérité du projet de Rudofsky dans
      l’historiographie de la mode américaine, met une nouvelle fois en perspective l’originalité
      de son apport : s’il importe aux États-Unis la notion historiquement européenne de
      réforme vestimentaire ainsi que les références théoriques qui l’ont forgée, l’architecte
      fait aussi le choix de recourir au musée et à l’exposition comme dispositifs heuristiques
      susceptibles d’énoncer un discours sur la mode contemporaine. Ce recours à l’institution
      muséale comme lieu d’étude et d’expérimentation pour interroger et stimuler le design
      contemporain peut alors aussi se comprendre comme une des particularités de la mode
      américaine. Née d’une volonté d’émancipation et de résistance à la mode française,
      l’exposition est devenue pour elle un lieu de promotion et de légitimation de ses ambitions
      artistiques, mais aussi et surtout un cadre réflexif unique pour penser son identité
      même, au passé comme au présent. Une certaine généalogie se dessine ainsi, depuis les
      « problèmes de design » soulevés par l’architecte Bernard Rudofsky à la mise en évidence
      de son ingénieuse postérité par Richard Martin, de l’attention portée à Hollywood par
      Diana Vreeland 38 jusqu’aux enjeux contemporains singularisés par Andrew Bolton,
      actuel directeur du Costume Institute, qui a ouvert, en septembre 2021, l’exposition « In
      America: A Lexicon of Fashion », entendant à son tour explorer le « vocabulaire moderne
      du style américain ». Depuis le déplacement de l’idée d’art moderne vers New York,
      durant la Seconde Guerre mondiale, jusqu’aux récents bouleversements politiques et
      sociaux qui façonnent l’identité américaine, c’est au musée – presque autant que sur
      ses podiums – que la mode américaine se construit et se conçoit.

      En novembre 1964, tout juste vingt ans après la première exposition qu’il orchestre pour
      le MOMA, Bernard Rudofsky inaugure « Architecture Without Architects ». Portant
      son attention sur les constructions « spontanées » des cultures vernaculaires, il entend
      démontrer la dimension universelle de tout projet architectural. Alors que le récit canonique
      ne se concentre que sur une partie restreinte de la culture occidentale, ignorant ainsi les
      cultures existant par-delà l’Europe tout comme les « cinquante premiers siècles » de son
      histoire, l’architecte souhaite ouvrir de nouvelles perspectives. Considérer l’art de bâtir
      plutôt que l’architecture : ce décalage presque anodin autorise Rudofsky à recenser un
      corpus photographique conséquent et à installer dans quelques salles ces larges tirages
      dans une démonstration visuelle dont il connaît dès lors bien les rouages.
          Il peut paraître surprenant qu’il ait fallu deux décennies pour que l’architecte investisse
      le musée avec une exposition portant sur sa propre discipline. Mais, intégrant l’habit et
      l’habitat en un même ensemble, c’est un seul sujet qu’il poursuit en réalité depuis « Are
      Clothes Modern? » – celui qui consiste à s’interroger sur les modes de vie. L’approche
      singulière de Rudofsky suggère ainsi un renversement des hiérarchies : à l’image du
      déroulé chronologique de ses expositions, il postule qu’il est tout aussi fondamental de
      comprendre le vêtement que l’architecture, voire de débuter par le premier, pour trivial
      qu’il apparaisse. C’est ce même argument qu’il poursuit avec la parution, en 1965, de
      l’ouvrage The Kimono Mind en proposant d’étudier le Japon à travers son costume –
      la conception de l’espace, l’esthétique comme les attitudes qu’il révèle.
        Si ces clés de lecture permettent de renouveler l’étude de l’architecture en se détour-
      nant de ces canons, de repenser ses théories comme son historiographie par ces sources

216   PERSPECTIVE / 2021 – 2 / Habiter
vernaculaires, elles constituent également un apport majeur, et relativement peu exploité,
pour la mode. Richard Martin ne s’y est pas trompé : en lecteur assidu de Rudofsky,
le conservateur, qui fut une figure singulière des débuts de la théorisation de la mode
dans la mouvance des fashion studies, concevant des passerelles entre musée et milieu
académique, revient à plusieurs reprises à ses écrits. En 1995, alors qu’une génération de
créateurs japonais, d’Issey Miyake à Rei Kawakubo, bouleverse la scène parisienne depuis
quelques saisons, The Kimono Mind lui livre le cadre réflexif opportun pour comprendre la
rupture profonde qui se précise dans la mode occidentale en cette fin de siècle : « Ainsi
soit-il. Le design japonais offre à la fois les préceptes et la réalisation de vêtements qui
transcende la mode et établit un nouvel ordre de l’habillement et pour l’habillement 39. »
En somme, il consent un retour au vêtement, pour mieux comprendre la mode, tel que
Bernard Rudofsky l’appelait de ses vœux.

                                                                                       Essais   217
Émilie Hammen                                                    14. Berta Rudofsky (1910-2006) partage avec les épouses
                                                                       de nombreux artistes et historiens de l’art cette position
      Émilie Hammen est docteur en histoire de l’art
                                                                       particulière, de seconde, d’assistante dans la recherche
      (université Paris 1 – Panthéon Sorbonne). Elle
                                                                       et la création mais aussi de secrétaire voire d’imprésario
      enseigne l’histoire et la théorie de la mode à l’Ins-
                                                                       et de muse qui occulte en réalité une contribution intel-
      titut français de la mode. Ses recherches portent                lectuelle décisive. Si Berta apparaît à quelques reprises
      sur l’historiographie de la mode en France ainsi                 dans les portraits officiels de son mari, elle demeure
      que sur les rapports entre la mode et l’art, notam-              largement dans l’ombre. Au Black Mountain College,
      ment au croisement des avant-gardes.                             elle est néanmoins reconnue comme une réelle colla-
                                                                       boratrice plus qu’une aide auxiliaire, comme le prouve
                                                                       la présence de son nom dans les différents programmes
                                                                       et bulletins qui la donnent comme seule responsable
                                                                       de l’atelier de recherche et fabrication de sandales.
      NOTES                                                            15. Rudofsky en sera le premier et dernier directeur :
      1. « Is it not astonishing that clothes, one of the essentials   voir ScoTT, 1999.
      of life have withstood any rational investigation such as        16. Voir hineS, 2019.
      we apply to food or shelter? It is all the more puzzling
      when we consider certain striking similarities of dress          17. Suivront ainsi après What is Modern Architecture?
      and architecture. » « Tradition challenged in Museum of          en 1941, les publications What is Modern Painting?
      Modern Art Exhibition, Are Clothes Modern », commu-              (1943), What is Modern Industrial Design? (1946) ou
      niqué de presse du MOMA, p. 4, traduction de l’auteure.          encore What is Modern Interior Design? (1946).

      2. Voir k anTor, 2002.                                           18. L’exposition « Machine Art » présentée au prin-
                                                                       temps de 1934 consacre l’arrivée du design au sein du
      3. L’un de ses premiers historiens, Jules Quicherat situe        département d’architecture, après un premier accro-
      l’apparition de la mode dans la France du xive siècle,           chage, de taille réduite « Modern Art 1900 and Today »
      une assertion reprise à sa suite par de nombreux auteurs.        conçu par Philip Johnson l’année précédente : voir
      Citons à titre d’exemple sa conférence inaugurale à              marShall, 2012.
      l’École des chartes : « Histoire du costume en France au
      quatorzième siècle », École royale des chartes, Séance           19. Nous renvoyons sur ces questions à STaniSzeWSki,
      d’inauguration, 5 mai 1847.                                      1998.

      4. Voir mcneil, riello, 2010.                                     20. Rudofsky cite à de nombreuses reprises The
                                                                       Psychology of Clothes que fait paraître John Carl Flügel
      5. Pour les précisions biographiques sur Rudofsky, nous
                                                                       en 1930, ou encore Eric Gill, Clothing without Cloth
      renvoyons à l’ouvrage de référence Guarneri, 2003.
                                                                       (1931) et y associe l’essai du conservateur du Victoria and
      6. Voir notamment STern, 2004.                                   Albert Museum James Laver intitulé Taste and Fashion,
      7. Nous renvoyons sur ce point aux travaux d’Estelle             qui, dès 1937, revisite l’histoire de la mode à travers ces
      Thibault, notamment à ThibaulT, 2016.                            méthodologies singulières.
      8. « How can this people expect to have good archi-              21. Rudofsky emprunte notamment quelques images
      tecture when they wear such clothes? » (traduction               à la revue Cahier d’Art pour illustrer son catalogue :
      de l’auteure).                                                   voir didi-huberman, 2019.
      9. « [T]he art commonly called haute couture » (Bernard          22. En 1948, D’Harnoncourt organise ainsi l’exposition
      Rudofsky, « Fashion: Inhuman Garment », traduit et               « Timeless Aspects of Modern Art », mais ces lectures
      reproduit dans Guarneri, 2003, p. 274-277, traduc-               culmineront avec l’exposition de 1984, « Primitivism in
      tion de l’auteure). L’article paraît en italien sous le titre    20th Century Art: Affinity of the Tribal and the Modern » :
      « La moda: abito disumano », Domus, no 124, avril                voir cliFFord, 1988 ; daGen, 2019.
      1938, p. 10-13.                                                   23. Notons qu’un habit à capuche péruvien, prêté
      10. Il s’agit du projet dirigé par l’architecte Eliot Noyes      par René d’Harnoncourt figure dans l’exposition de
      intitulé « Organic Design in Home Furnishing » (1941).           Rudofsky sous le numéro d’inventaire 44.2602 (MOMA
                                                                       Exhibition 269, Master Check list, « Objects in exhibi-
      11. « One of the new centers of German culture », cité
                                                                       tion, Are Clothes Modern? », 1944, p. 5).
      dans harriS, 1987, p. 96.
                                                                        24. « A similar triumph over the tyranny of fashion
      12. Si le Bauhaus a ouvert des ateliers de tissage et s’est
                                                                       is achieved by an array of sandals and sandal-shoes
      attaché à repenser tous les artefacts de la vie quoti-
                                                                       designed and executed by Mr. Rudofsky himself, which
      dienne, les enseignements de l’école ont soigneuse-
                                                                       will be on display » (traduction de l’auteure).
      ment évité de se pencher sur le vêtement. À ce sujet,
      le cas de Lilly Reich et les quelques textes qu’elle signe       25. Irene Schawinsky, créatrice d’origine allemande,
      sur la mode font figure d’exception.                             épouse l’artiste et décorateur de théâtre, membre du
      13. « Critical examination of own clothes. Students asked        Bauhaus, Xanti Schawinsky en 1935. Elle fuit avec lui
      to draw pattern of the garments they are wearing in order        l’Europe pour les États-Unis l’année suivante pour
      to make them realize all their absurdities. Uncut types of       rejoindre l’équipe des enseignants du Black Mountain
      clothes improvised by students. Headgear and footwear            College.
      investigated. Relationships stressed: foot-footwear-floor-       26. Il est intéressant de noter qu’à la suite de son entre-
      plan. » (rudoFSky, 1944, p. 9, traduction de l’auteure.)         prise de souliers, Rudofsky lance l’éphémère ligne de

218   PERSPECTIVE / 2021 – 2 / Habiter
vêtements Bernardo Separates, entre 1950-1951. Un              37. « Designer sportswear is the most innovative dress
article du magazine Life (« Rectangular Ready-mades »,         reform of the twentieth century. A tough-minded writer-
26 mars 1951, p. 128-130) en assure notamment la               critic such as Bernard Rudofsky argued in Are Clothes
promotion.                                                     Modern? in 1947 that “the clothes we wear today, are
27. « These garments, made without cutting, are highly         anachronistic, irrational and harmful. Moreover, they
significant because they are not experimental but are          are expensive and undemocratic.” By the time Rudofsky
mass-manufactured and successfully sold. Their appear-         launched his treatise, and annexed the Museum of
ance is neither reminiscent of stage costumes nor of           Modern Art to the institutions with some invective
the unhappy sartorial concoctions which go under the           against bad fashion, the basic argument for sportswear
name of Art and Crafts. Their lapidary construction,           as dress reform had long been made through the designs
disregarded for two thousand years, is in fact, appar-         and writings of a number of women designers, as well
ent only to the initiated. » (rudoFSky, 1947, p. 203,          as Dorothy Shaver and Sally Kirkland. » (marTin, 1998,
traduction de l’auteure.)                                      p. 73, traduction de l’auteure.)
                                                               38. La rédactrice de Harper’s Bazaar et du Vogue améri-
28. L’expression good design fait plus spécifiquement
                                                               cain rejoint le Costume Institute en tant que consultante
référence aux expositions qu’organisera Edgar Kaufmann,
                                                               de 1972 à 1987. On citera notamment son exposition
Jr. entre 1950 et 1955.
                                                               « Romantic and Glamorous Hollywood Design » (1974)
29. Depuis la Première Guerre mondiale, la nécessité           qui met en lumière la contribution majeure du cinéma
de créer sans l’aide de Paris s’est fait plus pressante. Les   à la mode américaine.
difficultés à poursuivre les importations des produits de
                                                               39. « So be it. Japanese design provides both the pre-
haute couture, et, pour les maisons parisiennes elles-
                                                               cepts and the fulfilment of apparel that transcends fash-
mêmes, à maintenir la production de leurs collections
                                                               ion and that posits a new order of and for clothing. »
pendant les deux guerres, ont encouragé les acteurs
                                                               (marTin, 1995, p. 222, traduction de l’auteure.)
américains à s’autonomiser : voir Pouillard, 2021.
30. Sur les initiatives de Shaver, voir notamment Webber-
hancheTT, 2003 ; arnold, 2009.
31. Citons en particulier les initiatives du grand magasin
Wanamaker, entre Philadelphie et New York, qui, dans
ses espaces de ventes, sa galerie d’art ou son théâtre,
                                                               BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
importait les dernières créations de Paul Poiret comme         – arnold, 2009 : Rebecca Arnold, The American Look:
les peintures ou mises en scène qui en composaient le          Fashion, Sportswear and the Image of Women in 1930s
cadre esthétique proprement parisien : voir Troy, 2003.        and 1940s New York, Londres, I. B. Tauris, 2009.
32. Elizabeth Hawes fait paraître un premier ouvrage en        •
1938, Fashion is Spinach, qu’elle dédie à « Madeleine          – cliFFord, 1988 : James Clifford, The Predicament
Vionnet, the great creator of style in France and to           of Culture: Twentieth-Century Ethnography, Literature,
the Future Designers of Mass-Produced Clothes the              and Art, Cambridge, Harvard University Press, 1988.
world over ».                                                  •
33. « Thousands of women still prefer economic depen-          – daGen, 2019 : Philippe Dagen, Primitivismes. Une
dence, still prefer French heels, symbol of the woman          invention moderne, Paris, Gallimard, 2019.
who need not walk or stand, or is willing to wear a            – didi-huberman, 2019 : Georges Didi-Huberman,
skirt so tight she cannot walk in it. » (rudoFSky, 1947,       La Ressemblance informe ou le Gai Savoir visuel selon
p. 167, traduction de l’auteure).                              Georges Bataille (1995), Paris, Macula, 2019.
34. « New York is the center of fashion of the entire          •
world » (La Guardia lors d’une réunion du Fashion Group        – GlaSScock, koda, 2014 : Jessica Glasscock, Harold
en mars 1940, cité dans arnold, 2009, p. 136).                 Koda, « The Costume Institute at the Metropolitan Muse-
                                                               um of Art: An Evolving History », dans Marie Riegels
35. Si l’origine du musée est liée au milieu du théâtre, à
                                                               Melchior, Fashion and Museum: Theory and Practice,
l’image des premières initiatives d’écriture de l’histoire
                                                               Londres, Bloomsbury, 2014, p. 21-32.
de la mode, de la France à l’Angleterre, ses premières
                                                               – Guarneri, 2003 : Andrea Bocco Guarneri, Bernard
expositions et cycles de conférences visent le grand
                                                               Rudofsky: A Humane Designer, Vienne / New York,
public mais aussi les créateurs de mode et industriels
                                                               Springer, 2003.
de la 7e avenue, afin de leur proposer des modèles his-
toriques susceptibles de les inspirer. On retrouve ici les     •
mêmes ressorts qui président à la création des musées          – harriS, 1987 : Mary Emma Harris, The Arts at Black
d’arts industriels à l’image de l’UCAD, fondée à Paris         Mountain College, Cambridge, The MIT Press, 1987.
en 1864 : voir GlaSScock, koda, 2014.                          – hineS, 2019 : Thomas S. Hines, Architecture and
                                                               Design at the Museum of Modern Art: The Arthur Drexler
36. Le second volet de l’exposition coïncide avec l’ou-
                                                               Years, 1951-1986, Los Angeles, Getty Publications, 2019.
verture de la World Fair qui se tient à New York en
1939. Le New York Times (« Mayor Sees Costume Art »,           •
2 août 1939, p. 20) signale notamment la visite du             – k anTor, 2002 : Sybil Gordon Kantor, Alfred H. Barr,
maire La Guardia à l’exposition, symbole de la portée          Jr. and the Intellectual Origins of the Museum of Modern
politique de la manifestation à l’heure où ce dernier          Art, Cambridge, The MIT Press, 2002.
souhaite promouvoir l’idée d’une mode américaine.              •

                                                                                                                  Essais   219
Vous pouvez aussi lire