" Ne pas être un mouton ": Conspirationnisme et sentiment d'(im-)puissance - Revue Démocratie
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I Bureau de dépôt Libramont I I P 901114 I I Avril 2021 I N° 4 SEMAINE SOCIALE « Ne pas être un mouton »: Conspirationnisme et sentiment d’(im-)puissance Incertitude, impuissance, impression de perdre pied face à un monde dont la complexité échappe, face à un monde angoissant ; défiance à l’égard des institutions, des mondes poli- tique, médiatique, scientifique ; frustrations, vécus et/ou sentiments d’injustice, montée des inégalités sociales... À quoi les théories de la conspiration viennent-elles donner réponse ? De quoi sont-elles le symptôme ? Comment y faire face ? PAGE 6 SEMAINE SOCIALE Courtisée par des partis politiques qui veulent se maintenir ou se À l’est, la démocratie en hisser au pouvoir, exerçant même parfois le pouvoir, la présence proie à l’extrême droite ? de l’extrême droite dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) est loin d’être anodine. Les multiples stratégies pour infiltrer le pouvoir et la société semblent porter leurs fruits et PAGE 2 pourraient faire vaciller la démocratie. État des lieux. SEMAINE SOCIALE Selon Ico Maly, une analyse approfondie des idées et des pra- L’antidémocratie digitale : tiques des nouvelles formes d’extrême droite s’impose au- l’extrême droite 2.0 jourd’hui. Dans son dernier livre Nieuw rechts, il analyse ces courants d’idées en allant jusqu’aux pratiques digitales et dresse un tableau très fouillé des nouvelles tendances d’internationali- PAGE 10 sation de l’extrême droite. SEMAINE SOCIALE Si Matteo Salvini représente l’extrême droite italienne dans les Le réveil des vieux démons médias internationaux, les visages des nouvelles droites sont fascistes multiples et ont des racines profondes dans l’histoire et la culture italiennes. Quels sont les liens de continuité avec la naissance de PAGE 13 la République ? Et quelles sont les causes qui ont favorisé l’essor du populisme d’extrême droite d’héritage fasciste ?
Démocratie n° 4 • Avril 2021 • 2 SEMAINE SOCIALE Europe centrale et orientale À l’est, la démocratie en proie à l’extrême droite ? > Benjamin BIARD (*) Courtisée par des partis politiques qui veulent se maintenir ou se hisser au pouvoir, exerçant même parfois le pouvoir, la présence de l’extrême droite dans les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) est loin d’être anodine. Les multiples stratégies pour infiltrer le pouvoir et la société semblent porter leurs fruits et pourraient faire vaciller la démocratie pourtant durement acquise dans cette partie de l’Europe. Mais quelle est donc la place qu’y occupe l’extrême droite ? Quelle est sa spécificité par rapport aux mouvements existant en Europe occidentale ? Comment influence-t-elle les politiques publiques et, plus largement, quels sont ses effets sur la population et la démocratie ? État des lieux. © Grzegorz Żukowski L es récents événements qui se sont pro- t-elle un phénomène nouveau ? Les partis d’extrême duits aux États-Unis ont mis en évidence droite parviennent-ils à s’y implanter, à s’y enraci- combien la démocratie peut être fragile, ner et à exercer une influence sur les politiques pu- particulièrement lorsqu’elle est en proie bliques ? Quels effets l’extrême droite produit-elle, à certaines organisations ou certains individus in fine, sur la démocratie dans les PECO ? d’extrême droite. Ils ne sont pas sans rappeler les émeutes et le siège de la télévision hongroise ainsi que les manifestations qui se sont prolongées pen- Un phénomène déjà ancien dant plusieurs semaines à Budapest en 2006, lors L’extrême droite est présente dans les PECO de- desquelles la rhétorique anti-establishment du parti puis de très nombreuses années et a, dans certains d’extrême droite Jobbik a eu un écho particulière- cas, déjà pu exercer le pouvoir, parfois avec des ment considérable. Alors que ces événements ont conséquences majeures pour les citoyennes et les permis de propulser l’extrême droite au-devant de citoyens. En effet, durant la Seconde Guerre mon- la scène politique hongroise et alors que, plus géné- diale, certains régimes dictatoriaux y ont vu le ralement, la démocratie est encore récente dans les jour, généralement avec le soutien de l’Allemagne pays d’Europe centrale et orientale (PECO), se pose nazie. Ainsi, le Parti des Croix fléchées – Mouve- la question de la place occupée par l’extrême droite ment hungariste, fondé par Ferenc Szálasi en 1935 au sein de ces pays. Dans quelle mesure y constitue- sous l’appellation Parti de la volonté nationale, a
SEMAINE SOCIALE Démocratie n° 4 • Avril 2021 • 3 gouverné la Hongrie d’octobre 1944 à mars 1945. qui repose sur les valeurs chrétiennes, en s’opposant 1. B. BIARD, « L’extrême droite en Europe centrale et orientale (2004- Fasciste, pro-Allemand et antisémite, ce parti a par- par exemple au droit à l’avortement ou au mariage 2019) », Courrier hebdomadaire, CRISP, ticipé durant cette période au génocide des Juifs et homosexuel. En Grèce, lors de la campagne pour les n ° 2440-2441, 2019. des Juives sur le territoire hongrois. En Croatie, le élections législatives de 2019, la nouvelle forma- mouvement Oustacha – fasciste, anti-Yougoslave et tion d’extrême droite Solution grecque (EL) a par antisémite – créé dans l’entre-deux-guerres a accédé exemple fait de cet enjeu une priorité, en recourant au pouvoir en 1941, avec le soutien de l’Allemagne à un slogan emprunté à Donald Trump : « Make Eu- et de l’Italie. Développant également une dictature rope Christian again ». meurtrière, les Oustachis ont installé des camps de En outre, l’extrême droite est généralement plus concentration et d’extermination à travers le terri- radicale dans les PECO qu’en Europe occidentale, toire croate, au sein desquels ils se sont rendus cou- développant parfois une idéologie néonazie – c’est- pables de l’assassinat de très nombreux·ses Juif·ves, à-dire reposant sur le racisme biologique, le supré- Tziganes et Serbes. macisme blanc et l’antisémitisme racial – et, dans Si la chute de ces régimes à la fin de la Seconde certains cas, créant une milice afin de défendre phy- Guerre mondiale a conduit à une diminution dras- siquement, spirituellement et intellectuellement le tique de l’influence des forces d’extrême droite territoire national. Tel est le cas en Hongrie, avec la au sein des PECO, de nombreuses organisations création de la Garde hongroise pour la défense des d’extrême droite ont à nouveau vu le jour et réus- traditions et de la culture par les leaders du Jobbik, si à s’imposer dès le début des années 1990. Dans en 2007. Celle-ci s’est distinguée par l’organisation plusieurs cas, ces partis ont rapidement réussi à de nombreux défilés dans des villages majoritaire- décrocher des sièges au sein d’assemblées parle- ment peuplés de citoyen·nes roms pour intimider ces mentaires. Il en a ainsi été pour le Parti de l’unité dernier·ères. Lors de ces défilés, de nombreux actes nationale des Roumains (PUNR), pour le Parti de la de violence, voire des meurtres, ont été commis. justice hongroise et de la vie (MIÉP) ou encore pour Alors que cette milice a été dissoute sur décision de l’Association pour la République - Parti républicain justice depuis lors, la création d’une nouvelle mi- de Tchécoslovaquie (SPR-RSČ). Plus encore, l’ex- lice hongroise a été annoncée par les cadres du parti trême droite s’est hissée au pouvoir dans quelques d’extrême droite Mouvement Notre Patrie (MHM) pays : le PUNR a intégré le gouvernement Văcăroiu en mai 2019, sous l’appellation Légion nationale et de 1992 à 1996, tandis que le Parti national slo- dans un objectif similaire à celui de la Garde hon- vaque (SNS) a rejoint le gouvernement Mečiar II de groise. 1992 à 1994 (d’abord comme gouvernement tché- Alors qu’en Europe occidentale l’extrême droite coslovaque, puis dirigeant uniquement la Slovaquie vise principalement à réduire l’immigration, à y à partir de 1993) et le gouvernement Mečiar III de mettre un terme, voire à procéder à la « remigra- 1994 à 1998. tion de populations étrangères » (soit l’expulsion de personnes établies de longue date), dans les PECO, elle cible aussi la présence de minorités au sein des Quelques spécificités frontières nationales. Font ainsi l’objet d’attaques Malgré la rapide ascension de l’extrême droite les minorités roms en Bulgarie, en Hongrie, en dans les PECO dès le retour à des élections libres, Roumanie ou en Slovaquie, les minorités russes en notons que les paysages partisans de la plupart de Estonie, en Lettonie ou en Lituanie, les minorités ces pays ont été largement reconfigurés depuis le juives en Hongrie et en Roumanie, ou encore les début des années 1990. En Pologne, par exemple, minorités turques en Bulgarie et en Grèce. Souvent, près d’une quarantaine de partis politiques ont été la désignation de ces minorités comme « ennemi » représentés au sein du Parlement depuis 1991. Dès par l’extrême droite est à trouver dans l’histoire na- lors, la plupart des formations d’extrême droite qui tionale de chaque pays. Celle-ci est d’ailleurs à la se sont développées dans les années 1990 dans ces source d’une dernière spécificité : dans les PECO, pays ont soit disparu, soit perdu en importance sur l’extrême droite est souvent irrédentiste, c’est-à-dire le plan électoral. Il n’en demeure pas moins que, qu’elle réclame le rattachement à l’État de territoires aujourd’hui encore, les PECO n’échappent pas aux où vivent des nationaux. Ainsi, en Hongrie, le Job- tensions qu’exerce l’extrême droite au sein de leurs bik propose de récupérer les territoires dont le pays démocraties respectives 1. a été amputé à la suite du Traité de Trianon, après la L’extrême droite qui se développe dans les PECO Première Guerre mondiale. Le Parti « Grande Rou- se distingue toutefois de son homologue d’Europe manie » (PRM) entend quant à lui rattacher à la Rou- occidentale. En effet, l’extrême droite y érige sou- manie la Moldavie ainsi que la Bucovine du Nord et vent en priorité la défense d’un modèle de société la Bessarabie, cédées à l’Union soviétique en 1940
SEMAINE SOCIALE Démocratie n° 4 • Avril 2021 • 4 et situées aujourd’hui en Ukraine pour la première, à La question de l’accession de ces formations cheval sur l’Ukraine et la Moldavie pour la seconde. d’extrême droite au pouvoir pose indubitablement la question de l’influence qu’elles exercent dans les PECO. Si une telle influence sur les politiques Un courant influent publiques a été démontrée pour l’Europe occiden- L’extrême droite bénéficie aujourd’hui d’une re- tale 2, l’empreinte de l’extrême droite peut aussi être présentation parlementaire importante dans bon détectée dans les PECO. Par exemple, l’accord de nombre de pays d’Europe centrale et orientale, et gouvernement signé en 2019 en Estonie stipulait elle est même parvenue à exercer le pouvoir dans que le gouvernement s’engageait à refuser les quo- plusieurs d’entre eux. Ces dernières années, tel a par tas de réfugié·es imposés par l’Union européenne et exemple été le cas en Pologne avec la Ligue des fa- à accroître son attention à l’égard des immigré·es milles polonaises (LPR), qui a intégré le gouverne- en séjour illégal. Il prévoyait en outre une série de ment Kaczyński de 2006 à 2007 ; en Slovaquie avec mesures visant à renforcer la sécurité à l’intérieur le SNS, qui a rejoint les gouvernements Fico I (de des frontières nationales. 2006 à 2010), Fico III (de 2016 à 2018) et Pellegrini L’influence de l’extrême droite dans les PECO (de 2018 à 2020) ; en Grèce avec les Grecs indépen- se manifeste aussi de façon plus indirecte, alors dants (ANEL), qui ont détenu des portefeuilles mi- même que les partis qui l’incarnent n’exercent pas nistériels dans les gouvernements formés par Aléxis le pouvoir exécutif. Dans ce cas, c’est à travers les Tsípras de 2015 à 2019 ; en Bulgarie avec le cartel partis traditionnels que cette influence est exercée et Patriotes unis (OP), qui est devenu membre du gou- l’extrême droite constitue davantage un incubateur vernement Borisov III dès 2017 ; ou encore en Esto- pour la maturation de certaines idées. En effet, dans nie avec le Parti populaire conservateur d’Estonie de nombreux pays, un processus de radicalisation (EKRE), qui a détenu plusieurs portefeuilles au sein caractérise nombre de partis traditionnels, qu’ils du gouvernement Ratas II de 2019 à janvier 2021. soient de droite ou de gauche. Il en est ainsi de Nou- Ces nombreux cas suggèrent que l’extrême velle Démocratie (ND) en Grèce, du Fidesz-Union droite est capable d’intégrer une coalition gouver- civique hongroise (Fidesz-MPSz), de Droit et Jus- 2. B. BIARD, L. BERNHARD, H.-G. BETZ , Do they make a difference ? The policy nementale composée de partis très différents. En tice (PiS) en Pologne, du SMER-Social-Démocratie influence of radical right populist parties effet, en Bulgarie et en Estonie, c’est avec des for- (SMER-SD) en Slovaquie ou encore du Parti démo- in Western Europe, Londres, ECPR Press – Rowman & Littlefield, 2019. mations de droite qu’elle a exercé le pouvoir, alors cratique slovène (SDS). 3. R. SATA, Opening the door to the qu’en Slovaquie, c’est avec une formation de centre La Hongrie illustre sans doute le mieux ce pro- radical right. Is there a way back ?, gauche qu’elle a gouverné. Plus étonnant encore, en cessus lors duquel un parti qui n’est pas d’extrême communication présentée lors des Joint Grèce, c’est à un parti de gauche radicale que l’ex- droite (le Fidesz-MPSz) s’approprie les discours de Sessions de l’European Consortium for Political Research (ECPR), trême droite s’est alliée pour former une coalition celle-ci. Dans un contexte caractérisé par une me- Nottingham, 2017. gouvernementale. nace électorale sans cesse croissante du Jobbik (et du MIÉP avant lui), le parti conservateur de Vik- tor Orbán a d’abord tenté d’opérer une réorientation idéologique sur les thèmes du nationalisme et de la défense des minorités hongroises à l’étranger en 2002. Dès 2010 et le retour au pouvoir du Fidesz- MPSz, V. Orbán a accéléré sa stratégie en vidant le Jobbik de sa substance à travers l’adoption d’un grand nombre de propositions initialement formu- lées par ce parti 3. Citons notamment l’inscription dans la Constitution hongroise de la référence à la chrétienté et à la Sainte Couronne, l’inscription dans cette même Constitution de la protection de la famille traditionnelle, l’octroi de droits de citoyen- neté aux minorités hongroises de l’étranger, la re- Le gouvernement d’Aléxis définition de politiques symboliques, l’organisation © NATO North Atlantic Treaty Organization du contrôle institutionnel des médias ou encore la Tsípras a conclu une alliance mise en œuvre d’une consultation nationale relative avec Pános Kamménos à la limitation de l’immigration. En 2015, V. Orbán a également annoncé vouloir restaurer la peine de et son parti d’extrême droite mort en Hongrie. Le cas hongrois illustre ainsi dans « Grecs indépendants ». quelle mesure l’extrême droite peut être particuliè-
SEMAINE SOCIALE Démocratie n° 4 • Avril 2021 • 5 4. Le Monde, 12 octobre 2019. 5. J. VAN SPANJE, « Contagious parties : anti-immigration parties and their impact on other parties’ immigration stances in contemporary Western Europe », Party Politics, vol. 16, n° 5, 2010, p. 563-586. Le Jobbik plaide pour le retour © Leigh Phillips des valeurs chrétiennes, de la famille et de l’autorité rement influente alors même qu’elle n’exerce pas le pouvoir. au cœur de l’action de l’État hongrois. Vers une normalisation ? Quelles leçons pour la démocratie ? Parallèlement à ce processus lors duquel des par- L’extrême droite semble s’être durablement implan- tis traditionnels tendent à se radicaliser, nombre de tée dans le paysage politique de nombreux pays partis d’extrême droite essaient aussi de se « norma- d’Europe centrale et orientale (à quelques exceptions liser » pour se rapprocher du pouvoir et exercer une près, comme Chypre). Cela ne signifie toutefois pas influence qui serait davantage directe. C’est ainsi qu’elle est incarnée par une seule et même forma- que le Jobbik en Hongrie, Ataka (membre du cartel tion politique. Au contraire, les partis d’extrême OP de 2017 à 2019) en Bulgarie, le PRM en Rou- droite s’y sont multipliés ou succédé dans le temps. manie ou encore le SNS en Slovaquie ont entrepris Aujourd’hui, alors que bon nombre d’entre eux une stratégie de modération ces dernières années, et optent pour une stratégie de normalisation, plusieurs ce afin de prendre eux-mêmes les rênes du pouvoir. partis traditionnels tendent à se radicaliser pour cap- Les effets de telles stratégies sont variés. Mais ici ter une part des électeur·rices séduit·es par les par- aussi, l’exemple hongrois est éloquent. Alors que le tis d’extrême droite. Ce processus conduit parfois à Fidesz-MPSz a mis en œuvre lui-même bon nombre un affaiblissement électoral de ces derniers, comme des propositions formulées par le parti d’extrême c’est désormais le cas en Pologne, en Slovaquie ou droite Jobbik, ce dernier a tenté de modérer son dis- en Grèce. Néanmoins, un tel affaiblissement ne si- cours et ses propositions électorales pour paraître gnifie pas que les idées d’extrême droite n’ont pas, moins extrême que le parti de V. Orbán, et ce dès plus largement, pénétré dans la sphère politique. Un septembre 2013. Les cadres du Jobbik sont lar- véritable « effet de contagion » 5 semble ainsi s’être gement demeurés les mêmes dans le temps, mais opéré : lorsque les partis d’extrême droite ne sont ce parti est toutefois parvenu à être considéré – y pas au pouvoir, leur influence peut quand même compris par des formations de gauche – comme un s’avérer considérable à travers l’action menée par parti « qui n’est plus d’extrême droite, les éléments des partis traditionnels et leur effet sur l’état de la radicaux étant évacués » 4. En conséquence, dans la démocratie peut se révéler intense. Si le cas hon- perspective du scrutin législatif hongrois de 2022, grois a permis d’en faire la démonstration, d’autres les partis de l’opposition (principalement socia- en attestent également, telles la Pologne et la Slo- listes, libéraux, écologistes et le Jobbik) ont déjà vaquie. Ces conclusions invitent à penser l’extrême annoncé leur volonté de se rassembler pour faire droite comme un phénomène global qui dépasse la barrage au Fidesz-MPSz. L’exemple hongrois per- frontière des partis politiques les plus en vue et à met ainsi d’illustrer jusqu’où la stratégie de dédia- distinguer les formations politiques dites d’extrême bolisation ou de normalisation menée par un des droite des idées d’extrême droite qui peuvent s’être partis d’extrême droite les plus radicaux et violents répandues au-delà de ces formations. # d’Europe peut mener. Si la menace que représente (*) Chargé de recherches au sein du Centre de recherche l’extrême droite pour la démocratie est alors moins et d’information socio-politiques (CRISP) et chargé de cours invité à l’Université catholique de Louvain (UCLouvain) visible, est-elle pour autant moins présente ?
X © Nicolas Vigier SEMAINE SOCIALE « Ne pas être un mouton »: Conspirationnisme et sentiment d’(im-)puissance > Jacinthe MAZZOCCHETTI (*) Incertitude, impuissance, impression de perdre pied face à un monde dont la complexité échappe, face à un monde angoissant ; défiance à l’égard des institutions, des mondes politique, médiatique, scientifique ; frustrations, vécus et/ou sentiments d’injustice, montée des inégalités sociales... À quoi les théories de la conspiration viennent-elles donner réponse ? De quoi sont-elles le symptôme ? Comment y faire face ? T out d’abord, il importe de dis- plusieurs événements entre eux, alors autorités et les versions officielles des tinguer la notion de complot qu’ils n’ont pas, en réalité, de lien de événements 3 ». de celles de théories complo- causalité. Cette pensée de la corrélation Les fonctionnements et dysfonction- tistes, complotisme, conspira- s’applique aussi au regard porté sur les nements (qui sont bien réels) de notre tionnisme, qui renvoient à un mode de groupes sociaux, essentialisés, pensés système économique, politique, sani- pensée, une façon singulière d’appré- comme des absolus. C’est le principe taire… peuvent être décrits et analy- hender le monde. Dans la « vision conspi- du « tous dans le même sac », tous les sés au travers des outils et des études rationniste du monde », « tout s’explique médias ceci, tous les politiciens cela. En fournies notamment par les sciences par un grand complot, par un plan se- termes d’exemples, les théories actuel- sociales, sans avoir besoin de recourir cret dont le but serait l’établissement de lement les plus répandues sont celles à la pensée conspirationniste. Mais c’est la domination totale d’une élite d’initiés de ce qu’on appelle le « méga-complot ». évidemment plus compliqué à mettre en maléfiques 1». Ces théories dénoncent Selon Éva Soteras : « La théorie méga- œuvre, et les réponses sont également généralement de grands mensonges complotiste, qui consiste à offrir une plus complexes. La pensée conspiration- orchestrés par des « puissants », des interprétation de la marche de l’Histoire niste vient donner une réponse unique, mensonges qui dissimulent un projet dominée par la croyance qu’une petite simple, à des questions multiples et de grande ampleur, souvent nuisible au poignée d’individus contrôle le monde, compliquées. En sciences sociales, le plus grand nombre, destiné à renforcer apparaît dans un contexte de crise mo- principe même est de ne pas prétendre le pouvoir d’une minorité dominante 2. rale, institutionnelle, sociale, politique, connaître la réponse avant d’avoir mené La logique argumentative de la économique, soit au final une crise de des recherches rigoureuses. Dans le pensée conspirationniste est d’associer sens entraînant une méfiance envers les cas du conspirationnisme, le raisonne-
XX SEMAINE SOCIALE Démocratien°n°45••Avril Démocratie 2018 •• 77 Mai 2021 ment est inversé. On part de la réponse et d’espoir ainsi que des logiques de re- des conséquences psychiques et so- pour remonter un chemin d’éléments pli individualistes, communautaires et/ ciales. divers, gardés uniquement dans l’argu- ou populistes. Dans ce climat sociétal aux vulnérabili- mentation s’ils sont en phase avec la Cette défiance vis-à-vis des ins- tés collectives et individuelles exacerbées, thèse développée a priori, des éléments titutions politiques et des médias, sont venues s’ajouter les incohérences par ailleurs bien souvent sortis de leur mais aussi de plus en plus à l’égard dans les discours et les mesures ainsi contexte et, enfin, amalgamés dans des des « intellectuel·les », corrélée aux que les communications erratiques. Cette corrélations abusives. vécus et aux sentiments d’injustice impréparation, ces ambiguïtés, ces affir- Outre le biais de confirmation (tri et d’impuissance, est le socle de la mations péremptoires et parfois contra- sélectif), la pensée conspirationniste re- recherche d’un autre narratif porteur dictoires ont nourri les doutes exprimés à pose également souvent sur « l’intuition » de sens, mais aussi d’une quête de l’égard des dirigeant·es (leur honnêteté, (sentir le vrai), à laquelle de nombreuses rationalité qui permettrait de comprendre leurs compétences, leurs intérêts...) et vidéos font appel. Le doute devient les ressorts des inégalités et des ont, quelquefois, participé des bascule- grille de lecture applicable à tout conte- violences vécues et/ou observées. ments de la méfiance/défiance à la pen- nu officiel en renfort d’une recherche S’ajoute à cela, et c’est important, l’arri- sée conspirationniste. © Nicolas Vigier et confirmation de Vérité qui, elle, n’est vée de l’internet de masse et de la so- De plus, les mesures liberticides impo- pas soumise à la question. La pensée ciété de la surinformation, mais aussi de sées sont venues corroborer de nombreux conspirationniste prend appui sur une la désinformation dans laquelle il est très éléments présents dans des contenus re- argumentation fermée, souvent tauto- facile de propager des opinions, d’être latifs à la théorie de la grande conspiration. Comme l’énonce Vincent Geisser, la crise du coronavirus a donné lieu à une véritable « Ces théories fascinent, car elles apparaissent sans failles. « paranoïa iatrogénique 4 ». Expression empruntée à Didier Fassin qui qualifie « la Le dialogue en devient difficile, voire impossible. » croyance en l’existence de conspirations utilisant des ressources médicales et no- logique, circulaire, qui se suffit à elle- suivi par des milliers, parfois des millions tamment pharmacologiques dans le but même. Ces théories fascinent, car elles de personnes, sur les réseaux sociaux. d’éliminer une population 5 ». Le « corona- apparaissent sans failles. Le dialogue L’arrivée d’Internet renforce également circus », comme nommé dans une partie en devient difficile, voire impossible. Par les logiques de bulles informationnelles de ces milieux, est alors présenté comme ailleurs, la critique bien souvent condes- (où va-t-on chercher l’information). une machination des « méchants » pour cendante et dénigrante des personnes Face aux inégalités vécues et/ou davantage encore diriger et contrôler le qualifiées de « complotistes » ne fait que ressenties, aux rapports de pouvoir et monde. Dans ces cercles, les atteintes renforcer leurs convictions d’avoir percé à leurs effets, aux sentiments d’injus- aux libertés, corolaires des nombreuses à jour le grand mensonge : « on nous fait tice et de méfiance qui en découlent, les mesures sanitaires, sont autant de taire parce que nous mettons en lumière théories de la conspiration, en particu- preuves des ambitions du « Nouvel Ordre la Vérité qui dérange ». lier celles relatives au « méga-complot », mondial ». offrent la possibilité de relier toute une Si, parmi les populations, certain·es Incertitudes et défiances : série d’expériences et de sentiments disparates qui trouvent sens dans cette adhéraient déjà aux théories conspira- tionnistes avant la crise actuelle, elles un climat sociétal propice idée du « fait exprès », d’une « volonté de ont aussi gagné de nouvelles sphères Depuis quelques décennies, accentuée nuire » explicite en lien avec des intérêts sociales. Défiance, confinement, in- ces dernières années, dans de nom- cachés ou inavouables publiquement. cohérences, incertitudes, angoisses, breuses sphères de la société, s’observe impuissance, autant d’éléments qui per- une montée de la défiance vis-à-vis mettent de comprendre l’engouement des institutions mainstream, en parti- Et le Covid-19 dans tout ça ? que suscitent les thèses complotistes culier le monde politique qui ne semble Le COVID-19 et la gestion singulière de auprès d’un public large et hétérogène plus à même de répondre aux grandes cette crise ont provoqué de nombreux dans ce contexte de crise où les besoins questions contemporaines (inégalités chocs ainsi qu’un bouleversement com- de réponses, de sens, d’apaisements croissantes, violences, changements plet de nos rapports aux autres et au sont exacerbés. climatiques), mais aussi à s’autonomi- monde, de nos habitudes, de nos liens, ser des lobbys notamment à l’égide des multinationales. S’observe également de nos ressources. Bouleversement auquel nul n’était préparé. Période, au Des liens avec les populismes ? une montée des sentiments d’insécurité final, que l’on croie ou pas à la réalité du Chaque situation de crise, en lien avec et de leur corolaire, la perte de sens en COVID-19 et à l’efficacité des mesures, les incertitudes générées, est propice l’absence de récits porteurs de réalisme pour tous et toutes traumatique, avec à la multiplication et à la diffusion de
SEMAINE SOCIALE Démocratie n° 4 • mois 2021 • 8 théories de nature conspirationniste Nous vivons une période sensible, le Quelle menace qui fournissent des réponses simples, vivre ensemble est actuellement davan- pour la démocratie ? souvent manichéennes, a une réalité tage encore fragilisé qu’il ne l’était avant complexe, déroutante, anxiogène. Les la pandémie. Comment, dès lors, allons- Les pièges qui sous-tendent ce type de situations de crise sont aussi des mo- nous répondre à la défiance et à la colère pensée reposent sur un principe de na- ments de fragilité, où influencer, récupé- croissantes ? Entre les lignes des dis- turalisation des causes sociales. Le glis- rer les angoisses peut être, en termes de cours conspirationnistes se dessinent las- sement complotiste consiste d’une part, stratégies électoralistes, plus facile. situdes, inquiétudes et fragilités parfois. à donner bien plus de cohérence que Un des enjeux actuels à cet égard, Face au désenchantement du monde, dans la réalité aux dynamiques en cours c’est la niche d’électeur·rices potentiel·les quels contre-discours ? La place est ici en gommant la multiplicité et la com- que représentent ces adhérents, ces laissée, la place est ici prise, non seule- plexité des rapports de force ainsi que le « déçu·es du système ». Et il est clair que ment par les narratifs de la conspiration, nombre, la singularité et la diversité des certains politicien·nes et/ou groupes na- mais aussi par les narratifs nationalistes, acteurs impliqués. D’autre part, notam- tionalistes, populistes, voire extrémistes, cherchent à grossir leur électorat au tra- vers de ces groupes. Ils surfent sur leurs « La pensée conspirationniste est une pensée totalisante frustrations, sur leurs défiances à l’égard des institutions mainstream en prétendant qui enferme dans une réalité parallèle. » être à l’écoute et se différencier des autres, les « mauvais », les « méchants », les « cor- populistes de droite, voire extrémistes (qui ment via la pensée du méga-complot, rompus », et ce, avec beaucoup d’hypocri- parfois se recoupent). À titre d’exemple, ce glissement invite à prêter aux « puis- sie, puisqu’on retrouve dans ces groupes dans les théories du « Nouvel ordre mon- sants » les pleins pouvoirs, voire des les pratiques globalement reprochées à dial » actuellement très en vogue, le pouvoirs surnaturels. La pensée conspi- d’autres : la corruption, la malhonnêteté, la « plan de l’alliance » (« les gentils » donc, rationniste est une pensée qui essen- reproduction d’un ordre social élitiste, une « les sauveurs »), comme explicité dans tialise. C’est une pensée totalisante absence de programme politique en vue de très nombreuses vidéos visionnées qui enferme dans une réalité parallèle. du bien commun (même si les discours y parfois des millions de fois, est celui de Elle donne des repères. Elle fournit des prétendent en sériant les populations et l’insurrection militaire et les alliés sont cases et des catégories qui permettent en activant des logiques de boucs émis- les présidents nationalistes et populistes, d’organiser le chaos du monde, mais saires qui visent à prioriser les « vrais na- présentés comme non corrompus et au une fois passée la jubilation ressentie du tionaux », les « vrais citoyen·nes »). service du peuple. fait d’avoir démasque la conspiration à Complotisme régimes extrêmement paranoïaques qui se présentent souvent comme des victimes de pense ici notamment au travail qu’a réalisé Steve Bannon en Europe pour coordonner et extrême droite conspirations ourdies par l’occident. les extrêmes droites européennes. Il existe des liens avérés et historiques entre De l’autre côté du spectre politique, on Et d’autre part, il y a le conspirationnisme les théories du complot et l’extrême droite, retrouve aussi certains groupes de gauche mainstream. C’est-à-dire le conspirationnisme comme nous l’explique Marie Peltier, spé- radicale. On le voit notamment avec le Mou- de notre oncle, de notre voisin ou de notre cialiste du conspirationnisme. Démocratie lui vement cinq étoiles en Italie. Il y a cette collègue. Ici, il ne s’agit pas forcément de a demandé quels étaient les acteurs qui se connexion entre une partie de l’extrême gens qui sont affiliés à des groupes d’extrême trouvaient derrière le complotisme : droite et une partie de l’extrême gauche qui droite. Il s’agit plutôt de personnes qui ont lu s’établit au nom du rejet du système et de la ou entendu des contenus conspirationnistes « On peut distinguer deux niveaux. Il y a défense du peuple. Ces groupes-là sont orga- et qui se les sont appropriés. Face à cela, il est d’une part ce que j’appelle les idéologues nisés pour répandre leur vision du monde et important de repolitiser le phénomène : il du complot, c’est-à-dire les figures idéolo- le conspirationnisme devient un moyen de faut considérer toutes les personnes qui ont giques qui ont un véritable agenda politique mise en œuvre pour y arriver. Donald Trump une parole conspirationniste comme des per- derrière leurs actions. Ces idéologues sont en est un exemple. Sa victoire aux élections sonnes qui tiennent un propos politique. Il y a souvent des figures de l’extrême droite. En en 2016 montre qu’à un moment donné, ces une forte tendance dernièrement à la psycho- réalité, l’extrême droite est conspirationniste réseaux-là ont réussi à porter une personne logisation des conspirationnistes, mais, selon de nature. On peut penser à Alain Soral par au pouvoir. C’est l’illustration parfaite que moi, ce sont des personnes qui adhèrent à exemple. Mais ces idéologues peuvent aussi le conspirationnisme est une arme de prise une certaine vision politique et idéologique être des figures liées à des régimes autori- de pouvoir. Contrairement à sa prétention, du monde. Tenir un propos conspirationniste taires qui veulent se maintenir au pouvoir, puisque le conspirationnisme prétend re- ce n’est jamais anodin politiquement : cela comme le régime de Bachar el-Assad en mettre en question le pouvoir. veut toujours dire quelque chose. # Syrie. Le conspirationnisme est une arme des Retrouvez l’interview complète de Marie Peltier régimes autoritaires. Dans une dictature, le Il y a enfin tous ces réseaux idéologiques qui sur les sources du complotisme : conspirationnisme est partout. Ce sont des sont organisés de manière internationale. Je www.semainesociale.be
SEMAINE SOCIALE Démocratie n° 4 • Avril 2021 • 9 crètes 6», dont le ton dénigrant empêche toute forme de dialogue et surtout ren- force les clivages existants , c’est dénier qu’il y a là quelque chose à comprendre. Bien entendu, il n’y a pas d’adé- quation mathématique entre méfiance, défiance et complotisme, d’une part ; entre populisme, complotisme et extré- misme, d’autre part ; mais les frontières sont fines. Les basculements, les glisse- ments faciles, d’autant plus en contexte de crise et d’incertitude où de plus en © Steve Eason plus de personnes ont l’impression de ne pas être entendues, de ne pas comp- L’ultra-droite se cache ter, de ne pas être reconnues, de ne pas avoir de place dans notre société. l’œuvre, revient l’impuissance face à des en arrière-plan des Travailler à saisir en profondeur ce que forces qui nous dépassent. En effet, les causes/explications données, produites manifestations anti-masques. ces personnes trouvent en ces lieux et pas ailleurs me semble fondamental. par la pensée conspirationniste ne per- Enfin – et je sais combien cela peut sem- mettent pas (ou peu) de penser et d’agir bler paradoxal car de nombreux groupes en dehors de cadres fatalistes ou vio- Bien sûr, éduquer aux médias, former complotistes et/ou populistes sont por- lents. aux sciences sociales, travailler l’esprit teurs d’idéologies élitistes et racistes – , Si certains des discours complotistes critique sont des outils de lutte fondamen- je pense que nous ne pourrons en sor- analysés me font peur, par la solution taux, mais je ne pense pas qu’ils se suf- tir sans une transformation radicale de de violence qu’ils plébiscitent, par leurs fisent. Dans ces espaces, principalement notre système économico-politique en ressorts populistes voire suprématistes virtuels, se dépose une soif d’écoute des vue d’une société plus égalitaire, d’une blancs, par leurs aspects sectaires, par adhérent·es quant à leurs vécus, leurs répartition des richesses plus juste. # leurs ressorts d’incroyance qui annihilent préoccupations, leurs inquiétudes. Par (*) Professeure en anthropologie les potentialités de luttes et de solidari- ailleurs, bien souvent par le biais des à l’UCLouvain tés collectives, les entendre, c’est aus- réseaux sociaux, émergent de nouvelles 1. R. JOSSET, R. REICHSTADT et E. TAÏEB, « Le conspirationnisme si et surtout écouter grandir la perte de sociabilités électives où se retrouvent 2.0 », 2018, Quaderni [En ligne], 95 | URL : http:// journals. openedition.org/quaderni/1146 ; DOI : 10.4000/quaderni.1146. confiance dans les institutions, la déso- entre eux·elles, les convaincu·es. Dans 2. P-A. TAGUIEFF, L’imaginaire du complot mondial : Aspects d’un lation, la rage. Il me semble dès lors très ces « entre-soi », il·elles trouvent une mythe moderne, Fayard/ Mille et une nuit, 2006. important de ne pas laisser les colères, nouvelle identité, valorisée par leurs 3. E. SOTERAS, Le conspirationnisme : formation et diffusion d’une les inquiétudes, les critiques uniquement pairs. Se déploient des formes de mythologie postmoderne, Thèse de doctorat, Université Paul Valéry Montpellier III, 2017. dans les mains de l’ultra-droite, tapie en « distinction » et de reconnaissances 4. V. GEISSER, « L’hygiéno-nationalisme, remède miracle à la arrière-scène des manifestations anti- individuelles et collectives qui viennent pandémie ? Populismes, racismes et complotismes autour du COVID masques, des inquiétudes anti-vaccins, aussi prendre soin des incertitudes, des 19 », 2020, Migrations Société, n° 180, pp. 3-18. pour ce qui est du COVID-19, et plus lar- sentiments d’impuissance et d’impasse, 5. D. FASSIN, « Entre désir de nation et théorie du complot. Les tout en les renforçant. idéologies du médicament en Afrique du Sud », Sciences sociales et gement tapie derrière la montée de la santé, 2007, vol. 25, n° 4, pp. 93-114. défiance, du ras-le-bol généralisé et des Pour moi, il est important de prêter 6. https://www.franceculture.fr/emissions/le-tour-du-monde- adhésions à la pensée conspirationniste. oreille à ce qui se manifeste par ce biais. des-idees/le-tour-du-monde-des-idees-du-mercredi-17-mars- Qu’est-ce que ces adhésions racontent 2021?actId=ebwp0YMB8s0XXev-swTWi6FWgZQt9biALyr5FYI 13OoHKV9QgHG3zCz_tOqoQ7h9&actCampaignType=CAMPAI de notre société, de ces failles, de ces En guise de conclusion faillites, des défis qui la traversent ? Se GN_MAIL&actSource=645593&fbclid=IwAR3IczhsGplBCM7p5p so-tmZXAfWdcVCT0DUWn_JdiftZpVHmx6hhfVXLSg#xtor=EPR-2- Il est important de rappeler que der- contenter de balayer ces questions d’un [LaLettre18032021] rière la notion de « pensée conspiration- revers de la main, avec cynisme sou- niste », il y a à la fois des producteurs vent par ailleurs, de traiter les adeptes Pour aller plus loin : de contenus (avec plus ou moins de « fous », d’« illuminés », comme dans • J. HERMESSE, F. LAUGRAND, P.-J. LAURENT, d’audience, mais aussi des intentions cet article récent « parce qu’il y a des J. MAZZOCCHETTI , O. SERVAIS et A. VUILLEMENOT, diverses) et de l’autre, des récepteurs, gens assez cinglés pour croire que le Masquer le monde. Pensées d’anthropologues sur la pandémie, 2020, Louvain-la-Neuve, Academia. de plus en plus nombreux, qui font virus comporte des puces destinées à • P.-J. LAURENT, J. MAZZOCCHETTI, (à paraître), circuler, mais aussi alimentent de leurs informer Bill Gates de nos déplacements Dans l’œil de la pandémie. Face à face anthropolo- réflexions, les productions existantes. et peut-être même de nos pensées se- gique, 2021, Louvain-La-Neuve, Academia.
Démocratie n° 4 • avril 2021 • 10 Ico MALY Professeur en médias digitaux et politique à l’Université de Tilburg INTERVIEW Zeev STERNHELL, Les anti-Lumières. Une tradition du XVIIIe siècle à la guerre froide, Fayard, Paris, 2006. L’antidémocratie digitale : l’extrême droite 2.0 Selon Ico Maly, une analyse approfondie des idées et des pratiques des nouvelles formes d’extrême droite s’impose aujourd’hui. Pour ce spécialiste des nouveaux mé- dias et de la politique, « on ne peut pas sous-estimer l’histoire des idées, notamment celles de la “nouvelle droite” française qui a émergé dans les années 1960, puis plus loin encore dans le temps, celle des penseurs des anti-lumières comme Edmund Bur- ke ». Dans son dernier livre Nieuw rechts, il analyse ainsi ces courants d’idées en allant jusqu’aux pratiques digitales et dresse un tableau très fouillé des nouvelles tendances d’internationalisation de l’extrême droite. En accordant notamment une attention aux dynamiques spécifiquement flamandes. L’émergence de « nieuw rechts » est-elle Quels sont les acteurs clefs ? un phénomène récent ? Par des débats théoriques et la pratique politique, L’émergence de « nieuw rechts » que nous connais- les idées comme celles d’Alain de Benoist, la figure 1. Antonio Gramsci, membre sons aujourd’hui en Flandre, incarnée par des centrale de GRECE, se sont consolidées ces der- fondateur du Parti communiste personnes comme Dries Van Langenhove ou des nières décennies. Il est important de souligner qu’au italien, est un théoricien du mouvements tels que Schild & Vrienden (S&V), départ le projet de la « nouvelle droite » française et marxisme. Parmi ses thèmes de réflexion, celui sur l’hégémonie est plus qu’une réaction de mécontentement à la si- le projet anglo-saxon de nouvelle droite ou droite culturelle établit le lien organique qui tuation actuelle de la part de certain·es citoyen·nes. alternative, dite « alt-right », ne coïncident pas. La unit la culture au pouvoir dominant. Elle est l’aboutissement d’une tradition intellec- « nouvelle droite » française a toujours été critique Selon lui, le pouvoir bourgeois tient essentiellement grâce à son emprise tuelle, d’un projet idéologique qui a débuté dans du capitalisme (d’une sorte de nationalisme et de sur les représentations culturelles de les années 1960 (notamment en réaction à mai 68) corporatisme, et d’un anti-consumérisme qui ho- la masse des dominé·es qui font leur à partir de l’idée gramscienne 1 qu’il faut asseoir mogénéiserait les cultures) tandis que, l’« alt-right » la vision du monde des dominants. Cette hégémonie culturelle diffuse dans l’opinion publique les représentations cultu- souscrit principalement aux dogmes du marché. ses idées et valeurs au sein des relles avant d’obtenir le pouvoir politique. Cela Malgré que cette dernière fasse partie de l’extrême institutions qui composent la société a notamment conduit à la création, en France, de droite américaine, elle se réfère néanmoins explici- (École, Église, partis politiques, Universités, médias, etc.). Conquérir l’« École de pensée » GRECE (Groupement de tement depuis une quinzaine d’années à la « nouvelle le pouvoir consiste donc d’abord à Recherche et d’Études pour la Civilisation euro- droite » française et à Alain de Benoist en y emprun- mener un long travail idéologique pour préparer les mentalités au péenne) au sein de laquelle des groupes radicaux tant notamment des concepts comme le « différen- changement. Il faut, dans un premier s’engagent à produire et diffuser des idées afin cialisme » ou l’« ethno-pluralisme ». L’idée prônée temps, instiller progressivement les d’obtenir un effet à long terme sur la population. est la suivante : même s’il n’y a pas de hiérarchie valeurs que l’on défend dans le but de prendre le pouvoir dans un deuxième Il s’agit pour eux de mener une lutte « métapoli- entre cultures, celles-ci ne doivent pas se mélanger, temps. C’est ainsi que se propage tique » qu’ils définissent comme « le domaine des mais au contraire rester séparées et cloisonnées. l’hégémonie culturelle. valeurs qui ne relèvent pas du politique, au sens Le racisme biologique est ainsi transformé en ra- 2. J.-Cl. VALLA, « Pour une traditionnel du terme, mais qui ont une incidence cisme culturel, comme le montrent Étienne Balibar renaissance culturelle », Dix ans de combat culturel pour une renaissance, directe sur la constance ou l’absence de consensus ou Pierre-André Taguieff. On parle aussi de néora- GRECE, Paris, 1977, p. 77. social régi par le politique » 2. cisme. L’« alt-right » rejette ainsi le conservatisme
Démocratie n° 4 • avril 2021 • 11 3. Pepe the Frog est un personnage de fiction représentant une grenouille verte. À partir de 2008, il devient un mème Internet. ©1@fibonacci blue Pepe the Frog, à la base un mème humoristique, est d’une métapolitique, mais cette « nouvelle droite » détrourné en symbole raciste est en même temps orientée vers l’action. Le réseau par l’alt-right et l’extrême droite. est polycentrique et transnational, il vise in fine un nouvel ordre mondial ; un ordre de communautés homogènes. La croissance de la « nouvelle droite » est profondément liée à l’arrivée du digital. La digi- classique et milite pour le suprémacisme blanc, par talisation rend possible des expérimentations à pe- ailleurs opposé au féminisme. Les idées d’Oswald tite échelle. Si elles s’avèrent porteuses, elles sont Spengler, de Georges Sorel, de Carl Schmitt et de ensuite généralisées. L’infrastructure digitale faci- Julius Evola étaient déterminantes lors de la créa- lite une lutte métapolitique avec de nombreux im- tion de la « nouvelle droite » et restent des références pacts. C’est ainsi que la « nouvelle droite » devient centrales aujourd’hui ; l’antimodernisme, l’État or- un véritable mouvement aujourd’hui. ganique ou l’antidémocratie comme forme de vie organique sont également des concepts clefs. Quel est l’impact de ces nouvelles formes La stratégie des idéologues de la « nouvelle d’extrême droite ? droite » consiste ainsi à ne plus rejeter certains Ce mouvement est désormais européen et mondial. concepts tels que l’antiracisme, le féminisme, etc., Il est doté d’un grand pouvoir de mobilisation et de mais bien de les redéfinir. Ils disent, par exemple, ressources financières importantes. Par exemple, « nous sommes antiracistes, c’est-à-dire que nous aux États-Unis : il y a d’abord eu un impact in- sommes contre le racisme biologique, mais que tellectuel, à partir de 2008 aussi en référence aux nous revendiquons un racisme culturel. La diversi- té est l’essence même de l’humanité, mais nous ne pouvons la conserver que si chacun reste dans son Ce mouvement est désormais européen et propre pays. La société doit rester homogène sans quoi elle sera confrontée à divers problèmes. » Le mondial. Il est doté d’un grand pouvoir de mobilisation multiculturalisme, la mondialisation, la migration et de ressources financières importantes. sont donc perçus comme la cause du déclin d’une nation. La vraie force idéologique de la « nouvelle penseurs intellectuels français. Dans une seconde droite » au XXIe siècle dérive du fait qu’il s’agit phase, il y a eu un mélange entre le travail intellec- d’un mouvement éclectique encastré digitalement tuel et la culture numérique populaire. On peut citer et de plus en plus lié internationalement. Il s’agit à titre d’exemple l’importance du mème, originel-
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