NOVEMBRE 2019 CHERCHEUSE À L'IRIS ASSISTANTE DE RECHERCHE À L'IRIS
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PROGRAMME CLIMAT, ÉNERGIE & SÉCURITÉ La mobilisation de la jeunesse pour le climat en France (2/3) ENTRE OMBRE ET LUMIÈRE : QUEL RÔLE POUR LES MÉDIAS ? PAR JULIA TASSE CHERCHEUSE À L’IRIS & SOFIA KABBEJ ASSISTANTE DE RECHERCHE À L’IRIS NOVEMBRE 2019 ANALYSE ANALYSE#12 #2
ANALYSE #12 – PROGRAMME CLIMAT, ÉNERGIE et SÉCURITÉ / Novembre 2019 AVANT-PROPOS Depuis le début de l’année 2019, ce sont des dizaines de milliers de jeunes qui défilent dans les villes de France, pancartes à la main et slogans à la bouche. Or, la majorité des médias ne se concentre que sur Greta Thunberg, cette jeune Suédoise à l’origine des grèves pour le climat. Mais en personnifiant ce mouvement social inédit, des interrogations centrales sont mises de côté : qui compose ce mouvement ? Comment est- il organisé, gouverné ? Et qu’est-il voué à devenir ? Se pencher sur ces questions pourrait nous permettre de réellement comprendre la nature de cette mobilisation, le rôle que jouent les médias dans sa perception par la majorité des Français et surtout, de poser la question de l’engagement des jeunes au-delà des marches. C’est ce que nous allons essayer de faire au travers de cette série de trois articles 1. Le traitement médiatique de la mobilisation de la jeunesse est au cœur de ce deuxième article. Le succès des grèves pour le climat à la suite de celle initiée par Greta Thunberg à l’automne 2018 a placé la jeunesse et son angoisse des conséquences du changement climatique sur le devant de la scène médiatique puis politique, avec l’invitation de la jeune suédoise à la tribune de la COP24 en décembre 2018. La jeunesse passe d’un statut d’« enfant », du latin « infans », soit « muet, inapte à la parole, non parlant », à celui d’acteur de la vie politique en France et dans le monde. Mais la visibilité offerte par les médias, et particulièrement les médias grand public, profite-t-elle réellement à cette mobilisation ? La parole est-elle vraiment donnée à la jeunesse ? 1 Consulter le premier article de cette série sur le site internet de l’IRIS : « Youth for climate : marcher, et après ? ». 2
ANALYSE #12 – PROGRAMME CLIMAT, ÉNERGIE et SÉCURITÉ / Novembre 2019 L e 23 septembre 2019 se tenait au siège des Nations unies le Sommet Action Climat sous les auspices du Secrétaire général de l’organisation. Plus d’une soixantaine de chefs d’État s’y exprimaient. Pourtant, l’image marquante de cet événement n’est pas une photographie rassemblant les décideurs politiques, mais le visage ulcéré de Greta Thunberg à la tribune. Cette visibilité questionne : pourquoi faire le choix éditorial de se concentrer sur le discours — ou la personne — de Greta Thunberg ? Est-ce légitimé par le statut de représentante de la jeunesse qui lui est conféré ? GRETA THUNBERG : OBJET MÉDIATIQUE Greta Thunberg attire les caméras et fait couler beaucoup d’encre. Sincère, manipulée, catastrophiste et moralisatrice, les attributs fleurissent. Certains mettent en cause sa sincérité et l’authenticité de son engagement, affirmant que la popularité de la jeune fille a été rendue possible par le réseau de ses parents 2, à des fins politiques et économiques (promotion de la croissance verte notamment). D’autres s’attaquent à sa jeunesse, à ses prétendues immaturité et ignorance, à sa naïveté, mais aussi à son physique 3, et à son « extrémisme », lui reprochant d’être « fanatisée » voire « totalitaire » (Ivan Rioufol, éditorialiste au Figaro 4). À noter, la délégitimation de sa parole ne porte pas sur le contenu de ses interventions, qui se basent sur des arguments et des chiffres avancés par le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat (GIEC) 5. Non, car, incapables de construire un argumentaire convaincant qui puisse contredire la base scientifique du discours de Greta Thunberg, les détracteurs de la jeune fille préfèrent s’attarder sur la messagère. Cela est certainement facilité par l’image et les symboles qu’elle véhicule, lesquels font d’elle un objet médiatique en soit : adolescente, femme, autiste asperger, au discours clivant car contestataire, plutôt à Cette facilité résulte bien l’aise face aux caméras, constante dans son apparence et souvent en une analyse dans ses propos, elle permet à tous de se positionner binaire d’un phénomène facilement. Cette facilité résulte bien souvent en éminemment complexe. l’analyse binaire (pour ou contre Greta Thunberg) du phénomène éminemment complexe qu’est le changement climatique. 2 En effet, le photographe, Ingmar Rentzhog, venait juste de fonder un projet de réseau social permettant aux utilisateurs de se mobiliser pour le climat tandis que la reprise de cette photo par la presse suédoise coïncide avec la sortie du livre de la famille Thunberg sur leur changement de mode de vie 3 Un article scientifique de Albin Wagener répertorie les attaques contre Greta Thunberg en 6 catégories, allant de reproches sur sa jeunesse et son inexpérience à des arguments surréalistes basés sur son physique ou son mysticisme. 4 « Greta Thunberg fait l’unanimité contre elle chez les éditorialistes », La Lettre de l’Audiovisuel, 25 septembre 2019 5 Le GIEC est une instance intergouvernementale créée pour étudier l’impact des activités humaines sur les changements climatiques 3
ANALYSE #12 – PROGRAMME CLIMAT, ÉNERGIE et SÉCURITÉ / Novembre 2019 En effet, les débats autour de Greta Thunberg restent, pour la plupart, manichéens. Il suffit de jeter un coup d’œil aux bandeaux simplistes de quelques-unes des émissions des chaînes d’information privées : « Climat : Greta Thunberg en fait-elle trop ? » ; « Greta Thunberg : ange ou démon ? » 6 . Comment espérer débattre des changements climatiques, de leurs conséquences et des solutions à mettre en œuvre en posant ainsi les termes du débat ? L’angle par lequel Greta Thunberg et ce qu’elle dénonce sont traités par certains médias, et les questions posées par certains journalistes, invitent aux phrases-chocs et à la superficialité des analyses, au lieu de permettre à tous de comprendre la complexité de la crise climatique en donnant de l’espace à des débats constructifs avec des intervenants éclairés. Il est important de souligner que ce phénomène d’hyperpersonnification de la mobilisation de la jeunesse pour le climat a des conséquences sur la manière dont une grande partie de la population française appréhende et conçoit ce phénomène de mobilisation inédit. En se concentrant largement autour de la personne de Greta Thunberg, certaines chaînes de télévision, catalysant un grand nombre d’auditeurs, laissent à penser que cette dernière représente l’ensemble des jeunes mobilisés pour le climat. Cependant, cette visibilité paraît démesurée au regard de la profondeur historique, de la diversité de profils, et de la richesse des initiatives et mouvements de jeunes engagés. On peut le constater aisément en prêtant attention à la couverture médiatique donnée au Sommet Action Climat du 23 septembre 2019. En effet, un Sommet Action Climat dédié aux jeunes a été En conséquence, les divers moyens organisé le 21 septembre afin de d’actions et les revendications des permettre à des jeunes de plus de 140 pays jeunes mobilisés pour le climat en de faire émerger des revendications à France, et ailleurs dans le monde, soumettre aux dirigeants mondiaux. restent alors invisibles. Quelques éléments auraient mérité d’être rapportés par les médias, tel que la publication de la première Déclaration Globale de la Jeunesse pour le Climat, laquelle rassemble une série de recommandations faites aux États membres des Nations unies pour accélérer l’action climatique. Ainsi, se concentrer uniquement sur Greta Thunberg contribue à construire, à tort, une conception de « la jeunesse » comme groupe social uniforme, et omet de rendre compte des différences idéologiques et sociologiques qu’entretiennent ceux qui la composent. Les divers moyens d’actions et les revendications des jeunes mobilisés pour le climat en France, et ailleurs dans le monde, restent alors invisibles. 6 https://www.telerama.fr/television/haro-sur-greta-thunberg,-la-demoniaque-vestale-hitlero- maoiste,n6438895.php 4
ANALYSE #12 – PROGRAMME CLIMAT, ÉNERGIE et SÉCURITÉ / Novembre 2019 LA MOBILISATION DES JEUNES FRANÇAIS & LES MÉDIAS Devenu acteur incontournable des grèves pour le climat en France, le mouvement YFC France, a été Il est crucial pour ceux qui invité à quelques reprises à prendre la parole interviennent dans les médias dans les médias au cours de l’année 2019. De ces d’être en mesure de interventions ressort un manque de ligne de communiquer sur les objectifs plaidoyer claire, qui s’explique sûrement par la de cette mobilisation. structure horizontale du mouvement, sans leadership, ni processus de prise de décision 7 . Cela rend la compréhension de son positionnement difficile et encourage les raccourcis associant certains propos et certaines positions radicales à l’ensemble des membres de YFC France quand ils ne sont l’expression que d’un individu. Or, compte tenu de l’émergence récente du mouvement et de la place encore parcellaire donnée aux jeunes dans les débats de société, il est crucial pour ceux qui interviennent dans les médias d’être en mesure de communiquer sur les objectifs de cette mobilisation et d’énoncer clairement quelles en sont les revendications. Le désordre apparent de YFC France pourrait alors expliquer le manque d’intérêt de certains médias pour les mobilisations et la personnification évoquée auparavant. En continuant ainsi, le mouvement YFC France risquerait de disparaître (de l’imaginaire collectif) dès lors que l’attention médiatique sera retombée, ce qui contribuerait à maintenir cette idée d’une jeunesse trop « jeune » et trop inexpérimentée pour être crédible. D’autres mouvements et organisations rassemblant des jeunes autour des questions climatiques ont également gagné en visibilité au cours de l’année 2019. C’est notamment le cas du think-and-do-tank international CliMates, sollicité à la fois par des institutions (OCDE, Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire) et par les médias. Cet intérêt reflète une tendance générale : une attention nouvelle pour « le jeune », désormais à la mode, de la part de nombreux acteurs politiques, économiques et institutionnels. L’instrumentalisation de la jeunesse à Mais, à une époque sacralisant l’image et la des fins politiques ou réputationnelle réputation, il importe de questionner la reste une réalité à prendre en sincérité de certains professionnels de la considération. politique et de la communication. Ainsi, l’instrumentalisation de la jeunesse à des fins politiques ou réputationnelles reste une réalité à prendre en considération. Que cela soit de la part de journalistes, de candidats en campagne, d’élus en poste ou encore d’entreprises désireuses de parfaire leur image, « le jeune » ne peut être utilisé comme étendard d’une réflexion restant trop souvent superficielle. Il est aujourd’hui devenu indéniable que cette tranche de la 7 Voir l’article 1 de cette série. 5
ANALYSE #12 – PROGRAMME CLIMAT, ÉNERGIE et SÉCURITÉ / Novembre 2019 population, longtemps considérée comme étant illégitime et tenue à l’écart des débats politiques et sociétaux, est dans les faits consciente, investie et réfléchie. C’est notamment pour éviter cette superficialité qu’Adèle considère qu’« il ne suffit plus juste d’avoir des articles sur nous les jeunes, ou de médiatiser les marches — ce que l’on veut savoir c’est ce que deviennent les revendications que nous portons ». Pour CliMates, un traitement médiatique plus poussé, notamment en rapport à la transparence des processus de décision et de prise en compte des revendications des jeunes par les pouvoirs publics est devenu nécessaire : « ici, les médias ont un rôle à jouer », nous explique Adèle. C’est donc l’idée d’intégration durable à la vie politique des jeunes qui est défendue par cette jeunesse engagée. Ces membres d’associations sont d’autant plus légitimes qu’ils travaillent quotidiennement (et bénévolement) sur la problématique du C’est l’idée d’intégration changement climatique et les enjeux qui durable à la vie politique des l’entourent. C’est notamment avec cette volonté jeunes qui est défendue par cette qu’une nouvelle coalition d’organisations de jeunesse engagée. jeunes, Generation Climate Europe, s’est structurée autour de l’idée d’une représentation officielle de la jeunesse au sein des institutions européennes. En suivant l’avancée de cette initiative — et plus largement en invitant les représentants d’organisations de jeunes à s’exprimer publiquement — les médias peuvent contribuer à l’inscription durable des jeunes dans le paysage public et politique d’aujourd’hui, d’autant que cela dépasse la problématique de la crise climatique. Ainsi, nombre de jeunes sont également impliqués au sein d’association de lutte contre la précarité ou d’accueil et d’intégration des demandeurs d’asile et des réfugiés. Toutes ces problématiques sociétales sont investies par une jeunesse engagée pour construire le monde de demain, alors pourquoi ne pas contribuer à faire des jeunes des interlocuteurs légitimes à solliciter ? Le prochain article visera à présenter quelques-uns des moyens d’actions alternatifs aux marches adoptés par cette jeunesse, plurielle et diverse, pour répondre à la crise climatique. 6
ANALYSE #12 – PROGRAMME CLIMAT, ÉNERGIE et SÉCURITÉ / Novembre 2019 ANALYSE #12 La mobilisation de la jeunesse pour le climat en France (2/3) ENTRE OMBRE ET LUMIÈRE : QUEL RÔLE POUR LES MÉDIAS ? PAR JULIA TASSE CHERCHEUSE À L’IRIS & SOFIA KABBEJ ASSISTANTE DE RECHERCHE À L’IRIS NOVEMBRE 2019 PROGRAMME CLIMAT, ÉNERGIE & SÉCURITÉ Sous la direction de Bastien ALEX, chercheur à l’IRIS alex@iris-france.org © IRIS Tous droits réservés INSTITUT DE RELATIONS INTERNATIONALES ET STRATÉGIQUES 2 bis rue Mercoeur 75011 PARIS/France T. + 33 (0) 1 53 27 60 60 contact@iris-france.org @InstitutIRIS www.iris-france.org 7
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