NUMÉRO SPÉCIAL - L'oeuvre d'art dans l'espace public
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Samedi 9 janvier 2021 – numéro 2 Journal Officiel d’Annonces Légales, d’Informations Générales, Juridiques, Judiciaires et Techniques d epuis 1898 NUMÉRO SPÉCIAL L’œuvre d’art dans l’espace public ; le droit en embuscade Conception et coordination : Gérard Sousi, Président de l’Institut Art & Droit D.R. Journal habilité pour les départements de Paris, Yvelines, Essonne, Hauts-de-Seine, Téléphone : 01 47 03 10 10 Seine-Saint-Denis, Val-de-Marne et Val-d’Oise — Parution : mercredi et samedi Télécopie : 01 47 03 99 00 8, rue Saint Augustin — 75002 PARIS — Internet : www.jss.fr E-mail : redaction@jss.fr / annonces@jss.fr
Édito SOMMAIRE L’ŒUVRE D’ART DANS L’ESPACE PUBLIC Des émotions et des censures. . . . . . . . . . . .2 Des émotions et des censures La photo de l’œuvre d’art dans l’espace public . . . .4 Le respect des droits de l’artiste en cas de déplacement ou modification de son œuvre . . . . . . . . . . . .6 Gérard Sousi, L’œuvre de nature religieuse, pornographique ou censée Président de l’Institut Art & Droit, l’être : peut-on tout exposer dans l’espace public ? . .9 Ancien vice-président de l’Université Jean Moulin Lyon 3 La charge de l’entretien des œuvres d’art L dans l’espace public . . . . . . . . . . . . . . . 11 L’atteinte physique à l’œuvre d’art dans l’espace public : e propre de l’artiste, mais aussi sa « anti », organisations de comités de l’artiste et ses droits. . . . . . . . . . . . . . . . 14 vocation, est de créer une émotion protection des sites où sont placées les L’espace public victime de l’œuvre d’art . . . . . . 16 chez quiconque est confronté œuvres, injures et enfin, dégradations des Le baiser de Brancusi, chronique d’une tombe à son œuvre. L’œuvre qui ne œuvres elles-mêmes. déclenche aucune émotion est-elle Injures et atteintes aux œuvres sont qui valait des millions . . . . . . . . . . . . . . . 18 encore une œuvre et son auteur est-il un inadmissibles et doivent être réprimées L’œuvre d’art dans l’espace public artiste ? Nous ne le pensons pas. par les dispositions légales applicables en Les émotions provoquées peuvent pareille matière, avec, pour finalité légitime et commande publique . . . . . . . . . . . . . . 20 être fort diverses : admiration, rejet, de protéger tant la liberté de création que Le mécénat et l’œuvre dans l’espace public . . . . 22 tristesse, joie, angoisse, bonheur, la liberté de monstration du produit de la dégoût, sourire, pleurs… Certains création. Le « 1 % artistique » ou l’ambition d’un minimum culturel . .24 trouveront l’œuvre « belle », (ce qui n’est L’atteinte à l’œuvre par le citoyen La coexistence entre l’œuvre d’art et le mobilier urbain que très rarement l’objectif de l’artiste, est, comme nous venons de le dire, dans l’espace public . . . . . . . . . . . . . . . 27 heureusement !), d’autres la trouveront inadmissible ; mais l’est tout autant l’atteinte « moche ». Toutes les réactions, tous à l’œuvre provoquée par la censure, « L’œuvre dans l’espace public pose plusieurs les sentiments humains peuvent, ici, souvent encouragée, voire générée, par problèmes juridiques en suspens » être convoqués par l’artiste, car là est une forte contestation amplifiée par les son pouvoir et son droit, tous deux médias et les réseaux sociaux. Entretien avec Jean Faucheur, artiste et président universels. C’est ainsi que l’on verra une juridiction de la Fédération de l’Art Urbain . . . . . . . . . 30 Quand l’œuvre d’art est installée dans s’autoriser à dire ce qui est art ou pas, ou l’espace public, elle est offerte à des un élu local en mal d’électeurs qui donne AGENDA 29 regards qui ne la cherchent pas, à ces derniers satisfaction, en déplaçant contrairement à l’œuvre en galerie ou la sculpture ou en la remisant, notamment ANNONCES LÉGALES 32 dans un musée qui, elle, est présentée à en période électorale. On rirait presque du des regards volontaires et motivés. maire qui fait repeindre l’œuvre d’une autre Dès lors, l’émotion provoquée chez couleur pour la rendre plus « jolie », si ce le passant qui découvre l’œuvre n’était pas aussi dommageable pour l’art et dans l’espace public peut être une les artistes. heureuse surprise, une vive admiration, Ici, une violente émotion constatée amène Éditeur : S.P.P.S. une satisfaction culturelle, un plaisir divers « pouvoirs » à censurer l’exposition Societe de Publications et de Publicité pour les Sociétés SAS 8, rue Saint Augustin – 75080 PARIS cedex 02 esthétique… mais aussi un rejet, un choc, de l’œuvre. R.C.S. PARIS 552 074 627 Téléphone : 01 47 03 10 10 — Télécopie : 01 47 03 99 00 une blessure, une colère. En effet, l’œuvre Mais le simple risque que l’œuvre Internet : www.jss.fr — e-mail : redaction@jss.fr peut être reçue par ce passant comme provoque une violente émotion chez Directrice de la publication : Myriam de Montis une atteinte à sa propre idée qu’il se fait certains intégristes de la culture (ou Directeur de la rédaction : Cyrille de Montis Secrétaire générale de rédaction : Cécile Leseur de l’œuvre d’art, ou encore comme une plutôt, de l’inculture) conduit des artistes atteinte à sa conception de la morale ou à à s’autocensurer ; cette fois, c’est l’artiste Commission paritaire : I.S.S.N. : 0622 I 83461 2491-1897 ses convictions religieuses. lui-même qui se refuse à provoquer de Périodicité : Imprimerie : bihebdomadaire (mercredi/samedi) SIEP – ZA les Marchais 77590 Bois le Roi L’émotion de rejet peut être si forte que l’émotion en censurant son œuvre, c’est- Vente au numéro : 1,50 € certains se laissent aller à exprimer leur à-dire en refoulant sa propre « émotion Abonnement annuel papier : 99 € Abonnement annuel numérique : 55 € mécontentement par la violence verbale créatrice » chère à Bergson* ; il va affadir, mais aussi physique : tribunes véhémentes émousser son œuvre ou va renoncer à dans les médias, créations d’associations l’exposer, ou pire, à la créer. * Henri Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Félix Alcan, Paris, 1932. COPYRIGHT 2021 Pour Bergson, l’émotion « peut être consécutive à une idée, une image représentée », dans notre propos, c’est l’émotion Sauf dans les cas où elle est autorisée expressément par la loi et les conventions provoquée chez le regardant de l’œuvre. Mais il existe pour Bergson une autre émotion, l’émotion créatrice, celle qui est internationales, toute reproduction, totale ou partielle du présent numéro est interdite et génératrice d’idées, de représentations, de pensées ; c’est dans notre propos l’émotion qui sous-tend l’acte créateur de l’artiste et constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. lui permet de l’accomplir. 2 Journal Spécial des Sociétés - Samedi 9 janvier 2021 – numéro 2
Édito Là, la seule peur de susciter une violente émotion amène l’artiste à censurer la création de son œuvre. La censure de son œuvre par l’artiste est plus grave encore que la censure des « pouvoirs » : elle est même affligeante, car contre-nature ; le propre d’un artiste est de créer ! Il convient donc de mettre l’artiste à l’abri de toute censure, de celle qui vient des « pouvoirs » comme de celle qui vient de lui-même : mais comment ? D’abord par la reconnaissance et le respect de ses droits fondamentaux : celui, certes, de créer, mais aussi celui d’exposer sans risque, de provoquer n’importe quelle émotion sans risque, et de plaire ou de déplaire sans risque. Ensuite, par l’acceptation du principe que l’on ne doit pas juger une œuvre mais D.R. seulement se laisser aller à l’émotion qu’elle inspire. Si l’émotion est négative, alors ALORS, ON NE TOUCHE PAS À L’ARTISTE ET À SES problèmes juridiques en suspens ». Je le passant, passe ton chemin et laisse aux ŒUVRES ET L’ON RENVOIE LES CENSEURS ! remercie pour sa disponibilité et ses propos de autres le droit et la liberté de ressentir une La question de la censure de l’art sera spécialiste de l’art urbain. émotion positive ! évidemment abordée dans ce présent dossier Je laisse aux lecteurs le soin de découvrir Enfin, par l’appréciation judiciaire objective, comme nombre d’autres problématiques ce dossier, mais aussi celui de mesurer la et ici sans aucune émotion, de toutes les juridiques induites par l’œuvre exposée dans qualité des articles rédigés par des membres atteintes aux œuvres, et par le prononcé l’espace public. de l’Institut Art & Droit. De chaleureux d’une juste sanction. On trouvera également un entretien avec Jean remerciements leur sont ici adressés pour leur La France, éternelle terre des arts et de Faucheur (voir p.29), artiste et président de la participation à ce numéro du Journal Spécial culture, se doit de protéger et encourager Fédération de l’Art Urbain, qui considère que des Sociétés. la liberté artistique. « l’œuvre dans l’espace public pose plusieurs 2020-6569 D.R. Journal Spécial des Sociétés - Samedi 9 janvier 2021 – numéro 2 3
Art & Droit La photo de l’œuvre d’art dans l’espace public Sara Byström, Avocate en Droit de la photo et Droit de l’art, Membre de l’Institut Art & Droit L a photographie bénéficie d’une place aujourd’hui non contestée autant dans nos vies et dans les médias que sur le marché de l’art. Cette « écriture de lumière »1, procédé particulier de création dont l’histoire est en grande partie française, permet entre autres de rendre compte de la réalité telle qu’elle est vue, Ainsi, une photographie exposée sur l’espace public, comme pourrait l’être une sculpture, serait elle-même le contenu de la photographie que prendrait un passant, par exemple lors d’évènements en plein air, comme celui du Musée du Quai Branly (Photoquai : biennale des images du monde). Ici, la photographie exprimés par les formes, angles, lumières, etc. Ces choix constituent ce que la jurisprudence qualifie d’« empreinte personnelle » dans l’œuvre protégée au titre du droit d’auteur. L’auteur d’une telle œuvre jouit quant à lui d’une protection juridique très étendue à la fois dans le temps (70 ans post-mortem) et dans les prérogatives données ressentie et comprise par le photographe à travers exposée au public préexiste à la seconde à celle (monopole d’exclusivité et attributs du droit moral tel l’objectif de l’appareil de prise de vue. qui la documente, qui la représente visuellement le droit au nom notamment). L’œuvre d’art, dans son acception commune, est dans son contenu. La prise de vue aboutit donc Il n’en est toutefois pas de même lorsque le classiquement comprise comme une sculpture, à ce qu’il y ait une photographie d’une autre monopole d’exploitation est expiré et que l’œuvre une peinture, un dessin ou une estampe. Rien photographie. Quant à la photographie créée est « tombée dans le domaine public ». En effet, ne permet toutefois aujourd’hui d’en exclure les ensuite, elle assume bien la fonction de contenant il est important de rappeler que les attributs du œuvres street art ou œuvres urbaines, ni les du premier. La photographie peut ainsi à la fois droit moral sont imprescriptibles, c’est-à-dire qu’ils installations voire les photographies présentes dans reproduire et être reproduite. s’appliquent sans limite dans le temps. Le droit l’espace public. C’est toutefois et de toute évidence la plupart du au nom, aussi appelé le droit de paternité, exige Aujourd’hui omniprésente sous toutes ses temps en tant que contenant que la photographie par conséquent que le nom de l’auteur de l’œuvre formes, la photographie est donc non seulement est le plus utilisée pour le sujet qui nous intéresse d’art soit toujours mentionné à proximité de la multiforme, mais également et potentiellement en ici. Sa fonction documentaire, pour représenter reproduction, et que doit être respectée l’intégrité interaction avec tous les autres acteurs et espaces visuellement l’existant, reste sa fonction la plus de l’œuvre, à la fois dans sa forme et dans son de la société, qu’ils soient privés ou publics. Or commune. C’est probablement aussi celle qui parle esprit. Une photographie dont le contenu produit l’espace public pose des questions juridiques à chacun d’entre nous en tant que propriétaire de l’image d’une œuvre d’art se doit donc, lorsqu’elle particulières, et notamment pour les situations smartphones se transformant à souhait en outil de quitte l’appareil photo pour être utilisée, d’indiquer le de rencontres de droits différents, connexes, prise de vue ou de caméra, et ce pour tous nos nom de l’artiste de l’œuvre d’art reproduite. concurrents ou étant en interaction. usages, privés, publics, à partager ou juste pour Après l’étape de la prise de vue, le contexte et Comment donc la photographie d’une œuvre notre propre référence ou plaisir. les détails de l’utilisation faite de photographies d’art se trouvant dans l’espace public peut-elle Sommes-nous pour autant toutes et tous reproduisant une œuvre d’art se révèle être de interroger le droit et, le cas échéant, quel domaine sous le coup d’un problème juridique lorsque première importance. Ainsi, un usage pour fond du droit ? Afin de tenter une approche de nous prenons une photographie d’une œuvre d’écran d’ordinateur personnel, un usage pour réponses, nous proposons d’abord, afin de nous d’art que nous avons croisée, voire cherchée, une édition de carte postale, un usage pour un pencher sur les aspects juridiques, de revenir sur dans un espace public comme sur un quai article de presse ou dans une création publicitaire les spécificités du moyen d’expression qu’est la parisien ? Quelles pourraient être les hypothèses ne mettent pas en œuvre les mêmes règles. La photographie, et, surtout, sur sa particularité à rencontrées et quid des aspects juridiques de gestion juridique à mettre en place est ainsi très pouvoir être à la fois contenu et contenant. Cette celles-ci ? variable. Pour certaines situations, c’est la liberté première étape permet de chercher si, et dans d’expression qui permet certains usages à titre l’affirmative comment, leurs relations s’expriment LA RELATION JURIDIQUE VARIABLE strictement privé ou informatif sans nécessiter notamment juridiquement. De nombreuses situations de rencontres entre l’accord de l’auteur. Il en va assez logiquement photographie et œuvre d’art ne posent en effet différemment dans une situation où la photographie LA PHOTOGRAPHIE, À LA FOIS CONTENU pas de problèmes, et leurs acteurs ne seront de l’œuvre d’art dans un espace public sert un but ET CONTENANT pas dans un questionnement ou un conflit, commercial, soit directement, soit indirectement. Une des spécificités de la photographie est notamment l’œuvre d’art photographiée n’est pas Ainsi, en fonction du contexte d’utilisation, une sa richesse. Dotée d’une fonctionnalité hors protégée par le droit d’auteur. même photographie peut se voir appliquer des pair et notamment à des fins historique et Afin que la protection du droit d’auteur s’applique règles différentes et, partant, doit être appréhendée documentaire, elle est également souvent à une œuvre d’art comme une sculpture ou une en fonction. artistique. En tant que mode d’expression photographie, le critère de l’originalité doit en effet Dans la majorité des cas, la coexistence entre visuelle, elle peut soit jouer le rôle d’objet, soit être satisfait. Des choix personnels doivent être photographie et œuvre d’art n’est donc pas de sujet. effectués par l’auteur de l’œuvre lors de la création, conflictuelle. Cela est bien le cas notamment 1) Du grec photos = lumière et graphein = peindre, écrire. 4 Journal Spécial des Sociétés - Samedi 9 janvier 2021 – numéro 2
Art & Droit lorsqu’un visiteur des jardins du Palais Royal immortalise tout ou partie de l’œuvre d’art de Buren pour la garder dans son smartphone en souvenir de sa visite. L’auteur de l’œuvre d’art en question ignore probablement la prise de vue. En outre, le visiteur-photographe jouit clairement ici d’une des exceptions aux prérogatives économiques de l’auteur de l’œuvre d’art protégée par le droit d’auteur, celle de l’utilisation à titre (strictement) privé. Si le visiteur de notre exemple se permettait de poster la même photographie sur son site Internet par lequel il vend des produits, la situation serait différente, et le monopole de l’auteur trouverait pleinement à s’appliquer. En l’absence d’une cession de droits dans les formes consenties par l’auteur, une telle utilisation serait qualifiée de contrefaçon, susceptible de poursuites civiles et pénales. Par ailleurs, la démocratisation des smartphones aux appareils photos performants ainsi que D.R. l’exception de « panorama » existant dans d’autres pays a récemment changé les règles dans LA POSSIBLE RÉPONSE PRAGMATIQUE Ainsi gérées en amont par des demandes certaines situations très précises. Ainsi, jusqu’à Une autre solution pourrait apporter un éclairage, d’autorisations de prises de vue et l’organisation septembre 2018, l’utilisation d’une photographie voire une réponse pragmatique, à la relation de la prise de vue, une bonne communication prise par une personne physique, d’une œuvre entre photographie et œuvre d’art présente permet à tous les droits d’être respectés. d’art dans l’espace public dont le monopole dans l’espace public mais en dehors des « voies De toute évidence et par ailleurs, il convient ici d’exploitation n’était pas épuisé ne jouissait pas en publiques ». Ainsi, le lieu de l’emplacement de rappeler que l’utilisation de la photographie droit français d’une exception propre. Dorénavant, pourrait-il avoir une incidence sur leur relation ainsi obtenue avec ou sans flash, demandera l’article L. 122-5 11° du CPI (Code de la propriété juridique, notamment si l’œuvre d’art se trouve les précautions d’usage. À titre d’exemple, une intellectuelle) énonce clairement comme une dans un musée ? utilisation Internet sur un blog personnel constitue exception aux prérogatives d’exploitation du droit La question a longtemps agité les acteurs, en réalité « une communication au public » et d’auteur « les reproductions et représentations en partie pour des raisons commerciales. En non pas l’exception d’usage à titre privé. d’œuvres architecturales et de sculptures, placées situation de concurrence avec les agences À notre sens, la photographie reste un mode en permanence sur la voie publique, réalisées par photographiques pour la distribution de ces d’expression particulièrement complexe et des personnes physiques, à l’exclusion de tout photographies, certaines institutions pouvaient riche. Sa rencontre avec l’œuvre d’art dans usage à caractère commercial ». être tentées d’opposer un droit de propriété à la l’espace public permet de nombreuses réflexions Il convient de bien noter que les œuvres d’art prise de vue par des photographes d’agences. intéressantes, probablement sujettes à évolutions. qui y seraient placées de façon temporaire Cet argument a toutefois été perçu comme non- Il est fort à parier en effet que la marche résolue ne sont pas concernées par cette exception. recevable pour plusieurs raisons, et ce que les des innovations technologiques s’intensifiera, Il convient en outre de rester très vigilant pour la œuvres d’art soient « tombées dans le domaine intervenant à la fois sur la création des œuvres « photographie d’une photographie exposée public » ou non. La question s’est donc posée que sur la prise de vue des photographies. dans l’espace public », car elle n’est donc pas de savoir si les institutions propriétaires des De nouveaux moyens d’accéder aux œuvres incluse dans l’exception de l’article L. 122-5 11° du œuvres d’art exposées au public pouvaient et leurs détails dans l’espace public seront CPI. Toutes les règles habituelles du droit d’auteur interdire l’accès aux photographes amateurs ou créés, à l’instar de l’efficacité des drones pour s’appliqueront alors. professionnels et/ou interdire d’en faire des prises documenter visuellement les choses. La capacité Il reste par conséquent crucial de bien analyser de vues en dehors des raisons techniques tenant des smartphones et autres objets à prendre un projet qui implique une photo d’une œuvre à l’état de l’œuvre d’art (fragilité, photosensibilité des images perfectionnées continueront à architecturale ou de sculpture posée dans au flash…) ? évoluer tout comme les moyens d’effectuer des l’espace public, de surcroît pour les photographies Sans répondre à cette question, une prise modifications des photographies prises, déjà exploitées par une personne morale et/ou utilisées de conscience de la situation a mené à une aujourd’hui très avancées. De là à brouiller les dans un contexte professionnel ou dans un but collaboration entre les parties, aboutissant à pistes sur qui a créé quelle œuvre et quand, et commercial voire publicitaire. l’élaboration d’une charte de bonnes pratiques à brouiller les pistes quant à l’emplacement de Relativement communes, les situations appelée « Tous photographes !2 ». Destinées l’œuvre, espace public ou privé, il n’y aura peut- conflictuelles sont pour beaucoup liées à une à clarifier la situation et éviter les conflits, les être qu’un pas, quitte pour le droit à imaginer ou mauvaise analyse en amont des droits à la fois du règles de la Charte permettent ainsi à l’institution, réimaginer alors l’articulation des droits des uns et photographe mais aussi de l’auteur de l’œuvre lors d’importantes sessions de prises de vue des autres ainsi que leurs relations. d’art, et qui sont mis en œuvre dans l’usage prévu. pouvant nécessiter de lourds matériels mais Une gestion juridique précautionneuse en matière également des déplacements d’œuvres, de faire 2020-6570 de photographie est donc toujours nécessaire. respecter les contraintes que cela lui occasionne. 2) https://www.culture.gouv.fr/Espace-documentation/Documentation-administrative/Tous-photographes-!-La-charte-des-bonnes-pratiques-dans-les-etablissements-patrimoniaux Journal Spécial des Sociétés - Samedi 9 janvier 2021 – numéro 2 5
Art & Droit Le respect des droits de l’artiste en cas de déplacement ou modification de son œuvre Béatrice Cohen, Avocate au barreau de Paris, Cabinet BBCAVOCATS, Membre de l’Institut Art & Droit « Lorsque c’est une collectivité publique Or, le propriétaire du support matériel de et ce, qu’il s’agisse d’une modification qui achète une œuvre d’art, elle doit, l’œuvre peut se heurter au refus de l’auteur, volontaire ou d’une transformation bien plus qu’un particulier, veiller à ce ce dernier invoquant son droit moral. résultant d’un défaut d’entretien de qu’aucune atteinte ne soit portée aux Un important contentieux existe en la l’œuvre. Le propriétaire du support droits de l’auteur. La collectivité n’est en matière, le juge devant rechercher un matériel de l’œuvre est donc tenu de quelque sorte que la gardienne de l’œuvre équilibre entre deux prérogatives fortes conserver l’œuvre dans son état d’origine. d’art dans l’intérêt général. Elle ne peut en que sont le droit moral de l’auteur et le L’obligation de conservation de l’œuvre modifier l’expression sans violer, à la fois, droit de propriété du propriétaire. Dès lors, en son état d’origine implique d’abord les droits de l’auteur et ceux du public ». lorsqu’une œuvre d’art destinée à être que le propriétaire de l’œuvre ne la laisse Cette analyse du rapporteur public Josse située dans l’espace public est acquise, le pas se dégrader ; il est tenu d’entretenir dans le cadre de l’affaire Sudre 1 est propriétaire du support matériel de l’œuvre l’œuvre qu’il a acquise, sous peine de révélatrice de la complexité de l’articulation est tenu de la maintenir dans son état voir sa responsabilité engagée. C’est qui doit s’opérer entre le droit de propriété d’origine, afin de ne pas porter atteinte aux le principe posé par le Conseil d’État de la personne qui acquiert une œuvre d’art droits de l’auteur. Aussi, toute modification en 1936 dans l’arrêt Sudre précité, et le droit d’auteur dont jouit l’artiste. ou tout déplacement de l’œuvre ne saurait condamnant la commune de Baixas pour L’œuvre dans l’espace public est par intervenir sans que l’auteur de la création avoir laissé une fontaine se dégrader, définition destinée à l’usage de tous, de n’ait donné son accord, ces prérogatives notamment par l’action des enfants sorte que le public puisse, d’une certaine de l’auteur étant parfois limitées. du village, « tant par insuffisance des façon, se l’approprier. C’est dans cette moyens de protection que par manque optique que depuis plusieurs décennies, LE DROIT AU RESPECT DE L’INTÉGRITÉ DE L’ŒUVRE : total de surveillance (…) sans tenter la puissance publique entend s’engager REMPART AUX MODIFICATIONS DE LA CRÉATION sérieusement de la restaurer ». En 2006, culturellement en faisant l’acquisition Lors de l’acquisition d’une œuvre de la jurisprudence est venue réaffirmer cette d’œuvres d’art destinées à investir l’espace l’esprit, le propriétaire n’acquiert que obligation d’entretien mise à la charge public. Cette tendance s’explique d’une le support matériel de l’œuvre. Le du propriétaire. En l’espèce, la commune part par le fait que les pouvoirs publics créateur conserve les droits de propriété d’Andrézieux-Bouthéon avait acquis dans souhaitent de plus en plus affirmer leur incorporelle dont le droit moral est les années 90 trois œuvres d’art (L’envol, politique culturelle, et d’autre part, par une composante. Considéré comme Les Méandres de la Loire et Mur ouvert) l’instauration d’une obligation légale 2 le prolongement de la personnalité réalisées par Gustave Schubotz. Ces d’intégration d’œuvres contemporaines de l’auteur et incarnant le lien sacré œuvres ayant été dégradées, l’artiste aux projets architecturaux publics via qui l’unit à son œuvre, le droit moral souhaitait obtenir réparation de son le dispositif dit du « 1 % artistique ». comprend notamment le droit au respect préjudice. La cour administrative d’appel Toutefois, le respect de l’intégrité des de l’intégrité de l’œuvre et est perpétuel, a condamné la commune, énonçant œuvres situées dans l’espace s’impose tant inaliénable et imprescriptible. Dès lors, que « lorsqu’une personne publique aux personnes publiques qu’aux personnes toute altération ou modification de l’œuvre acquiert une œuvre de l’esprit (…), elle de droit privé. peut être sanctionnée sur le fondement de a l’obligation de l’entretenir dans son Toujours est-il que l’acquisition d’une l’article L. 121-1 du Code de la propriété état initial sauf impossibilité technique ou œuvre d’art destinée à être à l’usage de intellectuelle selon lequel « l’auteur jouit motif d’intérêt général3 ». tous soulève de nombreuses interrogations, du droit au respect de son nom, de Il n’est pas rare que les artistes se notamment lorsque le propriétaire de sa qualité, de son œuvre ». Ainsi, une plaignent du manque d’entretien de l’œuvre souhaite la modifier ou la déplacer. modification à laquelle l’artiste n’aurait leurs œuvres, notamment lorsqu’elles D’autant plus s’agissant des personnes pas consenti peut porter atteinte au droit sont commandées par l’État. À l’instar de publiques, souvent amenées à effectuer au respect de l’intégrité de l’œuvre en ce Daniel Buren qui, déplorant le manque des aménagements ou des rénovations. qu’elle dénature la création de l’auteur, d’entretien de son œuvre située dans 1) CE 3 avril 1936. 2) Arrêté du 18 mai 1951. 3) CAA Lyon, 20 juill. 2006, n° 02LY0216. 6 Journal Spécial des Sociétés - Samedi 9 janvier 2021 – numéro 2
Art & Droit les jardins du Palais-Royal, déclarait que « l’État n’est pas capable d’entretenir les œuvres dont il a la charge 4 » et menaçait de faire détruire ses colonnes. Un accord avait finalement été trouvé en 2008 avec le ministère de la Culture et prévoyait des travaux de restauration de l’œuvre. L’obligation de maintien de l’œuvre dans son état initial s’oppose également à ce que le propriétaire effectue volontairement des modifications de l’œuvre, sans autorisation de l’auteur. C’est notamment ce qu’a énoncé le Conseil d’État en 1999, dans l’affaire Koenig 5 , s’agissant de l’orgue de la cathédrale de Strasbourg. Une première restauration de l’instrument avait été effectuée par le facteur Koenig, puis une seconde par la manufacture « Kern et fils » quelques années plus tard. Le facteur Koenig estimait que cette deuxième The Beautiful Dreamer D.R. restauration portait atteinte à son droit moral, ce qu’avait reconnu le juge administratif. Plus Dans l’hypothèse où l’œuvre ne peut être commandé une sculpture à l’artiste Jean- récemment, le tribunal de grande instance de déplacée sans altération de son support, François Demeure afin qu’elle soit placée Nancy a sanctionné la commune d’Hayange cette destruction portera atteinte à l’intégrité dans le hall d’entrée de l’agence: par la qui avait commandé à l’artiste Alain Mila une physique de l’œuvre. suite, l’œuvre avait été déplacée et même fontaine intitulée « Source de vie », « symbole Lorsque le déplacement envisagé d’une détruite, pour cause de travaux. Les juges de prospérité alliant la production industrielle œuvre ne porte pas atteinte à l’intégrité ont estimé que « la Caisse d’Épargne à la nature », destinée à orner une place physique de l’œuvre mais modifie le n’[avait] ainsi manifestement pas pris les publique. Or, en 2014, le maire frontiste de contexte de sa présentation, la question dispositions qui s’imposaient pour garantir la commune l’avait fait repeindre en bleu, de l’atteinte à l’œuvre de l’esprit est plus sa pérennité, celle-ci n’ayant même pas déclenchant une importante polémique. délicate à trancher, car l’œuvre a pu être jugé utile, d’ailleurs, d’aviser son auteur de Aurélie Filippetti, alors ministre de la Culture, réalisée à l’aune de l’emplacement qui lui a son transfert en un autre lieu, de solliciter évoquait « une violation manifeste du droit été réservé. Si l’auteur a entendu associer son avis sur la meilleure façon de procéder moral et des règles élémentaires du Code de sa création à l’environnement dans lequel à son enlèvement et même de le prévenir, elle est présentée, le propriétaire ne saurait la propriété intellectuelle et de la protection après coup, de sa destruction ». du patrimoine ». Condamnée pour violation du procéder au déplacement de l’œuvre De façon logique, les personnes publiques droit moral de l’auteur et du droit au respectou à sa destruction sans que l’auteur n’échappent pas à ce principe, comme l’a et à l’intégrité de son œuvre6, la commune a n’y ait expressément consenti. Ainsi, le rappelé la cour d’appel d’Aix-en-Provence le déplacement d’une fontaine monumentale dû verser à l’artiste 4 000 euros en réparation 17 mai 201810, condamnant une collectivité de son préjudice résultant notamment de conçue pour décorer un centre commercial qui avait fait démonter une fontaine sans en l’exposition de la sculpture vandalisée dans porte atteinte aux droits de l’auteur lorsque avertir l’auteur. l’espace public7. celui-ci n’a pas donné son aval pour une Mais l’auteur ne saurait imposer une telle opération. Il pourra ainsi obtenir des Si le propriétaire ne peut modifier l’œuvre sans intangibilité absolue de son œuvre, certaines autorisation de son auteur, il ne peut pas nondommages-intérêts au titre de l’atteinte à son modifications et désaffectations de l’œuvre plus la déplacer, et ce, toujours au regard dedroit moral8. étant parfois rendues nécessaires. l’obligation de maintenir l’œuvre dans l’état C’est pourquoi les propriétaires ont donc dans lequel l’auteur l’a conçue. tout intérêt à consulter l’auteur de l’œuvre LE DROIT AU RESPECT DE L’INTÉGRITÉ lorsqu’ils envisagent son déplacement ou DE L’ŒUVRE : UNE PRÉROGATIVE LIMITÉE LE DROIT AU RESPECT DE L’INTÉGRITÉ sa destruction, afin d’éviter toute sanction Inévitablement, certains aménagements DE L’ŒUVRE : OBSTACLE ÉVENTUEL AUX éventuelle mais aussi pour connaître les de l’œuvre s’avèrent légitimes, au regard DÉPLACEMENTS DE L’ŒUVRE préconisations nécessaires à la préservation de considérations d’ordre d’intérêt En cas de cession d’une œuvre, son de l’œuvre. C’est notamment ce qu’a général, ou encore lorsqu’il est nécessaire nouveau propriétaire peut vouloir la déplacer affirmé la cour d’appel de Limoges 9, dans d’adapter l’œuvre à de nouvelles afin qu’elle orne ses propres locaux. une affaire dans laquelle une banque avait règles d’urbanisme ou de nouveaux 4) Alice Antheaume, « Daniel Buren : L’État n’est pas capable d’entretenir les œuvres dont il a la charge » [En ligne], 20 Minutes, 17 janvier 2008. 5) CE, 14 juin 1999, n° 181023. 6) Tribunal de grande instance, Nancy, 6 décembre 2019, Alain M. c/ Commune d’Hayange. 7) Voir en ce sens TGI Paris, 23 sept. 2011, n° 09/19 201 ; CA Paris, 19 juin 2015, n° 14/13108. 8) CA Paris, 10 juill. 1975. 9) CA Limoges, Chambre civile, 30 mars 2011 – n° 10/00172. 10) CA, Aix-en-Provence, 2e Chambre, n° 15/14561. Journal Spécial des Sociétés - Samedi 9 janvier 2021 – numéro 2 7
Art & Droit besoins. C’est pourquoi il est des cas Solution que la haute juridiction En outre, comme pour les œuvres dans lesquels l’altération de l’œuvre est administrative a réaffirmée en 2006 architecturales, le propriétaire ne acceptée par le juge alors que l’auteur dans l’arrêt Agopyan 11 . Dans cette peut procéder à des modifications de ne l’a pas autorisée ; le droit d’auteur se affaire, des travaux avaient été réalisés l’œuvre que dans la mesure où elles trouve ainsi limité par le droit de propriété au sein du Stade de la Beaujoire de sont justifiées, c’est-à-dire « rendues du propriétaire de l’œuvre. Nantes afin d’en augmenter la capacité strictement indispensables par des Le caractère intangible de l’œuvre n’est d’accueil. Mais l’architecte alléguait impératifs esthétiques, techniques ou donc pas absolu, des changements de que ces modifications réalisées sans de sécurité publique, légitimés par l’œuvre pouvant s’imposer à l’auteur. C’est son accord portaient atteinte à son les nécessités du service public et notamment vrai en ce qui concerne les droit moral, en ce qu’elles avaient notamment la destination de l’œuvre œuvres architecturales, comme l’a énoncé dénaturé le dessin de l’anneau ou de l’édifice ou son adaptation à des le Conseil d’État en 1999 dans l’arrêt Kœnig intérieur des gradins. Le Conseil besoins nouveaux 14 ». évoqué précédemment : « si en raison de la d’État lui avait donné raison, estimant Ainsi, de l’acquisition d’une œuvre d’art vocation d’un orgue installé dans un édifice que les mutations litigieuses n’étaient destinée à être située dans l’espace destiné à accueillir des manifestations pas strictement indispensables. Le public découlent de nombreuses d’ordre cultuel ou artistique, le professionnel caractère relatif de l’intangibilité de obligations qui pèsent sur le propriétaire. qui (…) a opéré la restructuration complète l’œuvre est subordonné à des critères C e d ern ier n e p eut p as di sp os er d’un tel instrument ne peut prétendre spécifiques, les modifications opérées de la chose comme il l’entend, afin imposer au maître de l’ouvrage une sur l’œuvre devant être légitimes et de concilier ses prérogatives et intangibilité absolue de son œuvre ou de proportionnées au but poursuivi pour celles de l’auteur, à qui l’œuvre l’édifice qui l’accueille, ce dernier ne peut être validées par le juge. re s t e i n él u ct a b l em e n t l ié e . I l e s t toutefois porter atteinte au droit de l’auteur Ce strict encadrement des donc opportun de consulter l’auteur de l’œuvre en apportant des modifications à transformations apportées à en cas de projet de modification l’ouvrage que dans la seule mesure où elles l’œuvre est aussi valable pour les ou de déplacement de l’œuvre, sont rendues strictement indispensables œuvres monumentales qui peuvent voire d’envisager ces éventualités par des impératifs esthétiques, techniques être déplacées ou modifiées par le contractuellement au moment de l’achat, ou de sécurité publique, légitimées par les propriétaire, sans l’accord de l’auteur tel que le recommande le ministère de la nécessités du service public et notamment lorsque cela est nécessaire, par exemple Culture. la destination de l’instrument ou de en cas de force majeure 12 ou lorsque l’édifice ou son adaptation à des besoins l’objet est défectueux à cause de 2020-6536 nouveaux ». l’auteur 13. 11) CE, 11 septembre 2006, n° 265174. 12) CA Paris,re 10 juill. 1975. 13) Cass. 1 civ., 3 déc. 1991. 14) CAA Lyon, 20 juill. 2006, n° 02LY021. Brèves PARIS HAUTS-DE-SEINE CULTURE URBANISME in situ 33 assure street artists 8 Journal Spécial des Sociétés - Samedi 9 janvier 2021 – numéro 2
Art & Droit L’œuvre de nature religieuse, pornographique ou censée l’être : peut-on tout exposer dans l’espace public ? Emmanuel Pierrat, Avocat au barreau de Paris, Mathilde Bobille, Spécialiste en droit de la propriété intellectuelle, Avocate au barreau de Paris, Ancien Membre du Conseil National des Barreaux, Cabinet Pierrat & Associés, Cabinet Pierrat & Associés, Membre de l’Institut Art & Droit Membre de l’Institut Art & Droit C ontrairement aux lieux qui accueillent du public et qui peuvent en limiter l’accès, selon des critères d’âge notamment, l’espace public constitue un ensemble de lieux ouverts à tous sans aucune restriction d’accès. Dès lors, le public qui sera amené à observer et promouvoir la diversité des expressions culturelles et de créer les conditions permettant aux cultures de s’épanouir et interagir librement. Dès lors, les pouvoirs publics ont le devoir de promouvoir une grande diversité d’œuvres d’art et ne sauraient délaisser certaines une œuvre d’art exposée dans l’espace formes d’expression artistique qui ne feraient public est nécessairement plus large et pas l’objet d’un consensus général. plus hétéroclite que celui d’un musée ou L’on constate toutefois que tant les pouvoirs d’un cinéma diffusant un film à connotation publics que les juges et le législateur sexuelle. tendent à faire primer la liberté de diffusion L’absence de possibilité de régulation des des œuvres artistiques sur d’autres intérêts spectateurs qui seront amenés à admirer, individuels ou généraux. dans l’espace public, une œuvre pouvant Cette tendance se développe différemment heurter certaines sensibilités et certaines selon que l’œuvre a un caractère religieux ou personnes vulnérables amène à se pornographique. demander si des restrictions à l’exposition d’œuvres dans l’espace public peuvent être L’EXPOSITION DANS L’ESPACE PUBLIC D’ŒUVRES mises en œuvre. À CARACTÈRE RELIGIEUX AYANT UN INTÉRÊT Cette question est d’autant plus prégnante CULTUREL OU ARTISTIQUE Ceci est mon corps D.R. qu’il ne se passe pas une année sans que S’agissant de la première catégorie l’exposition dans l’espace public d’œuvres d’œuvres, il convient de rappeler que la du principe de laïcité dans la société jugées insultantes ou obscènes suscite de loi du 9 décembre 1905 concernant la française, l’interdiction d’exposition d’œuvres vives polémiques. séparation des Églises et de l’État a instauré à caractère religieux dans l’espace public La thèse selon laquelle la protection un principe de séparation de ces derniers, continue de soulever d’importantes de certains spectateurs sensibles ou résumé en un principe de « laïcité ». divergences d’interprétation, dès lors que, vulnérables justifierait l’élaboration de critères En vertu de ce principe, l’article 28 de la au-delà de leur caractère religieux, certaines qu’une œuvre devrait respecter pour être loi de 1905 prévoit qu’« Il est interdit, à œuvres font partie du patrimoine culturel exposée dans l’espace public implique l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe français et présentent un intérêt artistique. nécessairement des dérives liberticides. ou emblème religieux sur les monuments Ainsi, s’est récemment posée la question En effet, la détermination de tels critères publics ou en quelque emplacement public de savoir si l’exposition de crèches de Noël reviendrait à privilégier certaines catégories que ce soit, à l’exception des édifices dans l’espace public se heurtait au principe d’œuvres, traditionnelles et consensuelles, servant au culte, des terrains de sépulture de laïcité. et à délaisser, voire interdire des œuvres qui dans les cimetières, des monuments Afin de justifier de l’exposition de crèches interrogent, heurtent et choquent. funéraires, ainsi que des musées ou de Noël sur la voie publique, certaines Or, à cet égard, il convient de rappeler que expositions. » collectivités territoriales ont argué que ces la Convention de l’Organisation des Nations Dès lors, hormis ceux exposés antérieurement œuvres outrepassaient un simple caractère unies sur la protection et la promotion de à l’entrée en vigueur de la loi de 1905, qui sont religieux et constituaient la tradition et la la diversité des expressions culturelles, maintenus dans l’espace public1, les emblèmes culture française. signée le 20 octobre 2005 et ratifiée par à caractère religieux y sont prohibés. Dans deux arrêts du 9 novembre 2016 2, la France, impose aux États de protéger Malgré l’ancienneté de cette loi et l’ancrage le Conseil d’État a rappelé que s’il ne 1) CE, ass. 9 nov. 2016, Cne de Melun, n° 395122. 2) CE, 9 nov. 2016, Féd. dptale des libres penseurs de Seine-et-Marne, n° 395122 et Féd. De la libre pensée de Vendée, n° 395223. Journal Spécial des Sociétés - Samedi 9 janvier 2021 – numéro 2 9
Art & Droit fait aucun doute que la crèche de Noël dans les jardins du château de Versailles, haut cette condamnation, l’immense fresque d’une représente « une scène qui fait partie lieu du classicisme français. femme qui se caresse le sexe, peinte sur une de l’iconographie chrétienne » et qu’elle L’exposition de cette œuvre, tout comme celle façade bourgeoise d’un quartier huppé de a donc un caractère religieux, elle doit de la sculpture Tree du fameux Paul McCarthy Bruxelles, est restée visible plusieurs années également être considérée comme « un sur la place Vendôme à Paris, a fait l’objet de après sa réalisation. élément faisant partie des décorations vives critiques et d’importantes polémiques. et illustrations qui accompagnent Ces polémiques, plutôt que de dissuader LES MENACES VIRULENTES À LA LIBERTÉ DE traditionnellement, sans signification les pouvoirs publics, les incitent au contraire DIFFUSION D’ŒUVRES À CARACTÈRE RELIGIEUX religieuse particulière, les fêtes de fin à exposer des œuvres qui interpellent et OU PORNOGRAPHIQUE d’année ». choquent, dès lors que ces œuvres leur offrent Si les pouvoirs publics et les juges semblent Aussi, la haute juridiction a considéré que une grande visibilité et créent généralement reconnaître une liberté de création et de diffusion l’exposition d’une crèche de Noël sur la voie un regain d’attrait pour les visiteurs. artistique toujours plus accrue, l’on assiste à publique est conforme au principe de laïcité Il importe de souligner que les œuvres ne une recrudescence d’actes de censure et de dès lors qu’elle « présente un caractère sont pas sélectionnées pour leur caractère vandalisme à l’égard d’œuvres exposées dans culturel, artistique ou festif » et qu’elle « ne pornographique en tant que tel, mais l’espace public. constitue pas un acte de prosélytisme ou de s’inscrivent généralement dans une démarche Le vandalisme de la sculpture Tree de Paul revendication d’une opinion religieuse ». militante et permettent ainsi de nourrir des McCarthy, représentant un plug anal et exposée A contrario, des œuvres pouvant heurter débats d’intérêt général, comme celui de place Vendôme, est un exemple parlant. certaines opinions religieuses doivent l’inégalité homme-femme. Les œuvres à connotation religieuse ne sont pas également pouvoir être exposées dans Ainsi, pour revenir à l’exemple de la sculpture épargnées, tel que le démontre la destruction par l’espace public en vertu de la primauté du Dirty Corner exposée à Versailles, son auteur, des catholiques intégristes, lors d’une exposition principe de la liberté de création artistique. Anish Kapoor, avait précisé que celle-ci à Avignon, de la photographie Immersion Piss Au nom de la défense de valeurs d’ordre représentait « le vagin de la reine qui prend Christ d’Andres Serrano, représentant un crucifix religieux, certaines associations, catholiques le pouvoir » et souhaitait ainsi dénoncer plongé dans un bain de sang et d’urine. notamment, ont pu tenter de faire interdire l’absence de représentations féminines Le législateur est intervenu afin d’énoncer très la diffusion d’œuvres jugées obscènes et dans les œuvres exposées au château de clairement, dans la loi du 7 juillet 2016 relative contraires à la foi religieuse. Versailles. à la liberté de la création, à l’architecture et au Cependant, dès lors que le droit français ne Les juges, saisis de recours judiciaires patrimoine que « la création artistique est libre ». connaît pas d’infraction de blasphème, ces formés en vue de l’interdiction d’expositions Cette même loi avait pour objet d’enrichir le recours sont généralement voués à l’échec. jugées obscènes, ne remettent pas en cause Code pénal du délit d’entrave à la liberté de la À titre d’exemple, l’Alliance générale contre l’audace des autorités publiques. création artistique ou de la liberté de diffusion de le racisme et pour le respect de l’identité Ainsi, en 2008, le Conseil d’État a jugé que la création artistique. française et chrétienne (A.G.R.I.F.) avait l’exposition des œuvres de la star d’un certain Ainsi, l’article 431-1 du Code pénal prévoit sollicité, en référé, l’interdiction de l’affiche art contemporain qu’est Jeff Koons au château désormais que « Le fait d’entraver, d’une du film Ceci est mon corps de Rodolphe de Versailles, ne portait pas atteinte au « droit manière concertée et à l’aide de menaces, Marconi, présentant des corps dénudés d’accéder à la connaissance du patrimoine l’exercice de la liberté de création artistique et dont le titre était jugé « provocateur et sans contrainte pornographique », et a ainsi ou de la liberté de la diffusion de la création inutile ». considéré que la demande d’interdiction de artistique est puni d’un an d’emprisonnement et Par une ordonnance du 23 juin 2001, le l’exposition n’était pas fondée3. de 15 000 euros d’amende. » tribunal de grande instance de Paris avait Les magistrats rappellent ainsi l’importance Si la primauté de la liberté de diffusion artistique considéré qu’aucun trouble manifestement de la liberté de création et de diffusion semble désormais protégée légalement, les illicite n’était provoqué par l’emploi de cette artistique, et ce y compris dans les cas où les nombreuses polémiques et tentatives de parole évangélique. artistes s’affranchissent de toute autorisation censure nées de l’exposition dans l’espace pour exposer des œuvres à caractère public d’œuvres à connotations religieuses et L’EXPOSITION DANS L’ESPACE PUBLIC pornographique. pornographiques ne tarissent pas. D’ŒUVRES À CARACTÈRE PORNOGRAPHIQUE Bien que le street art puisse être pénalement Il n’est toutefois pas nécessaire qu’une œuvre OU CENSÉES L’ÊTRE sanctionné, sur le fondement de l’article 322-1 soit jugée obscène pour créer des polémiques, Dans une démarche de soutien à la création alinéa 2 du Code pénal relatif à la dégradation comme le démontrent celles nées de l’installation artistique et de dynamisation des lieux publics, de biens, les juges font généralement montre des colonnes de Daniel Buren dans les jardins les commandes publiques d’œuvres d’art de clémence avec les artistes et prononcent du Palais-Royal en 1986 ou, plus récemment, de contemporain en vue de leur exposition dans des peines légères. celle de la sculpture Bouquet of Tulips de Jeff l’espace public se multiplient, et il convient de L’exemple de l’artiste français Vincent Koons dans les jardins des Champs-Élysées. saluer le caractère audacieux de certaines Glowinski, alias Bonom, est démonstratif. Aussi convient-il de se rassurer en espérant que commandes publiques d’œuvres controversées. Cet artiste réalisait, durant la nuit, les actes malveillants menés contre des œuvres À titre d’exemple, malgré la revendication d’imposantes fresques à connotation à connotations religieuses et pornographiques, publique du caractère pornographique de pornographique sur les façades d’immeubles ou tout simplement dissonantes, continueront l’œuvre monumentale Dirty Corner par son de Bruxelles. Il a bénéficié de la clémence d’accroître l’intérêt du public pour l’art auteur, le très célèbre artiste Anish Kapoor, de la justice belge, qui ne l’a condamné qu’à contemporain. celle-ci a été exposée durant plusieurs mois des travaux d’intérêts généraux et, malgré 2020-6515 3) CE, 29 déc. 2008, n° 323646. 10 Journal Spécial des Sociétés - Samedi 9 janvier 2021 – numéro 2
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