Ou la négation nécessaire de la littérature - Le Traité du style de Louis Aragon
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Le Traité du style de Louis Aragon, ou la négation nécessaire de la littérature Margot Demarbaix Université de Paris 8 – Saint Denis « La pensée se fait dans les mots1 », « la pensée se fait dans la bouche2 ». Ces formules, que l’on doit respectivement à Louis Aragon et à Tristan Tzara, désignent, sans s’équivaloir, une antériorité du langage sur la pensée qui modifie profondément la relation de l’écrivain au texte, et du texte à la manifestation littéraire. À leur suite s’inscrivent, comme naturellement, la parole performative, le coup de force théorique, la posture manifestaire, considérés comme autant de gestes d’avant-garde. La négativité, le déni de la rhétorique, la « terreur3 » dont usent les avant-gardes du début du XXe siècle, conduisent à dénoncer à tout va les modèles, davantage d’ailleurs pour les réévaluer que pour les éliminer. Louis Aragon prend part à cet ensemble de stratégies de pouvoir, dont les enjeux reposent sur le contrôle de la légitimité et de l’autorité esthétique, en publiant en 1928 un pamphlet au titre à contre-emploi. Il est alors le signataire théorique du Manifeste publié par André Breton en 1924 et il a fait acte de « surréalisme absolu ». Le Traité du style, écrit au cours des années 1926-1927, ne paraît qu’en 1928, chez Gallimard, alors que Paul Valéry et André Gide se sont fermement opposés à sa publication. Louis Aragon s’oppose ensuite lui- même à sa réédition, et rédige, en juin 1930, une « Critique du Traité du style ». Dès sa parution, le Traité se situe bien au cœur des stratégies coercitives de légitimation et, plus précisément, du refus de toute logique de contrainte. L’interdit momentané de publication, la critique palinodique qui suit de près la parution du livre, et enfin l’ambiguïté profonde du texte posent pour le moins la question des frontières du champ littéraire et des ressorts de la légitimité en littérature. Toutefois, de quelle légitimité parlons-nous ? Le poète délibère, en polémiquant, au sujet d’une légitimité des œuvres au sein d’une œuvre elle-même « illégitime » au regard de l’activité polémique institutionnelle et de ses développements critiques, journalistiques, médiatiques. Louis Aragon a conçu, en 1919, avec André Breton et Philippe Soupault, le premier numéro de la revue surréaliste Littérature. Le « Discours de l’imagination », dans le Paysan de Paris, en 1926, s’inscrit dans une autre veine de théorisation du surréalisme. Avant le mouvement antipoétique de la Grande Gaîté (1929), le Traité du style, qui oscille entre plusieurs registres de discours, du spéculatif à l’impératif, bouscule quant à lui les modalités 1 Louis Aragon, Une vague de rêves, Commerce, 1924. 2 Tristan Tzara, « Dada manifeste sur l’amour faible et l’amour amer » (1920), in Œuvres complètes, t. I, Paris, Flammarion, 1975, p. 379. 3 Jean Paulhan, Les Fleurs de Tarbes ou la Terreur dans les lettres, Paris, Gallimard, 1941. 1
de l’idéologie révolutionnaire. Nous parlons d’une « négation nécessaire » de la littérature. Nous allons voir qu’il faut interroger ainsi l’impact propre d’un discours dont la responsabilité paradoxale repose sur l’éviction, la contre-critique, l’humour noir, en somme sur une illégitimité revendiquée. Les nouveaux rapports de la théorie et de la création, jetés littéralement dans le Traité du style à la face du destinataire de ce texte-charge, pourront être envisagés sous trois angles : la légitimation rétrospective des pratiques, en particulier surréalistes, qui illustrera le retard pris par la théorie sur la pratique, dans le cadre d’une négativité violente ; puis, le partage entre une polémique dite légitime, alimentée dans notre texte par différents pôles de pouvoir, et une polémique ad hoc, qui cherche légitimation ; et enfin, le conformisme de l’anticonformisme – ou comment combattre la fatalité du lieu commun en littérature – qui constituera, à nos yeux, l’objet essentiel de la fronde du Traité. La légitimation rétrospective des pratiques Dans l’ordre des textes, le manifeste et le pamphlet constituent des objets aussi incommodes que, dans l’ordre des seules institutions, la notion d’école. Signalé le plus souvent sous l’une ou l’autre de ces catégories, le Traité du style n’écarte pas pour autant d’autres qualifications. Il exploite au contraire une généricité plurielle qui confine au chaos textuel, effet recherché, cultivé et revendiqué par son auteur au fil des pages. L’écriture du poète traverse ces catégories, sans jamais pouvoir s’y réduire. Le régime polémique y constitue néanmoins une basse continue. L’art d’écrire, l’« exercice de l’écriture4 » mené par Louis Aragon, comme inquiet de sa propre légitimité, se voit sommé de se redéfinir lui-même, en quelque sorte par ses propres moyens. Il est acquis, par ailleurs, que dans les avant-gardes littéraires du début du XXe siècle, notamment dans l’avant-garde surréaliste, un manifeste chasse l’autre, un pamphlet s’écrit contre un autre, une modernité nouvelle remplace la précédente. Tout ce qui est amené à faire date, rapidement date à son tour, écrit Jean-Nicolas Illouz, à propos des manifestes du symbolisme5. Le pamphlet de Louis Aragon est bien un texte daté, tangent, naturellement instable, dont la « Critique » de juin 1930 indique de fait l’historicité relative. Il ne semble pas, pourtant, que l’on doive lire le texte de Louis Aragon uniquement sous l’angle de cette « perversion stylistique6 » qui caractérise les nombreux manifestes avant-gardistes des années 20 et 30. Ces manifestes, en effet, n’accompagnent plus seulement la fondation du groupe, mais lui sont consubstantiels. Le Traité du style fraie quant 4 Louis Aragon, Traité du style, Paris, Gallimard, 1928, p. 37. 5 Jean-Nicolas Illouz, « Les manifestes symbolistes », Littérature, n° 139, Larousse, septembre 2005. 6 François Noudelmann, Avant-gardes et modernité, Paris, Hachette, coll. « Contours littéraires », 2000. 2
à lui avec diverses formes de discours : la parole manifestaire dans la « défense et illustration » du surréalisme, la profération pamphlétaire, voire le poème ou le « surréalisme appliqué ». Le « mélange des genres7 », le « tintamarre » des voix y protestent, pour l’auteur, de la nécessité de prendre langue, sans tarder, avec les « idées reçues8 », les « réputations de pureté », les « pudeurs du jour9 ». En effet, promouvoir une nouvelle esthétique avec des méthodes politiques n’a plus seulement à voir avec les mécanismes revendiqués de l’avant- garde, qui procède par table rase systématique des valeurs traditionnelles. La révolution surréaliste, ce n’est plus seulement ôter leur légitimité aux pratiques, aux codes et aux textes de tutelle, c’est exploiter pleinement toutes les stratégies d’intervention dans le champ même de l’institution, car la théorie prend du retard sur la pratique. Sur quelle valeur la recherche d’une authentification rétrospective des textes repose-t- elle alors ? Le texte de Louis Aragon semble s’insérer aisément dans la vague de ces procès faits à l’art littéraire et à sa langue. De fait, son discours de légitimation est avant tout un discours de négation et de dénégation. La satire des griffonneurs de papier le démontre. Ainsi, les « jeunes rentiers » friands de « peintures idiotes », « imbéciles heureux » qui seront qualifiés au mieux, dans le Traité, de « poètes mineurs » (comme les poètes de la Renaissance stigmatisaient les rimeurs et les versificateurs), ceux qu’Aragon nomme les « mouches » à miel rimbaldien, deviennent sous sa plume des « mules », englobées en « moules » en un mot, « accrochées à la quille du Bateau Ivre ». Aragon ajoute que « les moules établissent entre Rimbaud et elles, un lien illégitime10 ». Les « moules » sont donc illégitimement arrimées à un héritage qu’elles rendent de fait illégitime, si bien que Rimbaud et quelques autres seront eux-mêmes appelés à comparaître au procès. L’étude surréaliste de la révolution poétique moderne, la convocation de ce qu’Aragon nomme, lui aussi, les « tics de ce temps11 », le démaquillage de la putain, de la « bêtise », de la « monstrueuse bêtise12 » moderne commandent au polémiste de désigner ses propres modèles – car le Traité du style constitue un pastiche fiévreux des Chants de Maldoror. Les marques extérieures de réécriture (que sont la violence des attaques ad hominem, les adresses ironiques au destinataire, le collage des registres, les fictions énonciatives, la « saponification des obligatoires métaphores13 » …) rappellent, tout au long du texte, le ton hirsute de l’œuvre de Lautréamont. Ce refuge dans le prophétisme (ou dans l’apophétie), qui fait de Lautréamont non le précurseur, mais l'incarnation du surréalisme, remplace de fait la revendication d’une dignité littéraire. L’opération de légitimation des textes surréalistes, que l’auteur distingue des « textes ordinaires14 », va de pair avec l’élection d’une origine mythique, la revendication de 7 Louis Aragon, Traité du style, op. cit., p. 232. 8 Ibid., p. 48. 9 Ibid., p. 233. 10 Ibid., p. 63. 11 Ibid., p. 117. 12 Ibid., p. 116. 13 Lautréamont, Les Chants de Maldoror, Chant VI, 5. 14 Louis Aragon, Traité du style, op. cit., p. 188. 3
l’« ombre énorme » portée par le « grand homme15 » des surréalistes, Isidore Ducasse, et jusque dans le détail du style, ce qui ne va pas sans mal. En effet, la littérature s’autorise de tout : parmi ceux qui ont « plus ou moins saisi le truc » se trouvent ceux qui de « bonne foi » défendent le surréalisme : En d’autres temps ils eussent été des verlainiens, des mussettistes. Ils écrivent donc n’importe comment, c’est-à-dire mal, ils écrivent. Du surréalisme, ça ? Vous voulez rire, mais chacun s’y trompe. Voilà la littérature réinstallée16. La « littérature réinstallée », que l’on surnommera la « littérature-littérature », semble bien être le reliquat des allégories négatives qui habitent les Chants de Maldoror. C’est la littérature montrée dans ses excès d’affabulation et de rhétorique, la littérature de communication, exhibant genres, codes et contrats de lecture. L’inspiration se doit d’être, au contraire, hystérique. L’annexion de Lautréamont à la cause surréaliste exigera un redoublement de violence et d’excès dans l’attaque des organes institutionnels et de leurs discours médiatiques. Le pamphlet s’attarde, comme il se doit, à réduire à néant les tenants de l’institution critique, en faisant feu sur les journalistes, les perroquets, les professeurs. On le voit, la légitimation rétrospective des pratiques surréalistes s’accompagne d’une généalogie littéraire, et de la possible intégration au système de l’institution d’un discours qui cherche à le mettre en crise. Elle signalerait en cela, comme par avance, la crise moderne du manifeste : Si les uns, comme je le disais, nous reprochent de nous servir de Ducasse, ce qui est comique, il s’en trouve d’autres pour démontrer que nous sommes des pas grand chose, puisque notre idéal n’est que Lautréamont, ce qui est farce17. Contre les « Grandes-Têtes-Molles » de chaque époque, les retournements successifs des valeurs ou les « frissons » imposés à l’atmosphère intellectuelle18 impliquent moins de désavouer la littérature que, semble-t-il, le régime d’autonomie ou l’autonomisation dont elle fait la conquête : Qu’on fasse ou non table rase d’un certain nombre de principes, desquels se réclamer est moderne, vue l’inefficience de ces principes, l’illusoire de s’y référer, tout se passe comme si la table rase d’elle-même s’était fait la barbe19. La posture d’autorité (rhétorique et théorique) du pamphlétaire s’exerce donc violemment contre la polémique littéraire, prisonnière de l’institution. Le dérèglement propre 15 Ibid., p. 200. 16 Ibid., p. 195. 17 Ibid., p. 200-201. 18 Lautréamont, Chants de Maldoror, Chant V, p. 268. 19 Louis Aragon, Traité du style, op. cit., p. 71-72. 4
à l’écriture du pamphlet oriente plutôt le discours du Traité vers un autre spectacle, celui de son style même. Polémique légitime et polémique ad hoc L’inscription du Traité du style dans un cycle polémique ne résorbe pas le mouvement par lequel cette littérature épidémique se porte constamment « en avant » d’elle-même. Le geste manifestaire procède, en définitive, d’un « déficit de légitimité20 ». Le texte hybride de Louis Aragon en témoigne. Le Traité du style, discours-intervention, gigantesque portrait- charge de la « littérature-littérature », n’échappe pas lui-même à la détestation, ou plutôt la recherche. L’objet du traité de Louis Aragon atteint dans cet ordre judicaire une acmé : c’est la notion même de style qui est bien mise en avant, mais cet objet est subtil, voire flou. La référence à cet intouchable de la pensée littéraire, comme le désigne Aragon21, constitue, à de nombreuses reprises, le prétexte à couper court aux embardées de style, comme à relancer les flamboiements périodiques du discours. Le chapitre liminaire du Traité le montre : la notion de style y est présentée discursivement, comme motif et support légitimes des digressions violentes dont se compose le pamphlet, qui préludent ainsi sous forme scatologique (« Faire en français signifie chier22 ») avant de déchiffrer cette « matière éminemment française23 », sous la nomination des œuvres, des auteurs et des lecteurs que le polémiste épargne parfois, mais surtout « conchie », comme il pourra « conchier », in fine, l’armée française, elle aussi, dans sa totalité. L’éloge de la digression chez Louis Aragon s’accommode ainsi de ce que Francis Ponge nommera un « style de parenthèses24 », parenthèses ouvertes sans pouvoir être refermées, sinon par l’aplomb de la polémique, qui aveugle régulièrement sur les apories du discours, voire sur ses contradictions théoriques. Cette pratique de la parenthèse va de pair avec une remise en cause de la tradition rhétorique qui privilégie la continuité et valorise le modèle d’un texte lisse et cohérent. Lors d'une prosopopée de l’orage, symbole de l’improvisation et de la violence, Louis Aragon entreprend, parmi d’autres fictions énonciatives, une défense de ce qui rompt l’ordonnancement naturel (l’ordo naturalis de la « littérature-littérature ») et bouleverse toute volonté d’ordre : l’ordre, c’est le lisse de la mer, « une grande molle25 », elle aussi. Le style doit s’ébattre au contraire dans l’immensité de la campagne, ordo artificialis de l’art littéraire, où l’on se perd et se disperse : « Partout, quand 20 Jean-Nicolas Illouz, « Les manifestes symbolistes », art. cit. 21 Louis Aragon, Traité du style, op. cit., p. 58 : « Toujours est-il qu’il est vraiment entendu qu’on ne peut pas parler du style. Le faire passe pour niais, et bassement féroce. Enfin déplorable. D’un autre âge ». 22 Ibid., p. 9. 23 Ibid., p. 10. 24 Francis Ponge, Nouveau nouveau recueil, 1992. 25 Louis Aragon, Traité du style, op.cit., p. 172. 5
surgissent ces verdures inquiétantes, qui révèlent par leur plénitude un sous-sol infidèle et de dormantes eaux, ton royaume s’étend, où le lecteur se perd26 ». Le style s’écrit ainsi contre le style, contre une certaine rhétorique, mais également à travers le style, c’est-à-dire à travers l’autolégitimation qu’apportent l’exercice et la pratique, en somme la dénudation du style. Il s’agirait donc, selon la formule pongienne, de réinventer une « nouvelle rhétorique27 ». Celle-ci s’associe à la déclaration lyrique ou sentimentale, qui occupe une place inattendue dans la rhétorique violente, en dévoilant aussi une autre voix, en mineur, du « je » polémiste : Oui, je lis. J’aime les beaux poèmes, les vers bouleversants, et tout l’au-delà de ces vers. Je suis comme pas un sensible à ces pauvres mots merveilleux laissés dans notre nuit par quelques hommes que je n’ai pas connus. Je suis en mesure de le faire. Pouvez- vous en dire autant28 ? La polémique, sans défaillir, cherche donc dans un autre ordre sa légitimation, dans ce qui entretient la prose de la modernité et déborde le pamphlet. Aragon polémiste, Aragon imprécateur, Aragon stylisticien, Aragon poète orientent apparemment la vaste caricature attentatoire à tout ce qui est perçu comme noble, de bon goût, bienséant en littérature, de la proscription à la prescription. Si les manifestes et autres tracts surréalistes s’imposent, sans presque jamais en référer à leur propre discours, pour mieux défendre une doctrine de l’absolue singularité, le Traité du style semble négliger le passage à la collégialité que cette geste manifestaire implique. C’est une autre collectivité qui s’instaure, répondant à l’échange entre lettrés que laisse présager l’intitulé « traité », et qui se construira au fil des listes des poètes élus, établies par l’auteur sous forme de défilés à l’antique. On aboutit ainsi au jugement inconditionnel du poète, qui ne cache pas l’énorme plaisanterie autoritaire du texte : « Et me voici moi-même avec les livres de mon choix. Je vous parle en toute autorité. Je sais quand une phrase est belle, et je sais ce qu’elle signifie29 ». Prétextant sa répugnance à goûter à la « brioche » des contemporains, à leur « nourriture de mots d’ordre30 », le Traité du style enferme la théorie, pour ainsi dire, dans une justification gesticulatoire (ou une gesticulation justificatrice), et surtout dans ses débordements mystiques. La singularité du style, chez Aragon, prend un sens plus fort que les « manquements à une conception cohérente du style31 » qu’il prétend redresser, lorsqu’il cherche par exemple à présenter une « description » de son propre style, une description « objective, qui [lui] semble seule capable d’éclairer [sa] pensée générale sur tous les styles, et 26 Ibid., p. 173. 27 Francis Ponge, « My creative method », in Méthodes, Gallimard, 1961 : « Il faut travailler à partir de la découverte faite par Rimbaud et Lautréamont (de la nécessité d’une nouvelle rhétorique). » 28 Louis Aragon, Traité du style, op. cit., p. 60 et 61. 29 Ibid., p. 62. 30 Ibid., p. 140. 31 Ibid., p. 159. 6
de faire saisir par là l’anse de ce livre, son pourquoi32 ». La description du style par sa pratique aura donc pour tâche de définir le pourquoi de la polémique, le pourquoi d’un discours ad hoc établi sur une situation poétique impensée ou mal pensée33. La description plus que la prescription constituera la seule légitimation acceptable, à l’instant du pamphlet, du discours de ce faucheur poète, qui demeure « le bijoutier des matières déchues, le sertisseur des déchets sans emploi », et qui va « glanant derrière les ravages les cheveux coupés du printemps34 ». Conformisme de l’anticonformisme, ou la fatalité du lieu commun Au moment où le surréalisme verse ainsi du côté de la poétique, de l’écriture d’une doctrine, le recours au pamphlet, à sa griserie d’impunité, semble autoriser le polémiste à se défendre de l’accusation de lieu commun, déjà compris dans la manipulation des « idées » ou des « images reçues35 ». Le lieu commun repose, chez Aragon, tout à la fois sur la banalité, le proverbe ou même sur les « concepts », qui sont autant de « cristallisations automatiques », autour desquelles se « groupent les idées d’une époque36 ». Le lieu commun représente un piège rhétorique, un piège terroriste, un piège religieux. L’entrechoc du style et du langage défendu par Louis Aragon doit ainsi produire la résorption, voire la destruction de ce qu’il nomme des « abstractions sublimées », ces « religions accidentelles aussi répugnantes que les autres religions37 ». La littérature est ruinée, au même titre que les valeurs occidentales, armée, religion, culture, qui subissent la foudre du pamphlétaire. Au nom de l’idée de style, on passera alors d’une posture offensive à une posture défensive. Car le satiriste ne rit pas et prédit, à propos du mouvement Dada : Retour éternel et dérision sanglante, aujourd’hui Dada est votre cavalier que vous le soupçonniez ou non. Tout votre mauvais goût récent à sa lueur maintenant vous paraît impardonnable, et s’éloigne de vous comme un petit navire. […] moi je vous rends justice, je sais que ces sécurités nouvelles, ces points de vue récemment découverts, ne valaient exactement qu’en fonction de votre force. Ils ne sont pas plus fixables que primitivement l’étiez. Donc quand les arguments de 1920 se dressent devant moi comme c’est depuis quelque temps l’usage, […] je hausse majestueusement les épaules, et je ne ris pas.38 Par nécessité, la poussée de style propre au Traité cherche toujours à excéder les « sécurités nouvelles », les « points de vue récemment découverts » qui constituent 32 Ibid., p.168. 33 Ibid., p. 151 : « Il n’y a pas de situation poétique, au sens une situation d’avenir. Ne pas confondre poésie et routine, poésie et gâtisme (…) ». 34 Ibid., p. 176. 35 Ibid., p. 48. 36 Ibid., p. 67. 37 Ibid., p. 56. 38 Ibid., p. 56 et 57. 7
progressivement le lot commun, en s’engageant pourtant dans une lutte au corps à corps avec ces nouvelles valeurs. Face à l’instabilité d’une œuvre dont les principes majeurs sont la démesure et l’utopie, on pourra dire de la littérature qu’elle n’obtiendra légitimation qu’à travers l’accès naturel à l’idée de style. En somme, la norme théorique s’efface au profit du style devenu style de vie dans l’expérience surréaliste, et davantage encore poésie surréaliste. Le Traité du style défendra donc une poétique de la poétique : Ainsi je donne un sens très élevé au mot style. Je lui remets sa belle robe. Je lui rends son regard très pur. J’appelle style l’accent que prend à l’occasion d’un homme donné39 le flot par lui répercuté de l’océan symbolique qui mine universellement la terre par métaphore40. La poésie ainsi mise en miroir s’accorde le privilège de côtoyer les interdits, de frayer sans remords avec l’« anti-poésie41 », les « petites cochonneries », la « diarrhée inépuisable » qui cherchent à égaler la « poésie véritable42 ». Il n’est donc pas anodin que les milieux et les institutions auxquels Aragon emprunte ses éléments de comparaison, relèvent pour la plupart de domaines apoétiques, parmi lesquels le législatif et sa « pensée notariée43 », l’universitaire et sa « stéréotypie44 ». Cette familiarité retrouvée dans le cadre d’un texte infâme, Aragon la consomme en bousculant ce qu’il nomme le « compartiment des formes fixes45 », c’est-à-dire la littérature-recette46, comme il l’exprime au sujet du rêve surréaliste : « Il ne faut pas permettre que le rêve devienne le jumeau du poème en prose, le cousin du bafouillage ou le beau-frère du haï-kaï47 ». Hors de toute légitimité de droit, comme le stipule par exemple la taxinomie des genres, poème en prose ou haï-kaï, l’écriture agonique du Traité du style s’installe dans une légitimité de fait, s’instituant volontiers en style autosuffisant, gratuit dans une large mesure, dégageant sans compter les vanités de la parole : « l’expression m’emporte48 », dit-il, et pourrait-il répéter. À cet égard, il faut noter que le trompeur Traité du style ne sera pas lui-même moins malmené que les autres instances normatives qui contribuent à ériger le monument littéraire, puisque dès les premières pages, traité du style, dictionnaire de rimes et autres grammaires seront réservés au conventionnel « jeune homme qui s’avance dans l’art d’écrire », futur « professionnel de l’écriture », fantôme comique, souvenir de Musset, qui se multipliera sous 39 Nous soulignons. 40 Ibid., p. 210. 41 Ibid., p. 58. 42 Ibid., p. 188. 43 Ibid., p. 57. 44 Ibid., p. 67. 45 Ibid., p. 193. 46 Ibid., p. 193 : « La littérature, aux divers sens du mot, se nomme recette. Le style, qu’ici je défends, est ce qui ne peut se réduire en recettes. Et puis je ne veux pas, tu m’entends multitude, que le texte surréaliste, non plus que le rêve, passe dans le compartiment des formes fixes, comme un perfectionnement de liberté payant patente, avec l’assentiment enregistreur des morveux qui trouvent déjà le vers libre bassinant. » 47 Ibid., p. 186 et 187. 48 Ibid., p. 192. 8
les figures des enfants du siècle, les littérateurs de métro et autres journalistes. La légitimité du texte à paraître sur la scène du monde ne viendra donc assurément pas, comme l’écrit Aragon, d’un « perfectionnement de liberté payant patente49 ». On ne sacrifiera pas au « point de vue littéraire », à l’ébauche de la théorie dans l’exercice critique. L’auteur n’échappera cependant à aucune contradiction, et réclamera par boutade, pour ses propres ouvrages, que l’on cherche « sous [ses] virgules les poux de [sa] pensée dans la tête de [son] style50 ». Au dépeçage systématique de la littérature-recette, de la littérature-multitude, le polémiste opposera donc l’inspiration polyphonique de la méthode, des procédés, des « moyens »51 propres de l’auteur. Par le pastiche, à travers le pamphlet, parmi les paraboles, c’est bien d’une posture que procède la modernité du Traité du style. La légitimation des pratiques, et plus particulièrement des pratiques surréalistes, réclame une théorisation forte, établie entre autres par André Breton, par laquelle le groupe constitué autour du manifeste garantit, dans l’idéal du texte théorique, les objets « surréalistes ». L’hostilité foncière à la littérature dont fait preuve le Traité du style atténue cette quête d’autonomie en épuisant paradoxalement chacun des liens créés entre la littérature et son devenir social, son autonomisation. Aragon est-il alors stylisticien ou styliste ? La notion de style, que le poète tente ainsi d’entreprendre, en cédant en quelque sorte au plus grand des lieux communs, constitue, à peine remaniée, une catégorie majeure de la valeur littéraire reconnue aux œuvres. Néanmoins, elle traverse aisément la frontière mouvante du littéraire et du non- littéraire, et suppose, parce qu’elle s’expose aussi en dehors de la littérature, la reconduction tacite d’une stratégie légitime de défense, sous la tyrannie de l’injure. La folie aragonienne, le portrait de l’artiste en saltimbanque, la critique acerbe de l’honorabilité bourgeoise et de l’honorabilité littéraire se doublent d’une autocritique dirigée contre la vocation esthétique elle-même. La poétique n’aura droit, selon une expression de Jean Starobinski, qu’à une « épiphanie dérisoire52 ». On ira, en 1928, à la littérature contre la littérature. 49 Ibid., p. 193. 50 Ibid., p. 47. 51 Ibid., p. 46. 52 Jean Starobinski, Portrait de l’artiste en saltimbanque, Skira, 1970. 9
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