Les enjeux de la reconnaissance du hip-hop par les institutions culturelles : le cas de l'agglomération lyonnaise
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les cahiers Les enjeux de la reconnaissance du hip-hop Les enjeux de la reconnaissance du hip-hop par les institutions culturelles : le cas de l’agglomération lyonnaise Par Cédric Polère A lire le numéro que consacrait tront les premiers dans ce langa- marche pour l’égalité, contre le en 1983 la revue Autrement aux ge) avec les quartiers d’immigra- racisme à Paris en 1983, et par un «Fous de danse», on apprenait, tion américains où il avait émer- engagement associatif important. au détour d’une phrase, qu’un gé. En 1982-1983 étaient créés, à Notargiacomo ainsi qu’une poi- rappeur américain en tournée en quelques mois d’intervalle, Black gnée d’acteurs de l’action sociale Europe avait été stupéfait de Blanc Beur à Paris (St Quentin en sont convaincus d’assister avec la découvrir l’existence d’un rap Yvelines) et Traction Avant à Lyon danse urbaine, le graf, puis le rap, français, d’un rap italien, etc., (Vénissieux). à une « émergence artistique » dont il soulignait au passage l’ab- formidable, qui serait une mani- sence d’originalité vis-à-vis du En nous appuyant sur la scène festation parmi d’autres d’un modèle new-yorkais. lyonnaise, nous pouvons pointer bouillonnement des banlieues. On danse - et on chante, car le les implications et les enjeux liés Traction Avant va initier dans le rap (terme qui signifie en anglais à la reconnaissance du mouve- long terme un travail de création, parler cru, dru, fortement), vient ment hip-hop par les institutions qui permet de comprendre la dans la foulée - dans les périphé- culturelles, en scrutant particuliè- spécificité de ce que l’on appelle ries urbaines françaises depuis le rement le cas de la danse qui a parfois l’«école lyonnaise», et tout début des années 1980. Le séduit le plus vite un public exté- l’apparition de compagnies talen- breaking et le rap étaient apparus rieur au cercle de ses pratiquants tueuses comme Azanie, Accro’rap dans le Bronx au début des et bénéficie de l’essentiel de ou Käfig. années 1970 dans un contexte cette consécration. Il semble Traction Avant cherchait à «ouvrir» d’affirmation d’une identité noire assez naturel de retracer d’abord les jeunes breakers à la fois vers américaine 1. Le hip-hop (de to l’action de Traction Avant, d’autres formes artistiques, et à la hip, qui signifie individu affranchi, qui a influencé profondemment fois vers d’autres espaces que cool, et de to hop qui signifie l’orientation du hip-hop lyonnais celui de leur cité. « D’emblée, danser) recouvre à la fois la et contribua à sa reconnaissance explique Notargiacomo, je leur ai danse, les musiques parlées, tels institutionnelle. proposé de travailler avec quel- le rap et le raggamufin, rap caraï- qu’un qui n’était pas de leur origi- be plus chaloupé, et enfin l’art du Traction Avant à Vénissieux ne sociale; pour moi c’était une tag (signature) et du graffiti, ou accomplit depuis 1983 un travail forme d’électrochoc qui pouvait graf (fresque stylisée). pionnier, initié par Marcel créer un réflexe d’ouverture à Notargiacomo, agent de dévelop- l’autre. Si l’on s’était contenté de Ce mouvement s’est transplanté pement culturel qui décide d’agir cultiver ce qu’ils savaient faire et en France dans des périphéries à travers la pratique artistique des qu’ils faisaient merveilleusement urbaines qui présentaient des jeunes pour mener une action de bien, cela aurait été très difficile similitudes (pauvreté, stigmatisa- reconstruction sociale. Le début de sortir d’un enfermement cultu- tion, fortes populations immi- des années 1980 est marqué par rel, qui est d’abord un enferme- grées : ce sont les jeunes appar- une série d’événements qui atti- ment territorial sur les cités ». tenant à la deuxième génération rent l’attention des media sur les de l’immigration qui se reconnaî- Minguettes à Vénissieux, par la 1 - Un des grands initiateurs du mouvement fut Afrika Bambaataa, lié au mouvement des Black Panters, qui forma la Nation Zulu, mouvement ethnique et pacifique, dont le leitmotiv est de transformer l’énergie négative des gangs en énergie positive. Les Last Poets, qui forment aussi une référence incontournable, initieront un rap militant dans la lignée des protests songs. 13 Grand Lyon Mission Prospective et Stratégie d’agglomération
les cahiers Les enjeux de la reconnaissance du hip-hop Un stage est organisé avec une formes. Chaque fois on restait graphes de l’agglomération soixantaine de jeunes de plusieurs jours dans la ville pour Parallèlement des danseurs hip- Vénissieux, dont vingt seront en travailler avec les jeunes des hop commencent à intégrer des contrat, pour travailler durant un quartiers, avec l’objectif d’abord compagnies de danse contem- an à la création du premier spec- de partir de ce qu’ils faisaient, et poraine (Karine Zaporta, Maryse tacle de Traction Avant (1985). Ce ensuite de leur donner à voir Delente, José Montalvo, etc.). travail se fait avec un choré- autre chose». graphe contemporain, Pierre L’exemple de Traction Avant est La volonté, exprimée par Deloche, formé durant quatre ans suivi par d’autres groupes de la Notargiacomo, « d’éviter l’enfer- par Merce Cunningham à région, tels les B. Boys Breakers à mement de cette forme d’expres- New York. Cette confrontation Rillieux-la-Pape qui sont encoura- sion dans une culture de ghet- manque d’être un échec : gés par le directeur de la MJC to 2 » , en confrontant le hip-hop « C’était à des années-lumière de locale à travailler avec un choré- a d’autres formes artistiques, a leur pratique, note Notargiacomo, graphe contemporain. Puis, des des implications considérables. d’ailleurs ça a failli rater constam- anciens stagiaires de Traction En faisant communiquer le hip- ment, ils n’avaient absolument Avant fondent leurs propres com- hop, forme artistique non recon- rien à se dire; ça a marché de pagnies : Accro’rap à Saint-Priest nue comme telle par les institu- manière extrêmement difficile». (avec Samir Hachichi Mourad tions culturelles dans les années Traction Avant veille à ouvrir les Merzani, Kader Attou, qui tra- 1980, avec la danse contempo- danseurs à d’autres formes artis- vaillera avec Maguy Marin, la raine bien entendu parfaitement tiques, en particulier au théâtre, Compagnie Fradness à Chambéry reconnue pour sa part, on permet et à susciter chez les stagiaires (1994) où Traction Avant organise à des danseurs de faire recon- une réflexion sur leur propre pra- de nombreux stages et travaille naître leur travail, on leur permet tique : « il fallait ne pas s’en tenir avec les écoles. Fred Bendongué de se professionnaliser et d’accé- simplement à une culture du crée la compagnie Azanie (1992) der à des scènes qu’ils n’auraient corps, s’obliger à penser ce avec le percussionniste Areski pu convoiter à partir de la seule qu’on est en train de vivre, le rac- Hamitouche et l’administrateur pratique du hip-hop. Les groupes crocher à une histoire, le mettre Sylvain Malleval. D’Accro’rap se qui se dirigent du hip-hop vers la en perspective». détachera Käfig (créée à danse contemporaine sont «dans Ce soutien passe également par Chambéry par Mourad Merzouki une logique de professionnalisa- un financement pour que chaque en 1996 puis installée à Saint-Priest tion», expliquent certains acteurs jeune puisse réaliser les stages en 1997). institutionnels. On pourrait néan- qu’il désire (2500 francs par an et Vient ensuite un début de recon- moins se demander si ce passage par stagiaire), pour qu’il puisse naissance du hip-hop par les ins- n’est pas plutôt une voie obligée voir des spectacles (500 francs), titutions culturelles, avec comme pour obtenir une reconnaissance pour qu’il s’achète des vêtements points forts un spectacle montré institutionnelle, un soutien aux (700 francs). Les subventions à l’Opéra Comique de Paris en créations, etc, autrement dit le viennent de partenaires, la ville et juin 1992, et, cette même année, seul mode de professionnalisa- la DRAC. la naissance de ce qui deviendra tion possible alors que le hip-hop A partir de là, Traction Avant les rencontres Danse-Ville-Danse, en tant quel tel (ce qui est appe- commence à essaimer. C’est à Villefranche-sur-Saône. Cet lé le « hip-hop pur et dur ») reste d’abord une tournée, dite des événement, initié conjointement peu reconnu ? “semailles urbaines”, à travers la par le Fond d’Action Sociale, la Ce manque de reconnaissance se France : «A compter de 1984-85, Direction Régionale des Affaires mesure également à l’attitude on a parcouru la France, d’une Culturelles et Inter Service fréquente des acteurs institution- part en présentant nos spec- Migrants, aura lieu pour sa nels, qui voient dans le hip-hop tacles, en expliquant notre deuxième édition en 1993 à la davantage un moyen d’occuper démarche car on ne montrait pas Maison de la Danse de Lyon et ou d’intégrer des populations de la danse hip-hop pure et dure, inaugure une collaboration suivie dangereuses qu’un mouvement puisqu’on s’était frotté à d’autres avec des danseurs et choré- artistique, attitude qui est parfois 2 - Il faut néanmoins penser que toute forme artistique naît et se déploie dans un contexte et dans un temps donné, et que dans ce sens, tout art est local, produit et reçu dans un contexte local, sans que l’on puisse parler à ce propos de «logique de ghet- to»; cet art peut ensuite se diffuser sur de nouveaux territoires, se transformant à mesure qu’il est réapproprié par des créateurs. 14 Grand Lyon Mission Prospective et Stratégie d’agglomération
les cahiers Les enjeux de la reconnaissance du hip-hop très clairement exprimée : « La toute activité qui contribue à l’in- entretien) considère comme danse hip-hop » a l’immense tégration sur les quartiers. Pour nécessaire et moteur, s’opposent mérite de canaliser des énergies, les directeurs et animateurs des ceux qui considèrent le hip-hop de développer des aptitudes, MJC, le hip-hop et le rap parais- comme un langage ouvert à des d’éveiller une affirmation de soi sent en effet autrement plus évolutions vers d’autres formes et des curiosités, de faire accep- mobilisateurs pour les jeunes que artistiques (conception qu’expri- ter des disciplines (horaires, le ping-pong ou les sorties me par exemple Fred Bendon- hygiène, effort, respect des par- canoë. Une administration gué), et ceux qui cherchent à pré- tenaires et des publics...). En un comme Jeunesse et Sport a éga- server une intégrité du hip-hop, mot elle sociabilise dans un lement découvert dans les qui passe d’abord par une fidéli- mélange de culture et de plaisir, années 1990 l’intérêt de la pro- té à des techniques. Alors que les ce qui est en soi, formidablement motion d’activités liées au hip- premiers choisissent la voie de appréciable» (Par rapport au rap, hop, qui n’excluent pas les filles l’intégration, ont renoncé à toute étude réalisée par André Videau, contrairement à la plupart des forme agressive de critique socia- 1994, ADRI). sports pratiqués en banlieue. le et se placent plutôt dans un Cette attitude suscite une amer- Selon Notargiacomo, se référer propos consensuel et humaniste, tume chez tous ceux qui ont été au hip-hop permet aux tra- les seconds, les «purs et durs du convaincus de l’importance cultu- vailleurs sociaux de monter des hip-hop», se placent dans un dis- relle du mouvement, et encore au projets avec des moyens finan- cours de révolte contre une sein de compagnies comme ciers importants mais la majorité société injuste et inégalitaire ; A. N’Possee qui ont remarqué le de ces projets ne se placent pas certains en appellent à la violen- peu d’intérêt de leurs partenaires dans une démarche de création. ce (groupe Assassin, NTM à ses pour la création artistique. Dans La scène hip-hop est traversée de débuts, Ministère Amer). cette logique, le hip-hop semble conflits. Dans un débat que le être soutenu au même titre que réalisateur Jean-Pierre Thorn (voir Azanie Essaime Par Cédric Polère Créée en 1992 par le percussionniste Areski Hamitouche et le danseur et chorégraphe Fred Bendongué, la compagnie Azanie ne dispose dans un premier temps d’aucun espace, puis est abritée dans un local au CCO à Villeurbanne, et enfin, en 1996, investit une maison-entrepôt dans le 7ème arrondissement de Lyon. Parti de la danse hip-hop, frotté par sa formation à Traction Avant et chez Roland Petit à d’autres formes artistiques, Bendongué évolue au croisement des danses contemporaines et traditionnelles (afro-cubaine, afro-brésilienne avec la découverte de la capoeira, danse brésilienne issue d’un art martial africain). Le pre- mier spectacle, “Demi-lune”, ne bénéficie d’aucun soutien mais aide au repérage de la compagnie; puis vient une commande pour une création pour la Biennale de la danse (“A la vue d’un seul œil”), qui amène l’intérêt des programmateurs et un déplacement à New York. Azanie, aujourd’hui bien reconnue par les acteurs institutionnels de la culture, se développe autour de la création (créations financées par différents partenaires) et de la formation : cours de capoeira, de djembé, de musique afro-cubaine, qui assurent une assise financière. La compagnie s’est rapidement détachée du mouvement hip-hop. «La bande» est un concept issu de la volonté de permettre à des amateurs de produire un spectacle pro- fessionnel qui les valorise. Une demande de la Biennale de la Danse permet d’expérimenter ce principe pour la première fois (défilé 1996, avec les élèves des cours à Azanie). Récemment, la compagnie a promu ce principe en proposant à des structures (mairies, centres culturels, etc.) de produire des «bandes» en recrutant sur place des amateurs (entre 60 et 120), qui seront formés à des techniques (encadrement des stages et répétitions organisés par Azanie) et joueront ensuite dans des spectacles chorégraphiques déam- bulatoires (danse et musique). Ces opérations présentent divers intérêts (sociaux et culturels) pour les col- lectivités locales et les structures culturelles ou sociales. «La bande» articule une base chorégraphiée, où tout le monde danse de manière synchronisée, et des moments d’improvisation; la chorégraphie est assez souple pour évoluer en fonction des savoirs-faire locaux (intégration des arts du cirque à Beauvais). Cette année 2000, des bandes travaillent à Bruxelles, Béziers, Beauvais et Canteleu-Rouen. 15 Grand Lyon Mission Prospective et Stratégie d’agglomération
les cahiers Les enjeux de la reconnaissance du hip-hop Ils sont néanmoins confrontés à se rattache à une origine sociale avait monté un label, La des contradictions, liées à la que l’on peut difficilement abolir : Lyonnaise des Flots, et organisé médiatisation du rap et à sa pro- Samir Hachichi lui-même fait un des concerts au Transbordeur. En motion commerciale : des rap- retour au hip-hop - moyen selon terme de media il n’y a rien, à peurs peuvent ainsi prôner la Notargiacomo de montrer qu’il part la revue version 6.9 sur le révolte contre l’injustice et la n’a pas déserté son origine- ; de hip-hop, éditée par une associa- misère sociale tout en tirant les son côté, Fred Bendongué est tion de Rillieux-la-Pape. Quant à fruits économiques de ce dis- allé rechercher les origines du 491, ou Lyon Capitale, ils ne s’in- cours. Ils ont tendance à mythifier hip-hop, ce qui l’a amené à la téressent pas au hip-hop et en leurs origines noire ou maghrébi- capoeira brésilienne. tous cas pas au rap». ne, ce qui est une forme de Il semble que les «purs et durs» Très peu de rappeurs peuvent réponse à une domination res- du hip-hop, qui manifestent une vivre de leur art, malgré le travail sentie, et en tout état s’accorde méfiance vis-à-vis d’une incorpo- de quelques MJC, et ils sont mal au discours institutionnel sur ration à la danse contemporaine, beaucoup moins nombreux que l’intégration3 . Dans les deux soient rejetés par les institutions les danseurs à bénéficier du statut camps, on revendique une fidéli- culturelles. Michelle Luquet, de la d’intermittent du spectacle; la té à ce qui est appellé l’esprit du Maison de la Danse, explique plupart doivent avoir un autre hip-hop. qu’«il y a toujours eu des sec- gagne-pain 4 . Ce débat existe sur l’aggloméra- taires et des intégristes, cela ne tion lyonnaise, mais il semble nous intéresse pas ; la seule La reconnaissance du hip-hop, et plus largement opposer les chose qui compte, c’est la qualité plus encore, concernant la danse, Lyonnais (auxquels on pourrait des groupes». Le rap le plus cri- son importation partielle dans un joindre les Marseillais d’IAM en tique envers la société française langage dominant, celui de la rap), davantage ouverts au chan- et hostile aux compromis avec la danse contemporaine, a plusieurs gement, et les Parisiens, davanta- culture savante n’est pas reconnu conséquences, à la fois sur ce lan- ge soucieux de préserver une par les institutions - ce qui peut gage lui-même, ses fonctions, «intégrité» du hip-hop. La com- sembler logique; et d’ailleurs ce mais également en ce qui touche paraison que dresse Thorn des mouvement ne cherche pas son mode de diffusion et ses scènes lyonnaise et parisienne est nécessairement une reconnais- publics : à ce titre frappante. sance -. - alors que le hip-hop était une Pour certains artistes issus de Si le rap existe sur l’aggloméra- pratique de groupe, sa reconnais- Traction Avant, le hip-hop a été tion lyonnaise, c’est surtout grâce sance va amener à reconnaître une plate-forme de départ, une à des lieux privés. Selon Myriam des individualités. Ceci était déjà première formation à la danse, Kanou, manager du groupe de en germe dans l’action de pour se lancer ensuite dans rap lyonnais Color (créé en 1995), Traction Avant : «on a travaillé sur la danse contemporaine, ce « il y a des choses qui se sont l’identité artistique de chacun, qu’illustre le parcours de Samir passées à Lyon, mais dans l’un- pour que chaque danseur invente Hachichi, qui travailla à New York derground, jamais soutenues par sa propre démarche, c’est pour ça pendant deux ans auprès de la ville, mais par le secteur privé, que la différence est considérable Merce Cunningham et eut une c’est-à-dire les discothèques, le entre le parcours de Fred période très marquée par la danse Kool K, puis le Fish, la Marquise, Bendongué, le parcours de Samir contemporaine. Néanmoins, le le Soho, le 115. C’est là qu’ont Hachichi » (Notargiacomo). Cette lien avec le hip-hop n’est pas lieu les soirées hip-hop, les pré- logique individualisante a été rompu, car cette forme artistique sentations d’album. En 1995, IPM favorisée ensuite par les institu- 3 - Placer des groupes sociaux en bas d’une hiérarchie sociale et rejeter leurs valeurs, peut amener ceux-ci à renverser à leur pro- fit, au moins sur le plan du discours, cette hiérarchie qui leur est imposée. Le hip-hop devient alors «la plus belle branche de l’arbre de l’art», selon une expression que l’on peut entendre dans Génération hip-hop de J.-P. Thorn, un moyen de produire une image de soi très positive et valorisante. 4 - Le premier lieu hip-hop à Lyon, fut, au début des années 1990, le Kool K, une salle privée hip-hop à la Croix Rousse où l’on dansait, chantait, et qui accueillit pour la première fois IAM à Lyon. MCM est le premier collectif de musiciens de rap à avoir vu le jour sur l’agglomération lyonnaise en 1989; puis au début des années 1990, on trouve le fulgurant DNC, Défendant Notre Cause, qui mêle danse et chant, IPM, puis Melting Family à la Croix-Rousse, Color, Anonyme IF, Sixième Sens, avec au total, une cinquantaine de groupes rap sur l’agglomération. 16 Grand Lyon Mission Prospective et Stratégie d’agglomération
les cahiers Les enjeux de la reconnaissance du hip-hop tions culturelles, le Ministère de la est symptomatique du passage du public révéla un potentiel de culture ayant tendance à indexer d’une culture populaire à une cul- public existant et la possibilité de la légitimité d’une compagnie à la ture savante. Néanmoins, il ne diversifier les publics en program- notoriété d’un danseur-choré- faut pas sous-estimer l’avantage mant du hip-hop. Selon Michelle graphe. Notargiacomo va jusqu’à qu’apporte cette pratique nouvel- Luquet, les gens qui assisteront suggérer qu’une compagnie qui le pour le hip-hop, puisque les aux spectacles des différentes ne met pas en avant le travail d’un pièces qui sont créées peuvent éditions de Danse-Ville-Danse créateur est perçue par les institu- ensuite être réinterprétées, réap- seront pour partie des abonnés, tions culturelles comme œuvrant propriées et enrichies par des pour partie des jeunes venus de la dans le domaine du socio-culturel; chorégraphes; périphérie de l’agglomération. - la danse elle-même s’est modi- - le public se transforme. Remar- - la reconnaissance du hip-hop fiée, elle est moins liée à une quons en toute rigueur que quand induit un changement de fonction recherche de performance phy- le hip-hop émerge, la question du et une moindre dimension reven- sique, d’effets, se trouve être public ne se pose pas, puisque dicatrice et critique. Les pionniers davantage chorégraphiée, mise selon qu’ils forment le cercle où du mouvement hip-hop, aux en espace, avec production de qu’ils dansent au milieu, les brea- Etats-Unis comme en France, ont récits; elle incorpore des élé- kers sont soit danseurs soit assis- perçu ce que signifiait la recon- ments issus de la danse contem- tent à la performance. Le hip-hop naissance institutionnelle du mou- poraine, de danses tradition- a trouvé un écho auprès des ado- vement. Alors que le rap résume nelles, etc.; lescents et des jeunes adultes tout un mode de vie pour un bien au-delà des périphéries môme du Bronx (et les rappeurs, - alors que dans le hip-hop un urbaines, et les stages hip-hop danseurs, grafeurs en France même individu pouvait alterner la dans les centre-villes, à Lyon, conçoivent bien le hip-hop pratique de la danse, du rap, du comme ailleurs, recrutent des comme un mode de vie, une phi- graf, la reconnaissance de cette jeunes de toutes provenances losophie de la vie), il ne peut être culture et sa professionnalisation sociales. La spontanéité de cette qu’une curiosité culturelle pour un s’accompagnent d’une tendance danse, son énergie, son humour, «public» issu d’autres contextes au cloisonnement des pratiques, sa beauté, ont donc séduit très sociaux, impliquant un lien de danse, musique, expression plas- au-delà du cercle initial de ses nécessité bien moindre. tique; pratiquants. Partant de là, cer- - alors que l’apprentissage de taines compagnies ont dévelop- cette danse et sa transmission se pé un travail visant à intégrer des faisaient parfois à la télévision, amateurs et néophytes à des mais surtout dans la rue ou sur spectacles, en se basant sur le des scènes improvisées, particu- principe donné par le défilé de la lièrement à travers les battles ou Biennale de la Danse de Lyon défis - confrontations qui permet- (voir l’expérience de «la bande» taient des échanges de tech- dans l’encadré Azanie). niques -, on est passé, pour la Les institutions culturelles compri- jeune génération, à une transmis- rent également assez tôt l’intérêt sion surtout par cours et stages en de programmer des spectacles MJC, ce qui induit selon Thorn un hip-hop : ainsi, un spectacle hip- risque de ne plus voir dans la hop montré à la Maison de la danse hip-hop que ses aspects Danse de Lyon en 1989 attira un techniques. public qui aux trois-quarts n’avait jamais mis les pieds dans cette Quant à ceux, qui, issus de la pre- institution; une enquête auprès mière génération du hip-hop fran- çais, ont réussi à percer en liant cette pratique à la danse contem- poraine, ils peuvent transmettre leurs créations par le biais de par- titions. Ce mode de transmission 17 Grand Lyon Mission Prospective et Stratégie d’agglomération
les cahiers Les enjeux de la reconnaissance du hip-hop Qu’il soit apprécié en tant me de création plus ralenti qu’il groupe culturel (au sens anthro- qu’«art», pour sa «qualité artis- pourrait l’être (selon Bendongué pologique), ce qui nous amène tique», hors du contexte où il et Malleval). Elle compte aujour- fort loin de l’idée de démocratisa- trouve sa signification et sa fonc- d’hui dix permanents, ce qui reste tion culturelle, qui repose au fond tion sociale 5, ou en tant qu’objet exceptionnel dans un monde de sur l’idée qu’il y a des gens avec exotique et folklorique du fait l’art où prime l’intermittence. ou sans culture, et qu’il faut ame- d’une provenance («la banlieue») ner le plus grand nombre à «la qui n’est utilisée que comme un Les institutions culturelles de l’ag- culture» (au sens plus ou moins label, le hip-hop reste dans les glomération lyonnaise ont fait un implicite de «la haute culture»). deux cas apprécié sur un mode pas important dans la reconnais- Selon Jean-Pierre Thorn, il y a tout à fait étranger à la fonction sance du hip-hop, ce dont témoi- donc urgence à faire une place au sociale qu’il pouvait avoir dans gnent la programmation de la hip-hop et à laisser s’exprimer son contexte d’émergence. Maison de la Danse et le défilé de librement tous les courants qui La tendance au désengagement la Biennale de la Danse. Mais traversent notre société, en leur semble corrélative à la reconnais- il faut peut-être, comme le sug- donnant accès aux structures sance institutionnelle du hip-hop. gèrent autant Thorn que culturelles. Notargiacomo se déclare ainsi Notargiacomo, compagnons de «frappé par le fait que les gens du route attentifs du mouvement hip-hop ne sont pas impliqués hip-hop, penser non plus en dans des combats importants, terme de démocratisation cultu- comme les sans-papiers, alors relle, mais de démocratie culturel- que de fait ils devraient être les le, ce qui suppose la reconnais- premiers sensibilisés. Il ne faut sance de la spécificité de cultures pas seulement chercher à sauver au sein de l’espace français. On sa peau». On peut remarquer que pourrait ajouter que reconnaître l’engagement se manifeste alors de plein droit le hip-hop, non de manière très nuancée et seulement en tant qu’art mais euphémisée, dans de nombreux aussi pour sa fonction sociale, spectacles qui délivrent un appel reviendrait à reconnaître un droit au dialogue entre les cultures et à la diversité culturelle, à recon- développent le thème de la naître également que tout indivi- richesse de l’échange; du participe à la culture de son - enfin, la reconnaissance du hip- hop permet aujourd’hui à plu- sieurs compagnies de mener un travail de création sur l’agglomé- ration, travail qui s’inscrit dans la ligne d’ouverture de Traction Avant. Ces compagnies assurent leur survie économique en déve- loppant un important travail de formation (stages, ateliers, etc.), et recherchent une consécration artistique par leurs créations. La compagnie Azanie est un parfait exemple de la réussite de com- promis, même si l’importance du volet formation implique un ryth- 5 - Malgré quelques évolutions, cette logique reste encore celle des grandes institutions culturelles. A la Maison de la Danse, Michelle Luquet explique que «seule importe la dimension artistique, la qualité artistique. Parler du hip-hop ou de l’origine du hip-hop ne m’intéresse pas, cela n’a aucun intérêt, ce qui importe pour nous ce sont les créateurs. Pour nous, le hip-hop c’est la danse contemporaine d’aujourd’hui». 18 Grand Lyon Mission Prospective et Stratégie d’agglomération
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