Les enjeux de la reconnaissance du hip-hop par les institutions culturelles : le cas de l'agglomération lyonnaise

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Les enjeux de la reconnaissance du hip-hop
par les institutions culturelles :
le cas de l’agglomération lyonnaise
                                                                                                   Par Cédric Polère

A lire le numéro que consacrait            tront les premiers dans ce langa-             marche pour l’égalité, contre le
en 1983 la revue Autrement aux             ge) avec les quartiers d’immigra-             racisme à Paris en 1983, et par un
«Fous de danse», on apprenait,             tion américains où il avait émer-             engagement associatif important.
au détour d’une phrase, qu’un              gé. En 1982-1983 étaient créés, à             Notargiacomo ainsi qu’une poi-
rappeur américain en tournée en            quelques mois d’intervalle, Black             gnée d’acteurs de l’action sociale
Europe avait été stupéfait de              Blanc Beur à Paris (St Quentin en             sont convaincus d’assister avec la
découvrir l’existence d’un rap             Yvelines) et Traction Avant à Lyon            danse urbaine, le graf, puis le rap,
français, d’un rap italien, etc.,          (Vénissieux).                                 à une « émergence artistique »
dont il soulignait au passage l’ab-                                                      formidable, qui serait une mani-
sence d’originalité vis-à-vis du           En nous appuyant sur la scène                 festation parmi d’autres d’un
modèle new-yorkais.                        lyonnaise, nous pouvons pointer               bouillonnement des banlieues.
On danse - et on chante, car le            les implications et les enjeux liés           Traction Avant va initier dans le
rap (terme qui signifie en anglais         à la reconnaissance du mouve-                 long terme un travail de création,
parler cru, dru, fortement), vient         ment hip-hop par les institutions             qui permet de comprendre la
dans la foulée - dans les périphé-         culturelles, en scrutant particuliè-          spécificité de ce que l’on appelle
ries urbaines françaises depuis le         rement le cas de la danse qui a               parfois l’«école lyonnaise», et
tout début des années 1980. Le             séduit le plus vite un public exté-           l’apparition de compagnies talen-
breaking et le rap étaient apparus         rieur au cercle de ses pratiquants            tueuses comme Azanie, Accro’rap
dans le Bronx au début des                 et bénéficie de l’essentiel de                ou Käfig.
années 1970 dans un contexte               cette consécration. Il semble                 Traction Avant cherchait à «ouvrir»
d’affirmation d’une identité noire         assez naturel de retracer d’abord             les jeunes breakers à la fois vers
américaine 1. Le hip-hop (de to            l’action de Traction Avant,                   d’autres formes artistiques, et à la
hip, qui signifie individu affranchi,      qui a influencé profondemment                 fois vers d’autres espaces que
cool, et de to hop qui signifie            l’orientation du hip-hop lyonnais             celui de leur cité. « D’emblée,
danser) recouvre à la fois la              et contribua à sa reconnaissance              explique Notargiacomo, je leur ai
danse, les musiques parlées, tels          institutionnelle.                             proposé de travailler avec quel-
le rap et le raggamufin, rap caraï-                                                      qu’un qui n’était pas de leur origi-
be plus chaloupé, et enfin l’art du        Traction Avant à Vénissieux                   ne sociale; pour moi c’était une
tag (signature) et du graffiti, ou         accomplit depuis 1983 un travail              forme d’électrochoc qui pouvait
graf (fresque stylisée).                   pionnier, initié par Marcel                   créer un réflexe d’ouverture à
                                           Notargiacomo, agent de dévelop-               l’autre. Si l’on s’était contenté de
Ce mouvement s’est transplanté             pement culturel qui décide d’agir             cultiver ce qu’ils savaient faire et
en France dans des périphéries             à travers la pratique artistique des          qu’ils faisaient merveilleusement
urbaines qui présentaient des              jeunes pour mener une action de               bien, cela aurait été très difficile
similitudes (pauvreté, stigmatisa-         reconstruction sociale. Le début              de sortir d’un enfermement cultu-
tion, fortes populations immi-             des années 1980 est marqué par                rel, qui est d’abord un enferme-
grées : ce sont les jeunes appar-          une série d’événements qui atti-              ment territorial sur les cités ».
tenant à la deuxième génération            rent l’attention des media sur les
de l’immigration qui se reconnaî-          Minguettes à Vénissieux, par la

1 - Un des grands initiateurs du mouvement fut Afrika Bambaataa, lié au mouvement des Black Panters, qui forma la Nation Zulu,
mouvement ethnique et pacifique, dont le leitmotiv est de transformer l’énergie négative des gangs en énergie positive. Les
Last Poets, qui forment aussi une référence incontournable, initieront un rap militant dans la lignée des protests songs.

                                                                   13       Grand Lyon Mission Prospective et Stratégie d’agglomération
les     cahiers                                                                                Les enjeux de la reconnaissance du hip-hop

Un stage est organisé avec une               formes. Chaque fois on restait                 graphes de l’agglomération
soixantaine de jeunes de                     plusieurs jours dans la ville pour             Parallèlement des danseurs hip-
Vénissieux, dont vingt seront en             travailler avec les jeunes des                 hop commencent à intégrer des
contrat, pour travailler durant un           quartiers, avec l’objectif d’abord             compagnies de danse contem-
an à la création du premier spec-            de partir de ce qu’ils faisaient, et           poraine (Karine Zaporta, Maryse
tacle de Traction Avant (1985). Ce           ensuite de leur donner à voir                  Delente, José Montalvo, etc.).
travail se fait avec un choré-               autre chose».
graphe contemporain, Pierre                  L’exemple de Traction Avant est                La volonté, exprimée par
Deloche, formé durant quatre ans             suivi par d’autres groupes de la               Notargiacomo, « d’éviter l’enfer-
par Merce Cunningham à                       région, tels les B. Boys Breakers à            mement de cette forme d’expres-
New York. Cette confrontation                Rillieux-la-Pape qui sont encoura-             sion dans une culture de ghet-
manque d’être un échec :                     gés par le directeur de la MJC                 to 2 » , en confrontant le hip-hop
« C’était à des années-lumière de            locale à travailler avec un choré-             a d’autres formes artistiques, a
leur pratique, note Notargiacomo,            graphe contemporain. Puis, des                 des implications considérables.
d’ailleurs ça a failli rater constam-        anciens stagiaires de Traction                 En faisant communiquer le hip-
ment, ils n’avaient absolument               Avant fondent leurs propres com-               hop, forme artistique non recon-
rien à se dire; ça a marché de               pagnies : Accro’rap à Saint-Priest             nue comme telle par les institu-
manière extrêmement difficile».              (avec Samir Hachichi Mourad                    tions culturelles dans les années
Traction Avant veille à ouvrir les           Merzani, Kader Attou, qui tra-                 1980, avec la danse contempo-
danseurs à d’autres formes artis-            vaillera avec Maguy Marin, la                  raine bien entendu parfaitement
tiques, en particulier au théâtre,           Compagnie Fradness à Chambéry                  reconnue pour sa part, on permet
et à susciter chez les stagiaires            (1994) où Traction Avant organise              à des danseurs de faire recon-
une réflexion sur leur propre pra-           de nombreux stages et travaille                naître leur travail, on leur permet
tique : « il fallait ne pas s’en tenir       avec les écoles. Fred Bendongué                de se professionnaliser et d’accé-
simplement à une culture du                  crée la compagnie Azanie (1992)                der à des scènes qu’ils n’auraient
corps, s’obliger à penser ce                 avec le percussionniste Areski                 pu convoiter à partir de la seule
qu’on est en train de vivre, le rac-         Hamitouche et l’administrateur                 pratique du hip-hop. Les groupes
crocher à une histoire, le mettre            Sylvain Malleval. D’Accro’rap se               qui se dirigent du hip-hop vers la
en perspective».                             détachera      Käfig     (créée     à          danse contemporaine sont «dans
Ce soutien passe également par               Chambéry par Mourad Merzouki                   une logique de professionnalisa-
un financement pour que chaque               en 1996 puis installée à Saint-Priest          tion», expliquent certains acteurs
jeune puisse réaliser les stages             en 1997).                                      institutionnels. On pourrait néan-
qu’il désire (2500 francs par an et          Vient ensuite un début de recon-               moins se demander si ce passage
par stagiaire), pour qu’il puisse            naissance du hip-hop par les ins-              n’est pas plutôt une voie obligée
voir des spectacles (500 francs),            titutions culturelles, avec comme              pour obtenir une reconnaissance
pour qu’il s’achète des vêtements            points forts un spectacle montré               institutionnelle, un soutien aux
(700 francs). Les subventions                à l’Opéra Comique de Paris en                  créations, etc, autrement dit le
viennent de partenaires, la ville et         juin 1992, et, cette même année,               seul mode de professionnalisa-
la DRAC.                                     la naissance de ce qui deviendra               tion possible alors que le hip-hop
A partir de là, Traction Avant               les rencontres Danse-Ville-Danse,              en tant quel tel (ce qui est appe-
commence à essaimer. C’est                   à Villefranche-sur-Saône. Cet                  lé le « hip-hop pur et dur ») reste
d’abord une tournée, dite des                événement, initié conjointement                peu reconnu ?
“semailles urbaines”, à travers la           par le Fond d’Action Sociale, la               Ce manque de reconnaissance se
France : «A compter de 1984-85,              Direction Régionale des Affaires               mesure également à l’attitude
on a parcouru la France, d’une               Culturelles et Inter Service                   fréquente des acteurs institution-
part en présentant nos spec-                 Migrants, aura lieu pour sa                    nels, qui voient dans le hip-hop
tacles, en expliquant notre                  deuxième édition en 1993 à la                  davantage un moyen d’occuper
démarche car on ne montrait pas              Maison de la Danse de Lyon et                  ou d’intégrer des populations
de la danse hip-hop pure et dure,            inaugure une collaboration suivie              dangereuses qu’un mouvement
puisqu’on s’était frotté à d’autres          avec des danseurs et choré-                    artistique, attitude qui est parfois

2 - Il faut néanmoins penser que toute forme artistique naît et se déploie dans un contexte et dans un temps donné, et que dans
ce sens, tout art est local, produit et reçu dans un contexte local, sans que l’on puisse parler à ce propos de «logique de ghet-
to»; cet art peut ensuite se diffuser sur de nouveaux territoires, se transformant à mesure qu’il est réapproprié par des créateurs.

                                                                      14       Grand Lyon Mission Prospective et Stratégie d’agglomération
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très clairement exprimée : « La         toute activité qui contribue à l’in-       entretien) considère comme
danse hip-hop » a l’immense             tégration sur les quartiers. Pour          nécessaire et moteur, s’opposent
mérite de canaliser des énergies,       les directeurs et animateurs des           ceux qui considèrent le hip-hop
de développer des aptitudes,            MJC, le hip-hop et le rap parais-          comme un langage ouvert à des
d’éveiller une affirmation de soi       sent en effet autrement plus               évolutions vers d’autres formes
et des curiosités, de faire accep-      mobilisateurs pour les jeunes que          artistiques (conception qu’expri-
ter des disciplines (horaires,          le ping-pong ou les sorties                me par exemple Fred Bendon-
hygiène, effort, respect des par-       canoë.      Une     administration         gué), et ceux qui cherchent à pré-
tenaires et des publics...). En un      comme Jeunesse et Sport a éga-             server une intégrité du hip-hop,
mot elle sociabilise dans un            lement découvert dans les                  qui passe d’abord par une fidéli-
mélange de culture et de plaisir,       années 1990 l’intérêt de la pro-           té à des techniques. Alors que les
ce qui est en soi, formidablement       motion d’activités liées au hip-           premiers choisissent la voie de
appréciable» (Par rapport au rap,       hop, qui n’excluent pas les filles         l’intégration, ont renoncé à toute
étude réalisée par André Videau,        contrairement à la plupart des             forme agressive de critique socia-
1994, ADRI).                            sports pratiqués en banlieue.              le et se placent plutôt dans un
Cette attitude suscite une amer-        Selon Notargiacomo, se référer             propos consensuel et humaniste,
tume chez tous ceux qui ont été         au hip-hop permet aux tra-                 les seconds, les «purs et durs du
convaincus de l’importance cultu-       vailleurs sociaux de monter des            hip-hop», se placent dans un dis-
relle du mouvement, et encore au        projets avec des moyens finan-             cours de révolte contre une
sein de compagnies comme                ciers importants mais la majorité          société injuste et inégalitaire ;
A. N’Possee qui ont remarqué le         de ces projets ne se placent pas           certains en appellent à la violen-
peu d’intérêt de leurs partenaires      dans une démarche de création.             ce (groupe Assassin, NTM à ses
pour la création artistique. Dans       La scène hip-hop est traversée de          débuts,       Ministère    Amer).
cette logique, le hip-hop semble        conflits. Dans un débat que le
être soutenu au même titre que          réalisateur Jean-Pierre Thorn (voir

    Azanie Essaime
                                                                                              Par Cédric Polère
    Créée en 1992 par le percussionniste Areski Hamitouche et le danseur et chorégraphe Fred Bendongué,
    la compagnie Azanie ne dispose dans un premier temps d’aucun espace, puis est abritée dans un local au
    CCO à Villeurbanne, et enfin, en 1996, investit une maison-entrepôt dans le 7ème arrondissement de Lyon.
    Parti de la danse hip-hop, frotté par sa formation à Traction Avant et chez Roland Petit à d’autres formes
    artistiques, Bendongué évolue au croisement des danses contemporaines et traditionnelles (afro-cubaine,
    afro-brésilienne avec la découverte de la capoeira, danse brésilienne issue d’un art martial africain). Le pre-
    mier spectacle, “Demi-lune”, ne bénéficie d’aucun soutien mais aide au repérage de la compagnie; puis
    vient une commande pour une création pour la Biennale de la danse (“A la vue d’un seul œil”), qui amène
    l’intérêt des programmateurs et un déplacement à New York. Azanie, aujourd’hui bien reconnue par les
    acteurs institutionnels de la culture, se développe autour de la création (créations financées par différents
    partenaires) et de la formation : cours de capoeira, de djembé, de musique afro-cubaine, qui assurent une
    assise financière. La compagnie s’est rapidement détachée du mouvement hip-hop.
    «La bande» est un concept issu de la volonté de permettre à des amateurs de produire un spectacle pro-
    fessionnel qui les valorise. Une demande de la Biennale de la Danse permet d’expérimenter ce principe
    pour la première fois (défilé 1996, avec les élèves des cours à Azanie). Récemment, la compagnie a promu
    ce principe en proposant à des structures (mairies, centres culturels, etc.) de produire des «bandes» en
    recrutant sur place des amateurs (entre 60 et 120), qui seront formés à des techniques (encadrement des
    stages et répétitions organisés par Azanie) et joueront ensuite dans des spectacles chorégraphiques déam-
    bulatoires (danse et musique). Ces opérations présentent divers intérêts (sociaux et culturels) pour les col-
    lectivités locales et les structures culturelles ou sociales. «La bande» articule une base chorégraphiée, où
    tout le monde danse de manière synchronisée, et des moments d’improvisation; la chorégraphie est assez
    souple pour évoluer en fonction des savoirs-faire locaux (intégration des arts du cirque à Beauvais). Cette
    année 2000, des bandes travaillent à Bruxelles, Béziers, Beauvais et Canteleu-Rouen.

                                                              15      Grand Lyon Mission Prospective et Stratégie d’agglomération
les     cahiers                                                                                Les enjeux de la reconnaissance du hip-hop

Ils sont néanmoins confrontés à              se rattache à une origine sociale              avait monté un label, La
des contradictions, liées à la               que l’on peut difficilement abolir :           Lyonnaise des Flots, et organisé
médiatisation du rap et à sa pro-            Samir Hachichi lui-même fait un                des concerts au Transbordeur. En
motion commerciale : des rap-                retour au hip-hop - moyen selon                terme de media il n’y a rien, à
peurs peuvent ainsi prôner la                Notargiacomo de montrer qu’il                  part la revue version 6.9 sur le
révolte contre l’injustice et la             n’a pas déserté son origine- ; de              hip-hop, éditée par une associa-
misère sociale tout en tirant les            son côté, Fred Bendongué est                   tion de Rillieux-la-Pape. Quant à
fruits économiques de ce dis-                allé rechercher les origines du                491, ou Lyon Capitale, ils ne s’in-
cours. Ils ont tendance à mythifier          hip-hop, ce qui l’a amené à la                 téressent pas au hip-hop et en
leurs origines noire ou maghrébi-            capoeira brésilienne.                          tous cas pas au rap».
ne, ce qui est une forme de                  Il semble que les «purs et durs»               Très peu de rappeurs peuvent
réponse à une domination res-                du hip-hop, qui manifestent une                vivre de leur art, malgré le travail
sentie, et en tout état s’accorde            méfiance vis-à-vis d’une incorpo-              de quelques MJC, et ils sont
mal au discours institutionnel sur           ration à la danse contemporaine,               beaucoup moins nombreux que
l’intégration3 . Dans les deux               soient rejetés par les institutions            les danseurs à bénéficier du statut
camps, on revendique une fidéli-             culturelles. Michelle Luquet, de la            d’intermittent du spectacle; la
té à ce qui est appellé l’esprit du          Maison de la Danse, explique                   plupart doivent avoir un autre
hip-hop.                                     qu’«il y a toujours eu des sec-                gagne-pain 4 .
Ce débat existe sur l’aggloméra-             taires et des intégristes, cela ne
tion lyonnaise, mais il semble               nous intéresse pas ; la seule                  La reconnaissance du hip-hop, et
plus largement opposer les                   chose qui compte, c’est la qualité             plus encore, concernant la danse,
Lyonnais (auxquels on pourrait               des groupes». Le rap le plus cri-              son importation partielle dans un
joindre les Marseillais d’IAM en             tique envers la société française              langage dominant, celui de la
rap), davantage ouverts au chan-             et hostile aux compromis avec la               danse contemporaine, a plusieurs
gement, et les Parisiens, davanta-           culture savante n’est pas reconnu              conséquences, à la fois sur ce lan-
ge soucieux de préserver une                 par les institutions - ce qui peut             gage lui-même, ses fonctions,
«intégrité» du hip-hop. La com-              sembler logique; et d’ailleurs ce              mais également en ce qui touche
paraison que dresse Thorn des                mouvement ne cherche pas                       son mode de diffusion et ses
scènes lyonnaise et parisienne est           nécessairement une reconnais-                  publics :
à ce titre frappante.                        sance -.
                                                                                            - alors que le hip-hop était une
Pour certains artistes issus de              Si le rap existe sur l’aggloméra-
                                                                                            pratique de groupe, sa reconnais-
Traction Avant, le hip-hop a été             tion lyonnaise, c’est surtout grâce
                                                                                            sance va amener à reconnaître
une plate-forme de départ, une               à des lieux privés. Selon Myriam
                                                                                            des individualités. Ceci était déjà
première formation à la danse,               Kanou, manager du groupe de
                                                                                            en germe dans l’action de
pour se lancer ensuite dans                  rap lyonnais Color (créé en 1995),
                                                                                            Traction Avant : «on a travaillé sur
la danse contemporaine, ce                   « il y a des choses qui se sont
                                                                                            l’identité artistique de chacun,
qu’illustre le parcours de Samir             passées à Lyon, mais dans l’un-
                                                                                            pour que chaque danseur invente
Hachichi, qui travailla à New York           derground, jamais soutenues par
                                                                                            sa propre démarche, c’est pour ça
pendant deux ans auprès de                   la ville, mais par le secteur privé,
                                                                                            que la différence est considérable
Merce Cunningham et eut une                  c’est-à-dire les discothèques, le
                                                                                            entre le parcours de Fred
période très marquée par la danse            Kool K, puis le Fish, la Marquise,
                                                                                            Bendongué, le parcours de Samir
contemporaine. Néanmoins, le                 le Soho, le 115. C’est là qu’ont
                                                                                            Hachichi » (Notargiacomo). Cette
lien avec le hip-hop n’est pas               lieu les soirées hip-hop, les pré-
                                                                                            logique individualisante a été
rompu, car cette forme artistique            sentations d’album. En 1995, IPM
                                                                                            favorisée ensuite par les institu-

3 - Placer des groupes sociaux en bas d’une hiérarchie sociale et rejeter leurs valeurs, peut amener ceux-ci à renverser à leur pro-
fit, au moins sur le plan du discours, cette hiérarchie qui leur est imposée. Le hip-hop devient alors «la plus belle branche de
l’arbre de l’art», selon une expression que l’on peut entendre dans Génération hip-hop de J.-P. Thorn, un moyen de produire
une image de soi très positive et valorisante.
4 - Le premier lieu hip-hop à Lyon, fut, au début des années 1990, le Kool K, une salle privée hip-hop à la Croix Rousse où l’on
dansait, chantait, et qui accueillit pour la première fois IAM à Lyon. MCM est le premier collectif de musiciens de rap à avoir vu
le jour sur l’agglomération lyonnaise en 1989; puis au début des années 1990, on trouve le fulgurant DNC, Défendant Notre
Cause, qui mêle danse et chant, IPM, puis Melting Family à la Croix-Rousse, Color, Anonyme IF, Sixième Sens, avec au total, une
cinquantaine de groupes rap sur l’agglomération.

                                                                      16       Grand Lyon Mission Prospective et Stratégie d’agglomération
les    cahiers                                                                        Les enjeux de la reconnaissance du hip-hop

tions culturelles, le Ministère de la   est symptomatique du passage               du public révéla un potentiel de
culture ayant tendance à indexer        d’une culture populaire à une cul-         public existant et la possibilité de
la légitimité d’une compagnie à la      ture savante. Néanmoins, il ne             diversifier les publics en program-
notoriété d’un danseur-choré-           faut pas sous-estimer l’avantage           mant du hip-hop. Selon Michelle
graphe. Notargiacomo va jusqu’à         qu’apporte cette pratique nouvel-          Luquet, les gens qui assisteront
suggérer qu’une compagnie qui           le pour le hip-hop, puisque les            aux spectacles des différentes
ne met pas en avant le travail d’un     pièces qui sont créées peuvent             éditions de Danse-Ville-Danse
créateur est perçue par les institu-    ensuite être réinterprétées, réap-         seront pour partie des abonnés,
tions culturelles comme œuvrant         propriées et enrichies par des             pour partie des jeunes venus de la
dans le domaine du socio-culturel;      chorégraphes;                              périphérie de l’agglomération.
- la danse elle-même s’est modi-        - le public se transforme. Remar-          - la reconnaissance du hip-hop
fiée, elle est moins liée à une         quons en toute rigueur que quand           induit un changement de fonction
recherche de performance phy-           le hip-hop émerge, la question du          et une moindre dimension reven-
sique, d’effets, se trouve être         public ne se pose pas, puisque             dicatrice et critique. Les pionniers
davantage chorégraphiée, mise           selon qu’ils forment le cercle où          du mouvement hip-hop, aux
en espace, avec production de           qu’ils dansent au milieu, les brea-        Etats-Unis comme en France, ont
récits; elle incorpore des élé-         kers sont soit danseurs soit assis-        perçu ce que signifiait la recon-
ments issus de la danse contem-         tent à la performance. Le hip-hop          naissance institutionnelle du mou-
poraine, de danses tradition-           a trouvé un écho auprès des ado-           vement. Alors que le rap résume
nelles, etc.;                           lescents et des jeunes adultes             tout un mode de vie pour un
                                        bien au-delà des périphéries               môme du Bronx (et les rappeurs,
- alors que dans le hip-hop un
                                        urbaines, et les stages hip-hop            danseurs, grafeurs en France
même individu pouvait alterner la
                                        dans les centre-villes, à Lyon,            conçoivent bien le hip-hop
pratique de la danse, du rap, du
                                        comme ailleurs, recrutent des              comme un mode de vie, une phi-
graf, la reconnaissance de cette
                                        jeunes de toutes provenances               losophie de la vie), il ne peut être
culture et sa professionnalisation
                                        sociales. La spontanéité de cette          qu’une curiosité culturelle pour un
s’accompagnent d’une tendance
                                        danse, son énergie, son humour,            «public» issu d’autres contextes
au cloisonnement des pratiques,
                                        sa beauté, ont donc séduit très            sociaux, impliquant un lien de
danse, musique, expression plas-
                                        au-delà du cercle initial de ses           nécessité bien moindre.
tique;
                                        pratiquants. Partant de là, cer-
- alors que l’apprentissage de          taines compagnies ont dévelop-
cette danse et sa transmission se       pé un travail visant à intégrer des
faisaient parfois à la télévision,      amateurs et néophytes à des
mais surtout dans la rue ou sur         spectacles, en se basant sur le
des scènes improvisées, particu-        principe donné par le défilé de la
lièrement à travers les battles ou      Biennale de la Danse de Lyon
défis - confrontations qui permet-      (voir l’expérience de «la bande»
taient des échanges de tech-            dans l’encadré Azanie).
niques -, on est passé, pour la         Les institutions culturelles compri-
jeune génération, à une transmis-       rent également assez tôt l’intérêt
sion surtout par cours et stages en     de programmer des spectacles
MJC, ce qui induit selon Thorn un       hip-hop : ainsi, un spectacle hip-
risque de ne plus voir dans la          hop montré à la Maison de la
danse hip-hop que ses aspects           Danse de Lyon en 1989 attira un
techniques.                             public qui aux trois-quarts n’avait
                                        jamais mis les pieds dans cette
Quant à ceux, qui, issus de la pre-
                                        institution; une enquête auprès
mière génération du hip-hop fran-
çais, ont réussi à percer en liant
cette pratique à la danse contem-
poraine, ils peuvent transmettre
leurs créations par le biais de par-
titions. Ce mode de transmission

                                                             17       Grand Lyon Mission Prospective et Stratégie d’agglomération
les    cahiers                                                                               Les enjeux de la reconnaissance du hip-hop

Qu’il soit apprécié en tant                 me de création plus ralenti qu’il             groupe culturel (au sens anthro-
qu’«art», pour sa «qualité artis-           pourrait l’être (selon Bendongué              pologique), ce qui nous amène
tique», hors du contexte où il              et Malleval). Elle compte aujour-             fort loin de l’idée de démocratisa-
trouve sa signification et sa fonc-         d’hui dix permanents, ce qui reste            tion culturelle, qui repose au fond
tion sociale 5, ou en tant qu’objet         exceptionnel dans un monde de                 sur l’idée qu’il y a des gens avec
exotique et folklorique du fait             l’art où prime l’intermittence.               ou sans culture, et qu’il faut ame-
d’une provenance («la banlieue»)                                                          ner le plus grand nombre à «la
qui n’est utilisée que comme un             Les institutions culturelles de l’ag-         culture» (au sens plus ou moins
label, le hip-hop reste dans les            glomération lyonnaise ont fait un             implicite de «la haute culture»).
deux cas apprécié sur un mode               pas important dans la reconnais-              Selon Jean-Pierre Thorn, il y a
tout à fait étranger à la fonction          sance du hip-hop, ce dont témoi-              donc urgence à faire une place au
sociale qu’il pouvait avoir dans            gnent la programmation de la                  hip-hop et à laisser s’exprimer
son contexte d’émergence.                   Maison de la Danse et le défilé de            librement tous les courants qui
La tendance au désengagement                la Biennale de la Danse. Mais                 traversent notre société, en leur
semble corrélative à la reconnais-          il faut peut-être, comme le sug-              donnant accès aux structures
sance institutionnelle du hip-hop.          gèrent autant Thorn que                       culturelles.
Notargiacomo se déclare ainsi               Notargiacomo, compagnons de
«frappé par le fait que les gens du         route attentifs du mouvement
hip-hop ne sont pas impliqués               hip-hop, penser non plus en
dans des combats importants,                terme de démocratisation cultu-
comme les sans-papiers, alors               relle, mais de démocratie culturel-
que de fait ils devraient être les          le, ce qui suppose la reconnais-
premiers sensibilisés. Il ne faut           sance de la spécificité de cultures
pas seulement chercher à sauver             au sein de l’espace français. On
sa peau». On peut remarquer que             pourrait ajouter que reconnaître
l’engagement se manifeste alors             de plein droit le hip-hop, non
de manière très nuancée et                  seulement en tant qu’art mais
euphémisée, dans de nombreux                aussi pour sa fonction sociale,
spectacles qui délivrent un appel           reviendrait à reconnaître un droit
au dialogue entre les cultures et           à la diversité culturelle, à recon-
développent le thème de la                  naître également que tout indivi-
richesse de l’échange;                      du participe à la culture de son
- enfin, la reconnaissance du hip-
hop permet aujourd’hui à plu-
sieurs compagnies de mener un
travail de création sur l’agglomé-
ration, travail qui s’inscrit dans la
ligne d’ouverture de Traction
Avant. Ces compagnies assurent
leur survie économique en déve-
loppant un important travail de
formation (stages, ateliers, etc.),
et recherchent une consécration
artistique par leurs créations. La
compagnie Azanie est un parfait
exemple de la réussite de com-
promis, même si l’importance du
volet formation implique un ryth-

5 - Malgré quelques évolutions, cette logique reste encore celle des grandes institutions culturelles. A la Maison de la Danse,
Michelle Luquet explique que «seule importe la dimension artistique, la qualité artistique. Parler du hip-hop ou de l’origine du
hip-hop ne m’intéresse pas, cela n’a aucun intérêt, ce qui importe pour nous ce sont les créateurs. Pour nous, le hip-hop c’est
la danse contemporaine d’aujourd’hui».

                                                                    18       Grand Lyon Mission Prospective et Stratégie d’agglomération
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