Patrimoine, patrimonialisation, développement local : un essai de synthèse interdisciplinaire

 
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                           Patrimoine, patrimonialisation,
                                développement local :
                        un essai de synthèse interdisciplinaire

                                                                        Michel Vernières

                     La notion de développement adoptée dans cet ouvrage se réfère à
                  celle de développement humain, tel que l’a popularisée le PNUD. Il
                  s’agit du développement : de la population, en donnant la priorité à
                  l’emploi, à l’éducation et à la santé ; par la population, ce qui
                  implique qu’elle soit consultée et qu’elle participe de façon active
                  aux décisions ; pour la population, afin que les résultats lui soient
                  bénéfiques en matière de revenu et de bien-être et ne soient pas
                  réalisés au seul profit de quelques groupes sociaux.
                     Comme toute définition du développement, celle-ci ne peut que
                  résumer schématiquement la complexité des processus de transfor-
                  mation des sociétés. En particulier, elle invite à souligner avec force
                  que ces processus sont variables selon les pays. Chacun d’eux est
                  conduit à inventer son modèle de développement, en fonction de
                  son histoire et de sa culture.
                     Ce constat de diversité est également fait à l’examen des phéno-
                  mènes de patrimonialisation, tels qu’ils se construisent et sont res­­­­
                  sentis par les populations des territoires, très divers, objets d’étude
                  des chapitres de cet ouvrage. Leurs auteurs sont européens ce qui
                  marque inévitablement leur approche de ces phénomènes de déve-
                  loppement et de patrimonialisation. Certes, quand ces études portent
                  sur des territoires extérieurs à l’Europe, ce regard étranger peut être
                  utile. Mais, il ne saurait, être question de tenter d’identifier, et
                  encore moins d’imposer, un modèle français ou européen, tant du
                  développement que du patrimoine, étant donné les différences de
                  conceptions de ces notions, liées aux cultures et aux spécificités

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                   propres à chaque territoire. Dès lors, toute approche de la relation
                   entre patrimoine et développement ne peut être que relative.
                      Aussi, ce premier chapitre n’est qu’un essai de synthèse de l’ap-
                   port des divers cas particuliers présentés dans les chapitres sui-
                   vants. Cet apport peut se regrouper autour de deux grands thèmes :
                   l’analyse du patrimoine en tant que résultat d’un processus de
                   patrimonialisation et l’impact de ce dernier sur le développement
                   local.

                   Le patrimoine résultat d’un processus de patrimonialisation

                      La notion de patrimoine a donné lieu à de nombreux débats et
                   travaux qu’il n’est pas question de reprendre ici. En un premier
                   temps sera simplement précisée la définition du patrimoine, com­­­
                   mune aux différents chapitres de cet ouvrage, avant de spécifier les
                   principales caractéristiques des processus de patrimonialisation qui
                   sont largement déterminées par le jeu des acteurs de ce dernier.

                   Définition du patrimoine

                       Le patrimoine est un ensemble de biens, matériels ou immaté-
                   riels, dont l’une des caractéristiques est de permettre d’établir un
                   lien entre les générations, tant passées que futures. Il est donc lié à
                   un héritage à transmettre, issu de l’histoire, plus ou moins ancienne,
                   du territoire ou groupe considéré. Le patrimoine, au sens retenu ici,
                   a nécessairement une dimension collective et sa conservation relève
                   de l’intérêt général. Pour les économistes, il s’agit d’un bien col­­­
                   lectif, d’une ressource collective.
                       Constitué de biens issus d’investissements réalisés dans le passé,
                   mais aussi dans le présent (conservation), le patrimoine est un
                   construit social. Il n’existe pas a priori, même s’il est élaboré à
                   partir de biens existants, qui constituent en quelque sorte un patri-
                   moine potentiel ou en puissance. Mais pour être considéré comme
                   le patrimoine d’un groupe social, de la population d’un territoire, il
                   est nécessaire qu’ait été conclue une convention patrimoniale qui
                   identifie certains biens en tant que patrimoine. Cette démarche
                   apparaît particulièrement fréquente dans les territoires qui connais-
                   sent de sérieuses difficultés économiques ou sociales. L’identifica-

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                  tion d’un patrimoine permet alors de valoriser les services qui en
                  sont issus et de fixer, pour une part, l’image du territoire.
                      A donc été retenue une définition large du patrimoine qui se
                  démarque d’une définition restrictive selon laquelle un ensemble de
                  biens ne pourrait être qualifié de patrimoine que lorsqu’ils reçoivent
                  une affectation différente de leur affectation d’origine. Une telle
                  définition ne saurait, par exemple, être utilisable dans le cas des
                  églises en bois des Basses Carpates (cf. chap.  5) ou éthiopien de
                  Lalibela (cf. chap.  6) où les églises sont toujours lieu de culte et de
                  pèlerinage même si elles attirent de nombreux visiteurs. Mais, il se
                  peut qu’apparaisse progressivement une substitution de sacralité.
                  L’on passerait ainsi de la sacralité du lieu de culte au culte du lieu
                  patrimonialisé et inscrit dans un nouveau circuit de valorisation.
                      Le désir de marquer une identité, rattachée à une histoire et des
                  expériences sociales antérieures, conduit fréquemment des groupes
                  d’individus à prendre l’initiative de restaurer et rénover toute une
                  série de biens (fours, moulins, chapelles, calvaires, lavoirs, lavo-
                  gnes, sites archéologiques...) qui gagnent ainsi le statut, au moins
                  informel, de biens patrimoniaux. Mais ces biens, s’ils sont isolés, ne
                  sauraient être fortement valorisés. C’est leur mise en réseau, la créa-
                  tion d’itinéraires de découverte, la distribution de brochures expli-
                  catives... qui permettent cette valorisation, gage de leur conserva-
                  tion future. Il apparaît donc bien que le patrimoine d’un territoire
                  est un système et non seulement un ensemble de biens naturels
                  (landes, bords de mer, terres de parcours, forêts...), immatériels
                  (légendes, mythes, histoire...) et tangibles (monuments de toute
                  taille). Il n’existe que si des groupes, constitués sur le territoire, le
                  conçoivent comme patrimoine avec l’appui d’une fraction significa-
                  tive de la population locale.
                      Cette notion large du patrimoine incite à préciser divers termes,
                  adoptés dans des chapitres de cet ouvrage, qui esquissent une typo-
                  logie des différents types de patrimoine. Il en est ainsi du patrimoine
                  modeste (cf. chap.  3), constitué d’édifices modestes (calvaires, fours,
                  etc.), notion complémentaire de celle d’architectures discrètes uti­­­­­­­
                  lisée à propos du Shekhawati (cf. chap.  8) qui caractérisent un patri-
                  moine en puissance non nécessairement emblématique d’une région.
                  Les architectures discrètes ne sont, en général, plus guère utilisées
                  dans leurs fonctions anciennes, mais ceci peut être réversible, et
                  certaines d’entre elles sont toujours en service. Pour sa part, le patri-
                  moine modeste retrouve, fréquemment, des usages inspirés de ceux
                  du passé. Il est alors porteur de la mémoire collective d’un territoire
                  et fournit des services à des fins essentiellement touristiques.

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                        De même, il a été effectué (cf. chap 2) une distinction entre patri-
                   moine rural et urbain, car la nature du patrimoine diffère sensible-
                   ment entre zones urbaines et rurales où il présente des caractères
                   spécifiques.
                        Pour sa part, telle qu’elle apparaît dans la Convention de
                   l’UNESCO de 2003, la notion de patrimoine immatériel (cf. chap.  4)
                   est très extensive. Elle est reliée aux pratiques, représentations,
                   expressions, connaissances et savoir-faire portés par des commu-
                   nautés, des groupes ou des individus. Ce patrimoine est créé, trans­­
                   ­mis de génération en génération, et recréé en permanence. Cette
                    définition est donc étroitement liée aux notions de capital social et
                    de capital culturel. Néanmoins, la frontière avec les autres formes
                    de patrimoine est perméable. En effet, le patrimoine immatériel
                    est strictement associé au patrimoine matériel, dont il se distingue
                    toutefois par la volatilité ou fragilité de ses composantes : ainsi les
                   récits mythiques ou les toponymies disparaissent-ils avec les langues
                    qui permettent leur expression. Dans les faits, patrimoine matériel
                    et immatériel interagissent.
                        Le patrimoine apparaît bien comme constituant un système qui
                    donne sa cohérence à l’ensemble des biens, matériels ou immaté-
                    riels, qui le compose. Il convient donc d’affirmer, avec force, que le
                    patrimoine constitue un système et non une série d’isolats. C’est
                    bien ce qu’illustre le cas du patrimoine breton (cf. chap 3) avec la
                    création d’itinéraires de découverte et l’utilisation du patrimoine
                    dans le cadre d’activités diverses faisant revivre les traditions
                    locales.
                        Pour un patrimoine reconnu donné, il semblerait, tout au plus,
                    que l’on puisse parler d’une plus forte présence de biens matériels
                    ou immatériels. Ce constat permettrait donc, éventuellement, de
                    parler, de façon lapidaire, de patrimoine matériel ou immatériel.
                    Cette position semble confortée par le fait que, économiquement, le
                    patrimoine dit immatériel est largement valorisé par la médiation de
                    biens, essentiellement de produits artisanaux ou de services, tout
                    particulièrement touristiques. Mais, en dynamique, du point de vue
                    du processus de patrimonialisation, il semble que l’émergence d’un
                    patrimoine immatériel ne soit pas radicalement différente de celle
                    du patrimoine dit matériel. Les deux engagent un processus de
                    reconnaissance, via différentes formes politiques, administratives et
                    techniques alliant opérations de classement, de protection, et forma-
                    tions de personnels spécialisés.

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                  La patrimonialisation : un processus

                     Un processus de patrimonialisation peut être défini comme le
                  passage d’un patrimoine en puissance à un patrimoine reconnu en
                  tant que bien collectif, caractérisé tout à la fois par ses dimensions
                  économiques, sociales, environnementales et culturelles. Ces diffé-
                  rentes dimensions, d’importances relatives variables selon les types
                  considérés de patrimoine reconnu, confèrent à ce patrimoine une
                  valeur qui justifie, pour la collectivité considérée, sa conservation
                  pour transmission aux générations futures. Il s’agit bien d’un
                  processus de reconnaissance de cet ensemble de biens en tant que
                  bien collectif.
                     En premier lieu, il apparaît que le déroulement même de ce
                  processus est variable selon les territoires et qu’il est fortement
                  influencé par la nature de la demande sociale, souvent plurielle, car
                  elle a une forte dimension identitaire. Dans chaque cas, la nature du
                  processus de patrimonialisation est variable selon ses initiateurs, les
                  logiques des acteurs de cette patrimonialisation, leurs modèles,
                  imaginaires, référents et anticipations, les conflits entre acteurs et
                  les formes de l’appropriation locale de ce processus.
                     La place du patrimoine dans les processus de socialisation doit
                  être nettement soulignée, en particulier à travers de nouvelles
                  for­­mes de sacralisation qui lui sont liées. Il en est de même de sa
                  fonction identitaire et de son rôle en tant qu’élément fédérateur de
                  la volonté d’une population de vivre ensemble. L’importance de la
                  place, potentielle ou effective, du patrimoine dans le processus
                  éducatif des jeunes générations est à remarquer. Mais ces fonctions
                  favorables à la cohésion sociale n’empêchent pas l’existence de
                  conflits d’usage, relatifs à ce patrimoine, qui ne sont pas toujours
                  aisés à résoudre. C’est, en particulier, le cas lorsque s’affrontent des
                  usages religieux et de loisirs. De nombreux conflits se nouent donc
                  autour des enjeux de la patrimonialisation et, étant donné le
                  processus de valorisation qu’elle nourrit, à propos de l’identification
                  des «  propriétaires  » des sites et objets reconnus.
                     Dès lors, pour régler ces conflits et ceux liés à une urbanisation
                  qui met en danger ce patrimoine, la question de la gouvernance des
                  territoires et de leur emboîtement est à analyser systématiquement.
                  En effet, l’importance de la gouvernance provient de la nécessité
                  d’élaborer une convention patrimoniale, formelle ou informelle.
                  Mais, cette démarche est, souvent, la source d’un enchevêtrement
                  de réglementations, contreproductif quant à la valorisation du patri-
                  moine.

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                       La reconnaissance d’un patrimoine est le résultat d’un compromis
                   entre acteurs tout autant que le produit d’une politique qui peut être
                   imposée par le haut. Dans un contexte de faiblesse administrative et
                   politique des autorités locales, sans parler des problèmes de corrup-
                   tion et de non maîtrise de l’information, l’élaboration de règles,
                   accompagnées de contrôle et de sanctions pour les contrevenants,
                   est pour le moins difficile. Les heurts et les conflits entre acteurs ne
                   peuvent qu’en être renforcés. Les différents réseaux d’acteurs s’af-
                   frontent pour définir des règles ou y échapper, contrôler des institu-
                   tions. En fait, les diverses parties prenantes sont d’autant plus
                   susceptibles d’entrer en conflit que, dans le contexte actuel de glo­­
                   balisation, les processus de développement sont très souvent bru­­
                   taux, rapides et accompagnés de modalités variées de prise de
                   contrôle externe, souvent incomprises des populations locales.
                       Les logiques comportementales des acteurs, au moins potentiels,
                   de la patrimonialisation sont diverses et ne sauraient être séparées
                   des modèles de développement local auxquels ils se référent. Or ces
                   modèles sont eux-mêmes divers. Les conceptions chinoises centrées
                   sur la réalisation de villes nouvelles et la rénovation massive ne
                   semblent guère en phase avec la conception patrimoniale occiden-
                   tale. Celle-ci peut alors apparaître comme «  une vieillerie de Blanc  »
                   pour reprendre une expression utilisée à Porto-Novo.
                       Aussi, la mise en œuvre d’une politique patrimoniale ne va pas
                   de soi. Il en est tout particulièrement ainsi quand, sous la pression
                   de l’extérieur (UNESCO, Banque mondiale, Coopération décentra-
                   lisée...), une véritable appropriation locale du processus de patrimo-
                   nialisation ne s’effectue pas en profondeur et en relation étroite avec
                   les réalités du développement territorial.
                       Dans le cas d’un processus de patrimonialisation initié de l’exté-
                   rieur du territoire, sa pérennité est d’autant plus fragile qu’il se
                   traduit par une dépossession des populations résidentes, non seule-
                   ment de sa conduite, mais aussi de l’essentiel de ses bénéfices
                   économiques. Ce phénomène est même aggravé en cas d’éviction
                   des habitants les plus pauvres des quartiers patrimonialisés ou en
                   voie de l’être. Ces constats conduisent donc à porter l’analyse sur
                   les populations concernées. Ainsi, dans les Carpates (cf. chap.  5),
                   l’importance des mouvements historiques des populations com­­­
                   plique la reconnaissance patrimoniale des églises en bois du fait de
                   la quasi-disparition des populations qui les avaient édi­­fiées.
                       Certes, la mise en route d’un processus de patrimonialisation peut
                   être déclenchée par une intervention internationale ou nationale,
                   qu’il s’agisse du classement au patrimoine mondial de l’UNESCO

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                  ou, plus modestement, de l’action d’une ONG extérieure. Mais, il
                  apparaît qu’est essentielle, pour la valorisation durable d’un patri-
                  moine, son appropriation par les populations résidentes sur le terri-
                  toire considéré.

                  Les pouvoirs publics clés du processus de patrimonialisation

                      Il est donc nécessaire d’analyser le jeu des différents acteurs
                  concernés et les conflits qui peuvent surgir entre eux quant à la
                  reconnaissance, en tant que patrimoine, de tel ou tel ensemble de
                  biens. Du fait de leur diversité, tous ces acteurs localisés, qui sont
                  situés à différents échelons territoriaux, ont des logiques comporte-
                  mentales et des intérêts différents. Selon la nature de ces derniers, le
                  processus de patrimonialisation variera fortement d’un territoire à
                  l’autre, ce qui implique d’introduire dans l’analyse la dimension
                  politique et institutionnelle des rapports sociaux.
                      La nécessaire appropriation du patrimoine par la population
                  confère un rôle essentiel à la multitude des associations locales qui
                  s’impliquent dans les processus de patrimonialisation et la gestion
                  du patrimoine. Elles jouent en effet un rôle décisif en la matière,
                  tout particulièrement en ce qui concerne le patrimoine modeste qui,
                  du fait de la diversité et du nombre des biens qui le constituent,
                  échappe, pour une bonne part, aux instances officielles. En particu-
                  lier, le travail bénévole de restauration et d’animation accompli dans
                  le cadre associatif est une source irremplaçable de ressources pour
                  la mise en valeur du patrimoine. Mais, parmi les acteurs locaux, il
                  ne suffit pas d’identifier les groupes reconnus officiellement tels que
                  des associations enregistrées. Il faut tenir compte de groupes infor-
                  mels ou d’autorités traditionnelles, tels que les sociétés secrètes, les
                  prêtres, les rois à Porto-Novo (cf. chap.  7) qui incitent au respect
                  de diverses règles susceptibles de peser fortement sur les projets
                  urbains.
                      Dès lors, pour qu’un processus de patrimonialisation soit favo-
                  rable au développement, il est fondamental que l’action de tous ces
                  groupes se coordonnent et que des arbitrages soient rendus entre
                  leurs intérêts divergents. C’est là, essentiellement, le rôle des pou­­­
                  voirs publics. De ce fait, le contexte politique et administratif joue
                  un rôle décisif dans les processus de patrimonialisation. Il le joue à
                  plus d’un titre. D’une part, l’élaboration d’un cadre juridique (codes
                  d’urbanisme, permis de construire, zones de protection...) est une
                  activité régalienne par excellence. Elle suppose de plus que ces

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                   autorités aient la capacité administrative et juridictionnelle de les
                   faire respecter. D’autre part, les pouvoirs publics susceptibles de
                   jouer ce rôle de coordination et d’arbitrage se situent à divers
                   niveaux territoriaux allant du local à l’international. Or ces autorités
                   publiques n’ont pas nécessairement les mêmes logiques d’action.
                   Les conceptions de la patrimonialisation de l’UNESCO ou de la
                   Banque mondiale ne sont pas nécessairement celles des autorités
                   locales qui peuvent, elles-mêmes, différer de celles des pouvoirs
                   publics nationaux.
                       Ce rôle essentiel des pouvoirs publics l’est non seulement par
                   l’apport de financements publics, mais aussi par l’aptitude des élus
                   locaux à coordonner et stimuler, ou, au contraire à freiner, les initia-
                   tives privées. De plus, ils sont à même d’initier des projets à des
                   niveaux géographiques et administratifs (regroupements de commu-
                   nautés de communes, département) plus larges que ceux d’origine
                   privée, inévitablement plus localisés et dispersés.
                       Mais, dans chaque cas, sont déterminantes la nature, la place et la
                   force relative, tant économique que politique ou sociale, des divers
                   acteurs intervenant ou susceptibles d’intervenir dans le processus de
                   patrimonialisation ou de gestion du patrimoine. Ainsi, dans le cas
                   de Lalibela (cf. chap.  6), les acteurs dominants sont l’État central,
                   l’Église et les bailleurs internationaux. Son classement au patri-
                   moine mondial y renforce l’incitation à intervenir de l’État central,
                   en facilitant l’obtention de financements internationaux. Pour un
                   Pays moins avancé (PMA) comme l’Éthiopie, de tels apports finan-
                   ciers extérieurs sont relativement importants pour les finances publi-
                   ques et extérieures du pays. Le cas du Shekhawati (cf. chap.  8) est à
                   l’opposé, non seulement parce que la puissante Union indienne n’a
                   rien d’un PMA, mais aussi parce que cette région en est à l’aube
                   d’un processus de patrimonialisation où l’État indien n’a pas d’inci-
                   tation à intervenir.
                       Ainsi, l’impact du patrimoine sur le développement local dépend
                   largement de la capacité des autorités publiques locales à agir de
                   façon coordonnée entre elles et avec les autres acteurs. De la sorte
                   peut être limitée une mise en valeur désordonnée du patrimoine ou,
                   plus encore, son exploitation par quelques individus qui n’en
                   supportent pas les coûts. Ce que les économistes analysent sous les
                   termes d’extraction d’une rente et de comportement de passager
                   clandestin.

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                  La patrimonialisation, facteur de développement local

                     L’étroite imbrication existant entre le processus de patrimoniali-
                  sation et sa nature d’une part, et les réalités économiques et sociales
                  du territoire considéré d’autre part, invite à mettre l’accent sur l’im-
                  pact de la patrimonialisation sur le développement économique
                  local à travers le rôle décisif du facteur humain qui lui est lié et de
                  ses effets d’entraînement économique.

                  Le rôle décisif du facteur humain

                      Le poids de l’histoire est particulièrement fort quant aux moda-
                  lités d’émergence et de valorisation du patrimoine. La nostalgie de
                  sociétés disparues, la quête contemporaine de racines territoriales
                  permettent de valoriser, en s’appuyant sur cette volonté répandue
                  d’identification, aussi bien des monuments que le patrimoine
                  modeste. Il en est de même de l’intérêt soulevé par les modes de vie
                  du passé et que recréent, certes artificiellement, des centres d’inter-
                  prétation consacrés à des activités anciennes, comme, par exemple
                  en Bretagne finistérienne (cf. chap. 3) la filière du pain, reconstituée
                  de la moisson au four en passant par les moulins à vent.
                      Dans le cas d’un patrimoine issu d’activités économiques dispa-
                  rues (mines fermées, usines abandonnées...), la valorisation ne peut
                  passer que par la création de musées, de centres de mémoire, de
                  manifestations culturelles destinées, en premier lieu, à attirer des
                  touristes. Pour y parvenir, il est indispensable de sauvegarder ou
                  de retrouver des savoir-faire anciens. Il s’agit, en premier lieu, des
                  métiers liés à la restauration et la maintenance du patrimoine
                  reconnu, qu’il s’agisse d’artisans ou d’architectes qui peuvent être
                  également utiles pour d’autres actions de développement. Cette
                  sauvegarde ou renaissance de métiers traditionnels est d’autant plus
                  difficile à résoudre que les activités de restauration, des monuments
                  ou des objets d’art anciens, n’exigent plus forcément la maîtrise
                  complète de ces techniques du passé ou que le coût de leur utilisa-
                  tion serait exorbitant.
                      L’insuffisance ou la trop grande rotation, due aux faibles rému-
                  nérations et à des emplois souvent saisonniers, de personnels quali-
                  fiés de restauration mais aussi de gestion patrimoniale sont égale-
                  ment un frein fréquent à la mise en place de chantiers de restauration,
                  de structures d’accueil pérennes ou d’animations régulières dont le
                  financement stable est le plus souvent problématique.

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                       Dans les cas où, comme pour la tapisserie d’Aubusson (cf. chap. 4),
                   il demeure une activité économique, certes en déclin mais réelle, la
                   question est alors de savoir si elle peut être maintenue durablement
                   et même relancée. Dans un tel contexte, la formation de travailleurs
                   qualifiés devient un enjeu décisif pour la viabilité des savoir-faire,
                   en tant que patrimoine immatériel à sauvegarder, mais aussi pour la
                   production. En effet, l’évolution de l’activité ne permet générale-
                   ment plus de recourir à la transmission familiale ou par l’apprentis-
                   sage chez des artisans de moins en moins nombreux et éventuelle-
                   ment en difficulté économique.
                       Mais, la concurrence, entre agents économiques, peut être plus
                   large et ne pas concerner que la compétition pour s’attacher les ser­­­
                   vices des rares travailleurs compétents. En effet, les différentes
                   firmes, qui fondent leur activité sur les savoir-faire traditionnels
                   et donc sur le patrimoine immatériel, peuvent avoir des intérêts
                   fortement divergents. Ainsi les artistes/artisans tapissiers semblent
                   craindre la concurrence des produits moins chers des firmes qui
                   délocalisent une partie de leur production. Or l’usage d’une image,
                   valorisée par un patrimoine immatériel, pour la vente de produits,
                   en particulier aux touristes, peut dégrader cette image ou profiter à
                   des productions réalisées ailleurs.
                       Une autre forme de concurrence peut apparaître, quand coexis-
                   tent, sur un territoire, des biens patrimoniaux différents, espaces
                   naturels, églises en bois, châteaux1. Les gestionnaires de ces diffé-
                   rents biens patrimoniaux peuvent s’affronter pour l’accès au finan-
                   cement de leur entretien ou de leur restauration et pour la captation
                   des touristes. La volonté et la capacité de ces acteurs territoriaux de
                   conduire des actions de coopération afin de créer des synergies entre
                   eux est une condition fondamentale pour que la patrimonialisation
                   ait un impact significatif sur le développement local,

                   Les effets d’entraînement économique de la patrimonialisation

                      La patrimonialisation a de fortes implications économiques, liées
                   aux augmentations de revenus et aux créations d’emplois qu’elle
                   entraîne. Elle peut être à l’origine d’un cercle vertueux de dévelop-
                   pement local. En effet, si le patrimoine permet d’accroître les
                   richesses du territoire, cet enrichissement permet à son tour de
                   dégager les ressources nécessaires pour investir dans le champ patri-

                        1. Ce que l’on observe dans le cas des Carpates.

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                  monial, investissements qui sont la source potentielle d’un dévelop-
                  pement local futur renforcé.
                      Ainsi, faciliter l’accès au territoire, qu’il s’agisse d’équipements
                  lourds tels que l’amélioration des infrastructures de transport ou
                  plus légers d’information et de signalisation, pour permettre une
                  valorisation touristique du patrimoine peut être bénéfique à d’autres
                  activités économiques locales.
                      Tous les programmes de développement local tablent, avec plus
                  ou moins d’ampleur certes, sur une valorisation du patrimoine per­­
                  mettant une progression de l’activité touristique. Mais, celle-ci peut
                  prendre des formes très différentes selon qu’il s’agit de tou­­­risme de
                  loisir, d’affaires... Des touristes en court séjour n’ont pas les mêmes
                  attentes et leur présence n’entraîne pas les mêmes effets économi-
                  ques et sociaux que celle des résidents temporaires en villégiature.
                  Le touriste de passage est sensible aux facilités d’accès et de circu-
                  lation, au décor. à l’inverse, le résident en villégiature valorise le
                  cadre de vie, la qualité des habitations, l’existence de lieux de ren­­­
                  contre ou de déambulation douce.
                      Selon la nature et l’intensité de la fréquentation touristique, les
                  conséquences du développement du tourisme sont très variables.
                  Certains lieux patrimonialisés, marqués par un tourisme de masse,
                  peuvent subir de graves dégradations, en particulier environnemen-
                  tales. Dans d’autre cas, le risque est, à l’inverse, que des investisse-
                  ments importants destinés à l’accueil d’un grand nombre de touristes
                  ne soient pas rentables faute d’une fréquentation suffisante.
                      Dans tous les cas, la conséquence essentielle d’une trop grande
                  polarisation de la valorisation du patrimoine grâce à l’apport du
                  tou­risme est qu’elle entraîne une dégradation de la situation des
                  populations locales. Celle-ci peut prendre des formes variées, telles
                  qu’un enchérissement du foncier. Les habitants anciens éprouvent
                  alors des difficultés pour acheter des immeubles, dont le coût est en
                  relation directe avec l’évolution des prix du foncier, souvent poussé
                  à la hausse par l’arrivée de nouvelles populations plus aisées (gentri-
                  fication) et par la demande de résidences secondaires. De plus, l’ac-
                  cent mis sur le tourisme peut utiliser des ressources qui auraient pu
                  être consacrées à des besoins essentiels d’éducation et de santé. Il
                  peut également être la source d’occasions supplémentaires de
                  corruption, d’un accroissement des inégalités selon que les habitants
                  participent ou non à l’activité touristique, ou encore d’une captation
                  de l’apport du tourisme par des agents extérieurs au territoire.
                      Ce risque est particulièrement sensible pour les territoires de
                  petite taille ou pauvre, comme ceux du monde rural ou de régions

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                   situées dans des pays moins avancés (PMA). Dans ces cas, les effets
                   d’entraînement du développement local, dus aux dépenses des visi-
                   teurs (le mécanisme de multiplication des économistes), sont limités
                   par le transfert de la plus grande part de celles-ci dans les villes ou
                   pays voisins, fournissant services et biens que ne produisent pas ces
                   territoires. De plus, la faiblesse des ressources tant humaines, du fait
                   d’une population peu dense ou peu qualifiée, que financières, du fait
                   d’une activité économique locale réduite, limite, en l’absence d’ap-
                   puis extérieurs, régionaux, nationaux ou internationaux, les capa-
                   cités de valorisation patrimoniale des territoires les moins riches.
                      Il convient donc d’être très prudent quant au discours fréquent
                   des élus et des professionnels relatif à l’impact positif d’une valori-
                   sation touristique du patrimoine sur le développement local. Il s’agit
                   d’identifier sa place dans le système productif local. Mais cette
                   analyse ne saurait être statique. Elle doit être conduite en dynamique
                   en tenant compte de l’évolution de ce patrimoine au cours des
                   dernières décennies et des perspectives d’avenir.
                      La question essentielle est celle de la complémentarité suscep-
                   tible d’exister entre le patrimoine, secteur producteur de services
                   patrimoniaux, et les autres secteurs productifs. Ainsi, en zone rurale,
                   apparaît particulièrement importante l’articulation entre le patri-
                   moine, attirant les touristes, et l’activité agricole. Le patrimoine
                   peut alors être un des éléments clés d’un système productif territo-
                   rial. Aussi, même s’il en est un élément important, le tourisme n’est
                   pas la seule voie de valorisation d’un patrimoine. L’amélioration de
                   l’image extérieure du territoire, l’identification de la spécificité de
                   ses productions, le renforcement de la cohésion de sa population en
                   sont d’autres.

                                                                  *
                                                               *         *

                      Ce sont ces quelques éléments de synthèse que les chapitres qui
                   suivent développent et enrichissent, sous des angles et des appro-
                   ches variés, à partir des terrains, très divers, de territoires situés tant
                   en Europe qu’en Afrique ou Asie

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