Perceptions et représentations des étudiants en médecine concernant leur exposition aux risques psychosociaux au cours du deuxième cycle des ...

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Perceptions et représentations des étudiants en médecine concernant leur exposition aux risques psychosociaux au cours du deuxième cycle des ...
Pédagogie Médicale 22, 103-115 (2021)
© SIFEM, 2021
https://doi.org/10.1051/pmed/2021019
                                                                                                              Disponible en ligne :
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    RECHERCHE   ET PERSPECTIVES

Perceptions et représentations des étudiants en médecine concernant
leur exposition aux risques psychosociaux au cours du deuxième cycle
des études médicales en France. Modèle conceptuel du huis clos
psychique et enjeux pédagogiques
Perceptions and representations of medical students concerning their exposure to
psychosocial risks during the second cycle of medical studies in France.
Conceptual framework of the psychic “huis clos” and pedagogical issues
Marion LAJZEROWICZ1, Claudi LANDI1, Bruno CHICOULAA1, Pierre MESTHÉ1, Stéphane OUSTRIC1,2,3,
et Emile ESCOURROU1,2,3,*
1
    Département universitaire de médecine générale – Faculté de médecine Rangueil, Université Paul Sabatier Toulouse III,
    Toulouse, France
2
    Maison de santé pluriprofessionelle universitaire La Providence, Toulouse, France
3
    Maintain Aging Research team, CERPOP, Université de Toulouse, Inserm, Université Paul Sabatier, Toulouse, France
            Manuscrit reçu le 23 décembre 2020 ; commentaires éditoriaux formulés aux auteurs le 13 avril et le 21 juin 2021 ;
            accepté pour publication le 22 juin 2021

            Résumé -- Contexte : Les étudiants en médecine de deuxième cycle sont particulièrement exposés aux risques
            psychosociaux et d’épuisement professionnel. La prise de conscience de ces risques est une étape nécessaire pour
            pouvoir bénéficier de mesures de prévention. Objectifs : Explorer les perceptions et représentations des
            étudiants en médecine concernant les risques psychosociaux auxquels ils sont exposés ; en dégager des enjeux
            didactiques et pédagogiques. Méthodes : Étude qualitative menée à l’Université de Toulouse (France) par
            entretiens semi-dirigés auprès des étudiants en médecine, jusqu’à la saturation des données. L’analyse des
            données a été réalisée selon la méthode de la théorisation ancrée, avec la triangulation des chercheurs.
            Résultats : Treize entretiens ont été réalisés. Les risques psychosociaux étaient retrouvés à travers l’expression
            des difficultés vécues mais la notion de risque y était peu rattachée. Le sentiment de non-légitimité, le poids de la
            hiérarchie, le dogme du médecin infaillible, le tabou des difficultés avec la neutralisation des émotions formaient
            un huis clos psychique contraignant la réflexion vers l’analyse des risques. L’origine de ce huis clos semblait être
            le curriculum caché des études de médecine. L’éclairage du curriculum caché, en interaction avec le
            développement d’une pratique réflexive et des enseignements de sciences humaines, pourrait favoriser l’analyse
            des risques mais également participer au développement du professionnalisme des étudiants. L’intégration de
            ces notions dans les enseignements et dans le quotidien des stages pourrait être encouragée. Conclusion :
            Amener les étudiants, et leurs formateurs, vers la reconnaissance et la légitimation des difficultés présentes dans
            les études de médecine s’inscrit dans une démarche de promotion du bien-être et de renforcement des
            compétences cliniques et humaines des étudiants.

            Mots clés : étudiants en médecine, deuxième cycle des études de médecine, risques psychosociaux, épuisement
            professionnel, réflexivité, curriculum caché, pédagogie, prévention

            Abstract. Background: Pre-graduate medical students are particularly at risk for psychosocial risks and
            burnout. Awareness of these risks is a necessary step in order to benefit from preventive measures. Objectives:
            To explore medical students’ perceptions and representations of the psychosocial risks to which they are

*Correspondance et offprints : Emile ESCOURROU. Faculté de médecine Rangueil, Université Paul Sabatier, Département
universitaire de médecine générale, 133 route de Narbonne, 31400 Toulouse, France. Mailto : emile.escourrou@dumg-toulouse.fr.
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          exposed; to identify didactic and pedagogical issues. Methods: Qualitative study conducted at the
          University of Toulouse (France) by means of semi-directed interviews with medical students, until the data
          were saturated. Data analysis was carried out using the grounded theory method, with triangulation of the
          researchers. Results: Thirteen interviews were conducted. Psychosocial risks were found through the
          expression of difficulties experienced, but the notion of risk was not very closely linked to it. The feeling of
          non-legitimacy, the weight of the hierarchy, the dogma of the infallible doctor, the taboo of the difficulties
          including the neutralization of the emotions formed a psychic enclosure (huis clos) constraining the reflection
          towards the analysis of the risks. This mental enclosure could stem from the hidden curriculum in medical
          studies. Revealing the hidden curriculum, in interaction with the development of reflexivity and the teaching
          of humanities and ethics, could promote the analysis of the risks and also participate in the development of
          students’ professionalism. The integration of these notions into the academic programs and into hospital
          clinical clerkships could be encouraged. Conclusion: Steering students and their trainers to recognize and
          legitimize the difficulties present in medical studies is part of an approach that promotes well-being and
          strengthens students’ clinical and human skills.

          Keywords: medical students, clinical clerkship years, psychosocial risks, burnout, reflexivity, hidden
          curriculum, pedagogy, prevention

Introduction                                                           Le deuxième cycle qui lui fait suite s’étend de la
                                                                   quatrième à la sixième année ; il correspond à la phase
Contexte
                                                                   clinique des études et est sanctionné par le diplôme de
Risques psychosociaux et épuisement professionnel chez             formation approfondie en sciences médicales (DFASM).
les étudiants en médecine                                          Les étudiants y suivent un apprentissage pratique en
                                                                   stage, essentiellement en milieu hospitalier (« externat »),
     Les risques psychosociaux sont définis comme un                en plus de l’enseignement théorique facultaire et de la
ensemble de contraintes professionnelles susceptibles de           préparation aux épreuves classantes nationales (ECN) qui
mener un individu exposé vers l’épuisement psychique,              ont lieu au terme de la sixième année actuellement
alors appelé épuisement professionnel ou burnout [1]. Six          (réforme en cours). Le classement des étudiants y est
grandes familles de risques psychosociaux ont été établies :       déterminant pour l’entrée en troisième cycle (ou « inter-
exigences du travail en termes de charge et amplitude              nat »), sanctionné par un diplôme d’études spécialisées
horaire, exigences psychologiques (émotionnelles ou                (DES). Ce classement conditionne l’accès à la filière de
cognitives), faible autonomie et marge de manœuvre,                formation spécialisée souhaitée et le choix de la ville
rapports sociaux et relations de travail dégradés, conflits         universitaire de formation ; il détermine également les
éthiques et de valeur, insécurité socio-économique [2].            affectations de stage tout au long du troisième cycle.
     Les étudiants en santé y sont particulièrement exposés            Le deuxième cycle semble être une période particuliè-
[1]. En France, en 2017, une grande enquête portant sur la         rement à risque d’épuisement psychique (longue prépara-
santé mentale des étudiants en médecine dévoilait une              tion aux épreuves classantes, surcharge de travail, stages
situation alarmante avec une forte prévalence de troubles          difficiles, etc.) [4,5]. En 2018, une méta-analyse inter-
anxieux (66 %) et dépressifs (27,7 %) [3]. Les ministères de       nationale estimait la prévalence du burnout avant
la santé et de l’enseignement supérieur ont alors confié à          l’internat à près d’un étudiant sur deux [6].
Donata Marra (médecin psychiatre spécialisée en psycho-
neuro-pédagogie) une mission d’analyse exhaustive
concernant le mal-être des étudiants. La prévention des            Problématique
risques psychosociaux était au cœur des recommandations
émanant du rapport publié à l’issue de cette mission en                Malgré les constats précédents, la prise en compte du
2018 [4].                                                          risque psycho-social au cours du deuxième cycle reste
                                                                   insuffisante [6]. Une des problématiques relevée par le
Déroulement des études de médecine en France et                    rapport Marra est que « les étudiants en difficulté ne sont
particularité du deuxième cycle                                    pas toujours conscients de ces difficultés » [4]. L’absence
                                                                   d’identification et de repérage des premiers signaux
   Jusqu’en 2020, l’accès aux études de médecine en                d’alerte mais aussi la crainte d’une stigmatisation ont
France est conditionné par la réussite au concours                 été supposées [4].
d’entrée. Il est suivi de deux années d’apprentissage                  Les mesures gouvernementales pour le bien-être des
théorique, dédiées essentiellement aux disciplines biologi-        étudiants en santé [7] élaborées suite au rapport Marra [4]
ques, l’ensemble constituant le premier cycle, sanctionné          préconisent que les éléments de prévention des risques
par le diplôme de formation générale en sciences médicales         psychosociaux soient intégrés dans la réforme du deuxième
(DFGSM).                                                           cycle des études de médecine prévue en 2020–2021 en
Risques psychosociaux et épuisement professionnel chez les étudiants en médecine                         105

France. L’introduction d’un « module transversal concer-        Phase exploratoire
nant les risques psychosociaux » dans la formation des
étudiants fait partie de ces mesures [7]. Mais comment               La première étape a concerné la délimitation du sujet
parler des risques psychosociaux et du risque d’épuisement      d’étude par une recherche bibliographique initiale portant
professionnel à des étudiants qui ne semblent pas en avoir      sur les thèmes généraux de l’étude afin, d’une part, de
conscience ?                                                    dégager ce qui restait encore méconnu ou non exploré dans
    Les différentes enquêtes et études sur la santé mentale     le champ de recherche et, d’autre part, d’orienter le choix
des étudiants en médecine sont des études quantitatives         des premiers profils à interroger. En effet, le constat issu de
pour la plupart ; elles n’explorent pas la conscience qu’ont    la littérature, selon lequel les étudiants n’ont pas
les principaux concernés de ces risques et la manière dont      suffisamment conscience de leur exposition aux risques
ceux-ci sont perçus.                                            psycho-sociaux, a incité les chercheurs, dans le cadre de la
    Ce questionnement spécifique sur les étudiants de            phase exploratoire, à interroger des étudiants dont le profil
deuxième cycle apparaît d’autant plus important qu’il           pouvait être décrit comme plutôt « sensible » ou « expres-
s’agit de futurs médecins, en construction identitaire          sif » à l’égard des difficultés identifiées dans les études, ou
débutante, encore mouvante, et que « les mécanismes             au contraire comme plutôt « impassible » ou « distant »
d’adaptation utilisés sur les bancs de l’université risquent    vis-à-vis de celles-ci.
fort d’être ceux auxquels ils auront recours pendant leur            L’immersion dans le terrain d’enquête a ainsi débuté à
pratique médicale » [8].                                        travers des entretiens exploratoires menés auprès d’étu-
                                                                diants de deuxième cycle des facultés de médecine de
Objectif                                                        Toulouse. Les échanges étaient suscités autour de deux
                                                                grandes questions ouvertes : l’une portant sur le vécu
    L’objectif de cette étude était d’explorer les percep-      global du deuxième cycle et l’autre sur les représentations
tions et les représentations des étudiants en médecine          de l’étudiant concernant la problématique de l’épuisement
concernant les risques psychosociaux auxquels ils sont          professionnel (guide d’entretien 1). Le terme générique de
exposés pendant le deuxième cycle de leurs études. Cette        burnout a délibérément été utilisé auprès des étudiants lors
recherche a pour but d’apporter des éléments de                 de cette première phase de recherche pour tenter d’obtenir
compréhension sur l’apparent manque de conscience des           un discours libre sur cette large thématique, dans la
étudiants vis-à-vis de leur particulière vulnérabilité et       logique d’un recueil inductif exploratoire. L’étudiant
s’intègre dans les processus actuels de transformation          pouvait ainsi s’exprimer sur le phénomène de l’épuisement
pédagogique des études de médecine en France en 2020–           professionnel en lui-même mais également, spontanément,
2021.                                                           le relier ou non à des difficultés particulières.

Méthodes                                                        Phase de problématisation
Milieu d’étude
                                                                    Les résultats de la phase exploratoire ont permis
    La population de l’étude était celle des étudiants en       d’approfondir la problématisation de la question de
médecine de deuxième cycle et de l’immédiat après               recherche et d’orienter le choix de la méthode d’analyse
deuxième cycle (premier semestre d’internat) des deux           adaptée.
facultés de médecine de l’Université Toulouse III-Paul              Malgré l’expression par les étudiants des nombreuses
Sabatier (Faculté de médecine Rangueil et Faculté de            difficultés rencontrées au cours du deuxième cycle et leur
médecine Purpan).                                               connaissance théorique de la problématique de l’épuise-
    Lors de la période de recueil des données, les              ment professionnel, les chercheurs ont mis en évidence une
curriculums des deux facultés concernées par l’étude            certaine difficulté pour les étudiants à se sentir directe-
s’inscrivaient dans une approche pédagogique proche,            ment concernés et à se considérer personnellement à
associant des apprentissages quotidiens en stage à des          risque. Il a alors été choisi d’explorer les éléments pouvant
temps d’enseignement plus décontextualisés, hors stage.         influer sur la prise de conscience par l’étudiant de son
L’enseignement hors stage, lorsque c’était possible, était      exposition à ces risques, sur la base d’une expérience
intégré et en cohérence avec la discipline du stage clinique.   personnelle et concrète. Pour cela, les chercheurs ont tenté
Cet enseignement hors stage était basé sur l’approche par       de faire émerger les processus de réflexion et les modes de
la résolution de problèmes avec comme support des               réaction de l’étudiant face à une situation vécue per-
situations cliniques inventées ou authentiques traitées         sonnellement comme difficile. Le guide d’entretien a
par les étudiants de même niveau, regroupés par groupes         évolué en ce sens (faisant décrire à l’étudiant une telle
de 20 à 30 environ, avec un enseignant expert.                  situation puis le questionnant sur les potentiels retentis-
                                                                sements perçus et conséquences).
Devis méthodologique                                                L’analyse par théorisation ancrée, approche épistémo-
                                                                logique et méthodologique inductive permettant la
   L’étude a été menée dans une perspective de recherche        théorisation d’un phénomène ou d’un ensemble de
qualitative en sciences sociales, déroulée en trois phases      phénomènes à partir de données empiriques [10], a été
successives [9].                                                choisie pour la suite de l’étude.
Tableau I. Caractéristiques principales de l’échantillon des sujets interrogés.
                                                                                                                                                                                                                                                                                   106

Caract. /Sujets     Sujet 1             Sujet 2     Sujet 3     Sujet 4           Sujet 5            Sujet 6               Sujet 7                       Sujet 8               Sujet 9            Sujet 10              Sujet 11      Sujet 12           Sujet 13

Genre               Homme               Femme       Homme       Femme             Homme              Femme                 Femme                         Homme                 Homme              Homme                 Homme         Homme              Femme

Âge (ans)           24                  24          22          23                24                 22                    23                            43                    31                 24                    22            24                 21

Niveau              Termine             Termine le Débute le    Débute le         DFASM3             DFASM2                DFASM1                        1er semestre          DFASM3             Termine le            Termine le    Débute le          Débute le DFASM2
d’études            le DFASM2           DFASM3 DFASM2           DFASM3            (6e année)         (5e année)            (4e année)                    internat de           (6e année)         DFASM2                DFASM2        DFASM2             (4e année)
                        e                   e           e           e                                                                                                                               e                       e             e
                    (5 année)           (6 année) (5 année) (6 année)                                                                                    psychiatrie                              (5 année)             (5 année)     (5 année)
Spécialité          Non encore          Médecine    Non encore Chirurgie          Ophtalmologie      Non encore            Spécialité médico-            Psychiatrie           Médecine           Oncologie ou          Oncologie ou Médecine            Non encore défini
souhaitée           défini               générale    défini       orthopédique                         défini                 chirurgicale                                        générale           médecine générale     réanimation   générale
                                                                pédiatrique
Profession          –                   –           –           –                 Médecin            Médecin               Médecin urologue (père)       –                     Médecin            Médecin généraliste –               –                  –
médicale                                                                          généraliste (père) radiologue            et infirmière de bloc (mère)                         spécialiste        syndicaliste (père)
des parents                                                                       et secrétaire      (père) et                                                                 (père)
                                                                                  médicale (mère) infirmière (mère)
Particularités du –                     –           –           –                 Césure de 1 an     –                     3 années de PACES             Ancien biologiste     Licences de        1re PACES             –             Année d’Erasmus Entrée en PACES
parcours d’études                                                                 (voyages)                                (période particulièrement     dans la police        philosophie        particulièrement                    en Allemagne       à l’âge de 16 ans
                                                                                  en début de                              difficile)                     scientifique           et d’anglais,      difficile                            puis césure de     Travail extra-
                                                                                  6e année suite à                                                       Passerelle vers les   Master de                                              1 an avant la      universitaire en
                                                                                  un épuisement                                                          études de médecine littérature                                               4e année           restauration pour
                                                                                  professionnel                                                          à 36 ans              anglaise                                               (voyages et travail financer ses études
                                                                                                                                                                               Puis études                                            en tant qu’aide-
                                                                                                                                                                               de médecine                                            soignant et
                                                                                                                                                                               2 redoublements                                        infirmier à l’é
                                                                                                                                                                               pour raisons                                           tranger)
                                                                                                                                                                               de santé
                                                                                                                                                                               Très
                                                                                                                                                                               impliqué dans
                                                                                                                                                                                                                                                                                   M. Lajzerowicz et al.

                                                                                                                                                                               les associations
                                                                                                                                                                               étudiantes
Modalité de         Via le 3e           Via le 3e   Via le 3e   De proche         De proche en       Via une               De proche en proche           De proche en          De proche          Via une étudiante     De proche en Appel à             Appel à volontaires
recrutement         chercheur           chercheur chercheur     en proche         proche             connaissance          (e. théorique)                proche                en proche          sur le même lieu      proche        volontaires        par mail, correspondant
                    (maître                                     (suivant un       (e. théorique)     personnelle de l’un                                 (e. théorique)        (e. théorique)     de stage que l’un     (e. théorique) par mail,         à un profil particulier
                    de stage en                                 échantillonnage                      des chercheurs                                                                               des chercheurs                      correspondant à    (e. théorique)
                    médecine                                    théorique)                           (e. théorique)                                                                               (e. théorique)                      un profil
                    générale                                                                                                                                                                                                          particulier
                    pour le 2e cycle)                                                                                                                                                                                                 (e. théorique)

DFSM : diplôme de formation approfondie en sciences médicales ; PACES : première année commune des études de santé.
Risques psychosociaux et épuisement professionnel chez les étudiants en médecine                           107

Phase de construction                                           Description de l’échantillon

    Plusieurs sources de recrutement ont été utilisées              Vingt et un étudiants en médecine ont été contactés.
(Tab. I), en suivant la technique de l’échantillonnage          Huit étudiants n’ont finalement pas été interrogés
théorique : les étudiants ont été recrutés de manière           (disponibilités discordantes, non relancés car évolution
raisonnée, non aléatoire et évolutive, selon la progression     des profils recherchés ou car saturation des données
de l’analyse des données et des premiers résultats              empiriques, aucun refus). Treize entretiens individuels ont
émergeant de l’analyse inductive.                               été menés entre le 24 juillet 2018 et le 25 novembre 2019,
    Un premier contact à visée informative (« recherche         incluant quatre entretiens exploratoires et neuf entretiens
portant sur le vécu de l’externat ») et organisationnelle a     semi-dirigés. Ils duraient en moyenne 45 minutes (24 à
été établi avec les étudiants par message téléphonique ou       65 minutes). L’échantillon était diversifié concernant les
électronique.                                                   caractéristiques susceptibles de faire varier le discours sur
    Le recueil des données a été réalisé en face à face, par    la question de recherche (Tab. I). Le ressenti global des
entretiens individuels semi-dirigés à l’aide d’un guide         études de médecine était également variable (des étu-
d’entretien évolutif permettant d’explorer les différents       diants très enthousiastes vis-à-vis de leurs études, aussi
axes émergeants de l’analyse (pour exemple, le guide a          bien que des étudiants plus en souffrance ou avec des
notamment été enrichi de questionnements concernant les         problématiques particulières, ont été interrogés). La
possibilités d’expression de l’étudiant vis-à-vis des situa-    saturation des données a été atteinte au douzième
tions difficiles, la manière d’articuler hyper-investissement    entretien. Le treizième entretien n’a pas apporté de
dans le travail et vie personnelle, les éventuelles influences   nouvelles données empiriques, permettant ainsi l’arrêt
d’un parcours d’étude différent, …).                            du recueil des données.
    Les entretiens ont été menés par deux chercheurs (ML
et CL) en alternance (un participant sur deux). Ils se sont
déroulés dans des lieux divers, laissés au choix des            Résultats
participants (centre hospitalier universitaire, départe-        Perceptions et représentations des risques
ment universitaire de médecine générale, domiciles des          psychosociaux : un chemin de réflexion
participants ou des chercheurs, lieu public de type café).
Après l’accord des participants, les entretiens ont été             Les difficultés rencontrées pendant le deuxième cycle
enregistrés puis intégralement retranscrits par le cher-        des études de médecine pouvaient être exprimées par les
cheur ayant mené l’entretien, avec garantie de confiden-         étudiants indépendamment du ressenti global apparent de
tialité et d’anonymisation. Des éléments d’observation et       bien-être ou de mal-être. Elles étaient nombreuses,
d’impression issus des entretiens ont été ajoutés au recueil    diverses et intriquées, résumées ci-après.
des données.                                                        Un sentiment d’envahissement par le travail était
    L’analyse des données s’est faite selon la méthode de       exprimé, avec un espace-temps entièrement dédié aux
théorisation ancrée. Chaque idée du discours des partici-       études et une place majeure accordée au concours des
pants a été traduite en unité de sens, ou « code »,             ECN. La problématique de l’identité était présente, en lien
l’ensemble étant regroupé ensuite en différentes catégories     avec une difficulté à se penser soignant et avec le fait qu’un
conceptuelles, elles-mêmes mises en relation pour per-          rôle n’était pas toujours bien défini en stage, ni valorisé ou
mettre l’émergence de grands thèmes, aboutissant à              respecté par les formateurs (dans notre étude, cette
l’élaboration d’un modèle théorique. La démarche étant          dénomination regroupe les médecins séniors, chefs de
inductive, « les concepts et hypothèses continuent d’être       clinique et internes au contact des étudiants en stage ou à
élaborés en cours d’observation, dans un processus de           l’université). La confrontation au corps malade et à la
généralisation progressive » [9]. Ainsi, l’analyse des          mort pouvait être heurtante, voire violente. Ainsi
données était alimentée par les « allers-retours » constants    s’exprimait avec déception la discordance entre attentes
entre données théoriques (issues des analyses) et données       initiales et réalité des études. Des difficultés personnelles
empiriques (issues du terrain d’enquête). Chaque entre-         (financières, familiales, santé) venaient s’y intriquer. Des
tien a d’abord été exploité individuellement par deux           éléments de souffrance psychique (tristesse, anxiété,
chercheurs (ML et CL) pour le codage, suivi d’une mise en       troubles du sommeil) ou encore des retentissements
commun et d’une confrontation des points de vue                 somatiques étaient décrits.
(triangulation des chercheurs). Différentes méthodes de             E2 : « à propos de l’absence de rôle en stage – « Tu te dis
créativité de groupe (remue-méninges, atelier de type « tri     à ce moment-là j’ai fait cinq ans pour ça ? (silence) Pour
de carte », cartographies conceptuelles) ont ensuite été        n’avoir aucune… pour n’être rien, pour n’avoir aucun…
exploitées pour permettre l’élaboration du modèle théo-         enfin je sais pas… ».
rique. Des temps réguliers de discussion avec un troisième          Les différents risques psychosociaux établis dans la
chercheur (EE) ont permis d’effectuer des retours réflexifs      littérature et cités en introduction ont ainsi été retrouvés
sur l’analyse tout au long de la recherche et de résoudre de    dans le discours des étudiants à travers l’expression de
possibles divergences d’interprétation entre les chercheurs     leurs difficultés. Cependant la notion conscientisée de
ayant réalisé les entretiens (ML et CL).                        risque était peu présente malgré l’expression de ces
108                                                   M. Lajzerowicz et al.

                                  Fig. 1. Schématisation des résultats : le chemin de réflexion.

difficultés. Le ressenti d’une souffrance n’était pas                  Les étudiants semblaient évoluer dans un monde
toujours perçu comme pouvant s’intégrer parmi les                 réellement à part : celui des « externes » en médecine. Ils
composantes d’un épuisement professionnel.                        s’y isolaient en se coupant insidieusement de leurs proches
    Les chercheurs ont choisi de modéliser les premiers           et de leur environnement extérieur. La norme y était de
résultats sous la forme d’un chemin de réflexion emprunté          travailler sans relâche et il était difficile de ne pas s’y
par l’étudiant. Le vécu des difficultés décrit précédemment        conformer, la comparaison entre étudiants étant omni-
en était le point de départ. L’analyse par l’étudiant de ses      présente.
difficultés en tant que risques psychosociaux était rendue             Il existait chez les étudiants une tendance à l’auto-
possible au terme de ce parcours. L’étudiant pouvait alors        attribution de la responsabilité de leurs difficultés. Celles-
parvenir à une évolution de ses comportements et de ses           ci pouvaient être perçues comme les conséquences d’un
représentations. Les chercheurs ont pu identifier des              choix propre (le choix de l’orientation en médecine ou
éléments freinant et des éléments facilitant l’avancée sur        encore le choix d’un rythme de travail intense). Des
ce chemin de réflexion, appelés respectivement résistances         facteurs liés à leur personnalité étaient également mis en
et vecteurs (Fig. 1).                                             avant pour expliquer les difficultés vécues : ils se
                                                                  définissaient parfois comme trop anxieux, trop sensibles
Résistances à la réflexion                                         ou trop empathiques. Le manque de confiance en soi, la
                                                                  timidité, des connaissances théoriques insuffisantes,
    La minimisation des difficultés exprimées (relativisa-         pouvaient encore justifier le peu de considération de
tion, banalisation, justification, etc.) traversait les dis-       certains formateurs en stage à leur égard.
cours. Plusieurs éléments de résistances favorisant ces               E6 : « Et puis c’est nous qui nous imp… enfin c’est moi
mécanismes et freinant ainsi la réflexion sur les risques ont      qui m’impose de travailler autant hein. Ça ne tient qu’à
été identifiés et regroupés en huit grands thèmes (Fig. 1).        moi que… d’arrêter de bosser hein ».
    Un sentiment de fatalité, d’impuissance, était exprimé            En comparaison à la situation de leurs formateurs, les
vis-à-vis du fonctionnement des études de médecine,               « vrais médecins », les étudiants éprouvaient un sentiment
perçues comme un système en inertie. Avec résignation,            de non-légitimité à se plaindre de leurs difficultés jugées
l’impératif de classement aux ECN était placé au-dessus           bien moins importantes. Ces difficiles conditions de travail
de tout, n’autorisant aucun relâchement.                          des internes et praticiens en stage venaient également
    E4 : « Si je me vois pas dans les bons… c’est mort quoi.      justifier le manque d’encadrement.
[…] Je veux une spécialité qui est demandée […] j’ai pas de           E13 : « Les internes tout ça ils sont tellement occupés
solution de repli en fait. C’est ça ou rien. C’est ça ou rien,    qu’ils n’ont pas le temps de penser à comment nous on vit le
voilà. ».                                                         truc, c’est normal ».
Risques psychosociaux et épuisement professionnel chez les étudiants en médecine                             109

    Une crainte des formateurs était par ailleurs percep-         permettait un plus grand développement de l’esprit
tible : la crainte d’être jugé négativement en cas d’expres-      critique et un moindre besoin de se conformer à la norme
sion des difficultés, d’être perçu comme faisant preuve de         existante dans les études médicales. Y participaient
mauvaise volonté, voire même d’être sanctionné.                   également la rencontre avec des médecins exprimant leurs
    E4 (à propos de l’attitude injuste et délétère d’un           émotions ou valorisant les qualités humaines de l’étudiant.
formateur) : « On s’est dit qu’en fait on était là pour un             E8 : « Je trouve que c’était bien d’avoir un regard
mois à temps plein donc que si on se plaignait on n’allait        extérieur [...] j’ai eu la chance d’avoir un parcours autre,
vraiment pas passer une bonne… donc on essayait de                [...] d’avoir d’autres référentiels. Parce que des choses
passer au-dessus de ça ».                                         qu’on est capable d’accepter, quand on est étudiant en
    Un réel devoir de réussite poussait les étudiants à se        médecine, sont juste affolantes pour la plupart des gens en
surpasser malgré les difficultés, avec une crainte de ne pas       fait […] ».
être assez performants, de ne pas avoir assez de                       L’expression des difficultés avait souvent permis la
connaissances ou un assez bon classement et de décevoir           reconnaissance et l’analyse des possibles conséquences de
ainsi leurs formateurs, leur entourage ou encore eux-             celles-ci. En stage, la parole avait pu être libérée lorsqu’un
mêmes. Cette peur de l’échec pouvait traduire une grande          espace d’échange, même minime, avait été ouvert par le
inquiétude à l’idée de ne pas être à la hauteur en tant que       médecin formateur, parfois par l’équipe paramédicale. Cet
futur médecin.                                                    espace avait également pu être trouvé auprès des proches
    E9 : « J’ai peur de rater, j’ai peur de pas être bon, j’ai    ou encore avec l’aide d’un thérapeute.
peur de… et on appréhende vraiment l’échec comme                       Enfin était retrouvé le bénéfice d’un travail sur soi.
quelque chose qui signe notre fin en tant que futur                Celui-ci avait pu être mené antérieurement après une
professionnel de santé [...] c’est la hantise de dire : je vais   expérience difficile comme la première année de médecine
faire un mauvais médecin, et si je suis un mauvais médecin        ou être fait à l’occasion d’une année de césure (lors d’un
un jour, je serais un mauvais médecin toujours ».                 voyage par exemple), ou encore permis par un accompa-
    Les difficultés pouvaient également être perçues               gnement psychothérapeutique.
comme bénéfiques et initiatiques, puisque nécessaires à                 E5 : « La meilleure solution c’était, c’était de faire
l’acquisition des compétences supposées du médecin. Cela          vraiment une pause, parce que, pour aller mieux, pour se
rendait plus fort, plus résistant à la pression du métier.        retrouver un peu, pour faire le point sur sa situation… voir
    Il semblait enfin exister un réel tabou des difficultés         quelles sont les choses qui comptent vraiment, qu’est ce qui
avec une volonté pour l’étudiant de ne pas paraître faible        est intéressant, qu’est ce qui a de la valeur, qu’est ce qui est
ou vulnérable face aux médecins formateurs et aux pairs           futile ».
« co-externes », par crainte de la stigmatisation. En stage,           Dans les cas les plus extrêmes, la prise de conscience et
la banalisation des situations émotionnellement difficiles         l’analyse des difficultés n’avaient été possibles qu’après
et la nécessité de faire disparaître les émotions semblaient      l’atteinte d’un point de rupture révélant l’épuisement
parfois résulter d’un réel apprentissage « transmis » par les     physique et/ou psychique de l’étudiant, tel qu’un
formateurs. L’importance, voire le devoir, de « se blin-          syndrome dépressif nécessitant une prise en charge
der », de se détacher, de ne pas se laisser influencer, était      médicale.
inculquée aux étudiants. Il n’y avait par ailleurs pas
souvent d’espaces d’expression ouverts, même informels, à         Réajustements issus de l’analyse par l’étudiant
propos des situations difficiles en stage.
    E5 : « J’avais peur d’être jugé, de me sentir faible,             Si l’étape d’analyse des difficultés en tant que risques
c’était un peu banni et un peu caché […]. Il fallait tout le      psychosociaux et donc de facteurs de risque d’épuisement
temps être dans le paraître, montrer qu’on est fort, qu’on        professionnel était atteinte, les étudiants pouvaient alors
domine ses peurs, ses émotions, être infaillible en fait ».       davantage s’en prémunir en modifiant leurs comporte-
    E7 : « L’autre jour, quand l’interne a annoncé un décès,      ments et leurs représentations, allant parfois jusqu’à une
j’étais pas très bien, j’arrivais pas à cacher mes émotions       évolution profonde de leurs schémas de pensée.
alors qu’il faut, je sais, devant le patient. Du coup je pense        Les étudiants veillaient à leur hygiène de vie
que c’est ça qui me met un peu une barrière et qui fait que je    (alimentation, sommeil, activité physique) et au main-
n’ose pas aller vers [les patients] ».                            tien d’une vie sociale. Ils relativisaient la place des études
                                                                  dans leur vie et se montraient plus indulgents envers eux-
Vecteurs de la réflexion                                           mêmes, en valorisant leurs compétences pratiques, en
                                                                  tentant de se détacher de l’injonction à la performance
    Certains éléments du parcours personnel et / ou pro-          universitaire et en reconnaissant leur statut d’étudiant
fessionnel des étudiants semblaient au contraire favoriser la     en formation.
réflexion et l’analyse des difficultés en tant que risques              E12 ( à propos de son année de césure avec travail dans
psychosociaux. Quatre éléments identifiés comme vecteurs           le paramédical) : « Ça a participé à cette idée que je n’ai
de la réflexion ont été individualisés (Fig. 1).                   pas besoin de m’y connaître à 100 % et que si je maîtrise
    La possibilité pour l’étudiant d’avoir eu accès à un          30 % du truc je suis déjà bien. ».
autre référentiel de pensée, par l’expérience d’un parcours
d’études antérieur ou d’un milieu professionnel différent,
110                                                     M. Lajzerowicz et al.

      Fig. 2. Schématisation de la théorie : cheminement de la réflexion de l’étudiant en fonction de l’importance du huis clos.

    Les difficultés pouvaient désormais être reconnues                   La réflexion semble être davantage développée lorsque
et légitimées, elles n’étaient plus évoquées comme un               les fenêtres du huis clos peuvent être ouvertes, grâce aux
tabou.                                                              vecteurs de réflexion. En y voyant alors suffisamment
    E8 : « Je ne trouve pas que mes réactions soient, a             clair, les étudiants peuvent cette fois ouvrir la porte du
posteriori, anormales en fait. C’est juste que ce qu’on nous        huis clos et ainsi en sortir : les comportements peuvent être
demande c’est terriblement… difficile parfois, voilà. Et il faut     modifiés pour contrer l’enfermement. En dernier lieu, la
le dire, enfin je me sens pas coupable de, d’avoir eu cette          déconstruction du huis clos peut représenter l’évolution
réaction là et d’en avoir souffert, et de m’être fait aider.        profonde des représentations et schémas de pensée
Voilà ».                                                            (Fig. 2).
    Les étudiants se rendaient compte du caractère
inconscient et insidieux de leur exposition aux risques et          Discussion
étaient davantage en capacité d’en repérer les signes
d’alerte. Cette reconnaissance s’étendait également à leurs             Après la confrontation des résultats de l’étude avec la
pairs et aux formateurs, mais aussi aux patients. Ils               littérature et en lien avec le projet actuel de réforme des
développaient leur empathie, notamment dans la relation             études de médecine en France, les résultats ont été discutés
de soin. Ils exprimaient le souhait de ne pas devenir eux-          dans une perspective pédagogique.
mêmes « distants » et « détachés », car là pouvait être le              Les chercheurs ont ainsi choisi de transposer de
danger d’une souffrance qui tue. Ainsi une réelle évolution         manière schématique et interprétative les principaux
sur le plan humain pouvait être mise en avant par les               résultats de l’étude dans un cadre de concepts préexistants
étudiants parvenus au terme de ce chemin de réflexion.               issus de la littérature, tels que celui de curriculum caché
                                                                    des études de médecine ou encore celui de pratique
Théorisation : la métaphore du huis clos                            réflexive en tant qu’outil de formation lié à l’enseignement
                                                                    de l’éthique et des sciences humaines. Les perspectives
    Les chercheurs ont théorisé l’ensemble des résultats en         d’actions pédagogiques concrètes qui s’en dégagent ont
utilisant la métaphore d’un huis clos. Signifiant littérale-         ensuite été discutées à la lumière des évolutions en cours au
ment « portes et fenêtres closes », cette locution symbolise        sein des facultés de médecine française.
un espace enfermant.
    Les étudiants semblent évoluer dans un huis clos                Le curriculum caché des études de médecine : à
contraignant la réflexion sur les risques auxquels ils étaient       l’origine du huis clos psychique ?
exposés. Ce huis clos est fait de deux dimensions :
– une dimension physique, la plus visible, représentée par              Le concept de curriculum caché est étudié en pédagogie
  l’isolement dans la sphère de travail, l’espace-temps             depuis les années 90. Il apparaît aujourd’hui comme un
  entièrement dédié aux études ;                                    élément majeur de l’environnement d’apprentissage dans
– une dimension psychique, moins évidente spontanément              lequel évoluent les étudiants en médecine, participant à la
  mais dont l’impact est majeur, représentée par des                transmission de la culture médicale et ainsi à la socialisa-
  schémas de pensée enfermants : nécessité de se conformer          tion professionnelle des étudiants [11]. S’ajoutant au
  à la norme, sentiment de non-légitimité, poids de la              curriculum formel (programmes facultaires officiels) et au
  hiérarchie, devoir de réussite et tabou des difficultés avec       curriculum informel (non écrit et transmis par les
  répression des émotions.                                          formateurs de manière directe aux étudiants, en stage
Risques psychosociaux et épuisement professionnel chez les étudiants en médecine                           111

notamment), le curriculum caché correspond lui à ce qui           La pratique réflexive et l’enseignement de l’éthique et
est implicite et transmis involontairement aux étudiants, à       des sciences humaines comme moyens d’ouverture
l’insu des formateurs et de l’institution eux-mêmes. Il est
« non-dit et partiellement non-pensé » et relève de ce qui            La réflexivité, ou pratique réflexive, est définie par un
est naturel, se fond dans les pratiques [12]. Il se construit     « retour de la pensée sur elle-même » chez un sujet
ainsi par les effets involontaires des interactions avec les      confronté à une situation problématique. Elle peut se
pairs et les formateurs, notamment lors du vécu d’expé-           faire a posteriori mais aussi en cours d’action. Elle devient
riences complexes (chocs émotionnels, conflits, erreurs            nécessaire en situation de crise, notamment de souffrance
médicales, etc.) et à travers les messages implicites             [19]. Ceci est retrouvé dans notre étude lorsque le
véhiculés par les établissements de formation. Il a une           processus de réflexion sur soi-même et sur les risques n’a
influence majeure sur les futures personnalités et pratiques       pu débuter qu’après l’atteinte d’un point de rupture
professionnelles, participant à définir ce que sont « un bon       psychique. En favorisant une prise de conscience en amont
ou un mauvais médecin », « une bonne ou une mauvaise              de la crise, la réflexivité participe ainsi à la prévention du
médecine » [11].                                                  risque d’épuisement professionnel [20].
    Les principaux critères du curriculum caché sont décrits          Par ailleurs, la réflexivité est considérée comme l’une
dans la littérature : l’importance et la puissance de la          des compétences professionnelles majeures à acquérir pour
hiérarchie (se transmet à l’étudiant par la difficulté à           l’exercice de la médecine. Elle est étroitement liée aux
trouver sa place et à se sentir considéré) [13,14], la            enseignements de l’éthique et des sciences humaines
compétitivité [13], la neutralisation émotionnelle, par le        désignées respectivement comme « une composante
sentiment d’avoir à réprimer les émotions jugées inappro-         majeure des processus cognitifs de décision médicale » et
priées face au corps du patient, à la souffrance et à la mort     comme « un ensemble de ressources alimentant les
[13,14] (le patient est transformé en objet neutre d’acquisi-     décisions et la pratique des professionnels de santé »
tion de connaissances, participant à sa déshumanisation           [21]. Le deuxième cycle est une période particulièrement
[14,15]) et l’image du médecin fort [11,13]. Galam [11] décrit    opportune pour intégrer ces enseignements ; les étudiants
alors le curriculum caché comme un apprentissage culturel         y mêlent leurs connaissances théoriques à la réalité des
du devoir d’infaillibilité et de perfection du médecin, avec      situations de chaque patient, commencent à participer aux
un « sens fort de la responsabilité personnelle ». Les            prises de décisions, se confrontent à la maladie et à la mort.
émotions et les difficultés psychiques sont « exclues et               En développant les capacités d’observation et de
indicibles », la médecine est pensée comme une science            questionnement des étudiants, la pratique réflexive et
exacte, l’erreur ne peut être tolérée.                            les enseignements de l’éthique et des sciences humaines
    Nous retrouvons ces différents éléments du curriculum         participent également à l’éclairage du curriculum caché
caché assimilés par les étudiants dans notre étude. Ils           [12,17]. Les étudiants sont davantage amenés à s’interro-
semblent participer à l’importance du huis clos freinant la       ger sur les modes d’apprentissage et les valeurs inculquées
réflexion sur les risques psychosociaux et d’épuisement            au cours des études médicales, et à développer leur esprit
professionnel. Ils semblent également inhiber un ques-            critique. Inversement, l’éclairage du curriculum caché
tionnement plus large sur le rapport aux patients, à la           permet une plus grande ouverture aux enseignements de
souffrance, sur la posture de soignant.                           l’éthique et des sciences humaines [11], encore trop
    Contrer les effets du curriculum caché prend alors une        souvent délaissés par les étudiants [21].
importance majeure pour favoriser la réflexion des                     La pratique réflexive, les enseignements de l’éthique et
étudiants et la prise de conscience de leurs risques. Un lien     des sciences humaines, et l’éclairage du curriculum caché
direct entre les effets du curriculum caché et l’apparition de    sont ainsi étroitement liés. Ils semblent participer à la
l’épuisement professionnel a par ailleurs été mis en évidence     prévention de l’épuisement professionnel par la prise de
[16]. Des facteurs protecteurs contre ses effets (engagement      conscience de ses mécanismes, ainsi qu’à une meilleure
à des principes en dehors de la médecine, expérience de vie       formation des étudiants en médecine par l’amélioration
supplémentaire antérieure, attitude plus empathique [17])         des compétences cliniques et humaines (Fig. 3).
font écho aux vecteurs de réflexion retrouvés dans notre
étude. S’y ajoute l’enseignement de l’éthique dans le cursus,     Axes pédagogiques
sous certaines conditions, lorsqu’il est répété sur la durée et   Promotion de la réflexivité et des enseignements de l’éthique
concomitant de la formation clinique [17]. Galam [11]             et des sciences humaines dans les programmes officiels
insiste également sur la nécessité « d’éclairer le curriculum
caché », auprès des étudiants comme des formateurs, de le             Plus adaptés que les cours magistraux, les dispositifs
dévoiler et d’en identifier les éléments. La prise de              d’enseignement et d’apprentissage contextualisés sont de
conscience des effets du curriculum caché au niveau               plus en plus développés dans les facultés de médecine
individuel et de sa propre sensibilité à celui-ci peut être       françaises pour favoriser, entre autres, la réflexivité et
favorisée par les possibilités pour l’étudiant d’observation      l’empathie des étudiants. Les différents formats pédago-
et d’analyse de lui-même, dans le cadre d’une démarche            giques concernés font l’objet d’une mutualisation crois-
réflexive [18]. Nous retrouvons ce processus dans notre            sante, d’une faculté à l’autre : ateliers de travail en groupe
étude, à travers l’expression et le travail sur soi comme         sur des problématiques éthiques à partir de récits
vecteurs de la réflexivité.                                        authentiques [21], adaptation au deuxième cycle des groupes
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