Pertinence de l'impertinence Le cinéma de Cannes - Érudit

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Pertinence de l'impertinence Le cinéma de Cannes - Érudit
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Pertinence de l’impertinence
Le cinéma de Cannes
Jacques Kermabon

Number 93-94, Fall 1998

URI: https://id.erudit.org/iderudit/24153ac

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Publisher(s)
24/30 I/S

ISSN
0707-9389 (print)
1923-5097 (digital)

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Kermabon, J. (1998). Pertinence de l’impertinence : le cinéma de Cannes. 24
images, (93-94), 34–37.

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Pertinence de l'impertinence Le cinéma de Cannes - Érudit
CANNES           1998

                                                                                LE C I N E M A DE C A N N E S
minuta, John Turturro cède à l'excès contraire, en étouffant son film
sous une ambition démesurée. La lourdeur qui s'en dégage provient
non pas d'un excès de culture mais de sa monstration appliquée,
sut un sujet débattant de la difficile relation entre amour et créa-
tion.
      Il arrive aussi qu'un film déçoive parce que son réalisateut se
                                                                                PERTINENCE
répète, qu'il se plagie. Que dire d'autre de Tango de Carlos Saura,
mitonné selon les recettes de sesfilmsantérieurs? La variante est
qu'ici la chorégraphie porte sur le tango qui incidemment sett de                PAR J A C Q U E S     KERMABON
prétexte à une pseudo-réflexion «songée» sur l'Argentine, mais pour
le reste les ingtédients sont les mêmes: un fil conducteut un peu
lâche évoquant les rapports obligés entre l'art et la vie, avec leurs
contradictions, relie entre eux artificiellement un éventail de                  Plongez une g r a n d e quantité d e pellicule impressionnée
numéros dansés. Le chef opérateur Vittorio Storaro, qui sur ce film              dans la marée cannoise, laissez mariner et regardez ce
travaille avec Carlos Saura pour la troisième fois, y expérimente un
nouveau système pout le cinéma et la télévision du futur, ce qui                 qui surnage: des films — excellente Sélection officielle cette
lui a valu le Grand Prix technique CST: c'est bien là tout l'intérêt             année — , des pays — plutôt que le convenu continent asia-
de ce produit visuellement impeccable.                                           tique, je soulignerais les bonheurs lusitaniens: M a n o e l
      Il arrive qu'un film déçoive parce que le réalisateur se paie la
gueule du spectateur, comme le fait Paul Auster dans Lulu on the                 d e O l i v e i r a , Paulo Rocha, Teresa V i l l a v e r d e — , des
Bridge. S'il fonctionne assez bien au premier degré, cefilmdévoile               motifs... Ainsi, p a r m i ceux-ci, cette année, j ' a i cru voir
en fin de parcours son côté factice, plaqué, lesficellesde son récit.            beaucoup d ' a r g e n t circuler, des billets que l'on glisse
D'abord scénariste (pour Wayne Wang et d'autres), Paul Auster a
concocté ici une histoire inutilement compliquée qui piège le spec-              dans la main d ' u n autre, des dettes qui gangrènent la vie.
tateur en voulant lui faire admettre de façon maladroite que toute
l'action, manifestement issue de la tête d'un scénariste, se serait
passée en quelques instants dans la tête de son héros (Harvey
Keitel) agonisant. Du déjà vu...
      À l'inverse, il arrive qu'un jeune réalisateur ne fasse pas assez
confiance au spectateur, comme c'est le cas de Siegfried avec Louise
                                                                                                       E     ntre Inquiétude, Les fleurs de Shang-
                                                                                                             hai, Claire Dolan, À vendre, il a beau-
                                                                                                       coup été question de prostitution. Parallèle-
(Take 2), présenté aussi à Un certain regard. Ce film cerne dans                                       ment, plusieurs films mettaient en place
un style nerveux la difficulté d'être et d'aimer d'une poignée d'ado-                                  des relations amoureuses dans lesquelles des
lescents qui gravirent autour de Louise (Élodie Bouchez). S'il n'évite                                 rapports d'argent s'insinuaient, comme par
pas les lieux communs propres au jeune cinéma français, et si le jeu                                   exemple L'école de la chair de Benoît
d'Élodie Bouchez souffre évidemment de la comparaison inévitable                                       Jacquot et La vie rêvée des anges d'Érick
avec sa présence dans le film d'Érick Zonca, il n'en demeure pas                                       Zonca. Les corps ouverts de Sébastien
moins que ce film énergique accroche visuellement. Malheu-                                             Lifshitz me vient aussi à l'esprit. Présenté à
reusement, Siegfried cède à la complaisance d'avoir capté de belles                                    Cinémas en France, ce film met en scène
images, telles ces traînées proprement picturales qui sont réussies                                    l'itinéraire d'un jeune beur écartelé entre
mais qu'il a le tort de répéter sans justification.                                                    l'école et le travail, son savoir occidental et
      Bref, même si le résultat a été en deçà de l'espoir suscité lors                                 son amour pour son père, sa solitude dans la
du dévoilement de la programmation, on gardera de cette édition                                        rue et le refuge familial, l'homosexualité et
du 5 Ie Festival de Cannes, à part quelques titres réchappes des sec-                                  l'hétérosexualité. Il passe un casting pour un
tions parallèles, surtout le souvenir d'une Sélection officielle de qua-                               film, occasion pour le prétendu réalisateur de
lité, malgré certains ratés, une sélection axée sut une volonté de                                     nouet une relation amoureuse avec lui. Là
présenter un cinéma «autre», qui ose explorer de nouvelles avenues,                                    encore le lien qui s'établit entremêle dépen-
surtout sur les plans narratif et formel, et qui est de nature à cas-                                  dances sexuelle et sociale (le rêve d'entrer
ser l'approche mollement consensuelle de la critique. Dans les                                         dans le monde du cinéma). Excellent film
pages qui suivent nous revenons sur lesfilmstout juste mention-                                        au demeurant qui, pour rendre compte de
nés ici qui méritent un débat.                                                                         l'éclatement psychologique du personnage
      Ajoutons enfin, en guise d'épilogue, qu'il fallait être un peu                                   principal (interprétation très sensible de
maso pour présenter Godzilla en séance de clôture, puisque ce très                                     Yasmine Belmadi), opte pour une construc-
mauvaisfilmde Roland Emmerich, répétitif et ennuyeux, dépourvu                                         tion kaléidoscopique brillamment orches-
d'humour et d'imagination, insiste, à travers ses faussesfinsen cas-                                   trée.
cade, sur l'incapacité des Français à gérer une crise, puisque le                                            Vivant plutôt dans l'informulé — et
monstre a survécu! À l'évidence, dans Godzilla II les Américains                                       admirant toujours ceux qui tiennent un dis-
prendront les choses en main, mais le Festival de Cannes survivra-                                     cours synthétique sur eux, sur la société, sur
t-il lui-même à sa propre crise, au monstre qu'il abrite? •                                            le monde — il me faut souvent les mots d'un

Jl                                                          N°93-94        24   IMAGES
Pertinence de l'impertinence Le cinéma de Cannes - Érudit
CANNES       1998

 DE L I M P E R T I N E N C E

 autre pour prendre un peu mieux conscience
 de l'état des choses. Ainsi, lisant un article
 d'Elisabeth Roudinesco (Le Monde du ven-
 dredi 12 juin) consacré à la parution du
 Livre V du Séminaire de Jacques Lacan (Les
formations de l'inconscient, Seuil), m'a arrê-
 té cette réflexion générale — peut-être déjà
 un lieu commun? — qui désigne nos maux
 les plus contemporains, les «souffrances psy-
chiques nées du renouveau du fanatisme
 religieux et de la transformation des hommes
 en marchandise ». Est-ce la commémoration
de l'abolition de l'esclavage qui nous a ren-
dus plus sensibles à cette question pour
qu'elle nous semble peser ainsi sur l'imagi-
 naire des œuvres présentées à Cannes cette
année — le commerce des corps comme
 objets sexuels en offrant la façade la plus                        D e s m o n s t r e s e t d e s h o m m e s d'Alexeï Balabanov.
 spectaculaire ou la plus chargée d'émotion?
       Des monstres et des hommes d'Alexeï
 Balabanov opte pour l'humout à froid et          tecture vitrifiée, emploi du temps cloison-        les continents. Pour l'Indonésien, la sobriété
 une cruauté mécanique — son érotisme             né géré entre téléphone et répondeur, copu-        dufilmageproche du documentaire, dictée
 n'est pas sansrappelerl'étrangeté du Svank-      lations mécaniques.                                sans doute pat le manque de moyens, donne
 majer des Conspirateurs du plaisir—pour                L'exploitation prend toutefois une tout-     une tettible force à cette immersion dans les
dépeindre les activités d'un fabricant de         nure beaucoup moins supportable lorsqu'elle        quartiers pauvres de Yogyakarta (ancienne
cartes postales licencieuses du début du siè-     affecte l'existence des plus jeunes. Les corps     capitale princière). Nul besoin de dramatiset
cle à Saint-Pétersbourg. La femme aveugle         ouverts, La vendera de rosas, La classe de         la situation, le mal est là, il n'y a qu'à filmer,
d'un médecin, des frètes siamois originaires      neige, L'éternité et un jour, La vita è bel-       semble nous dire cette mise en scène d'en-
de Mongolie, un ingénieur des chemins de          la, La pomme, Les mutants, Feuille sur un          fants livrés seuls à la débrouille, à la drogue,
fer, une bonne abusive constituent quelques-      oreiller; Cannes a résonné de ces destins          à la peur, à la mort. Le seul havre de paix dans
 unes des figures qui vont seretrouverem-         d'enfants et d'adolescents confrontés à des        lequel ils trouvent l'affection maternelle
 bringuées dans la fabrication de ce catalogue    malheurs trop grands pour eux. Le rappro-          dont ils ont malgré tout besoin, est l'atelier-
à dominante sadomaso. Le parti pris de mise       chement de ces titres ne signifie en rien une      hangar-domicile de Asih. Cette femme
en scène — couleur sépia — épouse la méti-        identique valeur, des propos similaires ni         incarne le bien, la dignité. À lafindu film,
culosité, le laconisme de ces pratiques clan-     qu'ils se réduisent à cette question, disons       après ce voyage au bout de l'enfer, elle clame-
destines, à la fois génératrices et symptômes     simplement — pour éviter de tomber dans            ra son écœurement devant une caméra de
de douleurs morales et physiques. Les fleurs      une approche sociologique fatalement étroi-        télévision. Car l'horreur est à son comble
de Shanghai, sorte de microcosme social           te — qu'ils font symptôme. Ainsi, pouf             quand lefilmmontre comment ces enfants
 de la fin du siècle dernier, décrit comment      nous limiter à deux films qui ne sont pas          asociaux qui vivent d'expédients sont en
 les conventions peuvent régir les passions,      abordés par ailleurs dans ce numéro, Feuille       outre victimes d'une délinquance en col
 les dépendances financières des prostituées,     sur un oreiller de Garin Nugroho et Les            blanc. Des hommes profitent de leur cré-
 les promesses de protection. À la prise en       mutants de Teresa Villavetde nous donnent          dulité et, sous couvert d'une petite magouille
charge collective des tensions à l'œuvre chez     de sombres nouvelles du monde. L'enfant des        lucrative, leur demandent de prendre une
 Hou Hsiao-hsien s'oppose Claire Dolan            rues, motif récurrent d'une ancienne science-      autre identité, puis les exécutent pour
qui plonge dans les eaux glacées du capi-         fiction tendance apocalypse, devient une           empocher une prime d'assurance. Alors que
 talisme le plus contemporain: solitude, archi-   figure imposée par la réalité sociale sur tous     lefilmétait présenté à Cannes, on apprenait

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qua Djakarta le président Suharto était con-
traint de quitter le pouvoir. Par la grâce du
cinéma, un événement politique lointain
prenait une consistance plus prégnante que
quelques lignes dans un journal du soir.
      Les adolescents des Mutants vivent au
Portugal, ils appartiennent à ces exclus des
foyers de délinquants et se battent avec
l'énergie du désespoir pour exister malgré
tout. Il faut dire d'emblée la force d'émotion
qu'ont donnée ces non-professionnels et qu'a
su capter Teresa Villaverde. Une scène bou-
leversante reste en particuliet dans les mé-
moires: l'accouchement d'une des protago-
nistes (Andreia) dans les toilettes d'une
station-service. C'est insoutenable mais ne
sombre jamais dans la complaisance ou le
voyeurisme. La solitude de ces jeunes y est                  T h e S h o e de Laila Pakalnina ou Cendrillon au temps de la guerre f r o i d e .
alors, plus qu'à d'autres moments encore, ter-
riblement palpable. Nous ne sommes pas
dans un pays en voie de développement              d'avoir osé un film comique qui se déroule            pre académisme. En faire le héraut du ciné-
mais au Portugal, et le désarroi de ces en-        dans un camp de la mort. Mais pour ne                 ma européen et dire comme Jean-Michel
fants, la place qu'ils ne trouvent pas dans la     prendre qu'une scène, quand Guido, égaré              Frodon dans Le Monde qu'Angelopoulos
société, toute cette douleur qu'ils remuent        dans le camp, avance dans un brouillard               est «celui qui aura porté avec le plus de con-
en nous pourraient être dépeints à l'identique     fellinien, son enfant par la main, et décou-          stance une idée de mise en scène alternative
à Paris ou à Montréal. Les mutants pout            vre tout à coup un amoncellement de cada-             à celle des empires, jusqu'à Hollywood»,
Teresa Villaverde sont ces exclus qui ne se        vres décharnés, cette évocation furtive, sty-         outre que c'est pousser un peu loin le bou-
tésignent pas à leur pauvreté.                     lisée, suffit pour signifier l'horreur, elle ne       chon de la simplification, ce n'est pas ren-
      Il va sans dire que ces quelques motifs      s'attarde pas sur une image macabre. Ce               dre justice au cinéma, ne serait-ce qu'aux
— un autre aurait été arrêté par des thèmes        plan me semble plus défendable que la scène           films présentés à Cannes cette année.
différents — ne prennent véritablement sens        «inoubliable» à la frontière albanaise dans                 Il y a longtemps qu'une sélection
qu'à travers les partis pris des mises en scène.   L'éternité et un jour. Le personnage prin-            n'avait été aussi riche de propositions de
Mais qu'est-ce que la mise en scène? Je ne sais    cipal, un écrivain qui sait qu'il va bientôt          cinéma qui ne doivent pas grand-chose au
si ces interrogations vont au delà de mes pro-     mourir, reconduit à la frontière un jeune             tout-venant de la production. Citons Manoel
pres incertitudes, mais j'ai rarement été aus-     enfant des rues afin qu'il retrouve les siens.        de Oliveira, autrement plus tonique qu'An-
si frappé par l'absence de repères tangibles       Il fait gris et froid, il arrête sa vieille voiture   gelopoulos sur la question de l'éternité et
pour apprécier les films. Il n'y a pas de dis-     en rase campagne. Ils sont arrivés. La caméra         Alexeï Guerman, guère plus hollywoodien
cussions possibles lorsque les uns et les autres   entame un lent panoramique vers la gauche             que Hou Hsiao-hsien (le plus scandaleux
assènent des termes laudateurs pour défendre       jusqu'à découvrir une immense porte gril-             oubli du palmarès). Songeons au baroque
nos préférences. Il est plus facile de se met-     lagée à laquelle sont agrippés des corps im-          d'Arturo Ripstein, aux Mutants et ses cadra-
tre d'accord sur les qualités d'un grand vin.      mobiles. Face à ce tableau effectivement sai-         ges qui blessent notre perception, à cette
      Sous la plume de certains, L'éternité et     sissant, comment ne pas être gêné pat cette           rêverie de Paulo Rocha autour du Fleuve
un four d'Angelopoulos est un chef-d'œuvre         recherche d'une composition esthétique pour           d'or, dans lequel des jeux de reflets, un fré-
absolu, pour d'autres — dont je suis — un          dire une situation terrible? Le plus indé-            quent recours à la profondeur de champ di-
monument d'académisme. Bruno Ganz m'a              cent ne me semble pas être Benigni. Ayant             sent le temps suspendu, la répétition du
semblé trop jeune, pas assez consistant. On        beaucoup aimé les films d Angelopoulos                même, la pérennité, la mort qui rôde. Citons
évoque aussi des «scènes inoubliables», qui        jusqu'au Pas suspendu de la cigogne, ma               le jeu avec nos croyances, nos savoits et nos
sont justement celles dans lesquelles je vois      déception est d'autant plus grande ici de             attentes auquel se livre Jean-Pierre Limosin
un cinéaste qui se caricature lui-même.            trouver l'ensemble laborieux. Le cinéaste             dans Tokyo Eyes, ce vrai-faux polar à propos
Angelopoulos reprend des scènes comme              me donne l'impression cette fois d'en être            d'un serial killer, qui, sous ses allures ludi-
autant de balises de son travail antérieur, tel    resté aux idées développées dans son scé-             ques et discrètes, propose une vraie leçon de
ce mariage populaire dans un site surprenant       nario avec Tonino Guerra. Il n'a pas réussi           morale cinématographique.
ou ces moments laborieusement oniriques et         à les incarner, à les rendre sensibles et s'est             Et puis il y a eu The Shoe, la comédie
symboliques (la séquence dans le tramway           replié sur sa rhétorique habituelle (plans            lettone (de production allemande) de Laila
avec le poète qui survient du passé). Tout cela    larges, mouvements de caméra lents, temps             Pakalnina. L'argument évoque Cendrillon,
transpire tellement la volonté de faire œuvre!     étiré, images marquantes), prenant la pose            mais au temps de la guerre froide. Le film
Certains ont reproché à Roberto Benigni            de l'artiste et finalement sécrétant son pro-         commence lorsqu'une patrouille soviétique

36                                                           N°93-94        24   IMAGES
CANNES        1998

                                                                                                        vite porté à parler d'intégrisme. Il faut sur-
                                                                                                        tout l'entendre comme une critique du ciné-
                                                                                                        ma «cosmétisé» qu'il décrit en négatif dans
                                                                                                        les ptéceptes qu'il énonce: tournage en exté-
                                                                                                        rieur, son enregistré en même temps que les
                                                                                                        images, caméra portée à l'épaule, pas de fil-
                                                                                                        tre, etc. Ne croyant que modérément au ca-
                                                                                                        ractère collectif de l'opération, j'y vois le
                                                                                                        désarroi d'un créateur contraint de s'inven-
                                                                                                        ter des règles pour poursuivre, sortir d'une
                                                                                                        impasse sans doute. Confronté lui aussi à une
                                                                                                        crise de création, Nanni Moretti nous donne
                                                                                                        Aprile, se replie sur de nouvelles pages de
                                                                                                        son Journal intime. (Il est amusant de no-
                                                                                                        ter que tous les deux, von Trier et Moretti,
                                                                                                        ont un projet de comédie musicale.) Le réa-
                                                                                                        lisateur danois aurait pu s'imposer d'autres
  Avec L ' é t e r n i t é e t u n j o u r , Angelopoulos prend la pose de l'artiste jusqu'à sécréter   règles tout aussi efficacement. Qu'importe,
                                     son propre académisme.                                             in fine, le résultat est ce qui compte avant
                                                                                                        tout et Les idiots ne laisse pas indemne.
découvre sur une plage de la Baltique, fron-          péen — j en connais qui vont jusqu a par-         L'autre opus labellisé par Dogme 95, Fête
tière occidentale de l'Union soviétique, une          ler d'un cinéma pompier — ou hollywoo-            de famille de Thomas Vinterberg, s'épuise
chaussure de femme. Qui a pénétré dans le             dien. À ce propos, en juin dernier, Arthur        assez vite; passé les émotions nées du com-
territoire? Un espion? L'alerte est déclenchée,       Penn, s'entretenant avec le public parisien       portement violent des protagonistes, le con-
toute l'atmée est en émoi et les jeunes mili-         des salles Action à Paris, a déclaré en sub-      centté théâtral de ces aveux familiaux sonne
taires, sommés de retrouver la femme. Et les          stance: «Vous dites que vous êtes envahis par     faux, de manière artificiellement dramati-
voilà, munis de la chaussure, partis en mis-          le cinéma américain. Mais les cinéastes           que. Plus riche, Les idiots pose plus de ques-
sion à Liepaja, là où conduisaient les traces         américains ne peuvent plus faire de films         tions qu'il n'en résoud et met mal à l'aise
de pas sur la plage. Le noir et blanc, une ab-        américains. Lesfilmsdont vous parlez sont         pour peu qu'on ne se crispe pas sur les règles
sence de dialogues, des cadrages qui privi-           des produits planétaires, anonymes, en phase      de Dogme 95 et qu'on ne pense pas que le
légient la frontalité, de longs travellings           avec des produits dérivés, des jeux vidéos.»      regatd porté par lefilmsur cette communau-
latéraux impavides instaurent une distance            L'idée n'est pas nouvelle, elle prend une         té de jeunes transformés en idiots volontai-
qui se révèle ironique. Cette indifférence de         force particulière dans la bouche d'un Arthur     res est univoque et va dans le sens de ce
la caméra est à l'image de celle des villageois       Penn.                                             groupe qu'ilfilme.Comme les happenings
qu'elle découvre en parcourant les rues de                  À la crainte que ce déferlement soit        qu'ils mettent en place, ce film est une
Liepaja, saisis ainsi comme par inadvertance          fatal à un cinéma autre, la sélection can-        expérience, véritablement, pour les acteurs,
— Laila Pakalnina n'a rien perdu de son               noise a offert un réconfortant démenti. Loin      le metteut en scène et pour nous specta-
regard de documentariste. Les deux mondes             d'être à l'agonie, le cinéma bouge, et ce,        teurs. Personne n'a le fin mot de l'entre-
vivent en parallèle, celui des militaires appa-       dans plusieurs directions. Mais cesfilmsqui       prise.
raissant comme une présence incongrue au              résistent, ou plutôt qui poursuivent une                Dogme 95 repose aussi sur l'idée que
milieu — à côté — d'une population qui                idée du cinéma comme expression artis-            les moyens technologiques donnent aujour-
ne semble pas leur prêter attention et qu'on          tique, tisquent de passet trop vite sur les       d'hui à n'importe qui les moyens de réali-
imagine volontiers portant sut ces uniformes          écrans, ne permettant pas à leurs auteurs de      ser un film... y compris à mon cousin qui
un sourire goguenard. Comme bien sou-                 continuet à poursuivre leur chemin sin-           s'est acheté la même caméra vidéo qu'Alain
vent, le comique naît ici d'un décalage, entre        gulier. Et là, il est évident que la critique a   Cavalier après avoir vu son très beau film,
un objet anodin perdu sur la plage et l'ani-          un rôle fondamental à jouer pour éclairer ses     La rencontre. Le flot des productions, qui
mation guerrière qu'il éveille. À la tombée           lecteurs, pour aider cesfilmsà passer le cap      pétrifie d'angoisse bien des sélectionneurs de
de la nuit, les soldats sontrentrésbredouilles.       de l'indifférence. Il lui faudra trouver la       festivals, n'est donc pas près de se tarir. Il leur
La caméra dévoile le pot aux roses: une jeune         juste mesure pour ne pas trop encenser, les       revient à eux — et à la critique — de dis-
femme ne résiste pas à une baignade dans la           mots pour dire le nouveau de cesfilmsqui          cerner, même parmi les cinéastes et vidéastes
Baltique.                                             s'annonce.                                        du dimanche, les œuvres qui relèvent d'une
      Tous ces films ne relèvent pas d'une                  Face aux académismes, à la norme, aux       démarche pertinente, et surtout les auteuts
même ampleut, ils témoignent, chacun à                fausses valeurs, aux incertitudes esthétiques,    qui savent demeurer impertinents. Oliveira,
leur façon plus ou moins ambitieuse, plus ou          Lars von Trier a trouvé une réponse, elle         Imamura, Bergman (en vidéo!), pour ne
moins réussie, de la persistance d'un cinéma          s'appelle Dogme 95. Si on prend au sérieux        citer que des ancêtres présents à Cannes
qui résiste à la mollesse du filmiquement             son manifeste, cette série de règles intitulée    cette année, font, eux, encore preuve d'une
cotrect, qu'il relève d'un académisme euro-           «Le vœu de chasteté» est ridicule et on serait    réjouissante impertinence. •

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