Peut-il y avoir un cinéma autochtone ? - André Dudemaine - Érudit

 
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Diversité/Arts/Réflexion(s)

Peut-il y avoir un cinéma autochtone ?
André Dudemaine

Le 8e feu
Number 8, Spring 2017

URI: https://id.erudit.org/iderudit/87018ac

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Publisher(s)
Diversité artistique Montréal (DAM)

ISSN
2292-101X (print)
2371-4875 (digital)

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Dudemaine, A. (2017). Peut-il y avoir un cinéma autochtone ? TicArtToc, (8),
40–43.

Tous droits réservés © André Dudemaine, 2017                                   This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit
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réflexion(s)

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presenceautochtone.ca » » »

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                 Peut-il y avoir
             un cinéma autochtone ?
                                          André Dudemaine

                                       Comment la représentation des cultures
                                       amérindiennes est-elle faite à l’écran ?
                                       Quid de sa perception et de son empreinte.
                                       Plus largement, le cinéma autochtone
                                       peut-il apparaître aujourd’hui comme
                                       un outil d’émancipation ? Autant de
                                       questions auxquelles André Dudemaine

L
                                       tente d’apporter quelques éléments de
           a caméra, la captation      réponse. Si les Indiens ont depuis toujours         le poursuivre dans ses rêves, en-
           d’instants sur un sup-      été représentés au cinéma, le rayonnement           tités malfaisantes éveillées par
           port photosensible,         cinématographique de la culture autochtone          les hochets rituels sur la bande
           l’affirmation de soi        n’en est qu’à ses prémices. S’il l’on en croit      son d’un enregistrement diffusé
dans une relation spéculaire à         l’auteur, « le cinéma autochtone existe bel         le jour précédent. « Comment
l’image, sont autant de pratiques      et bien aujourd’hui ». Pour ce cinéma plus          des esprits qui sont nos parents
traditionnellement ignorées            libéré, entre affranchissement et quête             pourraient-ils nous vouloir du
                                       d’indépendance, l’heure de la reconnaissance
des cultures autochtones des                                                               mal ? » réplique le cacique.
                                       a-t-elle sonné ?
Amériques.                                                                                   Les outils que nous croyons
   Dans une vidéo tournée en                                                               maîtriser conditionnent notre
1985 en territoire waiapi, Spirit of the TV, toutes les          relation à notre environnement et donc affectent du-
questions sont posées en termes justes selon la pensée           rablement le monde dans lequel nous évoluons, notre
animiste propre aux cultures américaines. Notons tout            être le plus intime. Ne distinguons-nous pas les âges de
de suite la singularité de la situation ; des militants in-      la pierre polie, de la pierre taillée, du bronze, etc. ? Or,
digénistes ont amené caméras vidéo et moniteurs dans             en règle générale, les Amérindiens n’ont pas cherché
la forêt, là où le signal télévision ne se rend pas. La té-      à faire connaître leur visage à leur descendance. Dans
lévision, que la communauté regroupée regarde avec               des sociétés qui ont pourtant une culture visuelle extrê-
étonnement, constitue, pour ces personnes étonnées,              mement sophistiquée, les représentations sont le plus
une nouveauté radicale. Et ce qu’elles y voient, ce sont         souvent géométriques. Les mâts totémiques de la Côte
des images de leur communauté ou d’autres groupes                Pacifique ne représentent que les esprits tutélaires du
indigènes du Brésil, tels les Kayapo ou les Xavante, des         clan ; jamais un visage individuel. On se souvient des es-
cultures apparentées. Ainsi, pour les gens de ce village,        sais de Gerry Manders qui voyait dans la médiatisation,
la toute première expérience de télévision s’effectue dans        induite principalement par la télévision, une altération
une représentation d’eux-mêmes.                                  de la relation de l’homme au paysage. La technologie
   Le cacique du village vante aux siens les mérites du          télévisuelle serait donc bel et bien un prolongement de
nouvel instrument. Je n’ai jamais vu mes grands-parents,         la dichotomie homme/nature de la pensée occidentale
dit-il notamment, mais mes petits-enfants pourront me            et un outil de propagation de cette pensée selon laquelle
voir, moi. Pour un autre, par contre, il semble que les          l’homme doit exercer son contrôle sur le monde naturel.
choses ne soient pas si positives. Des esprits sont venus        Il mettait d’ailleurs en garde les sociétés amérindiennes

                                                                                                Printemps 2017            41
IIlustration : Elham Rasmi » » »
contre l’adoption inconsidérée d’outils techniques appa-       suffisant de productions vous permettant d’offrir un pro-
               remment innocents qui, à la longue, risquent d’entraîner       gramme consistant de films et de vidéos année après
réflexion(s)

               une perte culturelle irrémédiable. L’esprit maléfique ar-      année ? Notre pari – et notre réponse – était que, compte
               rive avec un écran.                                            tenu de la nécessité de retrouver une souveraineté vi-
                 Les militants du Centro de Trabajo Indigenista de Sao        suelle et de la poussée démographique dans les com-
               Paulo (le CTI devenu Video nas Aldeias) se sont bien           munautés autochtones, des cinéastes allaient forcément
               sûr aussi posé ces questions avant d’introduire la vidéo       apparaître, et ce, alors même que les outils audiovisuels,
               légère dans les villages. Ils savent que, bientôt, avec les    dont la vidéo légère et la captation numérique, s’avé-
               routes qui percent de plus en plus la forêt tropicale, la      raient de plus en plus accessibles.
               télévision tout court allait arriver en ces lieux encore         Enjambons les années pour nous projeter dans un autre
               relativement préservés de l’influence de la société euro-      siècle.
               américaine, de ses produits de consommation et du tor-           En 2014, à Montréal, autour du Wapikoni mobile,
               rent d’images qui sort du petit écran.                         expérience de production vidéo en communautés au-
                 Il s’agissait donc de doter les Amérindiens de moyens        tochtones du Québec et du Canada, s’est créé le RICAA
               leur permettant d’affirmer une souveraineté culturelle           (Regroupement international de création audiovisuelle
               face à l’envahissement médiatique qui s’annonce (nous          autochtone) unissant des festivals, comme Présence
               sommes alors dans les années 1985-1986) ; ou, mieux            autochtone, et des associations productrices de vidéos
               encore, d’activer les esprits protecteurs du groupe            autochtones des trois Amériques (et au-delà). Deux ans
               par ce canal inédit par lequel il n’était pas prévu qu’ils     plus tard, en 2016, dans l’auditorium de la Grande Bi-
               transitent.                                                                                             bliothèque et dans le
                 À la même époque,
               à Montréal, CBC
                                                   Comment produire                                                    cadre de la vingt-si-
                                                                                                                       xième édition de
               North cherchait à
               former des Cris pour
                                           une représentation de nous-mêmes                                            Présence autochtone,
                                                                                                                       a été présenté en pre-
               prendre en charge            dans laquelle nous reconnaîtrons                                           mière mondiale Le
               les émissions de té-                                                                                    Cercle des nations,
               lévision qu’on y pro-             ce que nous prétendons                                                première production
               duisait. Pierre Dinel
               (lui-même réalisa-
                                              n’avoir jamais cessé d’être ?                                            issue du RICAA. Ce
                                                                                                                       film choral unit des
               teur du magnifique                                                                                      films tournés indé-
               documentaire Les six saisons atikameks) me disait que,         pendamment dans douze différentes communautés de
               au montage, les stagiaires cris, qui devaient, avec leur       six pays distincts, illustrant ainsi une pratique culturelle
               connaissance intime de la langue, indiquer où effectuer         renaissante. En présence d’un parterre international, la
               les coupes, lui répliquaient qu’on n’interrompt pas le         projection a constitué un moment fort où s’affichait la
               discours d’une personne, encore moins quand un aîné            résilience des peuples originaires.
               parle. C’est ainsi que furent livrées aux Cris de longues        À l’automne dernier, de passage à Sao Paulo pour un
               entrevues en plan fixe qui, aussi arides et ennuyeuses         séminaire sur le cinéma autochtone, avec un regard
               qu’elles puissent paraître, étaient continuellement re-        comparé sur les expériences brésiliennes et québécoises,
               prises sur les lecteurs vidéos dans les villages où les gens   je suis allé visiter la très prestigieuse biennale d’art qui s’y
               s’organisaient pour les voir et revoir sans se lasser. Or,     tient. Video nas Aldeias y avait une installation dans la-
               Vincent Carelli, celui-là même qui signe le documentaire       quelle étaient reprises des images tournées par les Amé-
               Spirit of the TV, me faisait part d’une situation identique    rindiens. Aujourd’hui, il y un nombre important de titres
               chez les Waiapi et autre Amérindiens du Brésil. Dans ces       au catalogue de l’association et les réalisateurs kuikuro,
               années-là, à partir des images tournées dans les com-          guarani, xavante ou ashaninka, qu’elle a formés et qu’elle
               munautés, Carelli devait monter lui-même des films qui         continue de soutenir, voient leurs œuvres sélectionnées
               avaient pour but premier l’obtention des subventions           pour être présentées dans des festivals prestigieux aux
               lui permettant de continuer le travail amorcé. Car les         quatre coins de la planète.
               Autochtones, eux, aimaient mieux conserver des vidéos            Au dernier festival de Sundance, les Cris qui, après
               intégrales, comme archives communautaires qu’il eût été        avoir appris le métier à CBC North, ont fondé à Mon-
               impensable de charcuter par des coupes.                        tréal leur propre boîte de production, REZolution Pic-
                 C’est en 1991 que Présence autochtone connut sa pre-         tures, ont reçu un prix pour le documentaire Rumble:
               mière édition. On considérait alors avec étonnement            The Indians Who Rocked the World.
               ces drôles de zigotos, c’est-à-dire moi et les collègues         Alors pourrait-on conclure, oui, le cinéma autochtone
               qui avions démarré le festival. Une question nous était        existe bel et bien aujourd’hui. Mais voyons encore.
               continuellement posée avec un fort accent d’incrédu-             Nous parlons ici, sans l’avoir définie, de souveraineté vi-
               lité : croyez-vous vraiment que vous aurez un nombre           suelle, un concept que j’emprunte à Michelle H. Raheja1.

               42             Printemps 2017
C’est la capacité pour un groupe de produire des                        l’information qui est donnée aux lecteurs. Dans
images dans lesquelles les membres vont se re-                           les westerns, on aura fait jouer les rôles d’Amé-

                                                                                                                                         réflexion(s)
connaître et via lesquelles chacun d’entre eux sera                        rindiens à des acteurs grimés. En Amérique,
reconnu par les autres, soit le pouvoir de créer                            l’Amérindien est ainsi lui-même devenu un
une culture audiovisuelle propre qui devient mar-                            masque mortuaire puisque voué à l’extinc-
queur identitaire.                                                            tion, simple figure allégorique pouvant ai-
  On comprendra que le contrôle de la produc-                                  sément être représentée par n’importe qui.
tion et de la réalisation par des Autochtones                                   Bref, nous avons été joués.
eux-mêmes, s’il constitue une condition pre-                                      Maintenant le défi est double : comment
mière d’exercice de cette souveraineté visuelle,                                déjouer les ressorts sociaux complexes qui
ne suffit pas en lui-même à remplir la com-                                     assurent la pérennité des images stéréo-
mande. Les productions autochtones doivent                                    typées dans lesquelles est toujours verrouil-
se démarquer des films qui portent un regard                                  lée l’identité autochtone de l’Autochtone ?
extérieur sur les réalités des peuples premiers.                             Et comment produire une représentation
Les cinéastes des Premières Nations sont                                   de nous-mêmes dans laquelle nous reconnaî-
donc condamnés à l’originalité s’ils veulent                                trons ce que nous prétendons n’avoir jamais
se prévaloir du titre de cinéaste autochtone.                               cessé d’être ?
L’authenticité et l’enracinement dans un                                       Il n’y a pas de réponses toutes faites. Mais
groupe et une culture doivent se lire dans                                   je constate une chose : les films autochtones

                                                                                                                                              IIlustration : Elham Rasmi » » »
le travail de création de l’artiste et du                                     qui ont véritablement marqué les dernières
producteur.                                                                   décennies portent dans leur trajectoire ce
  L’origine de l’image enregistrée, selon                                     questionnement existentiel.
André Bazin, se retrouve dans le masque                                         Dans Smoke Signals, Victor Joseph va
mortuaire moulant le visage du défunt,                                     chercher les cendres de son père récemment
donc dans un désir d’immortalité indivi-                              décédé, qui avait fui la réserve alors que son fils
duelle. « All photographs are memento mori »,                         était encore enfant et dont on n’avait pas eu de
écrivait pour sa part Susan Sontag.                                  nouvelles depuis. C’est une photo de famille que
  Le rapport qu’on entretient avec la mort – et le                 Victor découvre, dans une scène pleinement chargée
statut qu’on donne aux images des défunts – est                   de symbole, en entrant dans la roulotte qui a été le
constitutif de toute culture. Les films réalisés par des       dernier domicile de son père, habitacle qu’il va ensuite
Aborigènes australiens portent l’avertissement que le          brûler dans un geste d’adieu.
spectateur pourrait être exposé à des images de per-             Et c’est Atanarjuat, qui surgit de la chambre noire en-
sonnes décédées.                                               sanglantée qu’est la tente où git son frère assassiné (de
  Image surgie d’entre les morts, l’Ancien, un squelette       ce dernier, on ne verra pas la dépouille), qui court éper-
vieux de huit mille ans qui a été exhumé des rivages de        dument sur l’écran blanc de la banquise et qui semble
la rivière Columbia en 1996, va enfin être inhumé se-          crier au milieu des dangers qui le guettent : désormais,
lon les rituels appropriés. Ce dénouement fait suite à         l’écran nous appartient.
une longue controverse où des scientifiques américains,
suivis en cela par les tribunaux, ont rejetés les affirma-       1. Michelle H. Raheja, Reading Nanook’s Smile: Visual Sovereignty,
                                                                  Indigenous Revisions of Ethnography, and Atanarjuat (The Fast
tions des Autochtones qui voyaient là la dépouille d’un           Runner), American Quarterly, vol. 59, no 4, décembre 2007,
de leurs ancêtres. L’Homme de Kennewick, comme on                 pp. 1159-1185.
l’avait baptisé dans les sphères savantes, aurait été, selon
sa configuration crânienne et faciale, un Caucasien. Un
moulage de sa tête est devenu iconique. Or, des tests           Réalisateur et animateur culturel, l’Innu André Dudemaine
génétiques récents auront finalement clos le débat :            a collaboré à de nombreux projets d’éducation populaire
l’Ancien est bel et bien un parent génomique des Amé-           en Abitibi-Témiscamingue et réalisé plusieurs émissions
rindiens qui pourront donc maintenant procéder à une            de télévision. Président et co-fondateur de la Semaine de
                                                                cinéma régional en Abitibi-Témiscamingue (1975), il a été
digne inhumation de leur lointain aïeul.
                                                                successivement rédacteur à la revue L’Artère, rédacteur en
  Un autre exemple de la constante négation de l’histoire       chef et fondateur de la revue Terres en vues puis chargé du
orale et de l’effacement des traces mnésiques aura cher-         cours First Nations and Film à l’Université Concordia. Il a enfin
ché à « invisibiliser » les peuples autochtones dans les        reçu de l’Assemblée nationale du Québec le prix Jacques-
représentions du passé aussi bien que dans celles du pré-       Couture pour le rapprochement interculturel (2002).
sent. Un processus encore en cours : ainsi ne cherchez
pas la programmation d’APTN – le réseau télévisuel
des peuples autochtones – dans la grille-horaire publiée
par Le Devoir ou La Presse. Le canal n’existe pas selon

                                                                                                  Printemps 2017                    43
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