À quoi sert la littérature en temps de crise ? - DIAL@UCLouvain
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Du confinement au monde d’après. Quelles réponses des sciences humaines ? Journées d’étude – Université Saint-Louis (Bruxelles) 28 janvier et 21 mai 2021 À quoi sert la littérature… en temps de crise ? Communication prononcée par Olivier Hambursin Le 21 mai 2021 Abstract À quoi sert la littérature… en temps de crise ? Listes de romans à lire (d’Œdipe roi à La peste), journaux de confinement (Eric Chevillard, Marie Darrieussecq, Leïla Slimani, etc.), prise de position des écrivains (Annie Ernaux par exemple), la « littérature » s’est, dès le premier confinement de mars 2020, avérée très présente dans les médias et a été largement sollicitée en ces temps de pandémie. Le but de cette intervention est d’approcher cette mobilisation du littéraire, d’observer comment elle s’est développée (entre engagement et création) et, à travers elle, de (ré)interroger les vertus et pouvoirs attribués, notamment par les médias, à la littérature au sens large.
Introduction Listes de livres à lire, journaux de confinement, prise de position des écrivains, la littérature a été très présente dans les médias, dès le premier confinement, et s’est avérée largement mobilisée, sollicitée en ces temps de pandémie. Il est à ce titre assez révélateur que, dans le discours d’Emmanuel Macron, le 16 mars 2020, discours dans lequel, on s’en doute, chaque mot était soigneusement pesé, la lecture ait été citée : En restant chez vous, occupez-vous des proches qui sont dans votre appartement, dans votre maison. Donnez des nouvelles, prenez des nouvelles. Lisez, retrouvez aussi ce sens de l'essentiel. Je pense que c'est important dans les moments que nous vivons. La culture, l'éducation, le sens des choses est important. Extrait du Discours d’Emmanuel Macron, 16 mars 2020. (https://www.parismatch.com/Actu/Politique/Document-l-integralite-du-discours-d-Emmanuel-Macron- du-16-mars-2020-1678998) Le but de mon intervention est de mesurer – mais avec peu de recul – cette mobilisation du littéraire, d’observer comment elle s’est développée (entre engagement et création) et, à travers elle, de (ré)interroger les vertus et pouvoirs attribués, notamment par les médias, à la littérature au sens large ; une façon d’esquisser une réponse à la question ambitieuse posée comme titre : « À quoi sert la littérature… en temps de crise ? ». I. Que lire et pourquoi ? I.1. Comme échappée, moyen de voyager, et de lutter contre l’enfermement Une fonction classique et connue, mais clairement ravivée par la situation exceptionnelle, a été la fonction de divertissement, d’échappée. Je prends un titre, parmi tant d’autres, qui révèle l’ampleur du phénomène et l’importance de cette fonction : À quoi occuper ses journées et ses longues soirées confinées ? De Milan à New York, en passant par Barcelone, la presse étrangère fait part de ses conseils alors que s’étend la pandémie de Covid-19. Courrier international a fait son marché et livre sa sélection de titres accessibles en français. [https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/litterature-coronavirus-des-idees-de-lecture- pour-le-confinement] Cette fonction de divertissement, de plaisir, est évidemment très ancienne. Une des premières définitions du roman, donnée par Huet, dans son Traité de l’origine des romans, en 1670, présente les romans comme des textes écrits « en prose avec art, pour le plaisir et l’instruction des lecteurs » (Cité par Tadié et Cerquiglini (425)). I.2. Comme facteur de compréhension du monde, de décodage Je viens de l’esquisser ici, une autre fonction essentielle de la littérature est celle de la « connaissance », de l’apprentissage. C’est plus particulièrement le rôle de décodage de la réalité qui est mis en avant. Je prends deux titres, révélateurs :
Coronavirus : La littérature face à l’événement. En ces temps de confinement pour lutter contre le Covid-19, comment la littérature peut- elle traduire les tourments collectifs des hommes, entre immédiateté et recul réflexif, voire poétique ? [https://www.la-croix.com/Culture/Livres-et-idees/Coronavirus-litterature-comme-consolation-2020- 03-25-1201086038] À chaque épreuve, les Français recherchent la lumière des livres. Nous avons redécouvert « Paris est une fête » après les attentats de 2015. L'incendie de Notre-Dame nous a poussés vers Victor Hugo. Il revient à « La Peste » de Camus d'accompagner nos jours de confinement. Si l'ouvrage a connu un pic de ventes depuis le début de l'épidémie, d'autres récits méritent également d'être découverts ou redécouverts. [https://www.lesechos.fr/weekend/livres-expositions/7-grands-ecrivains-inspires-par-les-epidemies- 1214054] I.3. Quels livres pour nous aider ? Mais quels sont ces livres censés nous aider à décoder la réalité ? Ce sont les mêmes titres qui reviennent, tous relatifs à une épidémie voire à une pandémie1. La peste d’A. Camus (1947) Le Hussard sur le toit de J. Giono (1951) Le Fléau de St. King (1978) L'Amour aux temps du choléra de G. G. Marquez (1985) Le Masque de la mort rouge d'E. A. Poe (1842) Némésis de Ph. Roth (2010) Journal de l'année de la peste de D. Defoe (1722) Les Pestiférés de M. Pagnol (1977) La Quarantaine de J.-M. G. Le Clézio (1995) La peste écarlate de J. London (1912) L'aveuglement de J. Saramago (Prix Nobel de littérature) (2000) Le sixième jour d’A. Chedid (1960) Le neuvième jour d’H. Bazin (1994) Les Animaux malades de la peste de J. de La Fontaine (1678) Œdipe roi de Sophocle Le Décaméron de Boccace Peste de C. Palahniuk (2008) Pandemia de F. Thilliez (2015) En un monde parfait de L. Kasischke (2009) L'Année du lion de D. Meyer (2017) 1 A côté de ces titres, on pourrait dresser une autre liste parallèle, de livres nous aidant à comprendre et à appréhender le confinement, l’isolement (liste dans laquelle Le voyage autour de ma chambre de De Maistre occuperait une place de choix).
Très clairement, la littérature est présentée comme pertinente pour aider à comprendre, à décoder une situation dramatique, inédite, et s’avère susceptible d’inspirer ou de faire réfléchir les lecteurs, ainsi que le rappelle Antoine Compagnon à propos de La Peste : Des personnages y réagissent avec égoïsme, d’autres avec altruisme, notamment le médecin, le docteur Rieux. Certains comportements changent au cours de la quarantaine. Cela peut nous aider à penser ce que nous sommes en train de vivre. [https://www.fondation-cdf.fr/2020/04/01/la-litterature-face-aux-pandemies/] Et si la littérature a ce pouvoir, c’est qu’elle possède, comme la pandémie, une dimension allégorique : La pandémie actuelle a clairement une portée allégorique au-delà de ses manifestations au jour le jour : elle est inséparable de la mondialisation extrême des échanges. […] La littérature consacrée aux épidémies passées permet de donner à celle d’aujourd’hui un sens qui dépasse notre expérience immédiate du confinement et notre peur de la contagion. Que nous soyons enfermés ou que nous continuions à travailler dehors, voyons plus loin que les exigences de la survie, tâchons de les transcender. [https://www.fondation-cdf.fr/2020/04/01/la-litterature-face-aux-pandemies/] Non seulement la littérature peut permettre de comprendre les épidémies et les pandémies mais, en tant que discours, mise en récit, elle peut aussi nous aider à décoder les discours sur la pandémie. 1. 4. Comprendre le discours sur la pandémie C’est que ce propose William Marx, professeur de littérature comparée au Collège de France, en identifiant les fonctions que l’on peut attribuer aux épidémies dans la littérature. Pour lui, les épidémies peuvent être de 4 types : - un « simple élément documentaire, un objet de curiosité humaine, historique et intellectuelle » – c’est le Journal de l’année de la peste de Daniel Defoe. - « le signe ou le symptôme d’un désordre cosmique, religieux ou social. Il suffit alors en principe de rétablir l’ordre initial pour arrêter le fléau » – c’est Œdipe roi. - La marque du « caractère inéluctable de l’épidémie, relevant d’un ordre naturel du monde contre lequel il serait vain de se rebeller », donc une veine fataliste et apocalyptique – c’est Le masque de la mort rouge de Poe. - « l’épidémie sert à la mise à nu morale et symbolique de l’humanité, révélatrice des vices et vertus des individus, des travers et des forces de la société, avec ses héros et ses salauds » – c’est La Peste de Camus. [https://www.fondation-cdf.fr/2020/04/20/ce-que-la-litterature-nous-apprend-de-lepidemie/]
L’intérêt est que cette lecture de l’épidémie par la littérature éclaire les discours contemporains sur l’épidémie : Voilà donc quatre types de discours – documentaire, sémiologique, eschatologique, moral – auxquels se laissent aisément rattacher, de façon pure ou mixte, les discours contemporains sur l’épidémie de Covid. [https://www.fondation-cdf.fr/2020/04/20/ce-que-la-litterature-nous-apprend-de-lepidemie/] Mais les médias ont aussi sollicité les écrivains contemporains ou leur ont laissé la parole – et c’est un des aspects par lesquels la littérature s’est révélée également très présente dans cette crise. II. L’intervention des écrivain·e·s II.1. Prise de position critique, « engagement » Ces interventions n’ont, à première vue, pas été très nombreuses, mais on peut quand même noter un texte qui a fait un certain bruit et est l’œuvre d’une écrivaine : c’est la lettre d’Annie Ernaux au Président Macron. L’opposition au discours du Président est claire : « la France n’est pas en guerre », la crise doit inciter à lutter davantage encore contre les inégalités : Nous sommes nombreux à ne plus vouloir d’un monde dont l’épidémie révèle les inégalités criantes, nombreux à vouloir au contraire un monde où les besoins essentiels, se nourrir sainement, se soigner, se loger, s’éduquer, se cultiver, soient garantis à tous, un monde dont les solidarités actuelles montrent, justement, la possibilité. [https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur/lettres-d-interieur-30-mars-2020] … et la menace est palpable : « Prenez garde, Monsieur le Président, aux effets de ce temps de confinement, de bouleversement du cours des choses ». Il est intéressant de noter que, comme en réponse à l’invitation à lire d’E. Macron, A. Ernaux en appelle elle aussi à la littérature et à la culture littéraire : Cergy, le 30 mars 2020 Monsieur le Président, « Je vous fais une lettre / Que vous lirez peut-être / Si vous avez le temps ». À vous qui êtes féru de littérature, cette entrée en matière évoque sans doute quelque chose. C’est le début de la chanson de Boris Vian Le déserteur, écrite en 1954, entre la guerre d’Indochine et celle d’Algérie. Aujourd’hui, quoique vous le proclamiez, nous ne sommes pas en guerre, l’ennemi ici n’est pas humain, pas notre semblable, il n’a ni pensée ni volonté de nuire, ignore les frontières et les différences sociales, se reproduit à l’aveugle en sautant d’un individu à un autre. [https://www.franceinter.fr/emissions/lettres-d-interieur/lettres-d-interieur-30-mars-2020]
Par ailleurs, certain·e·s écrivain·e·s se sont aussi engagé·e·s pour différentes « causes » : Caroline Lamarche a recueilli les témoignages du personnel des hôpitaux Iris Sud (Traces), 64 écrivains ont publié des nouvelles et offert tous les bénéfices à la Fondation hôpitaux de Paris – Hôpitaux de France, (Des mots par la fenêtre), etc. II.2. Intervention et création Bien sûr, les écrivains ont également été sollicités pour évoquer leur vision de la pandémie, leur situation de confinement, leurs conseils de lecture et de vie… Là encore, les cas sont nombreux et l’on peut citer B. Werber, D. Pennac, M. Houellebecq, E. Carrère ou encore C. Lamarche. Mais plus encore que ces interventions ponctuelles, ce sont surtout les « journaux de confinement » qui ont révélé l’importance que les médias ont accordée à la littérature dans la crise sanitaire. Ils ont fleuri dès le début et, à ma connaissance, l’expérience n’a pas été réitérée lors des confinements suivants. On peut citer ainsi : - Leïla Slimani pour Le Monde, - Eric Chevillard pour Le Monde (Sine die, du 18 mars au 7 avril 2020), - Marie Darrieussecq pour Le Point, - Wajdi Mouawad, qui a proposé un journal de confinement audio, - Nicolas Matthieu auteur de Chroniques « cartes postales » pour L’Obs, - Un « Journal à plusieurs mains », dans Télérama, dans lequel « des écrivains […] offrent chaque jour la chronique de leur confinement » (Eric Reihnardt, Christian Boltanski, Shenaz Patel, Vincent Message, Isabelle Monnin, etc.) On le voit, le journal de confinement a pris une certaine ampleur dans les médias et Eric Chevillard, qui a tenu un de ces journaux (intitulé Sine die), pour Le Monde, note le succès du genre avec son ironie et son auto-dérision habituelles : « Nous jaillissons tous de nos boîtes à confinement en agitant nos pages » (Jour 15) [https://www.lemonde.fr/livres/article/2020/04/02/sine-die-la-chronique-du-confinement-d-eric- chevillard-jour-15_6035310_3260.html] Fonctions de ces interventions ? La question fait évidemment partie intégrante, là aussi, d’une question beaucoup plus vaste, celle de la place des écrivains dans le monde médiatique actuel (journaux, plateaux de télévision, chroniques, etc.). Il faut rappeler, tout d’abord, que la situation n’a rien d’inédit : « les figures du journaliste et de l’écrivain se sont longtemps confondues » (Dujin, 2018, 2), notamment au XIXe siècle. Mais qu’attend-on aujourd’hui des écrivains et pourquoi publier ces journaux de confinement ? Quelques réponses semblent se dégager.
Une autre parole, un autre regard On n’attend plus vraiment de l’écrivain qu’il soit un prophète, mais plutôt, pour reprendre la formule de Michel Crépu, un « témoin de la nuit, de la déréliction » (Dujin, 2018, 3). L’écrivain n’est pas invité, consulté en tant qu’expert, mais pour « sa sensibilité, son regard ». (Cf. interview d’Aurélien Bellanger dans Le Monde : l’écrivain n’est pas un « expert », « on compte sur sa sensibilité, voire ses intuitions » - 16 août 2018 : https://www.lemonde.fr/idees/ article/2018/08/16/aurelien-bellanger-on-compte-sur-la-sensibilite-du romancier_5343060_ 3232.html) Si cette sensibilité singulière est attendue, c’est qu’elle passe par une langue, par un style. En effet, l’écrivain a ce pouvoir de « faire exister l’ordinaire, le quotidien, le sensible partagés par tous, grâce à l’originalité de la langue, à la justesse des mots et des images » (Dujin, 2018, 3). D’où l’idée répandue, bien entendu dans le meilleur des cas, d’une intervention dans les médias qui soit aussi « œuvre », travail littéraire. Il est à ce titre intéressant de noter que chez nous, en Belgique, une proposition d’archivage des interventions a été lancée par Les Archives et musée de la littérature dès le début du confinement : « Leur ambition : conserver les archives de confinement des auteurs ». Tous les auteurs professionnels (c’est-à-dire ceux qui ont déjà publié au moins un livre à compte d’éditeur) belges francophones peuvent déposer leurs archives, qu’ils travaillent dans le domaine de la bande dessinée, de la littérature générale ou de la littérature pour la jeunesse, en tant qu’écrivains ou illustrateurs. Les institutions littéraires ou théâtrales sont elles aussi concernées. [https://le-carnet-et-les-instants.net/2020/05/06/les-aml-recoltent-les-archives-de-quarantaine-des- ecrivains/] Cette pratique d’intervention dans les médias (sous forme de journaux, de cartes blanches, d’interviews, etc.) s’inscrit bien entendu indéniablement également dans les activités connexes et indispensables à l’écrivain d’aujourd’hui (table ronde, rencontre, etc.) et s’apparente à une dimension de promotion, de commercialisation. Ensuite, on peut bien entendu y lire aussi une trace de la tendance actuelle, prégnante, de la littérature à développer les écritures du moi (autobiographie, autofiction, journal intime, etc.) Mais, ce que la crise a révélé de manière très nette, c’est aussi que cette pratique peut se retourner contre l’écrivain. Ce fut le cas, notamment pour deux journaux de confinement, ceux de Darrieussecq et de Slimani, qui ont été très rapidement, dès les premiers jours, violemment critiqués. Un exemple parmi de nombreux autres : On écrit se sachant écrire non pour dire la pandémie mais pour montrer combien l’on est écrivain. […] C’est le Journal de quelqu’un qui prend l’écriture pour un grand boulevard où parader sans voir qu’elle est installée sur un tapis roulant au fond d’une impasse. […] Elle ne voyage pas autour de sa chambre mais autour de son nombril où, marécage insoupçonné, elle finit par se noyer. [Johan Faerber / 19 mars 2020 / Diacritik]
Mais la critique s’est également faite indirectement, par exemple en un faux et parodique journal de confinement proposé par Pierre Jourde : Dès le lundi, avec ma femme, nous avons pris la grande décision : nous allions quitter la capitale pour nous réfugier avec nos deux enfants dans notre petite bicoque de l’île de Ré. Rien à voir avec notre appartement parisien, il n’y a que quatre chambres et une unique salle de bains, c’est spartiate, mais quand toute la France souffre, il y a des sacrifices que l’on peut, je dirais même que l’on doit accepter. J’avais eu très peur. La veille, ma femme avait éternué en se maquillant. Deux fois. Nous savions que nous étions des survivants. [Pierre Jourde, https://www.nouvelobs.com/les-chroniques-de-pierre-jourde/20200330.OBS26803/mon- journal-de-confinement-par-pierre-jourde.html] On peut comprendre en partie ces critiques : il est sans doute maladroit ou peu délicat d’évoquer un confinement en résidence secondaire sans prendre la mesure de la détresse d’une grande partie de la population contrainte de vivre en ville dans quelques mètres carrés. Mais ces critiques sont aussi intéressantes par le débat qu’elles ont soulevé et par la vigilance à laquelle elles appellent. Je ne vais pas m’attarder sur cette question, mais juste évoquer le fait que plusieurs voix se sont élevées, contre ces critiques virulentes, en signalant la possibilité que ces journaux soient aussi attaqués parce qu’ils sont écrits par des femmes. Il faudrait pousser la comparaison plus loin, mais le fait est que les deux journaux qui ont subi les foudres de la critique sont ceux de Leïla Slimani et de Marie Darrieussecq et que, par bien des aspects, ces critiques font émerger la question de la légitimité de la parole, comme le rappelle Hélène Pierson : Quand bien même cette lecture serait fausse, et les attaques contre elle et ses consœurs n’auraient rien à voir avec leur sexe, les reproches qui leurs sont adressés restent très fragiles ; elles n’auraient pas de légitimité à parler d’elles-mêmes, ou à parler tout court, parce qu’elles sont privilégiées. Si Leïla Slimani est égocentrique lorsqu’elle consacre quelques paragraphes à elle-même, alors que dire de l’œuvre d’un autre prix Goncourt, Proust, bien au chaud dans son confort bourgeois pendant que les poilus mouraient dans les tranchées ? Ou encore de Raymond Radiguet, qui commence Le diable au corps en déclarant : « Que ceux déjà qui m’en veulent se représentent ce que fut la guerre pour tant de très jeunes garçons : quatre ans de grandes vacances ». Ces auteurs ne sont-ils pas indécents ? N’auraient-ils pas dû s’abstenir d’écrire ? La littérature, de par sa nature même, tend à donner de l’importance à des choses tout à fait dérisoires, y compris dans des situations de crises. C’est ainsi qu’elle peut saisir la complexité de l’expérience humaine. [https://zone-critique.com/2020/03/25/slimani-mouawad-sexisme-deconfine/]
Conclusions Ces textes à lire ou à relire, comme les interventions des écrivain·e·s au cours de cette crise sanitaire sont intéressants et constituent un bel angle de recherche parce qu’ils peuvent être des occasions : - de réfléchir globalement à la littérature contemporaine, donc - à la question de l’engagement, de la prise de position dans un débat public ; - à la place prise par les écritures du moi (autofiction, journal intime/journal extime) ; - à l’analyse critiques des textes ; - à la place laissée aujourd’hui aux écrivain·e·s et la place qu’ils·elles acceptent ou doivent prendre (dimension sociologique). - de réfléchir à ce que la littérature peut apporter en termes de plaisir, d’échappées, de décodage, de compréhension du monde. - de rappeler la nécessité de la littérature et de l’art au sens large, comme le souligne Eric Reinhardt, avec réserve et discrétion, dans Télérama : J’espère ne pas être obscène, en ces temps difficiles, en déclarant que le théâtre me manque. Le théâtre me manque. Trois jours après le début du confinement, Mélodie Richard m’a écrit ceci, qui est si beau que je veux le partager ici avec vous : « J’ai tout de suite abandonné l’idée que l’on jouerait en mai [à l’Odéon]. Ça a été un grand choc. Le premier. Qu’est-ce qui était si puissant que nous ne puissions pas monter sur scène ? Devant trois personnes on joue, malade on joue, sous l’orage on joue, en grève on joue, en deuil on joue… pendant la guerre on joue. Tu sais ce que je veux dire. J’ai éprouvé dans mon corps que c’était de jouer qui me tenait verticale. » La vérité des corps des comédiens sur les plateaux – cette drogue, ce réconfort – est l’une des choses qui me manque le plus depuis qu’on ne peut plus sortir de chez soi. [https://www.telerama.fr/livre/chronique-dun-confine,-par-eric-reinhardt-7-lettres,-un-vide,-7- lettres,n6624753.php] - de découvrir la littérature en prise directe sur le monde et donc de lire la situation par les yeux d’un écrivain, par sa sensibilité, sa langue et son art. Alors oui, inévitablement, tous les écrivains en activité tiennent leur journal du confinement. Sujet imposé. Sujet unique. Ne nous accablez pas. C’est en écrivant que nous produisons nos anticorps. […] Mais c’est ainsi. L’écrivain endeuillé écrit sur son père ou sur son fils mort. L’écrivain malade écrit sur sa maladie. Il s’efforce de devenir le cancer de son cancer. Ce n’est pas faiblesse. C’est au contraire une tentative de ressaisissement dans et par la forme. [Eric Chevillard, 2 avril 2020, jour 15, Le Monde] Telles sont en tous cas quelques-unes des pistes que l’on pourrait explorer à partir de cette « mobilisation du littéraire » dans le cadre de la pandémie qui continue de nous cerner. Merci à vous.
Bibliographie Bibliographie critique succincte - Bouju Emmanuel (dir.) (2005). L’engagement littéraire. Rennes : Presses universitaires de Rennes. - Compagnon Antoine (2020). La littérature face aux pandémies. Collège de France. https://www.fondation-cdf.fr/2020/04/01/la-litterature-face-aux-pandemies/ - Dujin Anne (2018). Les écrivains crèvent l’écran. Le Monde (18 août), 1-3. - Gefen Alexandre (2017). Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle. Paris : José Corti. - Habrand Tanguy (2020). Le Livre au temps du confinement. Bruxelles : Les Impressions Nouvelles. - Lejeune Philippe (2000). « Cher écran… ». Journal personnel, ordinateur, Internet. Paris: Seuil - Marx William (2020). Ce que la littérature nous apprend de l’épidémie. Collège de France. https://www.fondation-cdf.fr/2020/04/20/ce-que-la-litterature-nous-apprend- de-lepidemie/ - Sapiro Gisèle, Rabot Cécile (2017). Profession ? Écrivain. Paris : CNRS Editions. - Tadié Jean-Yves et Cerquiglini Blanche (2012). Le roman d’hier à demain. Paris : Gallimard. - Thérenty Marie-Eve (2020). L’écrivain comme marque. Paris : Presses Université Paris- Sorbonne. Les textes de quelques écrivain·e·s (évoqués dans cette communication) - Coll. (2020). Des mots par la fenêtre. Pocket. - Dieudonné Adeline, Russon Éric, Colin Jérôme, Leroy Myriam, Ministru Sébastien (2020). L’injuste destin du pangolin. Renaissance du Livre. - Lamarche Caroline (2021), Traces (photographies de Gaël Turine). Luc Pire.
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