RAPPORT SUR LA DIVERsiTÉ À l'opÉra national de paris - Pap Ndiaye Constance Rivière
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« Pour moi, les problèmes de la couleur sont d’abord des problèmes de société » MICHEL PASTOUREAU, NOIR 2
SOMMAIRE Introduction 4 1. Histoire et tradition : l’opéra, le ballet et la représentation des « Autres » 7 L’opéra occidental : une vision exotique du monde 7 Que faire de ce répertoire ? 11 Comment représenter les œuvres ? 17 Blackface, yellowface, brownface 19 Le ballet blanc 24 2. La diversité, grande absente de l’Opéra 25 L’École de danse et le Corps de Ballet 28 L’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra national de Paris 34 Les programmes de démocratisation culturelle 37 Rendre visible la diversité : l’importance des rôles modèles 39 3. Une politique de ressources humaines au service de l’ouverture et de la diversité 42 La charte de la diversité 43 Signalement des situations de racisme ordinaire 45 Mesurer, objectiver, évaluer 47 Recrutement, carrière et formation 49 Conclusion 51 Annexe 1 – Synthèse des recommandations 53 Annexe 2 – Lettre de mission 56 Annexe 3 – Manifeste 58 Annexe 4 – Personnes rencontrées 63 Remerciements 66 3
INTRODUCTION L août à la signature de l’ensemble des personnels, ont souligné que la rédaction e 25 mai dernier, le meurtre de leur texte – dont tout le monde s’est de George Floyd à Minneapolis accordé à souligner la grande qualité –, a déclenché une vague, inédite par son fut déclenchée par la double constata- ampleur, de manifestations antiracistes. tion de la mobilisation antiraciste et de La plupart des grandes institutions la prudence que l’Opéra a longtemps culturelles américaines (opéras, musées, manifestée sur ces questions. Cette initia- théâtres, etc.) et d’autres en Europe tive inédite converge avec les analyses et ont alors signalé leur sympathie à l’égard préconisations que nous sommes amenés du mouvement Black Lives Matter et se à faire, et a très largement contribué à une sont engagées à réfléchir en profondeur prise de conscience qui a permis d’avan- sur les formes de discrimination raciale cer dans la réflexion avec l’ensemble et de racisme qui existent dans le des parties prenantes à l’Opéra. monde culturel. Certains ont pu parler de « Blackwashing » pour signaler les effets C’est donc dans ce moment particulier, cosmétiques de ces déclarations, qui et alors que la crise sanitaire privait demandent effectivement à être pour partie les artistes et les équipes de accompagnées d’actions concrètes sur représentations, et donc de la possibilité le moyen et long terme. En revanche, d’exercer pleinement leur métier, que le du côté français, alors que des mani- nouveau directeur général, Alexander festations avaient également lieu et Neef, a fait le choix d’initier une réflexion qu’ont émergé des débats vifs autour de inédite sur la diversité à l’Opéra national la « cancel culture », les établissements de Paris, sur scène comme dans les cou- culturels ont d’abord conservé un silence lisses, dans les textes comme dans les prudent. C’est dans ce contexte que la corps, désireux d’une réflexion qui soit la direction de l’Opéra national de Paris a plus large possible, posant clairement son souhaité, l’été dernier, nous confier une ambition dès notre premier entretien : mission sur les questions de diversité. « Notre devoir est de représenter sur En parallèle, les initiateurs du Manifeste nos scènes la diversité qui existe dans « De la question raciale à l’Opéra national notre monde ». de Paris », écrit dans l’été et proposé fin 4
Pour y répondre, nous avons souhaité sens du respect et de la volonté de rencontrer le plus grand nombre de per- comprendre pour avancer ensemble. Sur sonnes possible, des salariés de l’Opéra un sujet qui est trop souvent pris dans comme des personnalités extérieures. les polémiques, il nous paraît important L’écoute, le dialogue, la prise en compte de noter que jamais dans notre mission de tous les points de vue ont été des pré- nous n’avons été directement confrontés occupations constantes. Sur ce sujet, la aux simplismes et préjugés qui dissimulent parole et les échanges nous sont apparus le plus souvent l’inquiétude et le désir de comme constituant en soi une partie ne rien changer. de la solution. Le Manifeste commence d’ailleurs par un appel à « faire sortir la Tout cela nous a donné l’espoir que les question raciale du silence qui l’entoure pistes que nous traçons ici pourront au sein de l’Opéra de Paris », pour que les cheminer sereinement pour faire évoluer discussions de couloirs, les chuchote- cette grande institution culturelle qu’est ments et les blessures cachées laissent l’Opéra national de Paris, vers une meil- la place à un débat public. leure représentation de la diversité de la société française, pour inscrire davan- En trois mois, nous avons rencontré près tage la tradition dont il est porteur dans le d’une centaine de personnes, à l’occa- monde d’aujourd’hui, sans renoncer à une sion d’entretiens individuels ou collectifs : histoire longue, mais en la renouvelant. des représentants de tous les corps de métier, les organisations syndicales, des Il n’existe aucune solution simple et rapide personnalités extérieures qui ont dans aux questions qui nous ont été posées, leur grande majorité accepté le dialogue, et si de premières mesures symbo- et parfois la confrontation des points liques peuvent être prises, en particulier de vue, des responsables d’institutions pour mieux lutter contre les préjugés et françaises comme étrangères, des stéréotypes racistes, il ne saurait être universitaires, des artistes... Nous avons question à travers notre rapport de également reçu des contributions spon- remettre en cause l’histoire de l’Opéra tanées, et passé une matinée à échanger national de Paris, son excellence, et sa avec tous les personnels de l’Opéra qui mission « qui est de rendre accessibles le souhaitaient – près de 300 personnes. au plus grand nombre les œuvres du pa Nous avons été impressionnés par trimoine lyrique et chorégraphique… » et l’ouverture, la curiosité et l’intelligence de « …de favoriser la création et la représen toutes les personnes rencontrées, y com- tation d’œuvres contemporaines, de parti pris celles pour qui la nécessité de cette ciper au développement de l’art lyrique et mission n’apparaissait pas évidente. chorégraphique en France et de présenter À la fin de chaque entretien, il nous sem- des spectacles tant à Paris qu’en province blait que quelque chose avait bougé, et à l’étranger, et de s’attacher à diffuser dans notre réflexion comme peut-être ses productions par des moyens audio aussi dans celle de notre interlocuteur visuels et notamment numériques. » Nous ou interlocutrice, toujours avec un grand avons en effet la conviction qu’il existe un 5
chemin entre l’idée que l’absence presque un renouvellement des sens et des totale de diversité à l’Opéra national de possibilités, et d’être exemplaire dans Paris serait un faux problème, et celle la politique globale des ressources qu’il faudrait faire disparaître une partie humaines pour que les discriminations et de notre patrimoine culturel, ou limiter propos racistes en soient bannis. la création artistique par des considé- rations strictement sociales. Nous pen- Ainsi que l’ont écrit les auteurs du sons même que l’art est ce qui permet Manifeste, notre mission arrive à un de transcender les débats abstraits et moment où « la parole s’est libérée » et où les polémiques, en proposant des œuvres l’écriture d’une nouvelle page de l’Opéra qui nous interrogent, nous éclairent, nous national de Paris est possible. Nécessaire rassemblent et nous enthousiasment. même pour que l’ensemble de la société s’y retrouve et comprenne ainsi pleinement Nul ne pourra nier que préserver le passé l’importance d’une grande institution n’est pas le répéter. C’est d’abord le publique dédiée au ballet et à l’art lyrique. connaître, le comprendre, l’intégrer, Nous espérons donc que les propositions et l’amener à habiter le présent, pour et recommandations que nous formulons préparer l’avenir. Voilà précisément le ne seront pas perçues comme des sens de la création. Voilà donc aussi tout contraintes mais au contraire comme l’intérêt et toute la force symbolique qui une invitation renouvelée à créer, à s’attachent à cette réflexion, destinée inventer, à ouvrir plus que jamais en à une institution artistique reconnue pour grand les portes et fenêtres de l’Opéra son excellence, sa capacité à former et sur la France et le monde, sur les formes attirer les plus grands artistes, son artistiques du passé, du présent et de ambition à produire et créer des spec- l’avenir, vers toutes celles et tous ceux tacles nouveaux chaque année, mais qui qui pourront y trouver le ravissement est aussi connue pour un attachement que procure un art vivant porté à son plus à une forme de tradition qui pourrait, à haut. certains égards, faire obstacle non pas seulement à l’ouverture à la diversité mais à la création artistique elle-même. Notre mission ne nous a donc pas semblé avoir pour objet de faire une place à des interrogations de société au sein d’une institution artistique, mais plutôt d’apporter une contribution à la définition du projet de l’établissement qui inclut pleinement la volonté d’ouvrir, de mieux représenter la diversité sur scène, d’interroger le répertoire et ses échos dans le monde contemporain, de favoriser 6
1. Histoire et tradition : l’opéra, le ballet et la représentation des « Autres » L accepter que toute évolution suppose à la fois de la patience et de l’engagement, ’Opéra national de Paris a il nous faut commencer par cette histoire. une histoire dont il est légiti- Y retrouver ce qui dans la tradition fait mement fier, lieu d’excellence artistique résistance, mais aussi les tentatives portée à son plus haut, reconnu dans le qui ont été faites à plusieurs reprises monde entier, mais aussi lieu de pouvoir, pour y insérer de la diversité, sans pour où les élites politiques et économiques autant que l’image de l’Opéra national de se retrouvaient – et se retrouvent Paris comme sa composition en soient encore – pour socialiser tout en jouissant véritablement changés. des plaisirs procurés par un art total. Cette histoire a fait l’objet de nom- L’opéra occidental : une vision breux mythes, construisant une tradition exotique du monde intimidante, parfois paralysante. L’opéra occidental est né en Italie au Tradition, excellence, pouvoir, tout cela 17e siècle, et s’est considérablement a contribué à ce que l’Opéra soit, ou développé aux 18e et 19e siècles. Son apparaisse, comme un lieu fermé, réservé, histoire est de ce fait en partie liée à la sur la scène comme dans les salles. production de savoirs et de croyances Pour comprendre le moment que l’Opéra sur les mondes extra-européens, en lien national de Paris vit actuellement, et étroit avec leur colonisation. On trouve 7
donc, dans une part importante de la qui accordaient une plus grande place à production opératique, tout comme dans la couleur locale : les décors exotiques, la littérature et les Beaux-Arts, une forme les costumes espagnols, turcs, chinois, de représentation de ces mondes. En donnaient aux spectacles une dimension cela, elle a participé à sa manière de la pittoresque et moins solennelle. Les production de discours sur les « ailleurs », œuvres de Rameau, compositeur domi- les « autres », y compris ceux portant sur nant et imaginatif des années 1730-1760, les races humaines, dotées de caracté- rivalisaient avec celles de Lully et de ristiques physiques, mentales et morales Bambini1. Parmi elles, Les Indes galantes spécifiques, ce qui n’a pas exclu un intérêt firent voyager le public par l’intermé- et une curiosité sincères pour les cultures diaire de quatre épisodes (ou « entrées ») non-européennes. L’opéra européen était indépendants : Turquie, Pérou, Perse et le point de vue sublime des dominants Amérique du Nord. « Les Indes » dési- sur le monde : celui d’hommes européens gnaient alors toutes ces contrées, au blancs, au pouvoir ou proches de lui. sens des Indes orientales et occidentales, Avec des variations liées aux personna- représentées de manière fortement lités des compositeurs et aux moments, exotisée – à l’époque où la colonisation les spectacles proposés donnaient à voir et l’esclavage étaient en plein essor et les facettes multiples de ce point de vue. où les Français découvraient le café À ce titre, ils mettaient fréquemment en et consommaient le sucre de canne, scène des non-Européens, dont il fallait produits de la sueur et du sang des montrer l’altérité, voire l’étrangeté. esclaves, en quantités croissantes. Un autre opéra-ballet, Aline, reine de La création de l’Académie d’opéra en Golconde, de Michel-Jean Sedaine (1766) 1669, à la suite d’un processus initié dans met notamment en scène un Africain, les années 1640 par le cardinal Mazarin, vêtu d’un maillot marron découvrant le introducteur de l’opéra italien en France, torse (tandis que le visage restait blanc) se fit par un privilège royal concédé au décoré de perles, de bandes de tissus de poète Pierre Perrin. Puis, le compositeur couleurs vives et de plumes2. Jean-Baptiste Lully racheta le privilège à Perrin, et refondit l’institution sous À la fin du siècle, le répertoire se le nom d’Académie royale de Musique renouvela grâce, notamment, à des en 1672. Sous l’égide de Lully, l’opéra compositeurs étrangers comme Gluck, rencontra son public, tout en étant très dont la tragédie lyrique Iphigénie en lié au roi. C’est lui qui demanda que la Aulide était en phase avec le « goût grec » première des spectacles fût donnée du moment, qui trouva des prolongements à la Cour, c’est sur sa cassette que les évidents pendant la Révolution, lorsque répétitions, les décors et les costumes l’opéra fut mis au service de la République. étaient payés. Aux tragédies lyriques Les thèmes antiques et orientalistes composées par Lully s’ajoutèrent, à partir étaient également présents au début du début du 18e siècle, des opéras-ballets du 19e siècle, avec Sémiramis (1802) et 8 1 MATHIAS AUCLAIR, L’OPÉRA DE PARIS, 350 ANS D’HISTOIRE, MONTREUIL, GOURCUFF GRADENIGO, 2019. 2 SYLVIE PERAULT, « FEMMES ET HOMMES NOIRS SUR LA SCÈNE FRANÇAISE DU THÉÂTRE ET DE LA DANSE », DANS NATHALIE COUTELET ET ISABELLE MOINDROT (DIR.), L’ALTÉRITÉ EN SPECTACLE, 1789-1918, RENNES, PUR, 2015, P. 275-286.
Les Bayadères (1810) de Catel, qui voisi- vraisemblable. Dès lors, le maquillage naient avec des œuvres de propagande tenait aussi une place importante : au célébrant l’empereur. Ce sont surtout des même titre que le costume, il prétendait décors et des costumes de plus en plus exhiber l’altérité. L’Africaine de Meyerbeer élaborés qui donnaient aux spectacles (1865), l’un des triomphes publics de leur caractère exotique et fantaisiste. l’Opéra de Paris, mettait en scène une Aladin et la Lampe merveilleuse (1822) princesse africaine, Sélika, exhibée de Isouard, en est un exemple, avec ses par Vasco de Gama « comme spécimen décors fabuleux conçus par Cicéri, grand d’une nouvelle race ». Sélika était vêtue maître décorateur de l’époque. de manière exotique, avec parfois un maillot marron, recouvert de bijoux et L’omniprésence de la bayadère (le accessoires variés. terme, d’origine portugaise, réfère à une danseuse indienne), dans l’opéra du En danse, la tradition du ballet blanc 19e siècle fit dire à Flaubert, dans son Dictionnaire des idées reçues : « Bayadère : La transformation administrative de toutes les femmes de l’Orient sont des l’Opéra, à partir de la Monarchie de Juillet, bayadères. Ce mot entraîne l’imagi- désormais confié à un directeur-entre- nation fort loin. » De fait, la bayadère preneur soucieux de l’équilibre financier, proposait une figuration exotique, et donc d’un public bourgeois qu’il fantaisiste et sensuelle, elle-même s’agissait d’attirer, redonna des couleurs élément d’un Orient fantasmé. Le ballet à la danse. Le ballet, né au 16e siècle en La Bayadère de Marius Petipa (1877), qui Italie, importé à la Cour de Louis XIV, demeura largement inconnu en dehors restait marqué par la dimension aristo- de Russie jusqu’aux années 1960, fut cratique de son histoire. Dès la création inspiré par des œuvres aux thèmes voisins de l’école de danse, en 1754, le ballet fut (Le Dieu et la Bayadère chorégraphié par conçu, ainsi que le montrent notamment Taglioni, avec un livret de Scribe et une les travaux Emmanuelle Delattre, comme musique d’Auber, en 1830, ou encore le « corps du roi », qui se donnait à le ballet-pantomime Sakountala dont voir dans sa pureté et sa perfection3. Théophile Gautier écrivit le livret en 1858). Ce corps – la peau elle-même ou, pour d’autres spécialistes, les costumes portés, Pour susciter l’imagination, les décors et devait être blanc et homogène. Au début les costumes étaient essentiels, et fai- du 19e siècle, les corps furent normés, saient l’objet de recherches mobilisant classifiés, la manière de se tenir codifiée. parfois des savants comme l’égyptologue En 1832, l’immense succès de La Sylphide Auguste Mariette pour Aïda. Ce der- établit les canons du ballet romantique, nier conçut le livret, dessina les décors qui met en scène en deux actes un et les costumes, en combinant le souci amour impossible entre un mortel et un de crédibilité archéologique avec l’exo- esprit. Le premier acte est pittoresque, le tisme orientaliste. La fantaisie se voulait second est un « ballet blanc ». La ballerine, 9 3 EMMANUELLE DELATTRE-DESTEMBERG, LES ENFANTS DE TERPSICHORE : HISTOIRE DE L’ÉCOLE ET DES ÉLÈVES DE LA DANSE DE L’ACADÉMIE DE MUSIQUE (1783-1913), THÈSE DE DOCTORAT D’HISTOIRE SOUS LA DIRECTION DE JEAN-CLAUDE YON, 2016.
avec son tutu blanc et ses pointes, de Ballet, tout le monde doit être pareil ; incarne la légèreté, l’élévation, le rêve. pareil, ça veut dire que tout le monde doit Elle porte un tutu long de crêpe blanc et être blanc4 ». de mousseline, représentant un idéal de En dépit, ou peut-être à cause de cette féminité fondé sur la fragilité et la pureté. histoire, l’art lyrique et la danse ont été Le blanc du tutu allait de pair avec le investis, souvent sur leurs marges, par teint pâle. Vinrent ensuite des pièces qui des artistes qui s’écartaient des normes comptent encore aujourd’hui parmi les précédemment décrites. On découvre plus populaires, comme Giselle ou Le Lac ainsi de nombreuses figures oubliées, des cygnes. Le succès du ballet romantique q’il faudrait certainement valoriser. en fit un pilier de la programmation. Le Manifeste rappelle ainsi justement l’histoire du compositeur et chef d’or- Si le ballet romantique entama un déclin à chestre Joseph Bologne de Saint- l’époque de l’ouverture du Palais Garnier, George, favori de Marie-Antoinette et de il connut une nouvelle vie sous l’influence Louis XVI pour assurer la direction de de Serge Lifar dans l’entre-deux-guerres, l’Académie royale de Musique, dont la can- qui apporta le lyrisme de l’école russe à didature fut évincée lorsque les vedettes l’école française, très influencée depuis Sophie Arnould, Rosalie Levasseur et l’époque romantique par l’école italienne, Marie-Madeleine Guimard s’indignèrent et rendit la danse indépendante de l’opéra auprès de la Reine que cette haute fonc- tout en l’élevant au même rang. Ces tion pût être confiée au fils d’une esclave changements ne modifièrent pas le noire : « leur honneur et la délicatesse canon d’un ballet homogène et blanc, de leur conscience ne leur permettraient mais autorisèrent, au cours du 20e siècle, jamais d’être soumises aux ordres d’un des variations. Dans les années 1950, mulâtre ». Pourraient aussi être valorisées certaines ballerines étaient moins fines les figures de Caroline Branchu, née qu’aujourd’hui, d’autres étaient de petite à Cap Français (Haïti) en 1780, qui a taille. La diversité morphologique était notamment joué le rôle de Julia dans une plus grande. Pour autant, il n’a jamais été superbe Vestale en 1807 ; et, plus récem- question de diversité mélanique. ment, de Christiane Eda-Pierre (née à Fort de France) qui fut en 1958 la première L’homogénéité du ballet a, depuis, cantatrice noire d’un Opéra national régulièrement été questionnée par de (Opéra de Nice, dans Les Pêcheurs de grands chorégraphes, dont Carolyn Carlson perles de Bizet) et qui chanta Antonia lorsqu’elle rejoignit l’Opéra de Paris dans Les Contes d’Hoffmann, mis en scène en 1973, ou plus récemment Benjamin à l’Opéra national de Paris par Patrice Millepied : « J’ai entendu très clairement Chéreau en 1977 ; du danseur Jean-Marie qu’on ne met pas une personne de couleur Didière ; de Charles Jude, né en Indochine, dans un Corps de Ballet parce que c’est une Étoile en 1977 ; d’Eric Binh Vu-An, d’origine distraction : c’est-à-dire que s’il y a vingt- vietnamienne, Sujet en 1982 ; de Belarbi, cinq filles blanches avec une fille noire, on de père algérien, nommé Étoile en 1989. ne va regarder que la fille noire. Un Corps 10 4 EXTRAIT DU FILM LA RELÈVE : HISTOIRE D’UNE CRÉATION, 2016
Il apparaît en effet que la reproduction de par l’Opéra, a publié en juillet 2020 un préjugés ou stéréotypes négatifs engagement en faveur de l’antiracisme, ne procède généralement pas d’une de la diversité, dont le premier point volonté explicite, mais est plus souvent la consiste à « évaluer notre histoire ». Il résultante d’un souci de fidélité à une indique qu’un engagement antiraciste ne tradition parfois mythifiée. Le travail de peut commencer sans un retour honnête mise en perspective historique devrait sur l’histoire de l’institution. Ce travail mobiliser la communauté scientifique, commencera par une recherche d’un an mais également engager les personnels portant sur l’ensemble de l’institution et de l’Opéra à différentes étapes, et pour- donnera lieu à un rapport public. rait ensuite donner lieu à des publications, des expositions, des messages sur les Le regard sur l’histoire doit se faire réseaux sociaux, en partenariat avec dans toutes ses dimensions, et nous d’autres institutionsuniversitaires ou souhaitons ajouter à cet égard qu’il serait culturelles qui travaillent aussi aujourd’hui bienvenu que l’Opéra diligente une sur ces questions. recherche et rende hommage à la mémoire des élèves juifs de l’École de danse écartés en septembre 1940, de Proposition : faire la lumière ses salariés juifs renvoyés en octobre sur l’histoire de l’institution, 1942 (seize personnes, dont une coutu- pour valoriser des figures rière, un machiniste, cinq musiciens de méconnues, voire oubliées, l’Orchestre, trois danseurs et six des artistes non-Blancs et pour mettre en perspective artistes du Chœur) dont certains d’entre historique les pratiques et eux furent probablement déportés par la représentations promouvant suite5. des représentations stéréo- typées des non-Européens. Que faire du répertoire ? Dès que nous abordions le sujet Pour susciter des vocations et attirer de du répertoire, dont une des missions nouveaux publics, l’Opéra pourrait aussi de l’Opéra national de Paris est de le veiller à la diversité dans ses productions préserver, une question revenait, avec sur les réseaux sociaux destinés aux souvent une certaine inquiétude : jeunes (Instagram, TikTok…), des vignettes devrons-nous cesser de représenter présentant la vie quotidienne des artis certaines œuvres ? Si oui, lesquelles ? tes issus de la diversité de manière posi- tive, à l’image du film réalisé par Cédric Nous avons toujours répondu par la Klapisch durant le confinement. négative. Avant de dresser quelques pistes pour élaborer une réponse qui Le Metropolitan Opera de New York, dans pourrait apparaître comme un renonce- une démarche qui fait écho à celle lancée ment à traiter le cœur de notre mission, 11 5 COMME NOUS L’A CONFIRMÉ L’HISTORIEN JEAN-MARC DREYFUS, IL N’EXISTE PAS DE TRAVAIL DE RECHERCHE SUR LE SUJET, COMPARABLE À CELUI DE MARIE-AGNÈS JOUBERT SUR LA COMÉDIE FRANÇAISE (LA COMÉDIE FRANÇAISE SOUS L’OCCUPATION, PARIS, TALLANDIER, 1998). LE CHIFFRE FOURNI ICI EST TIRÉ DE QUAND L’OPÉRA ENTRE EN RÉSISTANCE DE GUY HERVY, GUY KRIVOPISSKO, AURÉLIEN POITEVIN ET AXEL PORIN, PARIS, EDITIONS L’ŒIL D’OR, 2007, QUI N’EST QU’UNE PREMIÈRE ESQUISSE DU SUJET.
nous voudrions à titre liminaire en donner approche littérale pourrait apparaître les raisons car elles éclairent ce que comme inadmissible. Lorsque nous seront nos propositions. avons interrogé sur ce sujet David Bo- bée, dont l’engagement sur les questions Premièrement et évidemment, nous ne ayant trait à la diversité est connu, il sommes pas une sorte de comité de nous a répondu : « Les stéréotypes sont censure qui s’arrogerait le droit de relire présents dans tous les répertoires, mais la des œuvres du passé en jugeant avec mise en scène peut offrir de la complexité, nos yeux d’aujourd’hui celles qui peuvent de la distance, on peut même donner à en encore être représentées. Bien sûr, tendre un texte raciste tout en proposant l’imaginaire raciste ou sexiste (souvent une distance critique au spectateur ». Nous les deux en même temps) qui imprègne partageons largement son point de vue, certains ballets ou opéras rend impossible et son optimisme. Ceci est également de nos jours leur représentation « au pre- vrai bien sûr pour le ballet dont les mier degré ». Mais il ne revient pas à une œuvres – mêmes les plus classiques, fonctionnaire et un historien d’en juger. sont en permanente transformation, D’autant que, s’il s’agissait de passer au réinterprétation, réinvention. L’idée qu’il crible de notre regard contemporain tous y aurait un modèle original à reproduire les passages de tous les opéras du 19e fidèlement est depuis longtemps une siècle, il nous apparaîtrait probablement fiction dont la plupart des chorégraphes qu’à des degrés divers la très grande se sont affranchis. majorité contient des éléments racistes, classistes et sexistes. Ne dit-on pas Troisièmement, il nous a semblé qu’il souvent qu’à l’opéra, les femmes sont n’y avait pas de fatalité à ce que l’opéra soit des prostituées, soit des orphelines, représente uniquement le monde et les soit des amantes ? questionnements du 19e siècle, même ramenés à une époque contemporaine Deuxièmement, la question du répertoire par la mise en scène. Comment penser est indissociable de la création artistique. que l’opéra, art total par excellence, serait Que des artistes ou des programmateurs la seule forme artistique dans laquelle décident que certaines œuvres ne les les artistes seraient condamnés à repro- intéressent pas relève de leur libre- duire et adapter à la marge ? Comme si arbitre, et il nous apparaît évident que le cinéma se contentait de rediffusions, la plupart ont, pour des raisons qui ont éventuellement colorisées, ou de remakes. trait à notre mission ou pour de toutes Ou le théâtre des pièces de Molière, autres raisons, une liste d’œuvres qu’ils Racine et Marivaux. Il y a dans notre préfèrent laisser dans un placard. Mais répertoire des œuvres extraordinaires d’autres auront sans doute une autre et très connues, qui continueront liste, ou voudront au contraire s’emparer à nous procurer à chaque fois une d’œuvres complexes pour les travailler, joie immense, mais aussi beaucoup les détourner, les interroger, et finalement d’œuvres qui ne sont pas jouées, y dépasser, par l’art, ce qui dans une compris dans le répertoire central, 12
et enfin un besoin de créations nouvelles, comme culturelle, les gens se tournent de d’œuvres pensées et écrites pour notre plus en plus vers des formes artisanales, monde. perçues comme plus responsables et propices à la rencontre. Il nous semble Le projet d’une grande institution donc que l’Opéra national de Paris culturelle ne peut pas être uniquement gagnerait à se doter d’une nouvelle salle de refaire ce qui a déjà été fait, aussi permettant des productions d’opéra et enthousiaste que soit le public à retrou- de ballet d’une taille plus réduite, dans ver des émotions ou à découvrir des laquelle des œuvres plus expérimen- variations. À cet égard, la taille des tales ou peu connues pourraient être salles, Garnier et surtout la grande salle produites. En alternative, l’utilisation de l’Opéra Bastille6, est un obstacle d’une salle existante, à Paris ou en dehors incontestable. Comme l’est probablement de Paris, pourrait remplir cette fonc- la mondialisation de l’art opératique qui tion. Les autres salles de Bastille, permet une diversité des artistes, mais l’amphithéâtre (500 places) et le studio pousse à une forme de conservatisme, (237 places), pourraient également être avec un effet d’attrition du répertoire, exploitées à cette fin en plus des pro- les plus grands chanteurs étant poussés ductions qui s’y jouent déjà, malgré leurs à jouer souvent les mêmes rôles. Il est limites scénographiques. difficile, pour ne pas dire impossible dans le contexte économique actuel, de lancer des œuvres radicalement nouvelles dans des salles aussi imposantes et compte tenu du modèle économique de l’Opéra national de Paris, surtout si ces œuvres Proposition : achever le qui demandent aux artistes un investis- projet de salle modulable de l’Opéra national de Paris sement important ne sont pas ensuite pour permettre des repré- reprises sur d’autres scènes dans sentations contemporaines le monde. L’implication des agents plus « risquées », que ce soit artistiques dans cette réflexion apparaît des œuvres nouvelles pour déterminante dans cette perspective. la production desquelles Faute de quoi la facilité est toujours un circuit mécénat ad hoc d’aller chercher les chanteuses et devrait être monté, ou pour faire revivre des figures chanteurs les plus connus, pour des rôles oubliées du répertoire. qu’ils connaissent et maîtrisent, aux détriments des œuvres nouvelles comme À défaut, monter des par- des artistes émergents. tenariats avec d’autres scènes pour permettre la L’évolution récente des pratiques cultu- représentation d’œuvres relles peut à cet égard constituer un opératiques dans des salles atout. En effet, l’époque est moins aux plus petites. stades, et dans leur vie quotidienne 13 6 AVEC SES 2 745 PLACES ASSISES, LA GRANDE SALLE DE L’OPÉRA BASTILLE EST L’UNE DES PLUS IMPORTANTES AU MONDE EN TERMES DE CAPACITÉ.
Nous avons la conviction, d’une part, que de la diversité. Il l’a fait régulièrement ces œuvres pourraient rencontrer un depuis les années 1970. large public (par exemple des œuvres de compositeurs minorés ou oubliés, En 1974, Carolyn Carlson fut ainsi nom- comme le Chevalier de Saint-George), mée « chorégraphe-étoile », et rassembla d’autre part, que contribuer à la création avec John Davis un groupe de danseurs de nouvelles œuvres, mission qui est d’origines variées et qui devint le GRCOP. confiée à l’Opéra au même titre que En 2007, ce furent des danseurs tziganes « la diffusion d’œuvres du patrimoine7 », qui investirent l’Opéra dans Le temps pourrait aussi constituer un projet mobi- des gitans, « punk opera » adapté et mis lisateur pour les mécènes. Et, concernant en scène par Emir Kusturica. En 2019, plus directement l’objet de notre mission, à l’occasion du 350e anniversaire de l’entrée progressive dans le répertoire de l’Opéra, ce furent des danseurs de Krump, nouvelles œuvres rendrait obsolètes ou de hip hop, de voguing, qui interprétèrent accessoires les questions de savoir si on pour la première fois un opéra baroque à doit maquiller un chanteur blanc en noir, Bastille, Les Indes galantes, mis en scène si une danseuse noire a sa place dans un par Clément Cogitore et chorégraphié acte blanc, ou si certains rôles doivent être par Bintou Dembelé. Ces danseurs ont réservés. L’uniformité et les stéréotypes « pris la Bastille », selon leurs propres qui ont guidé les auteurs d’il y a deux mots, dans un spectacle venu bouleverser siècles seraient absents des œuvres de plein fouet toute une série de nouvelles. Elles poseront sans doute stéréotypes et que le public a ovationné. d’autres problèmes, que les créateurs du futur se chargeront de repenser ! Il faut aussi noter l’existence du programme « Créer aujourd’hui » qui a Ceci étant posé, comment répondre à permis d’inviter des jeunes chorégraphes court terme à cette exigence de contemporains, comme, actuellement, préserver le répertoire tout en favorisant Mehdi Kerkouche, chorégraphe d’origine une création qui s’inscrit dans le monde algérienne influencé par le hip hop. contemporain ? Car il est clair que La « 3e scène » de l’Opéra de Paris offre l’Opéra national de Paris est dans un aussi un premier contact à des artistes positionnement particulier, redevable venus d’autres horizons, comme Bintou d’une capacité de création contemporaine, Dembélé pour Les Indes galantes, mais mais aussi le lieu qui doit entretenir le aussi Abd al Malik, Ramzi Ben Sliman, patrimoine. Karim Mousaoui, John Rachid, Thierry Thieû Niang… Tout d’abord, à travers les invitations aux plus grands chorégraphes, metteurs Mais aucun chorégraphe noir n’a été en scène, solistes et chefs français et jusqu’à présent invité à travailler avec internationaux, l’Opéra national de Paris le Corps de Ballet, alors qu’il existe, aux a la possibilité d’ouvrir ses plateaux aux Etats-Unis notamment, des artistes afro- artistes contemporains parfois issus américains qui travaillent le classique, 14 7 « L’OPÉRA NATIONAL DE PARIS A POUR MISSION DE RENDRE ACCESSIBLES AU PLUS GRAND NOMBRE LES ŒUVRES DU PATRIMOINE LYRIQUE ET CHORÉGRAPHIQUE ET DE FAVORISER LA CRÉATION ET LA REPRÉSENTATION D’ŒUVRES CONTEMPORAINES ».
comme Alonzo King. Enfin, l’Opéra La seule chose qui ne nous semble plus national de Paris n’a encore programmé possible, ce serait de reprendre tels ni metteur en scène, ni livret ou composi- quels des clichés offensants (enferme- tion écrits par une personne non blanche. ment des personnes noires dans des rôles d’esclave ou de méchants, le Maure Confronté à la même difficulté, le Metro- de Petrouchka jouant avec une noix de politan Opera a choisi d’ouvrir la saison coco en étant probablement l’exemple 2021-2022 par le premier opéra d’un le plus spectaculaire) sans les interro- compositeur afro-américain, Terence ger et par là-même inviter le spectateur Blanchard (Fire Shut Up in My Bones), sur à les interroger. Ce qui était éventuelle- un livret de l’artiste afro-américaine Kasi ment acceptable pour un public donné à Lemmons, conçu à partir des mémoires de une époque donnée, peut ne plus l’être Charles M. Blow. Dans la distribution figu- aujourd’hui. Il est légitime que des reront notamment les solistes noirs An- artistes se préoccupent de ce que peut gel Blue, Latonia Moore et Will Liverman. penser ou ressentir toute personne Le MET programma pour la première présente dans la salle. Cela ne signi- fois lors de la saison 2019-2020 un fie pas rejeter des œuvres, ou porter Porgy and Bess joué, comme l’a imposé atteinte à leur intégrité, mais accepter George Gershwin aux Etats-Unis, par que les re-présenter dans le monde une distribution complètement noire contemporain ne signifie pas uniquement (notamment Eric Owens et Angel Blue), les reproduire mais aussi les réinterpréter spectacle qui aurait dû être repris durant pour qu’elles soient visibles. La seule la saison 2020-2021. S’il ne s’agit pas circonstance que des représentations d’un exemple qui pourrait avoir valeur de racistes du monde aient pu être tolérées, modèle dès lors que nous invitons à des ou que le texte soit écrit ainsi, en faisant représentations qui dépassent la cou- fi du contexte, ne permet pas d’exonérer leur des peaux, il montre l’étendue des toute réflexion sur leur réception ici et remises en cause actuelles. maintenant. L’art est par nature interro- gation permanente avec le monde dans lequel il se déploie. Proposition : ouvrir Sur ces questions, il nous paraît donc les invitations à des metteurs important en premier lieu que toute en scène et chorégraphes issus de la diversité. représentation soit précédée d’un travail d’inter rogation des œuvres et de recherche de propositions esthétiques impliquant non seulement les metteurs Concernant les œuvres du répertoire, si en scènes et chorégraphes mais aussi toutes peuvent être jouées, certaines les interprètes (danseurs, chanteurs, ne peuvent sans doute plus l’être sans musiciens), et des personnalités exté- qu’un travail d’analyse et d’échanges ne rieures (spécialistes de l’opéra, historiens, les précèdent et ne les accompagnent. anthropologues…). Donner du temps à la 15
réflexion en amont des spectacles, ainsi L’instauration de ces temps d’échange que le propose la direction de la drama- serait également l’occasion d’aborder turgie, permet de décoder les contextes de manière concrète les questions qui, y économiques et culturels dans lesquels compris dans ce rapport, peuvent sembler sont nées les œuvres, trouver des racines abstraites, car détachées des interro- aux danses, contribuant à une meilleure gations esthétiques posées par telle appropriation des œuvres par toutes ou telle œuvre. À cet égard, la Biblio- celles et tous ceux qui auront ensuite à thèque-musée de l’Opéra national de les incarner et les porter. Paris, ouverte à toutes et tous, pourrait être une ressource précieuse. Ce travail Des temps d’échanges gagneraient ainsi peut ensuite être traduit dans le chant, à être proposés aux interprètes avant la musique, la danse. Les prises de pa- toute répétition afin de leur présenter le role récentes d’artistes, et en particulier contexte, l’histoire, les enjeux des pièces de danseurs et danseuses sur ces ques- et les choix de mise en scène permettant tions, montrent l’intérêt qu’ils y portent, de surmonter les difficultés identifiées. l’intelligence qu’ils y mettent, et le désir Ces échanges, utiles pour toutes les du grand public de les entendre. œuvres, auraient une utilité particulière pour celles qui, compte-tenu notamment Enfin, à partir de ce travail, une palette du contexte de leur écriture, portent de solutions peut être envisagée pour en elles le risque de préjugés ou de la présentation de l’œuvre au public : stéréotypes (notons que les œuvres qui contextualisation historique à travers reviennent sont souvent les mêmes – des expositions ou des textes dans les Madame Butterfly, Turandot, Otello… pour programmes et livrets, débats, colloques. l’Opéra, et Casse-Noisette, La Bayadère, L’Opéra dispose des espaces adéquats Raymonda…. pour le ballet). C’est ce que pour cela. Bien que prioritairement un des institutions comme le NDT (Neder- lieu de spectacles, il peut aussi être un lands Dans Theater) ont mis en place : un lieu de réflexion, d’échanges, entre le workshop rassemble régulièrement les public, les artistes et des intervenants artistes. De même le Dutch National extérieurs. Il est également possible Ballet organise-t-il chaque année une ren- d’approfondir des partenariats, comme contre « Positioning Ballet », qui donne aux par exemple avec la BNF, mais aussi directeurs artistiques, chorégraphes et d’en développer de nouveaux, avec des journalistes l’occasion d’échanger sur musées, des universités ou le CSNMdP, le futur du ballet. Est notamment inter- à l’occasion d’un spectacle, pour l’accom- venue Theresa Ruth Howard, ancienne pagner et le prolonger. danseuse du Dance Theater de Harlem8. L’opéra peut ainsi être un lieu de réflexion et de mise à distance de la La présentation de saison, qui est un création. Celle-ci n’en est pas affaiblie, temps fort à l’Opéra, pourrait être aussi tout au contraire. utilisée pour présenter ces dis- 16 8 HTTPS://OPERABALLET.NL/EN/PEOPLE/THERESA-RUTH-HOWARD
La présentation de saison, qui est un sur mille sujets et de mille manières, temps fort à l’Opéra, pourrait être aussi le choix même des décors et des cos- utilisée pour présenter ces dispositifs et tumes participant à la construction d’une expliquer les choix retenus, notamment nouvelle œuvre. au regard de ces enjeux de diversité, étant entendu que tout cela doit se Sur ce sujet, un mot est souvent revenu penser et se mesurer à l’échelle d’une, dans nos entretiens, comme écho aux voire deux saisons. Il peut évidemment y inquiétudes suscitées par toute évolution : avoir des spectacles avec peu de diversité, celui de « vraisemblance ». Sans maquil- d’autres avec beaucoup, des œuvres du lage noir ou jaune, il deviendrait trop répertoire classique et des créations complexe de montrer ou de signifier au récentes faisant place à la diversité, public qui est sur scène, ou de lui faire tout cela dépend de la vision globale, et croire à la « réalité ». Cela fait pourtant suppose aussi de mesurer la progression, plus d’un siècle que les spectateurs de l’évolution… l’entrée en gare d’un train à la Ciotat ne craignent plus de se faire écraser lors de la projection. Et voilà bien longtemps que nous ne sommes plus gênés qu’un chan- Proposition : instaurer en amont du travail sur les teur âgé joue un jeune premier, ni même œuvres, des temps d’échanges qu’une femme chante un rôle d’homme. avec les équipes artistiques, et Dès lors, pourquoi seul ce qui a trait à accompagner la présentation la couleur des peaux, à la diversité des des œuvres du répertoire par origines devrait-il être figé pour toujours ? des textes, conférences ou De quelles peurs ou de quel fantasme expositions à destination du cet immobilisme est-il le nom ? D’autant grand public. qu’alors que nous écrivons ce rapport une série grand public comme « La Chronique des Bridgerton » installe une aristocratie Comment représenter les œuvres ? britannique multicolore sans que le spectateur en soit gêné, tout au contraire. Les metteurs en scène auditionnés pour ce rapport ont souligné que leur travail Notons tout d’abord qu’un certain permettait tout à fait de gommer, de nombre d’évolutions font consensus et subvertir ou de transfigurer les passages qu’à cet égard nos recommandations ne racistes d’un livret, par la musique, par seront que la confirmation de décisions le jeu d’acteurs, par les décors… C’est déjà prises par la direction de l’Opéra le travail de la mise en scène et de la national de Paris. chorégraphie, arts vivants par excellence, que de permettre la bonne distance Tout d’abord, concernant les danseuses par rapport à une œuvre problématique. et danseurs de couleur, alors que les Les mises en scènes et chorégraphies pointes, collants, justaucorps et bandages ne cessent de faire évoluer les œuvres, proposés aux danseurs du Ballet et de 17
l’École de danse ont longtemps été blancs sairement altérer les livrets – quoiqu’il ou roses, sans considération de leur soit nécessaire de les expliquer péda- pigmentation, l’Opéra national de Paris gogiquement – il convient de prohiber s’est d’ores et déjà engagé à proposer tout vocabulaire à connotation raciste une plus large palette chromatique. Les des textes d’accompagnement des spec- premiers essais ont été faits, à la tacles. La Flûte est à notre connaissance satisfaction des danseuses comme des le seul exemple de livret modifié, pour costumières. Des maquillages adaptés une tirade de Monostatos (« weil ein ont aussi été commandés et des solutions Schwartzer hässlisch ist », « parce qu’un sur mesure pour le coiffage sont Noir est laid/monstrueux », transformé prévues. Au-delà des produits, des en « weil ein Sklave… » « parce qu’un formations seront à prévoir, pour les esclave… »). techniques de coiffage, mais aussi, par Le fait que le stigmate ait été inversé exemple, pour les techniques d’éclairage par les principaux intéressés dans cer- des peaux non blanches, afin d’éviter la tains mondes comme le hip-hop n’est pas situation rapportée notamment par une un argument suffisamment robuste. Le danseuse à qui l’on demandait de se mot « négrillon » qui apparaissait encore blanchir pour « prendre la lumière ». dans le programme de La Bayadère de la saison 2015/2016 en référence à la Par ailleurs, les micro-agressions (ques- « danse des négrillons » a été proscrit. tions déplacées, petites « blagues », Sans purger les livrets de tout ce qui surnoms douteux…) liées à l’usage de pourrait être offensant (la démarche certains termes offensants, qui étaient risque d’être sans fin), il est néanmoins habituels dans le passé, ne sont plus souhaitable de tenir compte des sensi- acceptables aujourd’hui. Ainsi, comme bilités contemporaines en procédant aux le rappelle le Manifeste, l’expression explications et contextualisations néces- « Carré des négresses » est encore parfois saires. utilisée à l’oral en interne pour évoquer un espace du Grand Escalier qui a pourtant officiellement été rebaptisé le « Carré Proposition : inscrire des cariatides » il y a plusieurs années. de manière permanente l’adaptation des outils de Nous saluons les efforts de l’Opéra de travail aux différentes Paris visant à écarter des mots of- couleurs de peau et être fensants des supports de communication. attentif aux termes Comme l’indique le Manifeste, le mot offensants dans les documents d’accompa « nègre », d’usage courant à l’époque gnement et de présentation où certaines œuvres ont été créées (et des spectacles. associé à l’état de servitude), a toujours été fortement péjoratif ; il est « lourd des crimes qui l’ont forgé9 ». Sans néces- 18 9 ANNE CHEMIN, “NÈGRE, CE MOT LOURD DU RACISME ET DES CRIMES QUI L’ONT FORGÉ », LE MONDE, 21 JANVIER 2021.
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