RAPPORT SUR LA DIVERsiTÉ À l'opÉra national de paris - Pap Ndiaye Constance Rivière

 
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RAPPORT SUR LA DIVERsiTÉ À l'opÉra national de paris - Pap Ndiaye Constance Rivière
RAPPORT
SUR LA DIVERsiTÉ
    À l’opÉra
  national
       de paris

         Pap Ndiaye
      Constance Rivière

         Janvier 2021
RAPPORT SUR LA DIVERsiTÉ À l'opÉra national de paris - Pap Ndiaye Constance Rivière
« Pour moi,
    les problèmes
    de la couleur
    sont d’abord
    des problèmes
     de société »

       MICHEL PASTOUREAU, NOIR

2
RAPPORT SUR LA DIVERsiTÉ À l'opÉra national de paris - Pap Ndiaye Constance Rivière
SOMMAIRE
    Introduction                                                   4

    1. Histoire et tradition : l’opéra,
    le ballet et la représentation
    des « Autres »                                                 7
    L’opéra occidental : une vision exotique du monde              7
    Que faire de ce répertoire ?                                   11
    Comment représenter les œuvres ?                               17
    Blackface, yellowface, brownface                               19
    Le ballet blanc                                                24

    2. La diversité, grande absente
    de l’Opéra                                                     25
    L’École de danse et le Corps de Ballet                         28
    L’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra national de Paris         34
    Les programmes de démocratisation culturelle                   37
    Rendre visible la diversité : l’importance des rôles modèles   39

    3. Une politique de ressources
    humaines au service de
    l’ouverture et de la diversité                                 42
    La charte de la diversité                                      43
    Signalement des situations de racisme ordinaire                45
    Mesurer, objectiver, évaluer                                   47
    Recrutement, carrière et formation                             49

    Conclusion                                                     51
    Annexe 1 – Synthèse des recommandations                        53
    Annexe 2 – Lettre de mission                                   56
    Annexe 3 – Manifeste                                           58
    Annexe 4 – Personnes rencontrées                               63
    Remerciements                                                  66

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INTRODUCTION

    L
                                                  août à la signature de l’ensemble des
                                                  personnels, ont souligné que la rédaction
                e 25 mai dernier, le meurtre      de leur texte – dont tout le monde s’est
                de George Floyd à Minneapolis     accordé à souligner la grande qualité –,
    a déclenché une vague, inédite par son        fut déclenchée par la double constata-
    ampleur, de manifestations antiracistes.      tion de la mobilisation antiraciste et de
    La plupart des grandes institutions           la prudence que l’Opéra a longtemps
    culturelles américaines (opéras, musées,      manifestée sur ces questions. Cette initia-
    théâtres, etc.) et d’autres en Europe         tive inédite converge avec les analyses et
    ont alors signalé leur sympathie à l’égard    préconisations que nous sommes amenés
    du mouvement Black Lives Matter et se         à faire, et a très largement contribué à une
    sont engagées à réfléchir en profondeur       prise de conscience qui a permis d’avan-
    sur les formes de discrimination raciale      cer dans la réflexion avec l’ensemble
    et de racisme qui existent dans le            des parties prenantes à l’Opéra.
    monde culturel. Certains ont pu parler de
    « Blackwashing » pour signaler les effets     C’est donc dans ce moment particulier,
    cosmétiques de ces déclarations, qui          et alors que la crise sanitaire privait
    demandent effectivement à être                pour partie les artistes et les équipes de
    accompagnées d’actions concrètes sur          représentations, et donc de la possibilité
    le moyen et long terme. En revanche,          d’exercer pleinement leur métier, que le
    du côté français, alors que des mani-         nouveau directeur général, Alexander
    festations avaient également lieu et          Neef, a fait le choix d’initier une réflexion
    qu’ont émergé des débats vifs autour de       inédite sur la diversité à l’Opéra national
    la « cancel culture », les établissements     de Paris, sur scène comme dans les cou-
    culturels ont d’abord conservé un silence     lisses, dans les textes comme dans les
    prudent. C’est dans ce contexte que la        corps, désireux d’une réflexion qui soit la
    direction de l’Opéra national de Paris a      plus large possible, posant clairement son
    souhaité, l’été dernier, nous confier une     ambition dès notre premier entretien :
    mission sur les questions de diversité.       « Notre devoir est de représenter sur
    En parallèle, les initiateurs du Manifeste    nos scènes la diversité qui existe dans
    « De la question raciale à l’Opéra national   notre monde ».
    de Paris », écrit dans l’été et proposé fin
4
Pour y répondre, nous avons souhaité             sens du respect et de la volonté de
    rencontrer le plus grand nombre de per-          comprendre pour avancer ensemble. Sur
    sonnes possible, des salariés de l’Opéra         un sujet qui est trop souvent pris dans
    comme des personnalités extérieures.             les polémiques, il nous paraît important
    L’écoute, le dialogue, la prise en compte        de noter que jamais dans notre mission
    de tous les points de vue ont été des pré-       nous n’avons été directement confrontés
    occupations constantes. Sur ce sujet, la         aux simplismes et préjugés qui dissimulent
    parole et les échanges nous sont apparus         le plus souvent l’inquiétude et le désir de
    comme constituant en soi une partie              ne rien changer.
    de la solution. Le Manifeste commence
    d’ailleurs par un appel à « faire sortir la      Tout cela nous a donné l’espoir que les
    question raciale du silence qui l’entoure        pistes que nous traçons ici pourront
    au sein de l’Opéra de Paris », pour que les      cheminer sereinement pour faire évoluer
    discussions de couloirs, les chuchote-           cette grande institution culturelle qu’est
    ments et les blessures cachées laissent          l’Opéra national de Paris, vers une meil-
    la place à un débat public.                      leure représentation de la diversité de la
                                                     société française, pour inscrire davan-
    En trois mois, nous avons rencontré près         tage la tradition dont il est porteur dans le
    d’une centaine de personnes, à l’occa-           monde d’aujourd’hui, sans renoncer à une
    sion d’entretiens individuels ou collectifs :    histoire longue, mais en la renouvelant.
    des représentants de tous les corps de
    métier, les organisations syndicales, des        Il n’existe aucune solution simple et rapide
    personnalités extérieures qui ont dans           aux questions qui nous ont été posées,
    leur grande majorité accepté le dialogue,        et si de premières mesures symbo-
    et parfois la confrontation des points           liques peuvent être prises, en particulier
    de vue, des responsables d’institutions          pour mieux lutter contre les préjugés et
    françaises comme étrangères, des                 stéréotypes racistes, il ne saurait être
    universitaires, des artistes... Nous avons       question à travers notre rapport de
    également reçu des contributions spon-           remettre en cause l’histoire de l’Opéra
    tanées, et passé une matinée à échanger          national de Paris, son excellence, et sa
    avec tous les personnels de l’Opéra qui          mission « qui est de rendre accessibles
    le souhaitaient – près de 300 personnes.         au plus grand nombre les œuvres du pa­
    Nous avons été impressionnés par                 trimoine lyrique et chorégraphique… » et
    l’ouverture, la curiosité et l’intelligence de   « …de favoriser la création et la représen­
    toutes les personnes rencontrées, y com-         tation d’œuvres contemporaines, de parti­
    pris celles pour qui la nécessité de cette       ciper au développement de l’art lyrique et
    mission n’apparaissait pas évidente.             chorégraphique en France et de présenter
    À la fin de chaque entretien, il nous sem-       des spectacles tant à Paris qu’en province
    blait que quelque chose avait bougé,             et à l’étranger, et de s’attacher à diffuser
    dans notre réflexion comme peut-être             ses productions par des moyens audio­
    aussi dans celle de notre interlocuteur          visuels et notamment numériques. » Nous
    ou interlocutrice, toujours avec un grand        avons en effet la conviction qu’il existe un
5
chemin entre l’idée que l’absence presque     un renouvellement des sens et des
    totale de diversité à l’Opéra national de     possibilités, et d’être exemplaire dans
    Paris serait un faux problème, et celle       la politique globale des ressources
    qu’il faudrait faire disparaître une partie   humaines pour que les discriminations et
    de notre patrimoine culturel, ou limiter      propos racistes en soient bannis.
    la création artistique par des considé-
    rations strictement sociales. Nous pen-       Ainsi que l’ont écrit les auteurs du
    sons même que l’art est ce qui permet         Manifeste, notre mission arrive à un
    de transcender les débats abstraits et        moment où « la parole s’est libérée » et où
    les polémiques, en proposant des œuvres       l’écriture d’une nouvelle page de l’Opéra
    qui nous interrogent, nous éclairent, nous    national de Paris est possible. Nécessaire
    rassemblent et nous enthousiasment.           même pour que l’ensemble de la société s’y
                                                  retrouve et comprenne ainsi pleinement
    Nul ne pourra nier que préserver le passé     l’importance d’une grande institution
    n’est pas le répéter. C’est d’abord le        publique dédiée au ballet et à l’art lyrique.
    connaître, le comprendre, l’intégrer,         Nous espérons donc que les propositions
    et l’amener à habiter le présent, pour        et recommandations que nous formulons
    préparer l’avenir. Voilà précisément le       ne seront pas perçues comme des
    sens de la création. Voilà donc aussi tout    contraintes mais au contraire comme
    l’intérêt et toute la force symbolique qui    une invitation renouvelée à créer, à
    s’attachent à cette réflexion, destinée       inventer, à ouvrir plus que jamais en
    à une institution artistique reconnue pour    grand les portes et fenêtres de l’Opéra
    son excellence, sa capacité à former et       sur la France et le monde, sur les formes
    attirer les plus grands artistes, son         artistiques du passé, du présent et de
    ambition à produire et créer des spec-        l’avenir, vers toutes celles et tous ceux
    tacles nouveaux chaque année, mais qui        qui pourront y trouver le ravissement
    est aussi connue pour un attachement          que procure un art vivant porté à son plus
    à une forme de tradition qui pourrait, à      haut.
    certains égards, faire obstacle non pas
    seulement à l’ouverture à la diversité
    mais à la création artistique elle-même.

    Notre mission ne nous a donc pas semblé
    avoir pour objet de faire une place à
    des interrogations de société au sein
    d’une institution artistique, mais plutôt
    d’apporter une contribution à la définition
    du projet de l’établissement qui inclut
    pleinement la volonté d’ouvrir, de mieux
    représenter la diversité sur scène,
    d’interroger le répertoire et ses échos
    dans le monde contemporain, de favoriser
6
1.
     Histoire et tradition :
       l’opéra, le ballet
     et la représentation
          des « Autres »

    L
                                                   accepter que toute évolution suppose à
                                                   la fois de la patience et de l’engagement,
               ’Opéra national de Paris a          il nous faut commencer par cette histoire.
               une histoire dont il est légiti-    Y retrouver ce qui dans la tradition fait
    mement fier, lieu d’excellence artistique      résistance, mais aussi les tentatives
    portée à son plus haut, reconnu dans le        qui ont été faites à plusieurs reprises
    monde entier, mais aussi lieu de pouvoir,      pour y insérer de la diversité, sans pour
    où les élites politiques et économiques        autant que l’image de l’Opéra national de
    se retrouvaient – et se retrouvent             Paris comme sa composition en soient
    encore – pour socialiser tout en jouissant     véritablement changés.
    des plaisirs procurés par un art total.
    Cette histoire a fait l’objet de nom-          L’opéra occidental : une vision
    breux mythes, construisant une tradition       exotique du monde
    intimidante, parfois paralysante.
                                                   L’opéra occidental est né en Italie au
    Tradition, excellence, pouvoir, tout cela      17e siècle, et s’est considérablement
    a contribué à ce que l’Opéra soit, ou          développé aux 18e et 19e siècles. Son
    apparaisse, comme un lieu fermé, réservé,      histoire est de ce fait en partie liée à la
    sur la scène comme dans les salles.            production de savoirs et de croyances
    Pour comprendre le moment que l’Opéra          sur les mondes extra-européens, en lien
    national de Paris vit actuellement, et         étroit avec leur colonisation. On trouve

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donc, dans une part importante de la                                               qui accordaient une plus grande place à
    production opératique, tout comme dans                                             la couleur locale : les décors exotiques,
    la littérature et les Beaux-Arts, une forme                                        les costumes espagnols, turcs, chinois,
    de représentation de ces mondes. En                                                donnaient aux spectacles une dimension
    cela, elle a participé à sa manière de la                                          pittoresque et moins solennelle. Les
    production de discours sur les « ailleurs »,                                       œuvres de Rameau, compositeur domi-
    les « autres », y compris ceux portant sur                                         nant et imaginatif des années 1730-1760,
    les races humaines, dotées de caracté-                                             rivalisaient avec celles de Lully et de
    ristiques physiques, mentales et morales                                           Bambini1. Parmi elles, Les Indes galantes
    spécifiques, ce qui n’a pas exclu un intérêt                                       firent voyager le public par l’intermé-
    et une curiosité sincères pour les cultures                                        diaire de quatre épisodes (ou « entrées »)
    non-européennes. L’opéra européen était                                            indépendants : Turquie, Pérou, Perse et
    le point de vue sublime des dominants                                              Amérique du Nord. « Les Indes » dési-
    sur le monde : celui d’hommes européens                                            gnaient alors toutes ces contrées, au
    blancs, au pouvoir ou proches de lui.                                              sens des Indes orientales et occidentales,
    Avec des variations liées aux personna-                                            représentées de manière fortement
    lités des compositeurs et aux moments,                                             exotisée – à l’époque où la colonisation
    les spectacles proposés donnaient à voir                                           et l’esclavage étaient en plein essor et
    les facettes multiples de ce point de vue.                                         où les Français découvraient le café
    À ce titre, ils mettaient fréquemment en                                           et consommaient le sucre de canne,
    scène des non-Européens, dont il fallait                                           produits de la sueur et du sang des
    montrer l’altérité, voire l’étrangeté.                                             esclaves, en quantités croissantes.
                                                                                       Un autre opéra-ballet, Aline, reine de
    La création de l’Académie d’opéra en                                               Golconde, de Michel-Jean Sedaine (1766)
    1669, à la suite d’un processus initié dans                                        met notamment en scène un Africain,
    les années 1640 par le cardinal Mazarin,                                           vêtu d’un maillot marron découvrant le
    introducteur de l’opéra italien en France,                                         torse (tandis que le visage restait blanc)
    se fit par un privilège royal concédé au                                           décoré de perles, de bandes de tissus de
    poète Pierre Perrin. Puis, le compositeur                                          couleurs vives et de plumes2.
    Jean-Baptiste Lully racheta le privilège
    à Perrin, et refondit l’institution sous                                           À la fin du siècle, le répertoire se
    le nom d’Académie royale de Musique                                                renouvela grâce, notamment, à des
    en 1672. Sous l’égide de Lully, l’opéra                                            compositeurs étrangers comme Gluck,
    rencontra son public, tout en étant très                                           dont la tragédie lyrique Iphigénie en
    lié au roi. C’est lui qui demanda que la                                           Aulide était en phase avec le « goût grec »
    première des spectacles fût donnée                                                 du moment, qui trouva des prolongements
    à la Cour, c’est sur sa cassette que les                                           évidents pendant la Révolution, lorsque
    répétitions, les décors et les costumes                                            l’opéra fut mis au service de la République.
    étaient payés. Aux tragédies lyriques                                              Les thèmes antiques et orientalistes
    composées par Lully s’ajoutèrent, à partir                                         étaient également présents au début
    du début du 18e siècle, des opéras-ballets                                         du 19e siècle, avec Sémiramis (1802) et

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    1 MATHIAS AUCLAIR, L’OPÉRA DE PARIS, 350 ANS D’HISTOIRE, MONTREUIL, GOURCUFF GRADENIGO, 2019.
    2 SYLVIE PERAULT, « FEMMES ET HOMMES NOIRS SUR LA SCÈNE FRANÇAISE DU THÉÂTRE ET DE LA DANSE »,
    DANS NATHALIE COUTELET ET ISABELLE MOINDROT (DIR.), L’ALTÉRITÉ EN SPECTACLE, 1789-1918, RENNES, PUR, 2015, P. 275-286.
Les Bayadères (1810) de Catel, qui voisi-                                       vraisemblable. Dès lors, le maquillage
    naient avec des œuvres de propagande                                            tenait aussi une place importante : au
    célébrant l’empereur. Ce sont surtout des                                       même titre que le costume, il prétendait
    décors et des costumes de plus en plus                                          exhiber l’altérité. L’Africaine de Meyerbeer
    élaborés qui donnaient aux spectacles                                           (1865), l’un des triomphes publics de
    leur caractère exotique et fantaisiste.                                         l’Opéra de Paris, mettait en scène une
    Aladin et la Lampe merveilleuse (1822)                                          princesse africaine, Sélika, exhibée
    de Isouard, en est un exemple, avec ses                                         par Vasco de Gama « comme spécimen
    décors fabuleux conçus par Cicéri, grand                                        d’une nouvelle race ». Sélika était vêtue
    maître décorateur de l’époque.                                                  de manière exotique, avec parfois un
                                                                                    maillot marron, recouvert de bijoux et
    L’omniprésence de la bayadère (le                                               accessoires variés.
    terme, d’origine portugaise, réfère à
    une danseuse indienne), dans l’opéra du                                         En danse, la tradition du ballet blanc
    19e siècle fit dire à Flaubert, dans son
    Dictionnaire des idées reçues : « Bayadère :                                    La transformation administrative de
    toutes les femmes de l’Orient sont des                                          l’Opéra, à partir de la Monarchie de Juillet,
    bayadères. Ce mot entraîne l’imagi-                                             désormais confié à un directeur-entre-
    nation fort loin. » De fait, la bayadère                                        preneur soucieux de l’équilibre financier,
    proposait une figuration exotique,                                              et donc d’un public bourgeois qu’il
    fantaisiste et sensuelle, elle-même                                             s’agissait d’attirer, redonna des couleurs
    élément d’un Orient fantasmé. Le ballet                                         à la danse. Le ballet, né au 16e siècle en
    La Bayadère de Marius Petipa (1877), qui                                        Italie, importé à la Cour de Louis XIV,
    demeura largement inconnu en dehors                                             restait marqué par la dimension aristo-
    de Russie jusqu’aux années 1960, fut                                            cratique de son histoire. Dès la création
    inspiré par des œuvres aux thèmes voisins                                       de l’école de danse, en 1754, le ballet fut
    (Le Dieu et la Bayadère chorégraphié par                                        conçu, ainsi que le montrent notamment
    Taglioni, avec un livret de Scribe et une                                       les travaux Emmanuelle Delattre, comme
    musique d’Auber, en 1830, ou encore                                             le « corps du roi », qui se donnait à
    le ballet-pantomime Sakountala dont                                             voir dans sa pureté et sa perfection3.
    Théophile Gautier écrivit le livret en 1858).                                   Ce corps – la peau elle-même ou, pour
                                                                                    d’autres spécialistes, les costumes portés,
    Pour susciter l’imagination, les décors et                                      devait être blanc et homogène. Au début
    les costumes étaient essentiels, et fai-                                        du 19e siècle, les corps furent normés,
    saient l’objet de recherches mobilisant                                         classifiés, la manière de se tenir codifiée.
    parfois des savants comme l’égyptologue                                         En 1832, l’immense succès de La Sylphide
    Auguste Mariette pour Aïda. Ce der-                                             établit les canons du ballet romantique,
    nier conçut le livret, dessina les décors                                       qui met en scène en deux actes un
    et les costumes, en combinant le souci                                          amour impossible entre un mortel et un
    de crédibilité archéologique avec l’exo-                                        esprit. Le premier acte est pittoresque, le
    tisme orientaliste. La fantaisie se voulait                                     second est un « ballet blanc ». La ballerine,

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    3 EMMANUELLE DELATTRE-DESTEMBERG, LES ENFANTS DE TERPSICHORE : HISTOIRE DE L’ÉCOLE ET DES ÉLÈVES DE LA DANSE
    DE L’ACADÉMIE DE MUSIQUE (1783-1913), THÈSE DE DOCTORAT D’HISTOIRE SOUS LA DIRECTION DE JEAN-CLAUDE YON, 2016.
avec son tutu blanc et ses pointes,                           de Ballet, tout le monde doit être pareil ;
     incarne la légèreté, l’élévation, le rêve.                    pareil, ça veut dire que tout le monde doit
     Elle porte un tutu long de crêpe blanc et                     être blanc4 ».
     de mousseline, représentant un idéal de                       En dépit, ou peut-être à cause de cette
     féminité fondé sur la fragilité et la pureté.                 histoire, l’art lyrique et la danse ont été
     Le blanc du tutu allait de pair avec le                       investis, souvent sur leurs marges, par
     teint pâle. Vinrent ensuite des pièces qui                    des artistes qui s’écartaient des normes
     comptent encore aujourd’hui parmi les                         précédemment décrites. On découvre
     plus populaires, comme Giselle ou Le Lac                      ainsi de nombreuses figures oubliées,
     des cygnes. Le succès du ballet romantique                    q’il faudrait certainement valoriser.
     en fit un pilier de la programmation.                         Le Manifeste rappelle ainsi justement
                                                                   l’histoire du compositeur et chef d’or-
     Si le ballet romantique entama un déclin à                    chestre Joseph Bologne de Saint-
     l’époque de l’ouverture du Palais Garnier,                    George, favori de Marie-Antoinette et de
     il connut une nouvelle vie sous l’influence                   Louis XVI pour assurer la direction de
     de Serge Lifar dans l’entre-deux-guerres,                     l’Académie royale de Musique, dont la can-
     qui apporta le lyrisme de l’école russe à                     didature fut évincée lorsque les vedettes
     l’école française, très influencée depuis                     Sophie Arnould, Rosalie Levasseur et
     l’époque romantique par l’école italienne,                    Marie-Madeleine Guimard s’indignèrent
     et rendit la danse indépendante de l’opéra                    auprès de la Reine que cette haute fonc-
     tout en l’élevant au même rang. Ces                           tion pût être confiée au fils d’une esclave
     changements ne modifièrent pas le                             noire : « leur honneur et la délicatesse
     canon d’un ballet homogène et blanc,                          de leur conscience ne leur permettraient
     mais autorisèrent, au cours du 20e siècle,                    jamais d’être soumises aux ordres d’un
     des variations. Dans les années 1950,                         mulâtre ». Pourraient aussi être valorisées
     certaines ballerines étaient moins fines                      les figures de Caroline Branchu, née
     qu’aujourd’hui, d’autres étaient de petite                    à Cap Français (Haïti) en 1780, qui a
     taille. La diversité morphologique était                      notamment joué le rôle de Julia dans une
     plus grande. Pour autant, il n’a jamais été                   superbe Vestale en 1807 ; et, plus récem-
     question de diversité mélanique.                              ment, de Christiane Eda-Pierre (née à Fort
                                                                   de France) qui fut en 1958 la première
     L’homogénéité du ballet a, depuis,                            cantatrice noire d’un Opéra national
     régulièrement été questionnée par de                          (Opéra de Nice, dans Les Pêcheurs de
     grands chorégraphes, dont Carolyn Carlson                     perles de Bizet) et qui chanta Antonia
     lorsqu’elle rejoignit l’Opéra de Paris                        dans Les Contes d’Hoffmann, mis en scène
     en 1973, ou plus récemment Benjamin                           à l’Opéra national de Paris par Patrice
     Millepied : « J’ai entendu très clairement                    Chéreau en 1977 ; du danseur Jean-Marie
     qu’on ne met pas une personne de couleur                      Didière ; de Charles Jude, né en Indochine,
     dans un Corps de Ballet parce que c’est une                   Étoile en 1977 ; d’Eric Binh Vu-An, d’origine
     distraction : c’est-à-dire que s’il y a vingt-                vietnamienne, Sujet en 1982 ; de Belarbi,
     cinq filles blanches avec une fille noire, on                 de père algérien, nommé Étoile en 1989.
     ne va regarder que la fille noire. Un Corps
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     4 EXTRAIT DU FILM LA RELÈVE : HISTOIRE D’UNE CRÉATION, 2016
Il apparaît en effet que la reproduction de                                      par l’Opéra, a publié en juillet 2020 un
        préjugés ou stéréotypes négatifs                                                 engagement en faveur de l’antiracisme,
        ne procède généralement pas d’une                                                de la diversité, dont le premier point
        volonté explicite, mais est plus souvent la                                      consiste à « évaluer notre histoire ». Il
        résultante d’un souci de fidélité à une                                          indique qu’un engagement antiraciste ne
        tradition parfois mythifiée. Le travail de                                       peut commencer sans un retour honnête
        mise en perspective historique devrait                                           sur l’histoire de l’institution. Ce travail
        mobiliser la communauté scientifique,                                            commencera par une recherche d’un an
        mais également engager les personnels                                            portant sur l’ensemble de l’institution et
        de l’Opéra à différentes étapes, et pour-                                        donnera lieu à un rapport public.
        rait ensuite donner lieu à des publications,
        des expositions, des messages sur les                                            Le regard sur l’histoire doit se faire
        réseaux sociaux, en partenariat avec                                             dans toutes ses dimensions, et nous
        d’autres institutionsuniversitaires ou                                           souhaitons ajouter à cet égard qu’il serait
        culturelles qui travaillent aussi aujourd’hui                                    bienvenu que l’Opéra diligente une
        sur ces questions.                                                               recherche et rende hommage à la
                                                                                         mémoire des élèves juifs de l’École de
                                                                                         danse écartés en septembre 1940, de
     Proposition : faire la lumière                                                      ses salariés juifs renvoyés en octobre
     sur l’histoire de l’institution,                                                    1942 (seize personnes, dont une coutu-
     pour valoriser des figures                                                          rière, un machiniste, cinq musiciens de
     méconnues, voire oubliées,
                                                                                         l’Orchestre, trois danseurs et six
     des artistes non-Blancs et
     pour mettre en perspective                                                          artistes du Chœur) dont certains d’entre
     historique les pratiques et                                                         eux furent probablement déportés par la
     représentations promouvant                                                          suite5.
     des représentations stéréo-
     typées des non-Européens.                                                           Que faire du répertoire ?

                                                                                         Dès que nous abordions le sujet
        Pour susciter des vocations et attirer de                                        du répertoire, dont une des missions
        nouveaux publics, l’Opéra pourrait aussi                                         de l’Opéra national de Paris est de le
        veiller à la diversité dans ses productions                                      préserver, une question revenait, avec
        sur les réseaux sociaux destinés aux                                             souvent une certaine inquiétude :
        jeunes (Instagram, TikTok…), des vignettes                                       devrons-nous cesser de représenter
        présentant la vie quotidienne des artis­                                         certaines œuvres ? Si oui, lesquelles ?
        tes issus de la diversité de manière posi-
        tive, à l’image du film réalisé par Cédric                                       Nous avons toujours répondu par la
        Klapisch durant le confinement.                                                  négative. Avant de dresser quelques
                                                                                         pistes pour élaborer une réponse qui
        Le Metropolitan Opera de New York, dans                                          pourrait apparaître comme un renonce-
        une démarche qui fait écho à celle lancée                                        ment à traiter le cœur de notre mission,

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        5 COMME NOUS L’A CONFIRMÉ L’HISTORIEN JEAN-MARC DREYFUS, IL N’EXISTE PAS DE TRAVAIL DE RECHERCHE SUR LE SUJET, COMPARABLE À CELUI DE MARIE-AGNÈS JOUBERT
        SUR LA COMÉDIE FRANÇAISE (LA COMÉDIE FRANÇAISE SOUS L’OCCUPATION, PARIS, TALLANDIER, 1998). LE CHIFFRE FOURNI ICI EST TIRÉ DE QUAND L’OPÉRA ENTRE EN RÉSISTANCE
        DE GUY HERVY, GUY KRIVOPISSKO, AURÉLIEN POITEVIN ET AXEL PORIN, PARIS, EDITIONS L’ŒIL D’OR, 2007, QUI N’EST QU’UNE PREMIÈRE ESQUISSE DU SUJET.
nous voudrions à titre liminaire en donner     approche littérale pourrait apparaître
     les raisons car elles éclairent ce que         comme inadmissible. Lorsque nous
     seront nos propositions.                       avons interrogé sur ce sujet David Bo-
                                                    bée, dont l’engagement sur les questions
     Premièrement et évidemment, nous ne            ayant trait à la diversité est connu, il
     sommes pas une sorte de comité de              nous a répondu : « Les stéréotypes sont
     censure qui s’arrogerait le droit de relire    présents dans tous les répertoires, mais la
     des œuvres du passé en jugeant avec            mise en scène peut offrir de la complexité,
     nos yeux d’aujourd’hui celles qui peuvent      de la distance, on peut même donner à en­
     encore être représentées. Bien sûr,            tendre un texte raciste tout en proposant
     l’imaginaire raciste ou sexiste (souvent       une distance critique au spectateur ». Nous
     les deux en même temps) qui imprègne           partageons largement son point de vue,
     certains ballets ou opéras rend impossible     et son optimisme. Ceci est également
     de nos jours leur représentation « au pre-     vrai bien sûr pour le ballet dont les
     mier degré ». Mais il ne revient pas à une     œuvres – mêmes les plus classiques,
     fonctionnaire et un historien d’en juger.      sont en permanente transformation,
     D’autant que, s’il s’agissait de passer au     réinterprétation, réinvention. L’idée qu’il
     crible de notre regard contemporain tous       y aurait un modèle original à reproduire
     les passages de tous les opéras du 19e         fidèlement est depuis longtemps une
     siècle, il nous apparaîtrait probablement      fiction dont la plupart des chorégraphes
     qu’à des degrés divers la très grande          se sont affranchis.
     majorité contient des éléments racistes,
     classistes et sexistes. Ne dit-on pas          Troisièmement, il nous a semblé qu’il
     souvent qu’à l’opéra, les femmes sont          n’y avait pas de fatalité à ce que l’opéra
     soit des prostituées, soit des orphelines,     représente uniquement le monde et les
     soit des amantes ?                             questionnements du 19e siècle, même
                                                    ramenés à une époque contemporaine
     Deuxièmement, la question du répertoire        par la mise en scène. Comment penser
     est indissociable de la création artistique.   que l’opéra, art total par excellence, serait
     Que des artistes ou des programmateurs         la seule forme artistique dans laquelle
     décident que certaines œuvres ne les           les artistes seraient condamnés à repro-
     intéressent pas relève de leur libre-          duire et adapter à la marge ? Comme si
     arbitre, et il nous apparaît évident que       le cinéma se contentait de rediffusions,
     la plupart ont, pour des raisons qui ont       éventuellement colorisées, ou de remakes.
     trait à notre mission ou pour de toutes        Ou le théâtre des pièces de Molière,
     autres raisons, une liste d’œuvres qu’ils      Racine et Marivaux. Il y a dans notre
     préfèrent laisser dans un placard. Mais        répertoire des œuvres extraordinaires
     d’autres auront sans doute une autre           et très connues, qui continueront
     liste, ou voudront au contraire s’emparer      à nous procurer à chaque fois une
     d’œuvres complexes pour les travailler,        joie immense, mais aussi beaucoup
     les détourner, les interroger, et finalement   d’œuvres qui ne sont pas jouées, y
     dépasser, par l’art, ce qui dans une           compris dans le répertoire central,
12
et enfin un besoin de créations nouvelles,                                    comme culturelle, les gens se tournent de
     d’œuvres pensées et écrites pour notre                                        plus en plus vers des formes artisanales,
     monde.                                                                        perçues comme plus responsables et
                                                                                   propices à la rencontre. Il nous semble
     Le projet d’une grande institution                                            donc que l’Opéra national de Paris
     culturelle ne peut pas être uniquement                                        gagnerait à se doter d’une nouvelle salle
     de refaire ce qui a déjà été fait, aussi                                      permettant des productions d’opéra et
     enthousiaste que soit le public à retrou-                                     de ballet d’une taille plus réduite, dans
     ver des émotions ou à découvrir des                                           laquelle des œuvres plus expérimen-
     variations. À cet égard, la taille des                                        tales ou peu connues pourraient être
     salles, Garnier et surtout la grande salle                                    produites. En alternative, l’utilisation
     de l’Opéra Bastille6, est un obstacle                                         d’une salle existante, à Paris ou en dehors
     incontestable. Comme l’est probablement                                       de Paris, pourrait remplir cette fonc-
     la mondialisation de l’art opératique qui                                     tion. Les autres salles de Bastille,
     permet une diversité des artistes, mais                                       l’amphithéâtre (500 places) et le studio
     pousse à une forme de conservatisme,                                          (237 places), pourraient également être
     avec un effet d’attrition du répertoire,                                      exploitées à cette fin en plus des pro-
     les plus grands chanteurs étant poussés                                       ductions qui s’y jouent déjà, malgré leurs
     à jouer souvent les mêmes rôles. Il est                                       limites scénographiques.
     difficile, pour ne pas dire impossible dans
     le contexte économique actuel, de lancer
     des œuvres radicalement nouvelles dans
     des salles aussi imposantes et compte
     tenu du modèle économique de l’Opéra
     national de Paris, surtout si ces œuvres                                              Proposition : achever le
     qui demandent aux artistes un investis-                                               projet de salle modulable
                                                                                           de l’Opéra national de Paris
     sement important ne sont pas ensuite
                                                                                           pour permettre des repré-
     reprises sur d’autres scènes dans                                                     sentations contemporaines
     le monde. L’implication des agents                                                    plus « risquées », que ce soit
     artistiques dans cette réflexion apparaît                                             des œuvres nouvelles pour
     déterminante dans cette perspective.                                                  la production desquelles
     Faute de quoi la facilité est toujours                                                un circuit mécénat ad hoc
     d’aller chercher les chanteuses et                                                    devrait être monté, ou pour
                                                                                           faire revivre des figures
     chanteurs les plus connus, pour des rôles
                                                                                           oubliées du répertoire.
     qu’ils connaissent et maîtrisent, aux
     détriments des œuvres nouvelles comme                                                 À défaut, monter des par-
     des artistes émergents.                                                               tenariats avec d’autres
                                                                                           scènes pour permettre la
     L’évolution récente des pratiques cultu-                                              représentation d’œuvres
     relles peut à cet égard constituer un                                                 opératiques dans des salles
     atout. En effet, l’époque est moins aux                                               plus petites.
     stades, et dans leur vie quotidienne
13
     6 AVEC SES 2 745 PLACES ASSISES, LA GRANDE SALLE DE L’OPÉRA BASTILLE EST L’UNE DES PLUS IMPORTANTES AU MONDE EN TERMES DE CAPACITÉ.
Nous avons la conviction, d’une part, que                                   de la diversité. Il l’a fait régulièrement
     ces œuvres pourraient rencontrer un                                         depuis les années 1970.
     large public (par exemple des œuvres
     de compositeurs minorés ou oubliés,                                         En 1974, Carolyn Carlson fut ainsi nom-
     comme le Chevalier de Saint-George),                                        mée « chorégraphe-étoile », et rassembla
     d’autre part, que contribuer à la création                                  avec John Davis un groupe de danseurs
     de nouvelles œuvres, mission qui est                                        d’origines variées et qui devint le GRCOP.
     confiée à l’Opéra au même titre que                                         En 2007, ce furent des danseurs tziganes
     « la diffusion d’œuvres du patrimoine7 »,                                   qui investirent l’Opéra dans Le temps
     pourrait aussi constituer un projet mobi-                                   des gitans, « punk opera » adapté et mis
     lisateur pour les mécènes. Et, concernant                                   en scène par Emir Kusturica. En 2019,
     plus directement l’objet de notre mission,                                  à l’occasion du 350e anniversaire de
     l’entrée progressive dans le répertoire de                                  l’Opéra, ce furent des danseurs de Krump,
     nouvelles œuvres rendrait obsolètes ou                                      de hip hop, de voguing, qui interprétèrent
     accessoires les questions de savoir si on                                   pour la première fois un opéra baroque à
     doit maquiller un chanteur blanc en noir,                                   Bastille, Les Indes galantes, mis en scène
     si une danseuse noire a sa place dans un                                    par Clément Cogitore et chorégraphié
     acte blanc, ou si certains rôles doivent être                               par Bintou Dembelé. Ces danseurs ont
     réservés. L’uniformité et les stéréotypes                                   « pris la Bastille », selon leurs propres
     qui ont guidé les auteurs d’il y a deux                                     mots, dans un spectacle venu bouleverser
     siècles seraient absents des œuvres                                         de plein fouet toute une série de
     nouvelles. Elles poseront sans doute                                        stéréotypes et que le public a ovationné.
     d’autres problèmes, que les créateurs du
     futur se chargeront de repenser !                                           Il faut aussi noter l’existence du
                                                                                 programme « Créer aujourd’hui » qui a
     Ceci étant posé, comment répondre à                                         permis d’inviter des jeunes chorégraphes
     court terme à cette exigence de                                             contemporains, comme, actuellement,
     préserver le répertoire tout en favorisant                                  Mehdi Kerkouche, chorégraphe d’origine
     une création qui s’inscrit dans le monde                                    algérienne influencé par le hip hop.
     contemporain ? Car il est clair que                                         La « 3e scène » de l’Opéra de Paris offre
     l’Opéra national de Paris est dans un                                       aussi un premier contact à des artistes
     positionnement particulier, redevable                                       venus d’autres horizons, comme Bintou
     d’une capacité de création contemporaine,                                   Dembélé pour Les Indes galantes, mais
     mais aussi le lieu qui doit entretenir le                                   aussi Abd al Malik, Ramzi Ben Sliman,
     patrimoine.                                                                 Karim Mousaoui, John Rachid, Thierry
                                                                                 Thieû Niang…
     Tout d’abord, à travers les invitations
     aux plus grands chorégraphes, metteurs                                      Mais aucun chorégraphe noir n’a été
     en scène, solistes et chefs français et                                     jusqu’à présent invité à travailler avec
     internationaux, l’Opéra national de Paris                                   le Corps de Ballet, alors qu’il existe, aux
     a la possibilité d’ouvrir ses plateaux aux                                  Etats-Unis notamment, des artistes afro-
     artistes contemporains parfois issus                                        américains qui travaillent le classique,
14
     7 « L’OPÉRA NATIONAL DE PARIS A POUR MISSION DE RENDRE ACCESSIBLES AU PLUS GRAND NOMBRE LES ŒUVRES DU PATRIMOINE LYRIQUE ET CHORÉGRAPHIQUE
     ET DE FAVORISER LA CRÉATION ET LA REPRÉSENTATION D’ŒUVRES CONTEMPORAINES ».
comme Alonzo King. Enfin, l’Opéra             La seule chose qui ne nous semble plus
        national de Paris n’a encore programmé        possible, ce serait de reprendre tels
        ni metteur en scène, ni livret ou composi-    quels des clichés offensants (enferme-
        tion écrits par une personne non blanche.     ment des personnes noires dans des
                                                      rôles d’esclave ou de méchants, le Maure
        Confronté à la même difficulté, le Metro-     de Petrouchka jouant avec une noix de
        politan Opera a choisi d’ouvrir la saison     coco en étant probablement l’exemple
        2021-2022 par le premier opéra d’un           le plus spectaculaire) sans les interro-
        compositeur afro-américain, Terence           ger et par là-même inviter le spectateur
        Blanchard (Fire Shut Up in My Bones), sur     à les interroger. Ce qui était éventuelle-
        un livret de l’artiste afro-américaine Kasi   ment acceptable pour un public donné à
        Lemmons, conçu à partir des mémoires de       une époque donnée, peut ne plus l’être
        Charles M. Blow. Dans la distribution figu-   aujourd’hui. Il est légitime que des
        reront notamment les solistes noirs An-       artistes se préoccupent de ce que peut
        gel Blue, Latonia Moore et Will Liverman.     penser ou ressentir toute personne
        Le MET programma pour la première             présente dans la salle. Cela ne signi-
        fois lors de la saison 2019-2020 un           fie pas rejeter des œuvres, ou porter
        Porgy and Bess joué, comme l’a imposé         atteinte à leur intégrité, mais accepter
        George Gershwin aux Etats-Unis, par           que les re-présenter dans le monde
        une distribution complètement noire           contemporain ne signifie pas uniquement
        (notamment Eric Owens et Angel Blue),         les reproduire mais aussi les réinterpréter
        spectacle qui aurait dû être repris durant    pour qu’elles soient visibles. La seule
        la saison 2020-2021. S’il ne s’agit pas       circonstance que des représentations
        d’un exemple qui pourrait avoir valeur de     racistes du monde aient pu être tolérées,
        modèle dès lors que nous invitons à des       ou que le texte soit écrit ainsi, en faisant
        représentations qui dépassent la cou-         fi du contexte, ne permet pas d’exonérer
        leur des peaux, il montre l’étendue des       toute réflexion sur leur réception ici et
        remises en cause actuelles.                   maintenant. L’art est par nature interro-
                                                      gation permanente avec le monde dans
                                                      lequel il se déploie.

     Proposition : ouvrir                             Sur ces questions, il nous paraît donc
     les invitations à des metteurs
                                                      important en premier lieu que toute
     en scène et chorégraphes
     issus de la diversité.                           représentation soit précédée d’un
                                                      travail d’inter­
                                                                     rogation des œuvres et
                                                      de recherche de propositions esthé­tiques
                                                      impliquant non seulement les metteurs
        Concernant les œuvres du répertoire, si       en scènes et chorégraphes mais aussi
        toutes peuvent être jouées, certaines         les interprètes (danseurs, chanteurs,
        ne peuvent sans doute plus l’être sans        musiciens), et des personnalités exté-
        qu’un travail d’analyse et d’échanges ne      rieures (spécialistes de l’opéra, historiens,
        les précèdent et ne les accompagnent.         anthropologues…). Donner du temps à la
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réflexion en amont des spectacles, ainsi                 L’instauration de ces temps d’échange
     que le propose la direction de la drama-                 serait également l’occasion d’aborder
     turgie, permet de décoder les contextes                  de manière concrète les questions qui, y
     économiques et culturels dans lesquels                   compris dans ce rapport, peuvent sembler
     sont nées les œuvres, trouver des racines                abstraites, car détachées des interro-
     aux danses, contribuant à une meilleure                  gations esthétiques posées par telle
     appropriation des œuvres par toutes                      ou telle œuvre. À cet égard, la Biblio-
     celles et tous ceux qui auront ensuite à                 thèque-musée de l’Opéra national de
     les incarner et les porter.                              Paris, ouverte à toutes et tous, pourrait
                                                              être une ressource précieuse. Ce travail
     Des temps d’échanges gagneraient ainsi                   peut ensuite être traduit dans le chant,
     à être proposés aux interprètes avant                    la musique, la danse. Les prises de pa-
     toute répétition afin de leur présenter le               role récentes d’artistes, et en particulier
     contexte, l’histoire, les enjeux des pièces              de danseurs et danseuses sur ces ques-
     et les choix de mise en scène permettant                 tions, montrent l’intérêt qu’ils y portent,
     de surmonter les difficultés identifiées.                l’intelligence qu’ils y mettent, et le désir
     Ces échanges, utiles pour toutes les                     du grand public de les entendre.
     œuvres, auraient une utilité particulière
     pour celles qui, compte-tenu notamment                   Enfin, à partir de ce travail, une palette
     du contexte de leur écriture, portent                    de solutions peut être envisagée pour
     en elles le risque de préjugés ou de                     la présentation de l’œuvre au public :
     stéréotypes (notons que les œuvres qui                   contextualisation historique à travers
     reviennent sont souvent les mêmes –                      des expositions ou des textes dans les
     Madame Butterfly, Turandot, Otello… pour                 programmes et livrets, débats, colloques.
     l’Opéra, et Casse-Noisette, La Bayadère,                 L’Opéra dispose des espaces adéquats
     Raymonda…. pour le ballet). C’est ce que                 pour cela. Bien que prioritairement un
     des institutions comme le NDT (Neder-                    lieu de spectacles, il peut aussi être un
     lands Dans Theater) ont mis en place : un                lieu de réflexion, d’échanges, entre le
     workshop rassemble régulièrement les                     public, les artistes et des intervenants
     artistes. De même le Dutch National                      extérieurs. Il est également possible
     Ballet organise-t-il chaque année une ren-               d’approfondir des partenariats, comme
     contre « Positioning Ballet », qui donne aux             par exemple avec la BNF, mais aussi
     directeurs artistiques, chorégraphes et                  d’en développer de nouveaux, avec des
     journalistes l’occasion d’échanger sur                   musées, des universités ou le CSNMdP,
     le futur du ballet. Est notamment inter-                 à l’occasion d’un spectacle, pour l’accom-
     venue Theresa Ruth Howard, ancienne                      pagner et le prolonger.
     danseuse du Dance Theater de Harlem8.
     L’opéra peut ainsi être un lieu de
     réflexion et de mise à distance de la                    La présentation de saison, qui est un
     création. Celle-ci n’en est pas affaiblie,               temps fort à l’Opéra, pourrait être aussi
     tout au contraire.                                       utilisée pour présenter ces dis-

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     8 HTTPS://OPERABALLET.NL/EN/PEOPLE/THERESA-RUTH-HOWARD
La présentation de saison, qui est un         sur mille sujets et de mille manières,
       temps fort à l’Opéra, pourrait être aussi     le choix même des décors et des cos-
       utilisée pour présenter ces dispositifs et    tumes participant à la construction d’une
       expliquer les choix retenus, notamment        nouvelle œuvre.
       au regard de ces enjeux de diversité,
       étant entendu que tout cela doit se           Sur ce sujet, un mot est souvent revenu
       penser et se mesurer à l’échelle d’une,       dans nos entretiens, comme écho aux
       voire deux saisons. Il peut évidemment y      inquiétudes suscitées par toute évolution :
       avoir des spectacles avec peu de diversité,   celui de « vraisemblance ». Sans maquil-
       d’autres avec beaucoup, des œuvres du         lage noir ou jaune, il deviendrait trop
       répertoire classique et des créations         complexe de montrer ou de signifier au
       récentes faisant place à la diversité,        public qui est sur scène, ou de lui faire
       tout cela dépend de la vision globale, et     croire à la « réalité ». Cela fait pourtant
       suppose aussi de mesurer la progression,      plus d’un siècle que les spectateurs de
       l’évolution…                                  l’entrée en gare d’un train à la Ciotat ne
                                                     craignent plus de se faire écraser lors de
                                                     la projection. Et voilà bien longtemps que
                                                     nous ne sommes plus gênés qu’un chan-
     Proposition : instaurer en
     amont du travail sur les                        teur âgé joue un jeune premier, ni même
     œuvres, des temps d’échanges                    qu’une femme chante un rôle d’homme.
     avec les équipes artistiques, et                Dès lors, pourquoi seul ce qui a trait à
     accompagner la présentation                     la couleur des peaux, à la diversité des
     des œuvres du répertoire par                    origines devrait-il être figé pour toujours ?
     des textes, conférences ou                      De quelles peurs ou de quel fantasme
     expositions à destination du
                                                     cet immobilisme est-il le nom ? D’autant
     grand public.
                                                     qu’alors que nous écrivons ce rapport une
                                                     série grand public comme « La Chronique
                                                     des Bridgerton » installe une aristocratie
       Comment représenter les œuvres ?              britannique multicolore sans que le
                                                     spectateur en soit gêné, tout au contraire.
       Les metteurs en scène auditionnés pour
       ce rapport ont souligné que leur travail      Notons tout d’abord qu’un certain
       permettait tout à fait de gommer, de          nombre d’évolutions font consensus et
       subvertir ou de transfigurer les passages     qu’à cet égard nos recommandations ne
       racistes d’un livret, par la musique, par     seront que la confirmation de décisions
       le jeu d’acteurs, par les décors… C’est       déjà prises par la direction de l’Opéra
       le travail de la mise en scène et de la       national de Paris.
       chorégraphie, arts vivants par excellence,
       que de permettre la bonne distance            Tout d’abord, concernant les danseuses
       par rapport à une œuvre problématique.        et danseurs de couleur, alors que les
       Les mises en scènes et chorégraphies          pointes, collants, justaucorps et bandages
       ne cessent de faire évoluer les œuvres,       proposés aux danseurs du Ballet et de
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l’École de danse ont longtemps été blancs                                       sairement altérer les livrets – quoiqu’il
     ou roses, sans considération de leur                                            soit nécessaire de les expliquer péda-
     pigmentation, l’Opéra national de Paris                                         gogiquement – il convient de prohiber
     s’est d’ores et déjà engagé à proposer                                          tout vocabulaire à connotation raciste
     une plus large palette chromatique. Les                                         des textes d’accompagnement des spec-
     premiers essais ont été faits, à la                                             tacles. La Flûte est à notre connaissance
     satisfaction des danseuses comme des                                            le seul exemple de livret modifié, pour
     costumières. Des maquillages adaptés                                            une tirade de Monostatos (« weil ein
     ont aussi été commandés et des solutions                                        Schwartzer hässlisch ist », « parce qu’un
     sur mesure pour le coiffage sont                                                Noir est laid/monstrueux », transformé
     prévues. Au-delà des produits, des                                              en « weil ein Sklave… » « parce qu’un
     formations seront à prévoir, pour les                                           esclave… »).
     techniques de coiffage, mais aussi, par                                         Le fait que le stigmate ait été inversé
     exemple, pour les techniques d’éclairage                                        par les principaux intéressés dans cer-
     des peaux non blanches, afin d’éviter la                                        tains mondes comme le hip-hop n’est pas
     situation rapportée notamment par une                                           un argument suffisamment robuste. Le
     danseuse à qui l’on demandait de se                                             mot « négrillon » qui apparaissait encore
     blanchir pour « prendre la lumière ».                                           dans le programme de La Bayadère de la
                                                                                     saison 2015/2016 en référence à la
     Par ailleurs, les micro-agressions (ques-                                       « danse des négrillons » a été proscrit.
     tions déplacées, petites « blagues »,                                           Sans purger les livrets de tout ce qui
     surnoms douteux…) liées à l’usage de                                            pourrait être offensant (la démarche
     certains termes offensants, qui étaient                                         risque d’être sans fin), il est néanmoins
     habituels dans le passé, ne sont plus                                           souhaitable de tenir compte des sensi-
     acceptables aujourd’hui. Ainsi, comme                                           bilités contemporaines en procédant aux
     le rappelle le Manifeste, l’expression                                          explications et contextualisations néces-
     « Carré des négresses » est encore parfois                                      saires.
     utilisée à l’oral en interne pour évoquer un
     espace du Grand Escalier qui a pourtant
     officiellement été rebaptisé le « Carré
                                                                                           Proposition : inscrire
     des cariatides » il y a plusieurs années.                                             de manière permanente
                                                                                           l’adaptation des outils de
     Nous saluons les efforts de l’Opéra de                                                travail aux différentes
     Paris visant à écarter des mots of-                                                   couleurs de peau et être
     fensants des supports de communication.                                               attentif aux termes
     Comme l’indique le Manifeste, le mot                                                  offensants dans les
                                                                                           documents d’accompa­
     « nègre », d’usage courant à l’époque
                                                                                           gnement et de présentation
     où certaines œuvres ont été créées (et                                                des spectacles.
     associé à l’état de servitude), a toujours
     été fortement péjoratif ; il est « lourd
     des crimes qui l’ont forgé9 ». Sans néces-

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     9 ANNE CHEMIN, “NÈGRE, CE MOT LOURD DU RACISME ET DES CRIMES QUI L’ONT FORGÉ », LE MONDE, 21 JANVIER 2021.
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