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A propos du spectacle: Nachlass R IMINI PR O TO KO LL (STEFAN KAE GI /DOMIN IC HU BER ) Mardi 2 août 2016 Rimini Protokoll scrute la société dans son intimité Perform ance: A Nyon, le collectif germ ano-suisse qui a révolutionné le théâtre docum entaire invite l’Europe dans les salons d’habitants de La Côte. A Vidy, il im m ergera le public dans 8 cham bres m ortuaires. La performance participative «Europe: visite à domicile» invite le public dans le salon d’un spectateur. Autour de la même table, les participants sont encouragés à parler de leur rapport au Vieux-Continent. Image: DR En quelques années, Rimini Protokoll est devenu un label. Gage de qualité mais, surtout, promesse de performances qui réinventent le rapport du spectateur au spectacle, qui émancipent le théâtre de ses carcans fictionnels, qui transforment l’agora en installation ludique ou en jeu de piste participatif. Au travers de créations qui n’hésitent pas à mélanger bidouillages technologiques, dispositifs scénographiques ingénieux et jeux de rôle immersifs sans comédiens, le collectif berlinois – qui compte dans ses rangs le Soleurois Stefan Kaegi, Grand Prix suisse de théâtre et Anneau Hans-Reinhart 2015 – a réussi à réinventer le théâtre documentaire et son lien à la réalité. Mais aussi à renouveler sa fonction politique en questionnant sa dimension sociale et artistique. Rimini Protokoll fait du monde son terrain de jeu. On l’a vu, en 2015, avec Situation Rooms. Dans cette création coproduite par le Théâtre de Vidy, les artistes germano-suisses invitaient le public à une déambulation (physique et virtuelle) dans l’univers des armes aux quatre coins du monde. Guidé par des tablettes tactiles et baladé dans une reconstitution minutieusement réaliste, le spectateur épousait les points de vue successifs de protagonistes plus ou moins liés au commerce de la guerre, du médecin du front au narco-trafiquant, de l’industriel en armement au soldat en embuscade. Avec Airport Kids, quelques années auparavant, Stefan Kaegi faisait monter sur scène des enfants d’employés de multinationales pour questionner une génération de «nomades globalisés». Avec Remote X, visite guidée adaptée à chaque ville où la performance se joue, le
collectif télécommande un groupe de marcheurs, casques audio sur les oreilles, à travers un espace urbain réinventé qui brouille le vrai et le faux. Cette balade sera reprise dans le quartier genevois des Libellules, lors du prochain Fesitval de la Bâtie. Rimini Protokoll montre les multiples facettes du réel et fait de l’humain sa matière première. En transformant le spectateur en «expert du quotidien», en recomposant ses projets à partir de problématiques sociétales et systémiques ou en faisant du théâtre un outil de communication. Au Festival des arts vivants (far°), à Nyon dès le 11 août, Europe: visite à domicile invitera, par exemple, une quinzaine de personnes à se rencontrer chez un habitant de La Côte. Autour de la table et au gré des interactions régies par un animateur et un boîtier électronique. Ce dernier nourrit les échanges de questions, les participants racontent leurs rapports au Vieux-Continent ou à leur communauté, professionnels, personnels, familiaux… Un échange d’expériences qui finit par tisser un réseau citoyen «européen», par-delà les frontières géographiques. «L’Europe apparaît, souvent, comme une grosse machine bureaucratique. On ne voit d’elle que ce que les politiciens veulent bien nous montrer et, au final, les débats ou les négociations qui se nouent à Bruxelles restent totalement abstraits pour la majorité de la population. Ceux-ci concernent, pourtant, notre quotidien», explique Stefan Kaegi. Avec cette performance, le discours sur l’Europe s’immisce dans l’intimité des foyers. «A chaque fois que nous avons ouvert de telles tables de discussion (ndlr: plus de 400 fois depuis la création de la performance, en mai 2015 à Berlin), nous découvrons à quel point les personnes sont, en fait, beaucoup plus connectées à l’Europe que ce que certains nationalistes veulent bien nous laisser croire. Cette prise de conscience ne laisse jamais le public indifférent.» Comme souvent chez Rimini Protokoll, chaque représentation vient, ensuite, alimenter une base de données statistiques qui dessine les contours d’une «sculpture sociale», prolongation sociologique d’une proposition avant tout artistique. Confidences sur la mort A Vidy, en ouverture de la saison, Nach-lass - Pièces sans personnes repoussera encore une fois les limites du théâtre. Et invitera le public à un autre genre d’expérience sensible. Avec son scénographe Dominic Huber, Stefan Kaegi a imaginé un dispositif composé de huit chambres funéraires. Huit mausolées, témoignages qui documentent et spatialisent, avec une manie poussée du détail et des moyens multimédias, les confidences de huit personnes plus ou moins jeunes, concernées par la mort ou la question de l’héritage laissé aux vivants. Celles d’un amateur de wingsuit, celles d’un médecin spécialiste de la démence, celles d’une malade incurable, etc. «Nachlass est une tentative de témoigner non pas de la mort mais du chemin que chaque être devra tôt ou tard emprunter.» (24 heures) Par Gérald Cordonier
A propos du spectacle: Nachlass R IMINI PR O TO KO LL (STEFAN KAE GI /DOMIN IC HU BER ) Dimanche 4 septembre 2016 Stefan Kaegi, maître du jeu de piste théâtral A l’affiche de La Bâtie, l’artiste suisse invite à une déam bulation fascinante à travers Genève. Il signe aussi «Nachlass – pièces sans personnes», à Vidy dès le 14 septem bre. Filature Un spectacle dont vous êtes le fantôme, mais oui. C’est ce que l’artiste d’origine soleuroise Stefan Kaegi propose depuis ce week-end au festival de La Bâtie. Comme à Lausanne, à Moscou, à Santiago du Chili ou à Zurich, ce quadragénaire au visage racé invite à une traversée urbaine, deux heures de transport, à pied et en bus. Signe distinctif ? On porte un casque audio et on obéit à une voix féminine, tout ce qu’il y a de plus artificielle, tout ce qu’il y a de plus bienveillante. Cette promenade en groupe s’intitule Remote Libellule – du nom du quartier d’où elle part. Elle fait de vous un corps flottant dans la ville. L’enjeu? Confronter le spectateur à l’omnipotence de la machine, ce logiciel qui décide pour vous d’un itinéraire par exemple ou encore ces algorithmes qui devancent vos désirs. Le parfum de Giselle à Châtelaine Le ciel est à l’orage et il brûle. On est au cimetière de Châtelaine, à un quart d’heure à vélo du centre-ville. C’est là que Stefan Kaegi fixe rendez-vous au public – pas plus de cinquante personnes. Cet après-midi, il accompagne le groupe, chemise florale trendy, un crayon à la main. Cette déambulation vaut comme test – avant de l’ouvrir aux festivaliers. Dans l’oreille, votre hôtesse se présente: elle officiera comme ange gardien. «Cherchez une tombe juste pour vous.» On choisit une croix sans pierre où batifolent des roses pâles. Quelque part au cœur de ce dédale repose la danseuse étoile Carlotta Grisi, qui fut la première Giselle, enflamma l’écrivain Théophile Gautier et s’éteignit à Genève en 1899. Mais foin de romantisme. La petite troupe que vous formez est une horde. C’est votre escorte vocale qui l’affirme. Elle invite à présent à tourner le dos aux morts et à fondre sur les Libellules. Une agence de voyage sensoriel Le théâtre de Stefan Kaegi est à sa façon perçante une agence de voyage. Il y a huit ans, il magnétisait le Théâtre de Vidy: sur les planches, des retraités amoureux des chemins de fer faisaient circuler des trains miniatures au milieu d’une Helvétie de carte postale. Le spectacle s’appelait
Mnemopark, il était sophistiqué et enfantin: vaches, rivières, montagnes, une certaine Suisse déferlait en clichés. Plus tard, à Vidy encore, il mettait en scène des adolescents, fils d’expatriés étudiant à Lausanne. Leurs rêves mêlés formaient la trame d’Airport kids. Que cherche-t-il? Tout tient peut-être, comme il le suggère après Remote Libellule, dans la polysémie du nom de son collectif, Rimini Protokoll, qu’il cofonde en Allemagne dans les années 1990, avec deux copains, Helgard Haug et Daniel Wetzel. D’un côté, il interroge nos conduites – ainsi Remote. De l’autre, il documente des usages intimes. C’est ce qu’il s’apprête à faire à Vidy, dès le 14 septembre, avec Nachlass – pièces sans personne. On y découvre huit chambres, autant de sanctuaires personnels conçus par des personnalités que la mort menace, qu’elles soient gravement malades ou âgées. «Ce qui m’intéresse dans ce cas, c’est comment on laisse des traces, comment on organise un futur dont on sera absent, comment on transmet une vision de soi.» Mais voilà que vous sortez d’un tunnel graffé de partout, toujours en horde. La voix ordonne de se rassembler dans une allée bitumée étroite et de faire la course. «Attendez mon signal! Go.» L’humeur est soudain olympique. Deux ados jaugent votre foulée. Plus tard, sur une place, votre visiteuse, toujours exquise, demandera de regarder défiler les badauds: «Admirez ces acteurs. Applaudissez-les à présent.» Dans la foule, des têtes pivotent et un aveugle s’arrête, déboussolé. «Provoquer le hasard fait partie de mon métier» De son métier, Stefan Kaegi dit qu’il consiste à provoquer le hasard. «Le théâtre que je fais implique la représentation et l’entertainment, mais pas la répétition. J’y suis allergique. J’aime l’aléatoire, l’accident qui modifie l’ordonnance prévue. J’aime aussi stimuler les cerveaux.» Stefan Kaegi observe le monde de biais, scientifique et joueur à la fois. Il faut le voir suivre sa horde, le front alpestre, la taille élancée: l’esprit est assorti à l’élégance souple qui le distingue. Adolescent à Soleure, il s’imaginait se consacrer à la physique des particules. Puis le journalisme l’a pris à 16 ans. Le plaisir d’écrire sur tout, un trafic de drogues, un spectacle. «Mais j’étais mécontent du résultat, j’avais envie de découvrir des choses dans l’espace urbain, d’organiser ces explorations. J’ai été boy-scout, ça marque.» L’art est alors une clé, la possibilité d’un trouble, d’une révélation dans le meilleur des cas. Il étudie à la F&F Schule für Kunst und Design à Zurich. «Mais on ne débattait pas assez à mon goût. Alors je suis parti à Giessen en Allemagne me former à la scène.» Puis il y aura Berlin, les premiers pas remarqués de Rimini Protokoll, un plaisir d’inventer des systèmes qui désaxent le spectateur, l’obligent à reconsidérer ses usages. «Et bien, dansez maintenant!» La horde débouche à présent sur une petite place. Non, on ne vous dira pas où c’est. La voix exige que vous dansiez, oui là, en face d’un glacier et de sa poignée de clients attablés. Alors vous vous exécutez, vous valsez et vous vous sentez comme un revenant: tout paraît familier et nouveau à la fois. Stefan Kaegi nage dans les rivières dès qu’il peut. «C’est très suisse, je crois.» Il rêve aussi souvent qu’il vole, non pas comme un oiseau, mais en pelote. Ses spectacles sont des courants. Ils troublent l’ordre intérieur et vous transportent vers des rivages inattendus. Remote Libellule agit ainsi: il ne fait pas de vous un voyeur mais un voyant. Remote Libellules, Cimetière de Châtelaine (départ du parcours), jusqu’au 17 sept.; rens. www.batie.ch; Nachlass-pièces sans personnes, Théâtre de Vidy, du 14 au 24 sept.; rens. www.vidy.ch Alexandre Demidoff
A propos du spectacle: Nachlass R IMINI PR O TO KO LL (ST EFAN KAEGI/DO MIN IC HU BER ) Dimanche 4 septembre 2016 L’incroyable faiseur de théâtre qui passe de la ville à la mort Rimini Protokoll Aujourd’hui adulé, le Suisse Stefan Kaegi multiplie les spectacles «expérientiels». A Genève, il fait parcourir le bitume. A Vidy, il confronte le public à des personnes proches de la mort. Dans la fabuleuse moisson de metteurs en scène alémaniques, à côté de Christoph Marthaler ou du jeune Milo Rau, Stefan Kaegi est le troisième homme. On ne compte plus les «spectacles» de ce Soleurois de 44 ans et des complices qui travaillent avec lui sous l’étiquette du collectif «Rimini Protokoll», fondé en 2002. Le magazine l’a désigné parmi les dix personnalités théâtrales les plus importantes de sa génération. Une pluie de distinctions a confirmé ce statut. Pendant une première période, Kaegi a surtout mis en scène des «experts du quotidien»: des vraies gens, pas comédiens pour un sou, partageant leur expérience professionnelle ou leur savoir-faire. Ce furent par exemple deux routiers bulgares transportant des spectateurs à l’arrière de leur camion. Ou, plus célèbres, quatre retraités bâlois passionnés de maquettes de train électrique faisant tourner un extraordinaire circuit qui reconstituait la Suisse miniature à l’échelle 1: 87 dans «Mnemopark», en 2005. Ce spectacle a fait la renommée de «Rimini Protokoll», avant que Stefan Kaegi, avec le scénographe Nicolas Huber, oblique vers un théâtre plus immersif. Le spectateur est désormais invité à vivre une expérience plutôt qu’à contempler un produit fini. Il y a deux ans, le public romand pouvait ainsi participer à «Situation Rooms», fabuleux jeu de piste à l’intérieur d’un décor sophistiqué, où chaque participant endosse les rôles des différents protagonistes de la guerre. Du marchand d’armes à l’infirmière, du soldat blessé au diplomate. Maître de ce théâtre documentaire qui joint une grande précision des faits à un exceptionnel pouvoir de le mettre en scène, Stefan Kaegi a reçu l’a dernier le Grand prix suisse du théâtre. La chance est double, donc, d’entrer dans son univers puisqu’il est présent deux fois en Suisse romande en cette rentrée. A Genève, le Festival de la Bâtie reprend «Remote», un parcours à travers la ville qui a déjà été monté dans une trentaine de métropoles. Et à Lausanne, le Théâtre de Vidy crée «Nachlass», qu’on peut traduire par «Héritage», ou «Legs», dans lequel le public est placé face à la vie de huit personnes qui, pour une raison ou une autre, ont choisi de préparer leur départ. Deux sont décédées depuis la préparation du spectacle. Rencontre.
Dans «Nachlass», votre nouvelle création, vous faites parler des gens proches de la mort. Comment les avez-vous trouvés? On a commencé il y a deux ans et demi. On a d’abord cherché des gens intéressés à parler de ce qu’il va rester d’eux. Ces personnes sont soit malades, soit très âgées, soit elles vivent de manière risquée, comme cet homme adepte du wingsuit. Nous avons notamment entendu beaucoup de femmes âgées qui ont survécu à un cancer, et qui ont manifestement un grand besoin d’en parler. J’ai vu d’abord beaucoup d’aumôniers, d’infirmières. La démarche n’avait rien de macabre. Les gens ont souvent de la peine à parler de la mort avec leur famille ou leurs proches. Beaucoup m’ont dit: «Mourir, c'est facile. C’est pour les autres que c’est difficile.» Donc on répugne à organiser les choses. C’était très beau de travailler avec ces gens. Emouvant aussi, bien sûr. Mais après tout, la mort est quelque chose de naturel. Il ne s’agit pas des victimes d’une guerre civile. C’est la vie. On parle beaucoup de la naissance aujourd’hui, mais très peu de la mort. On a aussi beaucoup ri. La mort, ce n’est pas triste pour tout le monde. Vous avez été confronté à des manières très différentes d’envisager le départ? Oui. Il y a des gens très impatients. Dans deux cas, j’ai choisi des personnes qui vivent à l’étranger et ont planifié leur mort en Suisse. Il y a aussi un Turc de Suisse, nous avons voyagé à Istanbul ensemble, il était plein d’humour. Il a presque essayé le cercueil dans lequel son corps sera transporté en Turquie, il a visité l’endroit où il sera lavé. Il m’a dit qu’un musulman peut être content de mourir s’il a bien vécu. Il n’était absolument pas mélancolique. Pour un autre, le père d’une fille de 13 ans atteint d’une maladie très grave, c’est autre chose. Il aime la vie et n’a aucune envie de mourir. Avez-vous été surpris par ce que les gens voulaient montrer de leur vie? Une femme savait exactement ce qu’elle voulait, elle vend tous ses biens pour une fondation en faveur de l’Afrique. Nous avons rencontré un neurologue, dont le legs est de transmettre son savoir à la génération future. Ce ne sont pas des histoires de vie, mais des manières de préparer son départ. Certaines personnes sont venues à nous, d’autres ont été sollicitées. Des gens ont renoncé, je pense à une avocate de la région, une misanthrope comme je n’en ai jamais connu. On voulait vraiment avoir son histoire. Mais elle était trop misanthrope même pour participer à ce projet! Il était important qu’il y ait la religion, ainsi qu’une personne qui ne soit pas chrétienne. Nous n’avons pas cherché la représentativité, mais nous voulions une certaine diversité. Le théâtre d’immersion que vous pratiquez, c’est pour émouvoir, pour provoquer une prise de conscience? Autrefois j’étais journaliste, et ce qui me manquait, c’était de communiquer autre chose que les chiffres et les faits. Le théâtre, l’expérience du temps et de l’espace peuvent créer une expérience qui va plus directement aux émotions. J’aime trouver des formes de communication immédiate.
«Remote», que vous présentez à Genève, c’est le projet que vous avez le plus montré? Oui, avec «100% ville», qui réunit chaque fois cent habitants représentatifs de la composition sociologique et démographique de la ville. L’un et l’autre ont été joués dans environ 30 villes, mais c’est chaque fois un nouveau projet. Pour «Remote Libellules» à Genève, j’ai fait les repérages, trouvé les espaces. J’adore faire ce travail. Qu’est-ce qui vous a amené vers cette forme de théâtre «expérientiel »? Cela a beaucoup à voir avec ce qui se passe dans les arts numériques ou dans les médias qui deviennent de plus en plus interactifs. Quand je vais au théâtre, après 15 ou 20 minutes je commence à somnoler car la position assise signifie, pour mon corps, que je veux dormir. Alors je dors cinq minutes, après quoi je peux revenir dans la pièce. C’est vraiment parce que j’ai l’habitude d’être interactif – pas avec l’ordinateur, mais de manière naturelle! Comment choisissez-vous les thèmes que vous transformez en théâtre? Je montre des choses que je trouve intéressantes moi-même, issues de la réalité que nous vivons. Cela peut être des gens, comme dans «Nachlass». Cela peut être la Conférence sur le climat, comme je l’ai fait à Hambourg. Et je m’intéresse beaucoup à construire des espaces, comme avec «Remote» (le spectacle présenté à Genève, ndlr), où je définis un trajet par lequel je conduis des gens dans une ville. Le théâtre, ce n’est pas l’art pour l’art. C’est un moyen de communication. Je n’aime pas les espaces fermés où on se retire pour créer. Vous travaillez sur plusieurs projets à la fois? Oui, certains projets s’élaborent sur le long terme. Je suis en train de préparer un projet sur les services secrets, pour lequel on travaille avec des montres connectées. Et je songe à un projet sur les grands chantiers, sur les gens qui y travaillent. Vous savez, c’est un privilège, dans le monde actuel, d’avoir des gens qui nous donnent 90 minutes d’attention, qui éteignent leur téléphone portable. C’est une bonne occasion pour se concentrer sur des choses complexes. Bien sûr, on n’explique pas le monde en 90!minutes, mais grâce à cette expérience, les gens peuvent gagner en confiance et avoir envie d’aborder des choses un peu compliquées, ou qui font peur. Le projet «Nachlass» a-t-il modifié votre propre relation à la mort? Ce que je laisse, c’est mon théâtre. C’est fait! En revanche, je n’ai pas encore rempli les directives anticipées. Je vais m’y mettre. Jean-Jacques Roth
34 SAMEDI 10 SEPTEMBRE 2016 L’homme de théâtre Stefan Kaegi crée Nachlass, spectacle déambulatoire sur ce qui reste après la mort DRAMATISER L’ABSENCE K ELISABETH HAAS Vidy-Lausanne L Stefan Kaegi continue de dérouter les habi- tudes du spectateurs. Sa nouvelle création, à voir au Théâtre de Vidy, se définit par l’absence d’ac- teurs. Pour le lauréat 2015 du Grand Prix suisse du théâtre, l’Anneau Hans-Reinhart, évo- quer la mort implique une dispa- rition de facto des témoins. Lui qui, avec le collectif Rimini Protokoll, s’est illustré dans des formes de théâtre documentaire, a invité des passionnés de modèles réduits de train sur scène (Mnemopark), pousse la logique jusqu’au bout: une fois que les gens ont disparu, que reste-t-il d’eux? Une fois morts, qu’aimerions-nous laisser de notre passage? C’est le propos de Nachlass de s’interroger sur cette survivance, dans les objets, les souvenirs et la mémoire. Il fallait que les témoins sortent de la mise en scène pour prendre la mesure de leur dispa- rition et de leur héritage. Le dis- Les seules positif mis en place sera ouvert personnes dès mercredi. En attendant, la actives dans visite se fait avec Stefan Kaegi lui- les «pièces» même, entre les techniciens et le de Nachlass, scénographe Dominic Huber, qui ce sont les peaufinent les derniers détails, spectateurs. règlent l’ouverture et la fermeture Les témoins, automatiques des portes, le lan- eux, ne sont cement synchronisé des bandes- plus là, mais son, des images et des lumières: des mises en à les voir concentrés sur des tables scène de ce de mixage et des logiciels sophis- qu’ils ont envie tiqués, on devine que l’absence de de laisser comédiens ne rend pas la pièce d’eux-mêmes plus simple à monter. après leur mort. Dominic Huber «Que signifient les photos si on n’est plus là pour les regarder?» Stefan Kaegi C’est dans une sorte de salle d’attente que huit spectateurs tous les quarts d’heure sont invi- tés à entrer. Sanctuaire? Mauso- lée? Morgue? Des horloges numé- tance au suicide en Suisse. Elle souscrit une assurance pour sa fouler le tapis: un émigré musul- Reste que la notion d’héritage riques au-dessus des huit portes aurait aimé être actrice mais était femme et sa fille. Dans cette autre man évoque sa dépouille qui sera pose des questions vastes. déroulent le temps qui passe: «La devenue secrétaire. On l’entendra chambre à coucher, Stefan Kaegi rapatriée à Istanbul. Et enfin, là, Ethiques notamment: Stefan matière de mon travail, c’est le chanter une chanson.» Voilà une raconte le souci d’un papa, qui dans la blancheur d’un labora- Kaegi dit être frappé par l’argent temps», rappelle Stefan Kaegi. façon de réaliser un rêve au-delà s’apprête à voir son corps, son toire, des écouteurs attendent, qu’un pays comme la Suisse inves- Derrière chacune des huit portes: de la Grande Faucheuse. visage déformés, et son envie de comme si le spectateur allait par- tit dans la médecine et la prolon- une mise en scène qui a été ré- Ailleurs, des photos sur une table laisser à sa fille adolescente une ticiper à une recherche scienti- gation de la vie: «A-t-on le droit de fléchie avec les huit témoins en ronde, une nappe et une tapisserie image positive, qui ne soit pas fique. Encore une nouvelle facette vivre longtemps? Y a-t-il un devoir fin de vie ou confrontés à la mort défraîchies, des objets désuets sur marquée par la maladie: il est du legs: celui du chercheur en de rester en vie?» Politiques aussi: que Stefan Kaegi a rencontrés ces une étagère décatie: «Qu’est-ce pêcheur, il y a des hameçons dans neurologie dont les travaux se- «Comment justifier qu’une mino- deux dernières années. C’est que les photos signifient quand on sa table de nuit. ront poursuivis. Et qui doit lui- rité de personnes qui détiennent ainsi qu’il faut comprendre le n’est plus là pour les regarder?», Même pour un ancien banquier, même se confronter à la démence quasiment toutes les richesses du sous-titre du spectacle déambu- pose Stefan Kaegi. En aparté, il dont on peut voir le bureau de qu’il n’a cessé d’étudier. monde les laissent à leurs héri- latoire, Pièces sans personnes: il explique avoir rencontré des té- conseiller, l’héritage ne se résume tiers? La question de l’héritage est s’agit de pièces au sens de lieu moins qui regardent la mort en pas à la fortune, n’est pas que Une question scandaleuse potentiellement propice au scan- comme au sens théâtral. face, plutôt ravis de se raconter au matériel. Comme pour cette an- Le théâtre de Stefan Kaegi promet dale, à des conf lits sociaux», soir de leur vie: «Je crois qu’il y a cienne diplomate, qui n’a cessé de donc de bousculer. Mais même s’il avance l’homme de théâtre. Elle voulait être actrice un vrai besoin de parler de ce qui vivre dans les cartons (ils s’amon- dramatise l’absence, il n’en fait Au plan personnel, il reconnaît On peut s’asseoir sur deux ran- reste de soi après la mort.» cellent, remplis de son vécu, dans pas des «pièces» tristes. Aucun sa responsabilité vis-à-vis des gées de sièges devant un rideau une pièce impersonnelle): ce qui pathos, pas de souffrance dans personnes qui se sont confiées à de scène, qui placent le décor dans Prière de se déchausser ne l’empêche pas de tout faire Nachlass. Les manipulations que lui. Mais c’est le spectateur qu’il un minuscule théâtre privé, «un Troisième «pièce», l’homme est pour que son argent aille à une le public est invité à faire, la forme invite à faire son cheminement théâtre post mortem», corrige encore jeune, mais il prend des association de soutien à des ar- du spectacle déambulatoire, la dans les «pièces» et à réfléchir à Stefan Kaegi: «C’était une Fran- risques en pratiquant le wingsuit. tistes africains plutôt qu’au fisc. liberté de quitter chaque «pièce» son propre legs. L çaise qui voulait mourir avec Il a vu des gens mourir autour de Dans cette autre salle, prière quand bon lui semble ont même F Du 14 au 24 septembre, Théâtre l’aide d’une organisation d’assis- lui, a côtoyé la mort de près, il a d’enlever ses chaussures pour un aspect ludique. de Vidy, Lausanne. www.vidy.ch
A propos du spectacle: Nachlass RIMINI PROTOKOLL (Stefan Kaegi/Dominic Huber) 15 septembre 2016 Au Théâtre de Vidy, on rêve sa mort à plusieurs Un parfum d’éternité, mais rien de sinistre dans le travail de Stefan Kaegi à l’affiche de la scène lausannoise. Dans huit cellules, huit récits qui, en quinze minutes, dressent le portrait d’une fin souhaitée. On pleure un peu, mais on rit aussi Pensez-vous à votre mort ? Pensez-vous à la manière dont vous aimeriez vous éclipser et à la trace que vous souhaiteriez laisser ? Si ce n’est pas le cas, ce thème s’imposera après avoir vu « Nachlass », travail de grande sensibilité à l’affiche de Vidy-Lausanne jusqu’au 24 septembre. A la manœuvre, Stefan Kaegi, spécialiste du théâtre du réel qui, avec Dominique Huber et le Rimini Protokoll, propose d’entendre la parole de neuf personnes, âgées ou non, qui, pour des raisons diverses, ont fait de leur mort un sujet. Sans être léger, ce voyage en deathland n’est ni sinistre, ni macabre. Il est une invitation à se penser pour l’éternité. On a un gros faible pour Celal Tayip. Ce commerçant turc à la retraite, établi à Zurich depuis 54 ans. Comme les autres protagonistes de « Nachlass », Celal, 78 ans, nous accueille dans une chambrette dont le tapis au sol, les loukoums et les inscriptions en arabe donnent immédiatement une couleur au quart d’heure. En fait, Celal ne nous accueille pas vraiment dans cette alcôve tapissée d’Orient. Sa présence est virtuelle. Sur un film, on le voit prier à la mosquée, se rechausser et se rendre dans une entreprise de convoi funèbre à l’étranger. Celal veut être enterré à Istanbul où il est né. Il souhaite reposer entre sa mère et son père et, pour cela, il est prêt à payer. 4’500 francs, c’est le prix d’un cercueil avec coussin soyeux, d’un linceul coupé sur mesure et d’un ultime voyage vers la terre de ses aïeux. Son témoignage raconte son rapport, intime et fervent, avec la mort.
Que vaut une vie sans souvenirs ? Un rapport qui se situe à l’opposé de celui qu’entretient Richard Frackowiak. Dans une cellule immaculée et technologique, ce neuroscientifique, qui a occupé de hautes fonctions au CHUV, nous raconte qu’il ne croit pas à la vie après la mort. Comme il ne croit pas d’ailleurs à la vie à moitié, avec un cerveau diminué. « Souhaiteriez-vous vivre si vos souvenirs et vos émotions étaient réduits à néant », interroge-t-il alors que les spectateurs, assis devant une sorte de scanner, voient successivement leur propre visage et ceux de leurs voisins. La question, qui fait froid dans le dos, mérite en effet réflexion… Unique donc universel Elle est là, la pertinence du travail de Stefan Kaegi et Cie. Cette approche au plus près de la personne donne au sujet une originalité et une force bien supérieures à un traitement théorique et abstrait. On est bouleversé par cet homme de 44 ans qui est atteint d’un syndrome mortel et qui, dans une chambre couleur eau et or, dit au revoir à sa fille de 10 ans. On est attendri par cette nonagénaire passionnée de photographie qui nous reçoit dans son carnotzet ou encore impressionné par cette passionnée de l’Afrique qui lègue sa fortune à des projets de développements intelligents. Comme on est exaspéré par cet amateur de base jumper de 45 ans qui dissocie vie de famille et mise en danger… A chaque cellule, ses réflexions, ses sentiments, ses sensations. A Vidy, parler de la mort est très vivant. Marie-Pierre Genecand
A propos du spectacle: Nachlass RIMINI PROTOKOLL STEFAN KAEGI/DOMINIC HIUBER Vendredi 16 septembre 2016 NACHLASS – ÉTERNELLE HUMANITÉ Dans ses pièces sans personnes, Rimini Protokoll fait sortir le théâtre de ses murs en abordant le Nachlass, ce que laisse un défunt après sa mort. Aucun acteur donc, mais une présence humaine si forte que l’on perçoit l’éternel. À Vidy – Théâtre de Lausanne, faire l’expérience de Nachlass est un peu comme une procession, monter des escaliers en colimaçon, traverser une passerelle en verre avant de se retrouver dans un dispositif singulier. Le temps de s’habituer à la pénombre, on découvre huit portes au-dessus desquelles le temps défile. Au centre, un lieu d’attente, de passage, comme un espace-temps entre deux mondes, celui des vivants et des morts, rythmé par le décompte du nombre de décès en temps réel dans le monde. Ici ou là, une lueur s’allume, une âme est partie et plane au-dessus de nos corps. Durant deux ans, Stefan Kaegi, Dominique Huber, Bruno Deville, Katja Hagedorn et Magali Tosato ont enquêté sur la mort en se rendant dans des hôpitaux, maisons de retraite, entreprises de pompes funèbres, etc. afin d’interroger notre rapport à cette dernière. Ils ont ainsi rencontré des personnes qui pour une raison ou une autre ont envisagé leur disparition. Avec chacun, Rimini Protokoll a conceptualisé une pièce symbolisant leur trace de leur passage sur Terre. Là, on pénètre dans une chambre d’un motel américain, souvenir du voyage qu’Alexandre, atteint d’une maladie génétique rare, a fait avec sa fille. Ici, on rencontre Jeanne qui passe ses derniers jours en maison de retraite ; toute sa vie est représentée au travers de photographies – c’est son Nachlass à elle, son héritage –disposées sur une table dans une pièce de son ancien chez soi. Là-bas on passe un moment avec Anne-Marie et Günther, ayant vécu toute leur vie ensemble, ils veulent pouvoir choisir quelle sera leur fin, ensemble. Et derrière cette porte, on rentre dans une salle blanche hexagonale, c’est Richard, professeur au CHUV, qui nous invite à mettre des casques audio et à s’installer devant un dispositif où l’on sonde des images de sa vie, notre propre reflet ou celui des autres personnes présentes.
Autant de seuils franchis entre l’absence et la présence, autant de témoignages qui questionnent le rapport à la mort dans nos sociétés occidentales. Ce sujet est souvent tabou car il est intiment lié à la peur du non –savoir ; il est également très paradoxal car la mort est par exemple, médiatiquement très présente mais l’on essaie toujours de s’en éloigner le plus possible en mettant nos « vieux » en maison de retraite contrairement aux sociétés orientales où l’on garde les anciens auprès de nous, dans la famille. Savez-vous ce que vous voulez pour votre enterrement ? Avez-vous envie d’avoir le droit de choisir comment mourir, là où la fin de vie médicalement assistée est possible en Suisse mais interdite en France ? De quoi voulez-vous que vos proches se souviennent après votre disparition ? Les vivants dialoguent, interagissent avec les morts comme un cheminement que tout à chacun peut vivre au quotidien. Il serait difficile de dire que Nachlass est un succès, cela prêterait peut-être à confusion mais c’est bien le cas. Ce travail est pertinent, réalisé avec beaucoup d’intelligence, un théâtre du réel qui nous plonge dans l’universel. Kristina D'Agostin
A propos du spectacle: Nachlass RIMINI PROTOKOLL (STEFAN KAEGI/DOMINIC HUBER) Mardi 20 septembre 2016 L'héritage magnifique de Stefan Kaegi à Vidy Parler de la mort, de sa mort, n'est pas forcément triste. Ce peut être un fragile et précieux cadeau fait à l'autre, une façon, aussi, de regarder sa vie en face. C'est, en tous les cas, ce qui ressort du magnifique travail de Stefan Keagi et Dominic Huber du collectif Rimini Protokoll présenté pour quelques jours encore au Théâtre de Vidy. "Nachlass" est une installation scénique dans laquelle le spectateur se meut à sa guise. Elle se compose de huit "pièces sans personne", huit petites chambres, toutes différentes, dans lesquelles une femme ou un homme – il y a aussi un couple – évoque, dans un enregistrement, ce qui restera, ou devrait rester d'eux après leur mort, ce qu'ils désirent transmettre ou partager avant de disparaître. Une dame très malade qui a choisit la date de sa mort nous chante une chanson de sa jeunesse. Une autre nous présente ses photos de famille et règle la durée de son intervention avec un réveil à la sonnerie implacable. Avec naturel et sérénité, un commerçant zurichois d'origine turque nous présente son futur cercueil et sa tombe. Un homme encore jeune, mais se sachant condamné, s'adresse à sa fille et nous convie à une partie de pêche à la mouche. Avec "Nachlass", Stefan Kaegi et son équipe se situent bien au-delà du simple document, du témoignage brut comme on peut en voir parfois dans les installations d'arts plastiques. Ce qu'il met à la disposition des neuf personnes qui se sont confiées à lui, c'est un petit théâtre. Avec un décor qu'ils ont choisi, un temps de parole et de représentation limités, avec la possibilité de s'adresser directement au public. L'un d'eux, qui nous a proposé un verre d'eau, nous recommande de ne pas oublier de jeter le gobelet dans la corbeille en sortant. C'est émouvant, très troublant, mais pas triste. Plutôt revigorant, et parfois même presque joyeux. "Nachlass". Conception Stefan Kaegi et Dominic Huber (Rimini Protokoll). Lausanne. Théâtre de Vidy. Jusqu'au 24 septembre. Mireille Descombes
A propos du spectacle: Nachlass RIMINI PROTOKOLL (STEFAN KAEGI/DOMINIC HUBER) Vendredi 23 septembre 2016 Les mausolées de Rimini Protokoll émeuvent à Vidy «Nachlass, pièces sans personnes» invite le public à une expérience immersive pertinente et sensible autour du thème de la mort et de l’héritage. Critique. Dans l’espace dédié à Jeanne Bellengi, le public est amené à feuilleter son parcours à travers les photos prises tout au long de son existence. Image: DR Encore une fois, le théâtre documentaire et interactif développé par Rimini Protokoll vise juste. Présentée jusqu’à samedi soir, Nachlass, pièces sans personnes – nouvelle création du collectif à géométrie variable basé en Suisse et en Allemagne – entraîne le public dans une immersion émouvante et troublante dans les récits de huit personnes en fin de vie ou confrontées à la question de la mort. Tous parlent d’héritage (Nachlass, en allemand), de ce que l’on veut ou peut laisser après le passage de la grande Faucheuse. Par groupes et au rythme de portes automatiques qui s’ouvrent et se ferment, le public déambule librement dans un impressionnant dispositif, hyperréaliste et digne d’un funérarium, imaginé par Stefan Kaegi, Grand Prix suisse de théâtre-Anneau Hans Reinhart 2015, et le scénographe Dominic Huber. Aucun comédien. Autour d’une salle d’attente, huit petites pièces, toutes aménagées différemment et avec un grand sens du détail, mettent en scène l’univers et «donnent corps» à l’existence des témoins absents. D’eux, on découvre leurs visages en vidéo ou l’on entend leurs voix enregistrées. Qui livrent au spectateur des pensées des plus intimes, retracent par bribes des parcours bientôt à terme et invitent, parfois, à interagir avec les éléments du décor pour faire un peu plus connaissance. Chaque témoin a accepté de confier au metteur en scène son rapport à la disparition, les dispositions prises avant le départ annoncé ou souhaité, sa conception de l’existence, aussi. Car si l’on parle de mort, de maladie, de vieillesse, c’est surtout de vie qu’il est question. Avec une force de confrontation et une finesse de restitution des biographies face auxquelles il est impossible de rester insensible. L’histoire de Jeanne Bellengi – qui vit en EMS à Neuchâtel et dont on feuillette le parcours à travers
des dizaines de photographies – touche par la justesse de ses réflexions sur le temps qui passe et la finitude. Les mots et les souvenirs adressés à sa fille par le Genevois Alexandre Bergerioux, condamné par une maladie génétique, bouleversent par la pudeur et la franchise des émotions dévoilées. L’expérience de perte des facultés cognitives proposée par le Prof. Richard Frackowiak – qui a longtemps travaillé au CHUV et ne supporte pas l’idée de démence – surprend par sa pertinence. Et le cheminent aux côtés de Celal Taypip, Turc qui remonte le cours de son existence pour nous faire vivre le voyage qu’effectuera un jour sa dépouille afin de reposer en terre musulmane, émeut par la sincérité de la démarche. Entre autres énervements face à l’égoïsme et aux prises de risque d’un accro aux sauts en wingsuit, ou regrets que provoquent les rêves non réalisés d’une Française qui a choisi l’euthanasie comme porte de sortie. Sans jamais virer au macabre ni marteler un message convenu, Nachlass… agit ainsi comme un révélateur. Et rappelle que le compte à rebours court pour tout le monde. Sans échappatoire. (24 heures) Par Gérald Cordonier
Le 24 septembre 2016 Nachlass, Stefan Kaegi & Dominique Huber / Rimini Protokoll Le label berlinois Rimini Protokoll a pour habitude de proposer des œuvres participatives, immersives et critiques dont la matière première est l’expérience la plus quotidienne. Si pour Nachlass seul Stefan Kaegi est de la partie, accompagné pour l’occasion de Dominique Huber, le résultat ne déroge pas à la règle. Après avoir abordé les questions technocratiques dans Situation Rooms, collectives dans Remote X, ou identitaires dans Europe, visite à domicile, Nachlass s’intéresse au thème existentiel du memento mori. Plus exactement, Kaegi et Huber subvertissent cette catégorie canonique, comme le révèle dès le début le titre. « Nachlass », de nach, après, et lassen, laisser, ou l’héritage qu’un mort laisse derrière lui. La maxime n’est plus tant rappelle toi que tu vas mourir mais, une fois mort, comment veux-tu que les autres se souviennent de toi ? L’accent est mis moins sur la vanité de l’existence humaine que sur le legs, les questions de transmission et de dialogue – autrement dit la persistance du mort dans la vie des vivants. En choisissant cette approche, Nachlass parvient à échapper au morbide ou au fétichisme, écueils du genre, et à produire une expérience touchante et généreuse d’où l’on ressort secoué. S’il y a bien un impensé de l’époque contemporaine c’est celui de la finitude, dont la mort humaine est l’avatar par excellence. Repoussée grâce aux technologies médicales, éloignée dans des instituts spécialisés, la fin de vie, loin d’être un aboutissement, n’est plus vécue que comme un lent compte à rebours avant l’inévitable. Au lieu de la laisser dans cette réclusion, Kaegi et Huber proposent de considérer la mort dans ce qu’elle a d’actif. Ils ont ainsi demandé à huit personnes qui, pour diverses raisons, anticipent le moment de leur mort, de définir un héritage idéal. Le résultat, ce sont huit « nachlass », huit chambres remplies d’objets inertes en apparence qui constituent un portrait idéal de ce qu’a été la vie de chacun. Véritable tour de force « perspectiviste », les huit pièces auxquelles on accède par une grande salle d’attente ovale offrent un vaste panorama de vues sur la fin de vie. De Nadine Gros, secrétaire qui est passée à côté de sa vie, rongée par le souvenir d’une gloire juvénile, à Michael Schwery, ingénieur accro au base-jump frôlant l’accident chaque week-end et qui compte par dizaines ces camarades morts en vol, chaque cas
est à la fois typique et tout à fait singulier. S’ils sont représentatifs c’est en tout cas dans leur singularité et à travers leur idiosyncrasie que les personnages se dévoilent. C’est une grande force du « théâtre documentaire » de Rimini Protokoll que de savoir nouer ainsi l’échelle générale à celle individuelle. On découvre ainsi des témoignages bouleversants, tel celui d’Alexandre Bergerioux, graphiste de 44 ans atteint d’une maladie génétique extrêmement rare qui condamne son corps à une déchéance physique prématurée. Dans une reconstitution de sa chambre, il s’adresse aussi bien à nous, spectateur, qu’à sa fille unique dont il sait qu’il ne la verra jamais adulte. Assis sur le lit, entouré d’albums photos, on écoute ce père condamné s’adresser directement à sa fille d’un ton chaleureux et serein. Sa passion pour la pêche à la mouche lui sert à se donner une image active, pleine de vitalité, comme pour conjurer la dégradation programmée de son corps. Remué, on sort de cet espace intime et on débarque alors dans une salle tout à fait impersonnelle où sont entassés des cartons. C’est le stock d’archives dont Gabriele von Brochowski entend se débarrasser avant son dernier grand voyage. Cette célibataire octogénaire, ex-ambassadrice de l’Union Européenne en Afrique, a dédié sa vie au bien du continent africain, avec plus ou moins de succès. Sans mari ni enfant, elle souhaite que son héritage continue la mission qu’elle s’est fixée. Aussi, pour qu’il ne soit pas englouti dans les taxes qu’elle juge disproportionnées, conçoit-elle un projet de fondation pour soutenir l’art contemporain africain. Si elle est prolixe sur son « trio gagnant », les artistes, les intellectuels, et les jeunes entrepreneurs, elle ne parle en revanche jamais d’elle. Sa personne s’efface complètement derrière son grand projet et ses collaborateurs dont elle espère qu’ils poursuivront sa tâche après sa mort. Le professeur Richard Frackowiak, quant à lui, est un rigoureux matérialiste. Dans son « nachlass », environnement clinique à la lumière blanche, on s’assoit en cercle autour d’un grand totem immaculé. À travers des ouvertures vitrées on aperçoit alors une série de portraits du savant sous forme d’hologrammes cependant qu’il raconte brièvement sa vie et ses recherches. Il est obsédé par la senescence et, plus précisément, par la dégénérescence du cerveau. Ce dernier, une fois sa taille adulte atteinte, ce qui arrive tôt dans la jeunesse, ne cesse alors de perdre de la matière et de rétrécir. Il s’agit là d’un processus irréversible qui entraîne avec lui, inexorablement, la diminution des capacités cérébrales et, finalement, la sénilité. Le professeur est obnubilé par cet horizon tragique. On ressent, sous son langage docte, une angoisse latente que nourrit cet avenir certain. Alors, en dernier recours, et comme la science reste incapable d’apporter des solutions radicales au problème de la finitude humaine, il a déjà convenu de ce qu’il ferait lorsque ses souvenirs et son esprit viendront à lui faire défaut. Dans ce cas, il ne restera pas à végéter, non, des amis scientifiques ont accepté de l’accompagner en Suisse, seul pays où on peut en toute légalité décider du moment de sa mort. Dernier exemple significatif, celui de Celal Tayip, vieil homme né à Istanbul et vivant depuis 54 ans à Zurich. Après tant d’années, il lui reste compliqué de parler allemand et pour son enterrement il veut que son corps soit rapatrié dans son pays natal. Dans une salle tout à la fois hospitalière et spartiate, on est invités à se déchausser pour s’asseoir sur un tapis et écouter son histoire tout en partageant des loukoums. Il décrit
alors tout le rituel funéraire musulman et mime avec anticipation toutes les étapes que suivra son corps avant d’être porté en terre, jusqu’à l’aéroport et au cimetière où repose déjà tous les autres membres de sa famille. Se pose alors en toute simplicité, et sans tomber dans l’hystérie qui entoure habituellement ces questions, le problème de l’appartenance à plusieurs communautés. Communautés entre lesquelles le corps de Celal, même inerte, est le vecteur. Les huit salles qui composent la grande symphonie de Nachlass ne tombent jamais dans le fétichisme. Si les pièces semblent seulement remplies d’objets et de vestiges matériels, ceux-ci sont animés par l’« esprit des lieux ». Les voix-off qui hantent chacune des chambres sont comme le souffle qui anime l’espace, témoignage que ce qui compte dans l’héritage ce sont moins les objets dans leur seule matérialité, que les formes de vie dont ils portent trace et l’influence qu’ils continuent d’exercer auprès des héritiers. Par-delà la séparation du vivant et de l’inerte, Nachlass propose un cosmos élargi où les deux faces de la même médaille continuent de communiquer. Où comment témoigner de la présence de l’absence de bien belle manière. Nicolas Garnier
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